Pax Victoriana, épisode 6 de 6, de Christian Sauvé

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Quatrième Section. Une bataille de chiens

Chapitre 16. Intrusion chez les optimates

Édith fonce à toute allure à travers les rues de Richmond, se fiant aux directions d’Alberta, qui utilise sa tablette pour identifier la voie jusqu’à l’aéroport.

– Pourquoi l’aéroport? demande la jeune femme, Zara, du siège arrière.

– Vous savez piloter un dirigeable. Nous devons sortir des États confédérés au plus vite, et la frontière terrestre avec le protectorat est pratiquement impassable.

– Vous savez que notre dirigeable s’est fait abattre ce matin?

Édith ressent une pointe de culpabilité à entendre cela.

– Il y a d’autres véhicules à l’aéroport. Je peux arranger un achat tout à fait légal. Si nous pouvons rejoindre la frontière avant l’aube, nous serons protégés.

– J’espère que vous avez raison. Au fait, qui êtes-vous?

– Édith de Libourne, du Bureau de la sécurité du territoire de l’Alliance européenne.

– De l’Alliance? Mais qu’est-ce que vous faites à nous aider?

– Quelqu’un est en train de dresser l’Empire contre l’Alliance. Et les confédérés viennent de me mettre en colère.

 

James est familier avec la sensation de voyager entre les univers, mais celle-ci est différente. Pas étonnant, étant donné l’aisance avec laquelle les optimates peuvent transférer près d’une tonne de minerai chaque seconde. Selon l’expérience de James, le coût énergétique de chaque transition est tel qu’il faut surveiller chaque gramme, incluant la diète des voyageurs.

Ils atterrissent sans heurt dans un hangar encore plus vaste que celui situé dans le monde de Carmella. Des douzaines de cubes de minerai continuent d’arriver d’autant de lignes de transport différentes. Malgré l’activité en cours, le hangar baigne dans un silence à peu près parfait. James reste momentanément hébété devant l’ampleur de l’opération. Les quantités de minerai acheminé ici doivent être phénoménales… combien d’univers parallèles sont-ils impliqués?

Néanmoins, il sait qu’il doit quitter la chaîne d’acheminement: prenant la main de Carmella, il saute loin des zones délimitées par les lignes jaunes zébrées, évitant les cubes transitant autour d’eux par des véhicules automatisés.

– Comment fait-on pour sortir d’ici? demande Carmella derrière lui. Et pour retourner chez nous?

– Une chose à la fois, dit James. Avaya est peut-être à nos trousses.

James repère, au loin, des corridors de taille humaine percés dans le mur du vaste hall caverneux.

– Là-bas! dit-il en courant.

Mais alors qu’ils s’approchent, des drones les entourent et leur bloquent le chemin.

– Nous nous rendons! dit James en levant ses mains vides.

– Veuillez nous suivre, ordonne une voix artificielle.

James et Carmella n’ont aucune intention de désobéir. Ils sont tellement loin de chez eux… quel choix ont-ils?

Les drones les amènent dans un bureau vide où attend un homme. Un optimate, d’une minceur incroyable, telle une parodie d’un humanoïde. Mais il est habillé d’un complet-veston, et la façon dont il leur indique de s’asseoir sur les trop étroites chaises rappelle à James les manières de haut-fonctionnaires avec qui il a eu affaire.

– Vous pouvez m’appeler l’administrateur, dit l’optimate. Je crois que nous avons un incident à régler, n’est-ce pas?

Son ton est sérieux. Gris. Officiel. James sait immédiatement à qui il a affaire.

– Nous pouvons vous expliquer, dit James, qui anticipe le discours de rencontre initial à utiliser au moment d’un premier contact officiel. Je suis…

– Nul besoin d’en ajouter, interrompt l’administrateur d’un geste de main expéditif. Nous avons amplement le temps d’évaluer la situation.

James reste bouche bée. Il n’est pas habitué de se faire traiter de la sorte.

– Nous avons rarement affaire à des intrus, encore moins souvent de deux mondes différents à la fois.

– Les isotopes de son corps diffèrent du mien…

L’administrateur, à nouveau, l’interrompt avec impatience.

– Ne gaspillons pas notre temps. Votre arrivée a déclenché une enquête, et nous sommes déjà au fait de la situation. Vous êtes Carmella Diaz et James Halks. Écoutez-moi un instant et vous allez connaître notre perspective.

 

Podington émerge de la prison les mains libres et le sourire triomphant. Les journalistes sont au rendez-vous.

– Comment vous sentez-vous d’avoir été disculpé des accusations par la couronne?

– N’importe qui peut faire des erreurs, dit Podington. Heureusement, la couronne a constaté ce dont je n’ai jamais douté être: un citoyen loyal à Sa Majesté.

– Est-ce que vous avez collaboré aux enquêtes en cours?

– On vient de m’informer des résultats. Je lirai le reste dans vos journaux demain matin.

– Est-ce que vous connaissez certains des accusés?

– Pas de commentaires!

– Qu’allez-vous faire demain matin?

– Rentrer au bureau, comme tout le monde!

Podington crâne et sourit, mais un doute le tenaille. Les informations obtenues de Taylor ne parviennent pas à tout expliquer. Il y a eu des contacts entre certains industrialistes victoriens et les Frontistes, soit, mais l’escalade de sabotages depuis des mois n’est pas due à l’intervention frontiste. En se faisant passer pour des Frontistes, d’autres agents ennemis sont venus tirer avantage de la corruption existante pour obtenir les informations et faveurs requises à une campagne secrète.

Alors que Podington disparaît des médias en entrant dans une voiture, ses pensées sont déjà ailleurs. Que fait James? Que sait-il?

 

Des images apparaissent dans le bureau, fournissant à James les explications qu’il désire.

Tout d’abord, des villes détruites. New York, Tokyo, Mexico City, Paris, Johannesburg, Beijing, Rio de Janeiro, Mumbai. Chacune remplacée par un cratère fumant de six kilomètres de rayon.

Un peu comme son Montréal.

Tout cela en 90 minutes, explique leur hôte. Le temps d’une orbite autour de la Terre.

Car dans l’univers des optimates, c’est en 2114 qu’arrive une sonde extraterrestre destructive visant à nettoyer la galaxie de toute vie intelligente capable de compétitionner avec ses créateurs. Lorsqu’une civilisation avancée est détectée, la sonde active un programme unilatéral d’extermination… commençant par les principaux centres urbains.

La Terre de cette époque, heureusement, est prête à se défendre: la sonde extraterrestre est détruite avant de compléter son programme. Le bilan vient ensuite.

La conclusion est inévitable: l’humanité est menacée. D’autres sondes, peut-être même une invasion, sont à prévoir. L’humanité doit se préparer devant la menace: se perfectionner, trouver les ressources nécessaires à sa défense et s’assurer de sa sécurité à tout prix.

Les résultats des programmes de recherche sont rapidement mis en application. Optimisation du corps humain, accompagnée de traitements de réjuvénation universels. Perfectionnement des processus de nanomanufacture. Innovations en recherche sur la cognition synthétique, produisant des systèmes experts que les spécialistes sont les seuls à ne pas appeler intelligents. Capacités spatiales menant à la conquête du système solaire.

La recherche en physique à haute énergie finit par révéler la clé des voyages paradimensionnels, permettant de contourner un problème vexant d’alimentation en matières premières. Parallèlement, il s’agit aussi d’une porte de sortie vers des univers aisément colonisables.

Les mondes parallèles ne manquent pas, et deux générations après l’hécatombe, la technologie paradimensionnelle permet d’identifier facilement de nouveaux univers et d’y transiter facilement. Il existe plus d’univers à exploiter qu’il n’y a d’exploitants: l’autorité centrale commence donc à céder des licences d’exploitation à des intérêts privés. Les gisements de minerai restant les mêmes d’un univers à l’autre, leur exploitation est triviale.

– Vous vendez des licences d’exploitation de mondes?

L’administrateur explique que les mondes exploités doivent être vides de toute vie humaine. La nature humaine étant ce qu’elle est, surtout après deux siècles de potentiel destructif massif, la plupart des univers disponibles n’ont aucune civilisation.

Le cas de l’univers de Carmella est irrégulier.

La plupart des licences d’exploitation sont confiées à des entreprises expérimentées. Professionnelles, elles suivent les règles, réalisent du travail efficace, et passent à une autre licence.

Dans le cas du monde de Carmella, la licence a été cédée à un groupe de néophytes. Ceux-ci ont falsifié les rapports d’exploration pour prétendre qu’il s’agissait d’une planète inhabitée. La supercherie a duré jusqu’à l’arrivée de James et Carmella.

– Ainsi nous n’avons jamais eu affaire à des professionnels des opérations clandestines, dit James d’une voix épouvantée.

– Seulement des amateurs suivant un manuel de recette, poursuit Carmella.

– C’est un cas d’exception, dit l’administrateur à Carmella. Nous sommes désolés des inconvénients.

James a entendu parler de la banalité du mal, mais c’est autre chose d’y être aussi candidement confronté.

– Quels sont mes recours comme représentante de la planète? dit Carmella.

La pause de l’administrateur s’étire suffisamment pour que James devine à nouveau qu’ils n’ont pas affaire à un simple représentant commercial. Il doit être en communication avec d’autres dirigeants.

– Nous tenons rarement en compte les souhaits des autres.

– Mais vous reconnaissez que la licence d’exploitation obtenue par votre équipe originale est invalide?

– Bien sûr.

– Et que leurs opérations doivent cesser.

– C’est déjà fait. La licence est révoquée. Le dossier a été amendé. Nous refusons désormais les livraisons provenant de cette source. Un message a été envoyé aux exploitants pour les aviser de quitter votre univers.

– Dans la mesure du possible, les minerais subtilisés doivent être retournés ou compensés.

– Selon des négociations menées de bonne foi. C’est à cela que servira l’ambassade que nous établirons chez vous.

– Nous en reparlerons.

– Y a-t-il d’autres choses que nous pouvons faire pour vous?

– Le Crapaud, chuchote James à Carmella.

– L’artefact de notre monde que vous voulez ramener chez vous? répond-elle avec une pointe acide.

– Nous en reparlerons. Notre situation n’est pas étrangère à celle des optimates.

Carmella lève ses sourcils et soutient son regard pendant un moment avant de ramener son attention à l’administrateur.

– Les exploitants ont subtilisé un artefact qui nous intéresse tous deux… Nous avons un recours à cet égard?

L’administrateur effectue une pause.

– Vous abordez un sujet délicat.

 

L’entrée d’Édith et ses compagnons de fortune à l’intérieur de l’aéroport s’effectue avec aise, un garde de sécurité à moitié endormi se laissant facilement convaincre de soulever la barrière.

Le groupe accélère ensuite vers le Palmier, un dirigeable anonyme ancré parmi tant d’autres.

Édith a choisi l’appareil pour une raison: bien que le Palmier soit enregistré au protectorat, il effectue régulièrement des liaisons directes entre Richmond et quelques villes africaines reconnues pour abriter une traite d’esclave florissante. La conscience de son capitaine n’est certainement pas nette.

De plus, la prochaine destination du Palmier se situe au protectorat.

Édith freine bruyamment, frôlant presque les cordes d’arrimage du vaisseau, puis ouvre la porte de son automoteur. Derrière elle, les trois autres passagers font de même. L’équipage du Palmier la regarde avec stupeur.

– Édith de Libourne, Bureau de la sécurité de l’Alliance!

– Alberta Podington, Services secrets impériaux!

– Nous montons à bord!

Le dirigeable est du même modèle que le Harfang. La soute a-t-elle été modifiée pour accueillir des passagers involontaires? Elle préfère ne pas aller vérifier.

Une fois sur la nef, le groupe est accueilli par un capitaine nerveux.

– Qu’y a-t-il?

– De Libourne, Bessec, et Podington, IIS.  Laissez-nous examiner votre manifeste.

– Mais vous ne pouvez…

– Vous voulez parier sur ce que je peux faire? répond froidement Édith.

– Votre juridiction…

– Vous avez devant vous une collaboration exceptionnelle entre deux empires qui ne se portent pas dans leur cœur, dit Édith. Vous n’avez aucune idée de notre juridiction.

Elle a vu juste: le capitaine pâli. Il les laisse entrer.

Elle regarde autour de la nef rapidement, inspectant le pont. Du regard, Zara lui suggère les éléments à examiner plus en détail. Pendant ce temps, comme prévu, Étienne disparaît du pont pour quelques instants.

Édith ne laisse pas l’attention du Capitaine lui échapper.

– Je n’aime pas beaucoup ce que je vois, annonce Édith, mais nous avons une proposition à vous faire, capitaine.

– Vous avez une destination en plein protectorat demain, ajoute Alberta.

– C’est vrai, c’est vrai!

– Et une unité-cargo libre pour le voyage.

– C’est vrai!

– Vous nous rendez un service, et nos services ne s’intéresseront plus à vous, continue Édith. Ça vous convient?

– Oui! N’importe quoi!

– Dans une demi-heure, je veux que vous vous chargiez le conteneur blanc qui se trouve à trois cents mètres au nord d’ici. Vous suivez?

– Tout à fait!

– Placez ce conteneur dans votre soute à bagages. Pas de discussion, pas de question, pas de regard à l’intérieur. Puis, amenez-le à votre destination…

– Philadelphie.

– Excellent. Philadelphie. Laissez le conteneur là-bas, à l’extérieur de votre hangar de déchargement. Vous me comprenez?

– Tout à fait!

– Si vous accomplissez ceci d’ici vingt-quatre heures, vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Plus aucun contact, j’aurai tout effacé à votre sujet de mon côté. Ça vous semble adéquat?

– Parfaitement équitable.

– Quel plaisir que de faire affaire avec vous!

Elle se tourne vers Zara et voit qu’Étienne est réapparu aussi discrètement qu’il les avait quitté.

– Nous avons les informations requises?

– J’ai tout ce dont nous avons besoin, dit-il.

– Parfait. Je crois que nous allons laisser ces messieurs à leur travail.

Elle quitte l’aéronef, ses trois complices derrière elle.

Pour des amateurs, ils sont solides.

Une minute plus tard, leur automoteur caché un peu en retrait du tarmac destiné aux vols commerciaux, ils comparent des notes.

– Alors, des pistes prometteuses?

– Croyez-le ou non, il y a un Épervier à notre disposition.

– Vraiment? dit Zara.

– Son enregistrement est britannique, il est retenu ici pour non-paiement, ainsi qu’à cause de soupçons de transfert de cargo humain vers les protectorats… Un Épervier nous offrira plus de protection qu’un dirigeable.

Leur supercherie à bord du Palmier avait un but bien précis: laisser Étienne utiliser l’accès au réseau interne de l’aéroport pour obtenir de l’information sur les autres vaisseaux disponibles. Richmond est un port important; certains capitaines incapables de payer leurs comptes ici terminent parfois leur carrière. Maintenant, Édith pense être en mesure d’arranger une acquisition. Mais il faut faire vite… Longstreet ne restera pas ligoté dans son garage très longtemps.

– J’approuve pour l’Épervier, dit Édith. Nous pouvons travailler avec un tel appareil.

– Nous pouvons le manier sans problème, dit Zara.

– Je vais tenter d’obtenir les approbations formelles de l’IIS, dit Alberta.

Quelques minutes plus tard, ils sont au pied de l’Épervier.

Ce n’est pas un dirigeable, mais un croisement entre un avion de transport et un hélicoptère. Muni de réacteurs aux quatre extrémités, l’Épervier est un hélijet ultralourd conçu pour le transport de marchandises avec une manœuvrabilité inégalée. L’Épervier est plus rapide qu’un dirigeable, beaucoup moins susceptible aux vents et peut tolérer des dommages plus importants.

– Allons-y, dit Édith.

La transaction financière pour prendre possession de l’appareil est complexe et passe de fonds libérés du Bessec, acheminés à Étienne et transférés à l’autorité portuaire. Une bonne affaire pour l’aéroport, qui se remboursera les frais impayés; une moins bonne pour le capitaine.

– Ça y est, on s’en va d’ici! dit Édith.

– Comme prévu, je vais terrer l’automoteur dans le conteneur en direction de Philadelphie, dit Alberta.

– Nous allons préparer le départ.

– Je m’assure que l’appareil est pleinement ravitaillé.

Maintenant, il faut faire vite.

 

– La situation des artefacts est exceptionnelle, affirme l’administrateur. Notre topographie complète du système solaire a découvert cinq artefacts qui semblent avoir été placés ici il y a des millénaires par des voyageurs temporels.

– Cinq? dit James.

– Combien en connaissez-vous? Il y en a un sur Mars, un sur Titan, et trois sur Terre. L’artefact du Kazakhstan est incomplet, celui de la Somalie est non fonctionnel et celui du Québec est le plus utile.

– C’est celui du Québec qui nous intéresse.

– Nous décourageons l’extraction de ces artefacts. Nous n’en avons pas besoin.

James sent un frisson lui parcourir le dos.

– Mais si l’exploitation est légale, les artefacts ne doivent pas être touchés?

– Exact. S’ils sont extraits, ils doivent être remis à notre gouvernement.

– Mais vous n’avez pas encore reçu livraison de l’artefact de ces exploitants illégaux.

– Évidemment.

– Et s’ils ne vous arrivent jamais…

– Nous pourrions boucler le dossier.

– Dans ce cas, il ne nous reste qu’une chose à faire.

James regarde Carmella et sourit.

– Ramenez-nous chez elle.

 

Cinq minutes après avoir pris possession de l’Épervier, Édith est contente des progrès. Zara, installée aux commandes, fait le point.

– Notre ravitaillement est au tiers, nous n’avons trouvé aucun problème avec les moteurs et tout le reste est nominal.

– Stocks de nourriture?

– Il y a des rations de base dans la cuisine, autrement il sera nécessaire de se serrer la ceinture. On pourra aller faire des emplettes lorsque nous serons sortis des États confédérés.

– Défenses?

– Actives. Mais il n’y a pas vraiment de capacités offensives.

– Temps d’ici notre départ?

– Dix minutes. Peut-être quinze.

Peut-être que ce sera possible.

 

L’administrateur, après un court délai, tient parole et honore leur entente.

Lorsqu’ils réémergent dans le monde de Carmella, près de leurs carapaces, ils sont entourés de soldats optimates, puis de tétrapodes albioniens assurant leur protection. Pas question de se faire abattre d’un coup vengeur par Avaya ou ses amis.

Du même coup, un représentant optimate annonce que l’exploitation commerciale de ce monde est maintenant interdite et que tous les opérateurs doivent se retirer du territoire.

James et Carmella enfourchent leurs carapaces, reprenant ainsi contact avec Barnes. Une carte du complexe paraît sur leurs écrans faciaux. James est rassuré de voir que le Crapaud semble être toujours sur place.

Derrière eux, les soldats optimates retournent dans leur dimension.

– Vous n’allez jamais croire ce que nous avons à vous raconter, dit Carmella.

– Mais pour l’instant, dit James, il reste un détail à régler: savons-nous si des optimates se trouvent toujours ici?

– Nous n’avons pas encore une carte complète du complexe, répond Barnes.

– Pas encore?

– Il y a une zone où nos tétrapodes se font abattre.

– Où est-ce?

La réponse se trouve sur son écran. Évidemment, c’est la zone où se trouve le Crapaud.

– J’y vais.

– James!

James pose son bras sur la tête de la carapace de Carmella. Se témoigner de l’affection en carapaces militaires leur confère sans doute un air ridicule.

– Je ne retournerai pas chez moi avant de venir te voir.

– J’espère bien, sans quoi ce sera à moi d’aller te le rappeler.

James hoche la tête une fois, puis court.

Il est temps de finir les choses.

Mais auparavant, il transmet un message à Alberta et Podington — peu importe où ils se trouvent.

 

Le message de James parvient à Podington en premier.

Celui-ci, rendu fébrile par sa nouvelle liberté, n’a pas beaucoup dormi. C’est pourquoi il entre au bureau tôt, ne ratant pas une occasion de faire conversation avec les mêmes qui, la journée précédente, se demandaient s’il était un traître.

Maintenant, la situation a changé. Ses ennemis sont en prison, et il règne triomphalement. Certains de ses analystes l’accueillent pratiquement en pleurant; ils lui vouaient une telle fidélité personnelle que la nouvelle de sa trahison avait causé un choc brutal; sa réhabilitation vient les conforter pour n’avoir jamais perdu leur foi en lui.

Pour la première fois depuis des jours, Podington peut consulter sa messagerie sans intermédiaire. Immédiatement, son regard est attiré par l’envoi de Halks.

Le parcours du message fut sinueux, passant d’un poste mexicain à Albion aux relais irréguliers entre les deux capitales.

Mais le message n’est pas nécessairement plus simple, et Podington doit le relire deux fois avant d’en comprendre le sens. Des images, transcriptions et dossiers schématiques accompagnent le tout. Ainsi, James comble les trous laissés par l’analyse de Taylor — il existe une autre faction de voyageurs paradimensionnels, qui exploitent les failles de l’Empire pour le dresser contre l’Alliance.

L’acte final débutera d’ici quelques heures.

Si James a raison, il se prépare un des affrontements majeurs de leur époque.

Énergisé, il décroche le téléphone et signale un numéro rarement utilisé. Ce qu’il s’apprête à enclencher n’est rien de moins qu’historique. Si tôt après sa libération de prison, c’est le genre de choses qui entrera dans la légende.

– Central? C’est Podington, et je déclare un code rouge de protection du territoire.

 

James court à travers les corridors du repaire souterrain.

Il s’approche de la zone où les tétrapodes se sont fait abattre. La carapace est plus résistante, mais il ne sait pas à quelle puissance de feu il aura affaire.

Un premier crépitement d’énergie lui donne une indication: un tir puissant, capable de transpercer son armure. Il laisse la carapace passer en mode d’autodéfense tandis que l’arme se recharge. En sept pas gracieux et un coup de poing foudroyant, James élimine la première menace: un optimate avec plus de bravoure que de sens. Il saisit son arme.

– Votre exploitation ici est illégale, rugit James en utilisant les amplificateurs de la carapace. Quittez cet univers dès maintenant.

Il n’est pas d’humeur à être conciliant. Il projette au centre du hangar le corps ensanglanté du jeune optimate qu’il vient de terrasser. Le diplomate en lui a été évacué, laissant place à ses instincts les plus primitifs.

Il est prêt à éliminer tous ceux qui se tiennent entre lui et son retour à la maison.

James entend trois sifflements caractéristiques des transferts paradimensionnels. Trois optimates qui, plus intelligents que leur défunt camarade, viennent de quitter cet univers.

– Il y a quelqu’un d’autre?

– Pourquoi ne viens-tu pas me chercher? demande Avaya.

Car c’est elle, revêtue du Crapaud, qui s’avance au milieu du hangar.

– C’est ce que tu veux, non?

James s’élance. Il indique à l’ordinateur tactique de la carapace une trajectoire d’approche en direction du Crapaud, et celle-ci réagit en conséquence, s’écartant occasionnellement de ce parcours pour éviter les tirs d’Avaya.

C’est presque réussi, mais au dernier moment un jet d’énergie atteint la jambe droite de la carapace. La carapace s’active à limiter les dégâts, des lames de quartz et des lasers amputant et cautérisant immédiatement la blessure. Sans avoir le temps de réagir, James perd sa jambe gauche sous le genou.

Il n’a pas de temps de s’apitoyer sur son sort. La carapace lui injecte un analgésique pour l’aider à rester concentré sur son objectif. Il a perdu une bonne partie de sa mobilité, mais il est près de son objectif, et la carapace compense l’amputation en se balançant parfaitement sur la jambe restante.

Il saute sur le Crapaud et atterrit sur le toit de l’appareil.

Dans cette position, il est à l’abri des tirs de l’appareil. Rester à trouver comment évacuer Avaya de l’exosquelette.

Avaya n’a aucune intention de se laisser prendre facilement. Elle propulse le Crapaud vers le plafond de pierre du hangar, écrasant avec force la carapace.

Malgré l’amortissement de la carapace, James a le souffle coupé par la manœuvre. Avaya s’apprête à recommencer. Combien de tels coups peut-il tolérer?

Il ne se laissera pas faire ainsi. Il empoigne le pistolet qu’il a pris au camarade d’Avaya et appuie le museau de l’arme à même une vitrine du Crapaud.

Il a le temps de voir le visage horrifié d’Avaya.

Ceci n’est plus un jeu, n’est-ce pas?

Il positionne l’arme au point faible entre la vitrine et l’armure du Crapaud. L’angle ne menace pas les systèmes vitaux de l’exosquelette. Puis il appuie sur la gâchette. Un peu. Dose minimale.

Comme se laisser doucher gentiment par un jet de lave.

Le Crapaud chute promptement d’une quarantaine de mètres, jusqu’au plancher du hangar.

James roule sur le sol au moment du choc, mais la carapace, même endommagée, absorbe l’impact.

Le Crapaud n’a pas bougé depuis sa chute.

Désactivant la carapace, il émerge de l’armure et tente d’ignorer son membre amputé. Sautillant autour du Crapaud, il parvient à activer la séquence d’ouverture manuelle de l’habitacle.

À l’ouverture de l’exosquelette, il sent une odeur de chair brûlée.

 

Chapitre 17. Une nuit à Richmond

– Prête à y aller?

– Prête à y aller!

– Larguez les amarres!

– Il n’y a pas d’amarres sur cette caisse, dit Zara en activant les réacteurs, mais on y va!

Le plancher vrombit sous ses pieds, elle sent ses genoux fléchir pendant leur ascension, et ses oreilles craquent. Voilà comment elle sait qu’elle est à nouveau aux commandes d’un appareil.

Autour d’elle, Étienne surveille les machines. Édith et Alberta gardent un œil sur les réseaux, qui les rassurent que personne n’a encore logé une alerte contre eux. Jusqu’ici, pas trop de problèmes. Leur plan de vol est approuvé. Tout ce qui reste à faire maintenant, c’est de déguerpir jusqu’à la frontière avant que les confédérés ne réalisent leur évasion.

Une fois dans l’air, Zara accélère selon les paramètres recommandés. Quelle différence que de piloter un dirigeable! L’Épervier possède des réacteurs puissants, et sa vitesse n’est pas limitée par une vaste enveloppe. Il peut ainsi atteindre des vitesses cinq ou six fois supérieures au Harfang. Zara n’a jamais conduit un véhicule capable de se déplacer aussi vite. Est-ce que ça sera suffisant pour s’échapper?

Quelques minutes plus tard, elle a même mis trente kilomètres de distance entre eux et Richmond.

Puis les problèmes les rattrapent.

– Épervier! relaie la radio, retournez immédiatement à Richmond! Des intercepteurs ont été dépêchés avec ordre de vous escorter.

Le ton de voix est agité, presque paniqué. Zara tente d’imaginer la scène, avec des soldats envahissant la tour de contrôle pour convaincre les autorités du trafic aérien de contrevenir à toutes les règles habituelles.

– Richmond, je conteste votre demande. Notre plan de vol a été accepté.

– Épervier, vous m’avez bien entendu? Vous serez abattus si vous refusez d’obéir!

Ce n’est pas ce qu’il fallait dire, car la voix est immédiatement remplacée.

– Épervier, retournez à Richmond. Vous avez trente secondes avant que les intercepteurs ne soient en mesure de tirer.

Le silence s’installe sur le pont de l’Épervier.

Zara consulte ses compagnons du regard. Édith avoue son manque de connaissance aérienne. Alberta est furieuse, mais hausse les épaules.

– Il doit y avoir un autre moyen, dit Étienne.

– Laissez-moi le temps d’y penser, fait Zara en faisant pivoter l’appareil vers Richmond à nouveau.

Ont-ils fait tous ces efforts en vain?

Zara s’est juré de ne plus jamais mettre les pieds sur le sol des États confédérés. Mais que peut-elle faire?

Les intercepteurs se glissent aisément de chaque côté de l’Épervier. Les chasseurs, des monoplanes, les rattrapent avec aise.

Un plan insensé commence à germer dans son esprit lorsqu’elle voit le Capitole des États confédérés se rapprocher.

– Vous voulez vous venger pour votre traitement des derniers jours? demande-t-elle à ses compagnons.

Un silence, puis Alberta parle pour tous:

– Faisons payer ces imbéciles racistes.

– Accrochez-vous!

Elle boucle sa ceinture et active la radio.

– Richmond, veuillez annuler vos dernières directives et acquiescer à notre plan de vol initial. Ceci est votre dernier avertissement.

– Qui êtes-vous pour nous dicter des conditions, espèce de petite chienne française! rugit une autre voix

Zara se sent rembrunir. Qui est cet arrogant qui se permet de la traiter ainsi?

– Jubal Longstreet, dit Alberta. Celui qui nous a gardés chez lui.

– Ne vous y méprenez pas, reprend Longstreet, nous n’aurons aucun scrupule à vous abattre.

Zara modifie sa course, accélère en avant des intercepteurs et active la radio.

– Ce n’est pas une bonne idée, Jubal, d’insulter celle qui a quelques tonnes d’acier volant dans les mains. Tu vois ma position sur votre radar? Je n’ai plus rien à perdre.

Elle met le cap de l’Épervier directement sur le Capitole et augmente sa vitesse.

– Oh, ciel, dit Longstreet! Non! Activez les intercepteurs! Tirez! Tirez!

Au dernier instant, Zara fait tressaillir l’appareil, modifiant sa trajectoire pour éviter de peu le Capitole. Dès que les intercepteurs lancent leurs missiles, elle active les contre-mesures électroniques qui blanchissent les ondes radio autour de l’hélijet.

Les missiles sont facilement confus, et poursuivent leur route en direction du prochain objet brillant sur leur course: le Capitole.

Les intercepteurs accélèrent, passant très près de frôler l’Épervier.

Zara active les feux de distraction à plein régime.

Penser que l’Épervier n’avait aucune capacité offensive était une erreur. Conçus pour dérouter des missiles, les feux sursaturent l’air près de l’aéronef de sources intenses de chaleur.

Inévitablement, certains sont aspirés par les réacteurs d’un des monoplanes: ceux-ci partent en fumée et le pilote perd contrôle de son appareil.

Sachant qu’elle a poussé sa chance à la limite, Zara fait pivoter l’Épervier à nouveau, cette fois-ci accélérant sans vergogne vers le nord.

Elle est si concentrée sur son objectif qu’elle remarque à peine quand on lui tape sur l’épaule.

– Tu devrais au moins admirer ton travail, dit Édith en désignant un des écrans de la console.

Derrière eux, le Capitole est en flamme. Un édifice gouvernemental où s’est écrasé un monoplane commence également à brûler.

– Leur fixation à construire leurs édifices en bois ne va pas leur rendre service.

– Épervier! Nous allons vous abattre où vous êtes.

Zara accélère sans aucun ménagement, ignorant les alertes du système. L’accélération les plaque dans leurs sièges. À cette allure, ils traverseront la frontière dans dix minutes. Peut-elle distraire l’intercepteur restant pendant ce temps?

– Jubal Longstreet, dit-elle par la radio, tu perds ton temps. Regarde par la fenêtre ce que j’ai fait à Richmond. Et rappelle-toi que tu as tiré le premier coup.

– Quoi?

– Tu as abattu un dirigeable hier au-dessus de la Caroline du Sud. Mon appareil. Je viens de me venger sur ta capitale. Ne me donne pas une raison de retourner finir le travail.

Elle rompt la conversation et fixe l’écran des menaces pour d’autres intercepteurs.

– Ils vont tout nous lancer, dit Alberta.

– Je n’en suis pas aussi certaine, dit Édith.

– Pourquoi donc?

– Parce que Zara leur a flanqué une gifle monumentale.

– C’est suffisant?

– Non, mais je pense qu’en nommant Jubal, elle vient probablement de leur fournir quelqu’un à blâmer. C’est lui, après tout, qui nous a laissé fuir.

– Je vois. Et il y a une considération supplémentaire.

– Quoi donc?

– Les chasseurs confédérés ne transportent que deux missiles, dit Édith avec le sourire.

L’intercepteur abandonne sa poursuite et établit finalement une orbite de surveillance autour de la capitale.

Zara voit les kilomètres fondre entre elle et la frontière.

Puis, à moins de deux minutes de la frontière, elle contacte les autorités britanniques

– Nous demandons protection. Je suis Zara Soulouque, je suis citoyenne de l’Empire, et…

– Mademoiselle Soulouque, répond le contrôle aérien du protectorat, veuillez continuer à toute vitesse vers le nord. Nous vous attendions.

Zara se laisse finalement relaxer. Mais, l’ordinateur de bord de l’Épervier se connectant aux réseaux britanniques, c’est à ce moment qu’elle reçoit les messages qui la poursuivaient depuis quelques jours.

Cela semble être aussi le cas pour Alberta.

– Édith, Zara, vous devez voir ça.

Elle fait jouer le message reçu de James.

À mi-chemin, elle entend Édith inspirer comme si elle avait reçu une révélation.

 

Ce James Halks a réussi à tout imbriquer: les opérations de sabotage menées par ces agents d’une compétence presque surnaturelle, visant à dresser un contre l’autre…

– C’est complètement fou, dit Alberta.

– Non, c’est la seule explication possible, répond Édith.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça?

– J’ai fait face à un des individus optimisés que ce James Halks décrit. C’était exactement ça: la vitesse surhumaine, les membres longs et minces… Mon unité a pourchassé des saboteurs à travers tout le continent européen pendant des semaines. Je pensais que seuls les Frontistes avaient la technologie nécessaire. Mais j’avais tort.

– Ils vont maintenant attaquer l’Angleterre et l’Europe?

– Je ne pense pas que nous ne pouvons rien y faire, affirme Édith.

– Nous pouvons tenter de les intercepter au-dessus de l’océan. Localiser les flottes. Nous avons un radar.

– Ça ne sera pas suffisant.

– Non, mais en coordonnant avec le réseau de surveillance de l’Empire…

– Comment ferait-on ça?

– Oh, Alberta? interrompt Zara. Ton père cherche à te parler.

 

– Alberta?

– Papa!

– J’ai entendu que tu étais retenue à Richmond?

– J’ai entendu que tu étais en prison!

– C’est vrai, mais je vais mieux maintenant. On s’en reparlera plus tard.

– Vous savez que Londres va se faire attaquer?

– Oui, la défense du territoire a été activée.

– Je suis à bord d’un aéronef au-dessus de la côte est des territoires. Est-ce nous pouvons aider?

– Je peux vous faire entrer en contact avec nos services de détection, mais je veux absolument que tu rentres à la maison.

– Moi je veux qu’il y ait une maison où revenir. Connecte-nous au centre de coordination.

 

Zara a beau grincer des dents devant la conversation entre père et fille, elle n’arrive pas à les détester. Peut-être qu’elle trouvera Alberta sympathique sous peu.

 

– Heureusement que je te connais, Édith, sinon je dirais que tu es folle ou sous l’emprise de ces Anglais. Tu avoues même me parler à partir d’une nef britannique!

– Une nef qui est propriété du Bessec, quand même. Je t’ai tout retransmis, Heinrich. Pas de supercherie de ma part. Je te laisse faire le travail de vérification. Mais de grâce, relaie ceci à tes supérieurs. Les Anglais vont bientôt vous confirmer que nos deux territoires seront sous attaque imminente, et collaborer sera la seule façon de s’en sortir. On cherche à nous lancer l’un sur l’autre à couteaux tirés.

– C’est bien parce que ça vient de toi.

– Si tu cherchais une occasion de liquider tes faveurs accumulées ou d’activer tes contacts super-secrets au sein des forces britanniques, c’est maintenant.

 

James s’affaire à nettoyer l’intérieur du Crapaud.

Le corps d’Avaya a été en partie désintégré, en partie carbonisé. Il jette les décombres dehors et essuie les surfaces atteintes. Les contrôles du Crapaud ne semblent pas avoir été endommagés, mais James n’ose pas encore réactiver l’appareil. Et si le Crapaud n’est plus fonctionnel? Il n’oserait pas demander l’aide des optimates.

En fait, il se sent curieusement incapable de savoir ce qu’il veut. Il aurait pensé que si près du but, il n’aurait plus d’hésitation.

Mais quitter ce monde signifie quitter quelqu’un…

C’est alors qu’il l’entend approcher en arrière de lui.

– James?

– Carmella!

– Où est Avaya?

– Ici et là.

– James!

– C’était elle ou moi.

– Ta jambe —

– Ç’aurait pu être pire.

– Est-ce que ton Crapaud… fonctionne?

– Reste à vérifier.

– Tu vas revenir?

– D’ici quelques minutes. Pourquoi ne viens-tu pas avec moi?

– Vraiment?

– Vraiment.

Il pousse le siège du pilote vers l’avant de l’habitacle, révélant un deuxième siège conçu pour les missions de secours.

– Prend place.

– Est-ce que tu peux piloter sans ta jambe?

– Je devrais être en mesure de me débrouiller.

Ils s’assoient tous les deux. Il sent ses lèvres sur son cou.

– Ce que nous avons accompli ensemble était extraordinaire.

– Ce que nous allons accomplir ensemble à partir de maintenant le sera encore plus.

– Barnes et sa compagnie sont à l’intérieur du complexe.

– Qu’ils en tirent tous les renseignements nécessaires. J’espère que tu les as avertis que nous allons retourner à la maison par nos propres moyens.

Il active le Crapaud. Les résultats des tests diagnostiques se succèdent à l’écran.

Quelques instants plus tard, l’appareil est formel: il est pleinement opérationnel.

Il entre dans le système de navigation des coordonnées gravées dans sa mémoire.

– Prête à venir faire un tour chez moi?

James active le mécanisme de transport paradimensionnel. Réconforté par le bruit familier des réacteurs à zéro-énergie, il tourne la tête. Ses lèvres rencontrent celle de Carmella.

Puis il retourne à la maison.

 

Chapitre 18. Veille de feu

Podington constate son nouveau pouvoir au sein des services secrets britanniques lorsqu’il demande à être présent au centre de coordination de la défense du territoire.

C’est une demande frivole, il le sait: son propre service militaire est lointain, il n’a aucun talent particulier en coordination de défense mobile et ce n’est tout simplement pas son travail d’y être. Mais comme analyste-chef, il désire avoir un point de vue privilégié sur les événements. Comme père, il tient à surveiller l’hélijet transportant Alberta.

Pourtant, quand il en fait la demande, on se bouscule pour lui obtenir les autorisations nécessaires. Aux regards furtifs qu’on lui accorde, il ne fait aucun doute à Podington qu’il possède maintenant une réputation en béton: l’incorruptible, le seul homme jugé honnête par le vérificateur général. Peut-être un des prochains chefs des services clandestins. Une personne que l’on tente de satisfaire, puisqu’il pourrait se souvenir de vous à un moment opportun.

Le centre de coordination est l’une de cinq installations identiques dispersées secrètement sur l’étendue du territoire britannique. Chacune peut abriter l’état-major anglais et leur permettre de coordonner une réponse militaire suite à une invasion.

La salle n’est pas vaste, l’exiguïté des lieux devant maximiser la prise de décisions rapides. À l’avant, des écrans affichent une projection de l’Atlantique Nord, de l’Europe et de la Grande-Bretagne. Les postes de travail de l’état-majeur sont aménagés au centre; ceux de leurs adjoints en périphérie. À l’arrière, un peu en retrait, des divans et tables de victuailles permettent de profiter d’un moment calme tout en restant à portée de voix.

À l’entrée de Podington, le premier ministre s’y trouve déjà, flanqué du commandant de l’état-major des forces militaires, du chef des services secrets et du directeur des services de protection du territoire.

– Nous ne savons toujours pas où se trouve la flotte ennemie, annonce un analyste.

– Continuez de déployer les unités de détection de pointe. Activez les radars actifs. Rappelez les unités plus près de la côte.

Podington sourcille; il a beau avoir confiance en Halks, une confirmation de l’arrivée de cette flotte diminuerait son anxiété. Si la flotte utilise des technologies furtives, sa localisation pourrait survenir trop tard.

– Avons-nous établi un échange d’information avec les forces continentales?

– De hauts niveaux seulement. Les discussions techniques viennent de s’amorcer au département d’État.

Convaincre le gouvernement européen de mettre en commun leurs ressources avait été ardu; leur collaboration n’est arrivée qu’après qu’ils aient reçu une confirmation indépendante de l’existence de la flotte. Ceci dit, on ne convainc pas deux ennemis de se livrer leurs secrets en quelques minutes, et Podington ne croit pas à un échange profond d’information avant la fin de l’engagement.

– Quelles sont les projections de pertes? demande le premier ministre.

– Si nous ne sommes pas en mesure de repérer la flotte ennemie à temps, nous nous attendons à approximativement trois millions de morts à Londres et sept millions en Europe. Et ce seulement pour l’attaque initiale.

 

L’Épervier ne remarque pas la flotte ennemie en premier, mais ils sont bien placés pour confirmer sa position.

C’est sans enthousiasme que Zara a accepté de faire partie de l’équipe d’interception anglaise: elle considère avoir joué son rôle dans toute cette histoire en tirant Alberta et Édith de leurs ennuis. Après la mise au feu du Capitole de Richmond, elle ne voit pas pourquoi elle devrait remettre l’Épervier en danger.

Mais l’Anglaise est persuasive, faisant remarquer que l’Épervier pourrait lui être remis en retour de bons services rendus à l’état. Ils sont en position avantageuse pour ratisser une bonne partie de l’océan Atlantique. Les risques sont minimaux, et cela donnera à Zara l’occasion de laisser Alberta à Londres une fois pour toutes.

Elle a toujours voulu visiter Londres de toute façon.

L’Épervier fonce donc à toute allure, traversant l’Atlantique en direction de la côte anglaise, ses radars au service des systèmes de défense britannique.

La protection du territoire avise l’Épervier d’un écho détecté près de leur position; ils sont placés idéalement pour confirmer l’information.

Activant quelques touches sur sa console, Zara éteint les lumières extérieures de l’appareil. Les indications radars deviennent floues.

 

– Que fais-tu? demande Alberta. Nous sommes supposés repérer…

– J’éteins les radars et l’éclairage extérieur. Nous traquons une flotte lourdement armée au beau milieu de l’Atlantique; nous sommes assez bas pour être ainsi confondus pour un navire marchand. N’attirons pas l’attention sur nous, et contentons-nous des senseurs passifs.

L’Épervier demeure repérable, surtout qu’elle n’ose pas affecter la vitesse de ses moteurs de peur de manquer de carburant au-dessus de l’Atlantique, mais c’est bien mieux que rien.

Mais toujours aucune indication de la flotte ennemie.

– Ils utilisent probablement des matériaux furtifs, dit Édith. Ça ne sert à rien d’espérer les apercevoir!

Et pourtant, quelques secondes plus tard, un détecteur optique attrape un reflet là où il ne devrait pas y avoir.

C’est la Lune, réfléchie sur une surface de verre au-dessus d’eux.

Les quatre occupants de l’Épervier regardent, fascinés alors que le système identifie l’anomalie et en découvre d’autres, utilisant des mitraillages de laser à basse puissance pour construire une image plus complète de la situation tout en espérant rester tapis.

– Ça y est, dit Alberta.

Autour d’eux, douze dirigeables aux fausses couleurs européennes, énormes, silencieux, implacables.

 

– Nous avons un contact en Atlantique Nord!

Les analystes s’activent, et déterminent la destination de la flotte ennemie: Londres, dans deux heures.

– C’est la flotte aux couleurs européenne, dit Podington, mais où est la fausse flotte anglaise?

– Qui s’en fout? dit Woolwich, un pur cheval de bataille de la faction la plus nationaliste des forces armées. L’important est de protéger le territoire anglais.

– Si nous éliminons nos envahisseurs pendant que l’Europe est dévastée, nous serons accusés d’avoir planifié tout cela. Nous risquons la guerre.

– Une guerre que nous allons remporter, parce qu’ils seront affaiblis. De quel côté êtes-vous, Podington?

– Je pense que ma loyauté a été suffisamment examinée dernièrement.

Le coup semble porter, et Woolwich n’ajoute plus rien.

Podington utilise le silence subséquent pour faire rouler quelques simulations sur son propre écran. Sachant leur point d’origine et la position actuelle de la flotte destinée pour Londres, où devrait se trouver l’autre flotte?

Mauvaise question, pense Podington. La meilleure serait « Quelle ville veulent-ils attaquer? »

Une ville européenne aussi importante que Londres. Un centre de pouvoir politique, suffisamment près de l’Angleterre pour brouiller les cartes sur la chronologie des attaques. Pas Moscou, Rome ou Madrid, alors.

Seulement deux possibilités permettraient de laisser croire à une attaque anglaise: Berlin ou Paris.

Podington lance quelques simulations supplémentaires.

Puis il entre en contact avec Alberta.

 

Les dirigeables flottent toujours au-dessus d’eux: l’Épervier est aussi bas que Zara ose le maintenir, espérant que sa signature radar se fonde dans les vagues de la mer nocturne. Est-ce qu’elle a raison de les suivre ainsi? N’est-ce pas un jeu ultimement fatal? S’ils n’ont pas encore remarqué sa présence, ce sera imminent, et l’Épervier n’a aucun moyen adéquat de défense.

– Pourquoi ne nous attaquent-ils pas? demande Étienne en surveillant la puissante flotte.

En examinant attentivement le ciel, ils voient là où les dirigeables optimates bloquent la lumière des étoiles.

– Je ne me plains pas, dit Zara.

– Est-ce que je suis censé croire qu’une flotte capable de déclencher une guerre mondiale n’est pas capable de détecter une baleine comme nous?

– Je peux penser à quelques explications, dit Édith, mais la plus probable est qu’ils préfèrent démontrer leur puissance de feu seulement au dernier moment.

– Vous allez être contents, interrompt Alberta. Nous avons de nouveaux ordres du centre de coordination.

– On quitte cette position-ci? demande Zara

– C’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est qu’on nous demande de vérifier la position d’une autre flotte.

 

Édith prend les commandes de la console de surveillance alors que l’Épervier vole à toute allure à la recherche de la flotte destinée à l’Europe. Elle ne veut laisser aucun élément à la chance.

Elle sait que c’est l’Europe qui aura le plus de difficulté à se tirer de cette attaque. En matière de défense, les Anglais conservent une longueur d’avance de trente ans sur l’Alliance et peuvent probablement parvenir à bout d’une telle menace.

Mais l’Europe n’a pas un tel niveau de défense technologique, et elle a le désavantage supplémentaire d’un territoire beaucoup plus vaste. Alors que l’Angleterre concentre ses défenses sur une seule île, l’Alliance doit protéger tout un continent et de nombreuses capitales — contrairement à la région de Londres, qui abrite à elle seule un tiers de la population de la Grande-Bretagne.

L’Europe a besoin d’aide et Édith est au bon endroit. Alors elle scrute le ciel et espère.

Les premières coordonnées seraient pour une flotte en direction de Berlin. Aucune détection. Elle demande à Zara une impulsion de radar actif, espérant que cela ne révèle pas leur existence à l’adversaire.

Zara active l’unique impulsion. Rien.

– Hypothèse berlinoise infirmée, écrit Édith à Podington; étude de l’hypothèse parisienne imminente.

Ils changent de cap en direction des coordonnées qui indiqueraient une attaque sur Paris. Soudainement, tout devient beaucoup plus personnel pour Édith. Ses parents y habitent toujours, tout comme une bonne partie de ses amis. Peu importe si elle vit à Berlin depuis sept ans: elle est toujours Parisienne.

L’humeur calme à bord de l’Épervier est sur le point de surir: Zara et Étienne ont le sentiment d’en avoir fait suffisamment, tandis qu’Alberta préférerait voler au secours de l’Empire.

En revanche, Édith a rarement fait partie d’une équipe avec autant de potentiel: Alberta sera une agente exceptionnelle avec un peu plus d’expérience, alors que Zara et Étienne ont su faire face à tout ce que l’univers a su lancer sur leur chemin depuis quelques jours. Édith elle-même, responsable pour une partie de leurs problèmes, n’est pas certaine qu’elle aurait aussi bien fait à leur âge. Elle serait fière de leur accorder un poste dans son équipe… pourvu qu’ils veuillent bien passer du côté européen.

Après quelques minutes, ils arrivent aux coordonnées prévues. Elle se concentre et scrute le ciel.

Mais les senseurs électroniques l’emportent, détectant une constellation d’anomalies provenant des revêtements furtifs des dirigeables. La lumière du matin sera bientôt visible, rendant l’identification visuelle plus simple.

Mais pour l’instant, l’hypothèse parisienne est confirmée. Elle envoie les messages appropriés.

Paris s’en va en guerre.

 

– Nous pouvons confirmer que la deuxième flotte se dirige vers Paris.

La tension à l’intérieur du centre de coordination a changé: maintenant que l’information entre, on passe à l’élaboration de plans de défense et de contre-attaque. Les discussions fusent autour de Podington.

– Pouvons-nous rediriger certaines forces pour aider les Européens?

– Mauvaise idée: nous avons besoin de toutes nos ressources, et la présence de vaisseaux britanniques en territoire européen pourrait renforcer le message que nous espérons prévenir.

– Le périmètre sur la côte ouest est actif. Exeter, Cardiff, Bristol confirment qu’ils sont prêts à offrir une première ligne de défense.

– Dépêchons davantage d’unités à l’ouest. Les autoroutes ont été libérées, et les batteries sont en cours de déplacement.

– Avons-nous aussi des forces terrestres? demande Podington au commandant de l’état-major.

– Vous voulez dire les fantassins, robots et chars d’assaut?

– Exactement.

 

À la demande d’Édith, Zara accepte de suivre la flotte se dirigeant vers Paris, mais en maintenant une position légèrement en retrait. Édith l’assure d’un ravitaillement aux frais de l’Alliance.

Édith relie l’Épervier aux réseaux d’information de l’Alliance. Ils survoleront la France dans cinquante kilomètres.

L’Alliance a décidé de ne se battre que sur la terre ferme, ce qui devrait minimiser les pertes d’équipement au prix d’un plus grand nombre de victimes civiles. Visiblement, une bonne partie des appareils dépêchés de toute l’Europe ne rejoindront pas Paris avant l’arrivée de la flotte ennemie…

Zara n’est pas optimiste.

Tandis que l’Épervier transmet toutes les informations qu’il est possible de colliger aux forces de défenses européennes, elle garde un œil sur ce qui se passe en Angleterre. La bataille de Paris débutera en premier, mais c’est l’affrontement au-dessus de l’Angleterre qui risque d’être instructif: les Anglais ont plus d’atout dans leur manche, tandis que les Européens sont essentiellement limités aux monoplanes.

– Encore dix minutes avant Penmarch, annonce Zara.

 

– Cinq minutes avant Exeter.

– Déployez la première vague de drones.

Podington examine la position des zeppelins ennemis avec un sentiment de plus en plus sinistre. L’envoi des drones comme première vague offensive n’est pas une mauvaise idée; cela forcera l’intelligence artificielle contrôlant la flotte ennemie à dévoiler son jeu. Comme le reste des planificateurs, Podington ne croit pas une seconde que les appareils ennemis sont réellement des dirigeables. Autrement, tout serait trop facile: les dirigeables sont des machines de guerre trop vulnérables. Quelque chose d’autre se cache dans leurs enveloppes. Que ces dernières se soient révélées imperméables au radar n’est pas anodin.

Ils sauront d’ici quelques minutes.

L’atmosphère dans la salle de coordination devient sans cesse plus tendue. La plupart des hommes ici présents, réalise Podington, ont tous été élevés en croyant à la grande défense du territoire contre les hordes ennemies. Grâce à leur cote de sécurité ultrasecrète, ils ont étudié l’histoire de la bataille de Grande-Bretagne relayée par les Frontistes. Ils se sont tous demandé comment ils auraient réagi en pareille situation, confrontée à la même situation désespérée.

Voici maintenant venu le moment d’écrire leur propre histoire.

 

Chapitre 19. Cieux enflammés

– Nous y voici, dit Édith.

Du poste de commande, Zara n’a aucune intention de se laisser entraîner en pleine bataille. De toute façon, l’Épervier a un carquois vide: il n’y a aucune arme offensive à bord, seulement quelques mécanismes défensifs.

Mais alors que la fausse flotte britannique approche de la côte française et de sa première vague, Zara ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la bataille qui s’annonce. Contre les douze zeppelins se dresse une vingtaine de chasseurs se dirigeant bravement vers la menace. À quoi pensent les pilotes? Rêvent-ils de gloire, ou sont-ils absorbés à mettre leur entraînement en application?

Les premiers monoplanes tirent leurs missiles.

Zara retient son souffle, alors que l’affichage montre les tracés filants chacun vers sa cible.

Mais au moment de l’impact, seule une modeste explosion retentit. L’enveloppe des dirigeables atteints aurait dû éclater.

Mais si les senseurs montrent bien que les missiles ont porté et que des débris tombent dans le sillage des dirigeables optimates, ceux-ci continuent leur chemin.

En revanche, ils ont certainement remarqué les chasseurs. De rapides jets d’énergie volatilisent une partie du fuselage des appareils les plus rapprochés. Quelques monoplanes explosent sur le coup, leur carburant nourrissant une brillante boule de feu. Certains pilotes parviennent à s’éjecter et atterrissent sur les plaines des côtes françaises.

Zara déglutit devant cette démonstration de puissance, surtout que les dirigeables ne semblent pas avoir subi le moindre dommage appréciable.

– Bouclez vos ceintures.

 

– Les missiles air-air conventionnels lancés par les Français sont sans effet. Il ne s’agit pas de dirigeables ordinaires.

– Nous savions cela. Donnez l’ordre de déployer les missiles sol-air.

Sur trois écrans du centre de coordination est projetée la prise de vue d’un des chasseurs déployés par l’aviation britannique. Podington s’attend à ce que l’affrontement se déroule très rapidement. Il a raison: les chasseurs ont à peine le temps de capter la forme majestueuse de la douzaine de dirigeables que les missiles sont lancés.

Un par un, les appareils ennemis sont engouffrés par de puissantes explosions. Lorsque ces dernières se résorbent, les enveloppes semblent recouvertes de surfaces métalliques.

De sa console, Podington s’attarde sur cette image. Les caméras au sol captent ce qui doit être un processus de reconstruction: des parois métalliques glissent en position pour remplacer celles qui, endommagées, sont éjectées vers le sol. Contrairement aux anciennes peinturées aux couleurs du drapeau européen, ces nouvelles parois sont d’un gris métallique.

Pendant ce temps, des tirs d’énergie jaillissent tant des nacelles des zeppelins que de leurs enveloppes, renforçant la conviction grandissante de Podington que la forme de dirigeable n’est que supercherie — mais que camoufle-t-elle?

– Nous les avons endommagés, dit un analyste, mais pas assez.

– Sonnez l’alerte d’Exeter jusqu’à Londres.

– Activez les batteries d’artillerie. Plein tir.

 

D’autres avions lancent leurs missiles contre les appareils ennemis, mais les explosions ne produisent que des dommages cosmétiques.

– Les Anglais n’ont pas réussi à les ralentir non plus.

Lorsque les avions s’approchent trop près — quand un pilote décide de risquer une approche au tir de mitrailleuse, par exemple — un seul tir suffit pour se débarrasser de l’irritant.

Édith se mordille les lèvres. Les dirigeables pénètrent de plus en plus profondément en territoire français, sans ralentir, sans changer de direction. Est-ce à dire que Paris est condamnée?

C’est près de Rennes qu’une nouvelle donnée est introduite: les dirigeables arrivent à portée des batteries de défense antiaérienne, capables de tirer des missiles sol-air à haut débit. Telles des chandelles romaines s’élevant du sol, leur pouvoir de tir est concentré sur le dirigeable le plus près.

Avec un certain plaisir, elle voit le dirigeable absorber l’attaque avec un tremblement perceptible, alors que deux douzaines de missiles le frappent en quelques secondes.

Elle scrute l’écran: les dommages sont perceptibles, un demi-cratère apparaissant dans la paroi latérale de l’appareil expose une mystérieuse technologie fourmillante. En quelques instants, les panneaux endommagés sont remplacés.

Sans attendre, les autres dirigeables répondent à l’attaque des batteries de défense. Le sol explose alors que la terrible énergie des tirs trouve cible et calcine tout sur son passage.

À quel type de technologie ont-ils affaire?

 

Podington grince des dents en voyant les batteries d’Exeter se faire vaporiser.

Ils ont eu en effet, en revanche: le bleu azur du drapeau sur les trois dirigeables endommagés a laissé place à de larges cercles métalliques.

– Nous sommes prêts avec les missiles thermobariques.

– Tirez.

Un des contre-torpilleurs stationnés près d’Exeter a dans son inventaire des missiles conçus pour la destruction de bunkers, parmi les armes non nucléaires les plus puissantes de l’arsenal britannique.

– Trente secondes.

Les trois missiles accélèrent loin du navire, courbent vers l’armada d’invasion et accélèrent à vitesse supersonique.

– Dix.

Les trois missiles frappent un des dirigeables. Une onde de choc émane brièvement de l’appareil avant qu’une boule de feu ne l’englobe.

– Prends ça! crie un des analystes.

L’enthousiasme, pour une fois, semble justifié: l’appareil semble ralentir, et le processus de réparation ne semble pas réagir aussi rapidement.

– Il décélère. Regardez les vecteurs.

Une vibration se propage sur chacun des panneaux constituant sa surface.

Dans la salle de commande, tous restent silencieux.

Puis l’appareil se fissure en deux, la forme familière de la nef supportée par une enveloppe se fractionnant.

Le cri de victoire de Podington n’a pas le temps de franchir ses lèvres, cependant, que les morceaux flottent, se dispersent et adoptent la forme de plateformes aériennes.

– Oh non.

Puis les tirs commencent, chacune des plateformes déversant sur le sol une avalanche de jets d’énergie calcinant routes et bâtiments. La puissance de feu est terrible, annonçant le pire puisque les plateformes mettent le cap sur Exeter.

Un compte-éclair établit que chaque dirigeable contient une trentaine de plateformes, chacune une arme de destruction massive en soi.

La flotte vient de révéler sa véritable forme.

 

– Nous venons de détruire un dirigeable, dit Alberta.

– Enfin! dit Édith. Qu’est-ce que ça a pris?

– Une rafale de missiles thermobariques. Oh non…

– Que se passe-t-il?

– Le dirigeable détruit abritait des plateformes de bombardement, qui poursuivent l’attaque!

– Oh misère.

Édith regarde sa console: les forces de l’Alliance avertissent de s’éloigner des dirigeables; une « attaque majeure » aura lieu dans cinq minutes, avant que la flotte n’atteigne les centres urbains.

Édith sait ce que ça veut dire.

– Zara, je pense qu’il est temps d’atterrir à Rennes pour le ravitaillement.

– Je n’en demande pas mieux.

– Allons-y le plus vite possible. J’entre les coordonnées.

 

– Autorisez l’emploi d’armes nucléaires tactiques, dit finalement le commandant de l’état-major chargé de la protection du territoire.

– Mais…

– Que la détonation se produise aussi loin des centres urbains que possible. Entre Yeovil et Salisbury.

– L’onde électromagnétique de nos missiles tactiques nous fera perdre toute capacité électronique dans un rayon de cinquante kilomètres.

– Vous avez une meilleure idée? Continuez de harceler la flotte avec les drones. Retirez les avions pilotés pour former une dernière ligne de défense près de Londres.

 

Zara ne demande vraiment pas mieux que d’arrêter de suivre la flotte ennemie. Suivant les instructions d’Édith et diffusant les codes d’autorisation de cette dernière, elle accélère vers Rennes et se pose à un des dépôts de carburant de l’armée de l’air.

L’Épervier fait bien étrange figure au milieu des chasseurs monoplanes, hélicoptères et microdirigeables de conception européenne. Mais personne ne s’en formalise, et Zara obtient son ravitaillement en un temps record.

Édith ose à peine quitter sa console du regard.

– Nous devrons attendre la fin de la prochaine vague offensive pour décoller.

– Quelle vague offensive? demande Zara.

– Probablement une arme nucléaire.

 

Alors que la flotte optimate continue de se diriger calmement vers Londres — traversant la région comparativement moins peuplée à l’ouest de Salisbury — Podington constate que leurs armes conventionnelles sont plus efficaces contre les plateformes aériennes nouvellement révélées.

Pas beaucoup plus efficace, malheureusement: ils ont réussi à en abattre cinq sur trente, et ils perdent une dizaine d’avions pour chaque plateforme qu’ils réussissent à descendre. L’Angleterre n’aura pas les munitions nécessaires pour terrasser les quelque trois cent trente plateformes qui menacent d’être libérées par la désagrégation des onze dirigeables restants.

Des douzaines d’édifices disparaissent toutes les trente secondes, les plateformes détruisant systématiquement tout ce qu’elles détectent au sol. Qu’arrivera-t-il à Londres?

Ce n’est pas tout de gagner; faut-il encore gagner à temps.

 

Le ravitaillement est pratiquement achevé quand, soudainement, un terrible flash à l’est force Édith à fermer les yeux, puis couvrir ses oreilles.

– Accrochez-vous, ouvrez la bouche et bloquez-vous les oreilles! crie-t-elle.

Quelques moments plus tard, un terrible grondement secoue l’Épervier, une vibration accompagnée d’un souffle d’air chaud pour produire la pire sensation qu’elle n’ait jamais ressentie. Heureusement qu’ils se trouvent à plus de cinquante kilomètres de la détonation. L’équipement électronique blindé de l’Épervier semble tolérer l’onde de choc électromagnétique.

– Qu’est-ce que – c’était une arme nucléaire?

– Une petite. Quand allons-nous pouvoir reprendre l’air?

– Oh, ciel, dit Zara. Encore cinq minutes.

 

La détonation, comme prévu, désactive les équipements électroniques de surveillance situés dans la région. Quelques minutes seront nécessaires pour les réinitialiser.

En attendant, la flotte ennemie peut agir à sa guise sans qu’ils aient de nouvelles informations, les écrans du centre de coordination devenus aveugles.

– Envoyez un avion de reconnaissance!

 

Zara active les réacteurs de l’Épervier pour reprendre de l’altitude lorsque les batteries de la base militaire s’activent et commencent à tirer en direction est, les traînées blanches des obus et missiles indiquant clairement cette direction.

– La détonation nucléaire ne les a pas achevés? demande Étienne.

– Espérons qu’il s’agisse d’une attaque de finition… nous le saurons dans une minute, répond Édith.

Zara a une impression sinistre, et accélère l’Épervier vers le nord.

Quelques instants plus tard, ses intuitions sont confirmées: de puissants jets d’énergie viennent détruire la base militaire derrière eux.

L’onde de choc secoue l’Épervier, menaçant la stabilité de l’appareil. Trois des moteurs sont surmenés à tenter de maintenir l’appareil en l’air, secouant les occupants du pont. Des cris se font entendre lorsque le plancher commence à pencher périlleusement sous eux.

– Je l’ai! Je l’ai! dit Zara en redirigeant une partie de l’énergie d’un réacteur à l’autre pour rétablir la stabilité de l’Épervier.

Les quelques secondes suivantes sont difficiles, mais elle parvient finalement à stabiliser l’aéronef.

– Il faut retourner plus près de la flotte, dit Édith.

Zara obéira à cet ordre pendant un moment, mais dès que la situation deviendra trop dangereuse, la Française pourra bien marcher jusqu’au front. Zara a son carburant; le reste peut bien appartenir aux héros.

– Misère, échappe Édith après un moment, alors que les senseurs de l’Épervier se lient aux systèmes européens.

– Qu’y a-t-il?

– C’est loin d’être terminé.

 

– Les Européens nous rapportent que cinq dirigeables se sont fractionnés en réponse à leur attaque nucléaire. Il y a maintenant quatre-vingts plateformes aériennes bombardant tout sur leur passage vers Paris.

– Nous avons une longueur d’avance sur eux, dit un des analystes… mais elle n’est pas énorme.

Car, émergeant du vide électromagnétique, une flotte similaire se dresse sur leurs écrans, constituée de six dirigeables entiers et d’une centaine de plateformes.

– Est-ce que nous pouvons effectuer une nouvelle attaque nucléaire?

– Nous manquons de zones inhabitées. N’importe quelle détonation nucléaire tuerait plus d’une centaine de milliers d’habitants. Il ne reste que cent kilomètres entre la flotte et Londres.

– Le coût en vies humaines sera pire si nous ne faisons rien. Je veux une autre détonation nucléaire au centre de la flotte. Ensuite, toute la gomme sur les plateformes restantes. Préparez l’infanterie mobile lourde.

 

– Nous commençons à manquer de temps, murmure Édith sans se soucier de qui peut l’entendre.

Les calculs sont simples: trop de puissance de feu ennemie, pas assez de capacités offensives européennes. Les Britanniques vont peut-être s’en tirer, mais ils disposent de davantage de force offensive. Les forces européennes, elles, sont pratiquement à sec en attendant les renforts en route, et la flotte optimate débutera bientôt son bombardement de la métropole parisienne.

Alors que l’Épervier course au-dessus la France pour rattraper la force offensive, elle commence à se demander pourquoi ils s’acharnent autant. La mathématique de destruction optimate est implacable: ils sont impuissants à empêcher la destruction de Paris.

Puis, à son horreur, elle voit une plateforme se séparer du groupe et se diriger dans leur direction.

Désolé, parents et amis, j’ai tout essayé…

 

La deuxième détonation nucléaire à avoir lieu sur le territoire britannique se produit un peu au nord-ouest de Basingstoke, réclamant un total de soixante-huit mille vies.

Podington entend les prières impromptues se multiplier dans le centre de coordination. Si la première détonation était un coup d’essai, l’état-major attend des résultats tangibles en échange des sacrifices de cette deuxième.

Quand les écrans reprennent vie, les sentiments dans la salle de coordination sont partagés: il reste deux dirigeables intacts, et plus d’une centaine de plateformes à l’œuvre, détruisant tout ce qu’elles peuvent survoler.

– Les armes nucléaires sont maintenant interdites, annonce le premier ministre.

– Tout le reste est sur la table.

– Même le cercle de défense antibalistique?

– Surtout ça.

 

Zara active les contre-mesures, mais la plateforme n’est pas bernée: elle file à toute allure vers l’Épervier. Ce ne sera qu’une question de secondes avant qu’elle n’ouvre le feu…

Étienne prend sa main, et elle la serre en retour.

Puis la plateforme explose, et une voix familière se fait entendre sur leur radio.

– Alberta? Zara? Étienne? demande James Halk. On dirait que vous avez besoin d’aide.

 

James pilote le Crapaud pour être bien visible par l’équipage de l’Épervier, une quinzaine d’autres Crapauds en formation autour de lui.

C’est la première fois qu’il mène la cavalerie à la rescousse, et ce fut beaucoup plus compliqué qu’il ne l’aurait cru. Convaincre ses supérieurs que l’escadrille complète des Crapauds disponibles était requise pour venir au secours d’un monde parallèle n’avait pas été trivial.

– J’aurais un service à vous demander.

 

– Dirigez-vous le plus près possible de la flotte ennemie, dit James. Je veux collecter plus d’information.

– Ils vont lancer une deuxième attaque nucléaire! s’exclame Zara.

– Ça ne sera pas nécessaire. Vous allez voir.

Zara espère que James sait ce qu’il fait. C’est habituellement le cas, mais cette fois les événements échappent à tout contrôle.

Néanmoins, elle remet le cap sur la flotte et accélère l’Épervier.

Il a mérité sa confiance.

Devant eux, un dirigeable se disloque, révélant ses plateformes. Elles se répandent dans toutes les directions… y compris celle de l’Épervier.

– Nous avons un problème, dit Édith.

– James? Maintenant serait un excellent moment.

– J’espère que vous avez de bons capteurs, parce que vous allez vouloir revivre ce moment plus tard.

 

James achemine les informations reçues de l’Épervier dans son réseau et active la communication avec son escadrille.

– Vous avez vos ordres, mesdames et messieurs. Allons secourir nos cousins français.

Il envoie le signal et, quelques instants plus tard, se matérialise au-dessus du ciel parisien. Il pointe son Crapaud plus qu’il ne le conduit: indiquant les cibles à atteindre, et laissant l’appareil faire le travail.

Quinze autres Crapauds l’imitent. Le ciel de la capitale française s’illumine de jets rouge et or, témoin de puissants rayons déchargés en direction de la flotte ennemie. Les ordinateurs des Crapauds analysent les effets de chaque tir, permettant à leurs attaques de devenir de plus en plus efficaces.

Les plateformes semblent désemparées face à ces nouvelles attaques: la mobilité des Crapauds est exceptionnelle, et leurs boucliers absorbent les tirs ennemis sans trop de problèmes.

James se souvient d’une simulation à laquelle il avait assisté, il y a des mois, mettant en scène un affrontement entre Crapauds et forces armées conventionnelles. Le scénario s’était soldé par une victoire écrasante des exosquelettes.

Mais rien ne vaut une réelle démonstration. S’ils s’en tirent, le rapport final de mission justifiera à lui seul l’investissement fait pour obtenir autant de Crapauds.

Sans hésiter, il poursuit l’offensive.

 

– Les Français semblent avoir reçu de l’aide.

– Hé bien nous n’avons pas besoin d’aide, dit Woolwich; nous sommes britanniques!

Podington n’en est pas aussi certain: au rythme où ils terrassent les plateformes, la moitié de Londres sera en feu avant qu’ils n’aient terminé. Même si la population parvient à rejoindre les abris, le nombre de victimes sera abominable.

– Nous sommes en position pour relâcher l’infanterie mobile lourde.

L’utilisation des exosquelettes d’infanterie mobile lourde si près de la capitale constitue un plan encore plus insensé que l’utilisation d’armes nucléaires au-dessus du sol britannique. Alors que le bombardier survole les deux dirigeables, Podington se retient de crier d’arrêter cette charade stupide.

Le bombardier ouvre ses portes et l’infanterie lourde saute bravement en dehors de l’aéronef.

Chutant à pleine vitesse, les deux fantassins à l’intérieur de chaque armure humanoïde n’ont que quelques secondes pour diriger leur atterrissage. La plupart d’entre eux atteignent leur objectif, s’écrasant lourdement sur l’un des zeppelins. Immédiatement, ils activent leurs armes de poing et commencent à percer d’arcs électriques l’intérieur des dirigeables.

De multiples éclairs scintillent autour du premier dirigeable, qui tente de se séparer, mais une défectuosité interrompt le processus et l’appareil chute d’une pièce vers le sol. Podington grince des dents alors que le dirigeable s’écrase dans un quartier résidentiel. Certains des fantassins ont survécu: l’écran central présente l’image d’une des armures levant ses gigantesques bras vers le ciel en signe de victoire.

Ceux ayant atterri sur le deuxième dirigeable ont moins de chance: celui-ci se fractionne quelques moments après le début de leur attaque, et les fantassins sont dispersés sur les multiples plateformes aériennes.

Ils poursuivent leurs attaques, et de multiples plateformes tombent des airs. Autour d’eux, drones, chasseurs et batteries d’artillerie continuent à frapper les plateformes restantes avec tout ce qu’ils ont, mais il en reste trop. Beaucoup trop.

Et voilà que les premières plateformes arrivent en vue de Whitehall, de Big Ben, de Westminster…

 

Dans le ciel de Paris, les Crapauds virevoltent dans toutes les directions au milieu d’un chaos indescriptible.

– Le compte ne cesse de descendre, dit Édith. Une douzaine de plateformes… une demi-douzaine…

– James, interrompt Alberta, Londres a besoin d’aide. Vous pouvez aider aussi?

– OK, je connais les coordonnés de Hyde Park. Je laisse le quart de mon escadrille faire le ménage. Je reviens dès que je peux.

Puis, instantanément, douze Crapauds disparaissent du ciel de Paris.

– Incroyable. Je n’aurais pas pensé…

Puis Zara est violemment projeté en l’air, sa ceinture de sécurité empêchant qu’elle ne s’écrase contre le plafond.

– Qu’est-ce que…

– Nous avons été frappés! crie Étienne. Il nous manque un réacteur complet!

Au grondement des moteurs restant, Zara sait que son appareil est fatalement surchargé. L’Épervier est à quelques moments de s’écraser au centre de Paris.

Alors que l’aéronef chute dans une vrille de plus en plus serrée, Zara aperçoit une aire ouverte près d’une église sur une île au milieu de la Seine. Elle redirige l’énergie du réacteur vers les moteurs restants, amène l’Épervier à effectuer un vol plané et espère pour le mieux. Elle a les dents tellement serrées qu’au violent contact avec le sol, sa mâchoire est à peine secouée.

 

C’est Podington qui réalise en premier que l’apparition soudaine de nouvelles forces au-dessus de Big Ben n’est pas un problème supplémentaire.

– Ne les ciblez pas! Ils sont ici pour nous aider! dit-il lorsque la confirmation de James paraît sur sa console.

Mais les actes de l’escadrille de rescousse paradimensionnelle de James parlent d’eux-mêmes: prenant position au-dessus de Westminster, ils abattent toutes les plateformes aériennes qui menacent Londres. Se répartissant en éventail, élargissant le périmètre de sécurité autour de leur point d’arrivée, les étranges véhicules savent exactement là où tirer pour anéantir les plateformes aériennes. Ils agissent en équipe et, avant peu, éliminent le reste de la menace.

– On peut faire quelque chose d’autre pour vous? demande James en circuit ouvert.

– Il y a quelques plateformes autour d’Exeter, répond un analyste incrédule, mais nous allons nous en occuper.

– L’essentiel de la menace devrait être écarté. Que Kevin Podington se tienne prêt à obtenir un rapport complet de ma part et une ouverture diplomatique formelle de mon gouvernement d’ici une journée ou deux.

Puis l’escadrille de James disparaît.

Un moment de silence est nécessaire avant que la salle de coordination comprenne que tout est fini.

Puis, malgré la destruction et la mort qui ont gâché la journée et qui terniront les mois à suivre, ils poussent des cris de victoire.

 

Ce n’est que lorsque Zara regarde autour d’elle et entend l’arrêt des moteurs restants qu’elle se permet de relaxer. L’Épervier a été endommagé et ne pourra pas redécoller sans réparations, mais elle a atterri là où elle voulait et son équipage est en vie.

Sur la console toujours fonctionnelle, elle voit que si le ciel au-dessus de Paris est noir de fumée et de débris, la menace optimate est terminée. Plus loin, les rapports confirment que Rennes semble repousser les dernières plateformes avec l’aide des bases militaires du sud de la France.

– Je pense que l’on peut sortir, dit-elle à son équipage.

Après un moment, Édith et Alberta semblent réaliser que plus rien n’est de leur ressort et qu’elles peuvent se permettre d’examiner la réalité d’elles-mêmes, sans console.

Zara, elle, est déjà dehors à fixer le sol de pierre sur lequel ils ont aussi peu gracieusement atterri.

C’est Étienne qui est le premier à lui mettre la main sur l’épaule.

– De la bonne conduite, tout ça, lui dit-il à l’oreille. Tu veux un lieutenant pour tes prochains voyages?

Elle le regarde, et il est impossible d’ignorer l’admiration et l’affection dans ses yeux.

– J’ai réalisé depuis quelques jours que nous faisons une vraiment bonne équipe. Qu’est-ce que tu en dis?

– Mais toi et Alberta…

Il hoche la tête.

– Tu ne te compares même pas à elle.

Pendant un moment, elle ne sait plus quoi dire, tellement sa gorge est serrée.

– Je n’ai pas besoin d’un employé, mais d’un partenaire à part entière.

– Ça me convient.

Puis il se penche vers elle et elle vers lui.

 

Paris a beau être dévastée, Édith sourit en laissant son poids passer d’un pied à l’autre, trop contente d’être revenue sur le plancher des vaches. Le soleil brille, la journée s’annonce belle, et elle a rempli son mandat: l’Europe est à nouveau en sécurité.

Demain, il y aura quantité de paperasse à remplir. Après-demain, il y aura une nouvelle menace à terrasser. Mais aujourd’hui, il y a une victoire à célébrer.

Et il y en a deux qui semblent déjà en profiter. Un toussotement de sa part vient les interrompre.

– Tu as planifié ton atterrissage? dit-elle en montrant à Zara l’église derrière eux.

Zara regarde là où pointe Édith et s’aperçoit qu’elle a réussi à atterrir sur la Plaza en face de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

– Vous avez bien choisi votre endroit pour un premier baiser.

Zara baisse le regard: ils se trouvent au-dessus d’une étoile taillée à même le roc de la Plaza où elle peut lire « Point Zéro des routes de France ».

– Tous les chemins mènent ici. Ou, vu d’une autre perspective, vous pouvez vous rendre n’importe où à partir d’ici.

 

James active la procédure du retour et laisse le Crapaud faire le reste du travail.

Il n’a pas perdu une seule unité tout en repoussant une invasion ennemie et prévenant une guerre mondiale.

De retour au centre de commandes, il sort de l’habitacle du Crapaud, sautille sur son unique jambe et s’effondre au sol alors que techniciens et médecins se précipitent autour de lui.

Il a réussi. Malgré tous les obstacles, malgré toutes les découvertes, les aventures, les contretemps, il a réussi là où tant d’autres se seraient retrouvés complètement dépassés.

Il sourit, et ne sait trop s’il s’agit d’endorphine, de plaisir, de satisfaction ou de victoire.

Puis il voit Carmella se pencher au-dessus de lui et sait pourquoi il sourit.

 

Épilogue. Boucles

Après deux semaines d’escalade quotidienne, les doigts déjà durs d’Édith sont couverts d’une couche supplémentaire de corne, ce qui l’aide lorsqu’elle les glisse dans les crevasses de la falaise qu’elle grimpe. Aucun équipement autre qu’une bonne paire de chaussures, une bouteille d’eau à la ceinture et des lunettes de soleil.

À chaque midi depuis quinze jours, elle quitte la cabine qu’elle loue au milieu des Pyrénées, descend la montagne par un sentier puis remonte roche par roche. L’exercice est dur, mais c’est exactement ce dont elle a besoin après six semaines folles suivant les événements de Paris.

Elle se concentre alors qu’elle est à quelques mètres du sommet et de sa cabine. Luttant contre la gravité, contre son corps, parfois contre la surface humide de la roche, elle n’a pas à penser aux interminables enquêtes, réunions et interrogatoires qui ont suivi ce que tous appellent déjà l’incursion optimate. Les gouvernements n’ont pas tenté de camoufler une attaque majeure contre les territoires de la Grande-Bretagne et de l’Europe, surtout que cette dernière a mené à une détente entre les deux empires. Lorsqu’Édith a finalement obtenu son congé, en attendant les résultats de l’enquête au sujet de ses agissements, la suggestion d’établir un conseil de sécurité global gagnait déjà du terrain.

Elle évite le plus possible les actualités depuis lors.

La sueur coule le long de son torse lorsqu’elle parvient finalement au sommet de la falaise. Habituellement, elle se dépêche d’aller prendre une douche, mais cette fois-ci elle constate la présence d’un visiteur.

Heinrich est assis sur le porche avant.

– Tu sors parfois de ton bureau, patron?

– Les rumeurs au sujet du contraire sont vastement exagérées.

– Est-ce que l’Europe a à nouveau besoin d’être sauvée?

– Non, à cet égard les choses sont tranquilles. Mais j’ai pensé que tu aimerais connaître les résultats de l’enquête disciplinaire à ton sujet.

L’enlèvement d’Alberta Podington n’avait pas fait que des heureux, surtout après que le lien avait été établi entre ses actions et la destruction d’une partie du centre-ville de Richmond.

– Les échafauds pour moi?

– Au contraire: aucune action disciplinaire. L’intervention de Podington père et fille a beaucoup aidé les choses.

– Arrête, sinon je vais penser que les Anglais sont sympathiques.

– Tu n’auras pas beaucoup le choix, parce que c’est à Londres que tu te diriges.

– Pour longtemps?

– Quelques jours seulement. Les diplomates ont négocié une entente importante, et on demande ta présence de l’autre côté de la Manche.

– Vraiment?

– Requête officielle du bureau de premier ministre.

– Et après?

– Tout le monde s’attend à ce que tu reprennes ton travail. En fait, tu peux probablement avoir le mien si tu veux.

– Non merci; je n’ai pas ta patience à traiter avec la bureaucratie.

– Ciel, un compliment. Évidemment, il y aura des ajustements: plus possible pour toi d’opérer clandestinement étant donné ta nouvelle notoriété.

– Je suppose que Gergana aura finalement sa promotion. Je suis vraiment si brûlée?

– C’est tout juste si nous ne recevons pas des photos de toi accompagnées de demandes d’autographes. Tu pourrais probablement passer la prochaine année à donner des conférences dans les académies de services secrets. À l’exception de Richmond; ils te détestent encore là-bas.

– On me jugera à la qualité de mes ennemis.

– Justement, je pense que les Anglais ont un projet de collaboration à te proposer.

 

Podington n’aurait jamais cru arriver à ce point, mais le voilà habillé de son meilleur uniforme cérémonial, dans une salle du palais de Buckingham réunissant à la fois la reine, l’ambassadeur des Nations Unies de l’univers de James Halks, le président de l’assemblée européenne, la représentante du nouveau gouvernement d’Albion ainsi qu’un observateur optimate. Tous ici pour officialiser un traité de non-agression entre l’Empire et l’Alliance ainsi que la remise d’une boîte noire entourée de quatre soldats lourdement armés.

Les caméras flashent, les signatures sont inscrites sur parchemin, les discussions feutrées continuent. Les médias ne cessent de répéter depuis des heures que l’histoire s’ébauche présentement dans cette pièce. Peut-être que c’est même vrai.

– On me dit que les choses ont beaucoup changé en quelques semaines et que le mérite vous en revient, dit Bell en accostant Podington.

Bell devrait savoir: comme meneur de la coalition de scientifiques de gauche, il fut le premier en lice pour évaluer les nouvelles technologies, artefacts culturels et permissions approuvées par Podington.

En plus du Crapaud retourné par le gouvernement de James.

– Mon groupe réagit aux dangers qui se présentent à nous, répond Podington, et l’apparition de nouveaux dangers nécessite de nouvelles approches.

– Je suis tout de même impressionné que vous ayez décidé de laisser à l’Alliance une copie de notre Semence.

– C’est politique: Les Frontistes sont sur le point de libéraliser leurs propres marchés, et la technologie offerte par nos amies des Nations Unies paradimensionnelles sera à la disposition de tout le monde.

– Néanmoins, j’admire le geste.

– Étant donné l’intervention optimate, il faut bien être gentils l’un avec l’autre, n’est-ce pas?

– Est-ce que la Semence trouvera son chemin en Extrême-Orient?

– Je ne travaille pas au département des affaires extérieures.

– Bien sûr. J’oubliais que vous prétendez toujours ne rien savoir sur ce qui vous concerne.

– L’ignorance a ses avantages.

Bell, sentant la patience de Podington tirer à sa fin, tire sa révérence. Il est remplacé par une grande et dure brunette, qu’il reconnaît d’un long rapport à son sujet.

– Mademoiselle de Libourne?

– Appelez-moi Édith, s’il vous plaît. Les soi-disant gentlemen sudistes m’ont prouvé que la politesse n’est pas un substitut pour une véritable intégrité morale.

– Je vous remercie d’avoir aidé ma fille… après un faux départ.

Podington anticipait la réaction de Libourne à cette pointe délibérée, et il est content de voir qu’elle accuse le coup. C’est une dure, mais elle a une conscience. Ça le rassure — et ça lui confirme qu’il peut travailler avec elle.

– Je présume que vous avez entendu parler de la nouvelle politique de nos gouvernements envers les États confédérés.

– L’éradication de cette abomination sera un service public.

– Vous accepteriez donc de faire partie d’une équipe de planification à ce sujet?

– Non.

– Pardon? Je croyais…

– Je ne ferai pas partie d’une équipe de planification. Je ne veux rien de moins qu’un siège sur l’équipe d’exécution.

– Dans ce cas, nous serons en mesure de nous entendre.

– Pourvu qu’il n’y ait pas de demi-mesures, je suis avec vous.

– Nous commençons lundi.

– J’amène les beignets. Comment se porte Alberta, en passant?

– Alberta vous fait parvenir ses salutations. Elle se prépare à reprendre ses études cet automne.

– Elle sera à une bonne académie?

– La meilleure. Une dont les diplômés sont régulièrement recrutés par le ministère des Affaires étrangères.

– Et ensuite par d’autres organisations moins officielles du gouvernement?

– Seul l’avenir le dictera. Ainsi que ses notes de passage.

– À trop étudier, elle risque de s’ennuyer.

– Oh, le programme d’arts martiaux devrait la divertir.

 

James voit Podington terminer sa discussion avec la représentante européenne et en profite pour l’aborder.

– On me dit que vous avez refusé des promotions, Podington?

– Seulement celles qui ne m’intéressaient pas. Trop gravir les échelons, c’est perdre contact avec les choses intéressantes.

– Il est possible que nos chemins se croisent.

– Ne me faites pas cette mine-là. Être ambassadeur, ce n’est pas la fin du monde.

– Tous les diplomates s’y préparent, mais je ne pensais pas y arriver ainsi.

– Au moins vous vous tenez sur deux jambes.

James sourit en même temps que Podington. Il a passé les six dernières semaines au repos, à attendre que sa jambe repousse, stimulée par tous les trucs nanomédicaux de leur inventaire. Elle est toujours un peu trop blanche et chétive, mais les docteurs lui ont déjà confirmé qu’il n’y verra bientôt plus de différence.

– Vous êtes également venu en excellente compagnie, dit Podington en indiquant Carmella du menton.

James se retourne et a à nouveau le souffle coupé: elle est resplendissante dans sa robe rouge et sa posture d’une représentante d’état.

– J’espère que vos deux rôles officiels ne présenteront pas de problèmes.

– Nos gouvernements s’entendent bien et ne sont pas en compétition. Je suis certain que nous pouvons agir comme couple et comme ambassadeurs respectifs à l’Empire britannique sans problèmes. Si ça en devient un, je hâterai la date de ma retraite.

– Prêt à rester sur ce globe, alors?

– On me dit qu’il y a d’excellentes propriétés à acheter à Albion, surtout après l’exil volontaire d’une partie des fondateurs pour l’Oregon.

– Je suis ravi d’apprendre que j’aurai affaire avec vous pendant quelques années, alors.

– On me dit que vous travaillez sur un projet au sujet des États confédérés. Vous voulez m’en dire plus?

 

Le soleil se lève sur la mer des Caraïbes, et Zara est sur le pont de l’Épervier pour en admirer les reflets.

Elle n’est pas tout à fait habituée au sentiment de posséder son propre aéronef. Après discussions avec des représentants de l’Empire et de l’Alliance, tous ont conclu que Zara désirait l’Épervier plus que n’importe quelle autre récompense. Le reste s’est arrangé très rapidement.

Après des années d’exil, elle est retournée à Haïti pour confronter son passé, et est passée de surprise en surprise en découvrant la mort de son père, l’accueil de sa tante, et tout le bien qu’elle pouvait faire dans sa communauté d’origine.

Elle entend un bruit de pas derrière elle et recule pour profiter des mains d’Étienne qui l’enlacent. À tout point de vue, c’est un excellent partenaire et elle se sent profiter de sa présence de plus en plus chaque jour.

Les choses pourraient s’améliorer si Richmond rescindait la récompense sur sa tête, mais elle a appris discrètement que ce ne serait peut-être plus un problème très longtemps, et que l’aide d’une ressource locale pourrait être utile.

Alors que la couleur de l’océan évolue avec le lever du soleil, elle se dit qu’il n’y a pas à courir: chaque jour est plein de possibilités.

– Fin –