Pax Victoriana, épisode 4 de 6, de Christian Sauvé

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Chapitre 9. Complications

– Nous devons aller à San Francisco dès maintenant, insiste James.

– Je ne suis pas d’accord, dit Carmella.

– Pourquoi donc?

– Penses-y un moment: peu importe qui sont les opérateurs de ton… Crapaud, ils viennent d’être alertés de l’existence d’un adversaire qui connaît l’appareil et qui peut en prendre contrôle.

– Le plus longtemps nous attendons, le plus longtemps qu’ils ont pour tout vider et changer d’endroit.

– Restons calmes: s’ils sont établis dans un entrepôt à San Francisco, ils s’y sentent suffisamment loin d’ici pour être en sécurité. De plus, la ville est surchargée d’attention policière. Ce serait un suicide d’aller y voir maintenant.

James se sent inhabituellement impatient. L’adrénaline de la confrontation avec le Crapaud est toujours présente dans ses veines, et la frustration d’avoir été si près du but est intolérable. Heureusement, Carmella semble comprendre son état d’esprit.

– Y a-t-il moyen de gazer leur entrepôt aux neurotoxines?

– Désolé, mes contacts ne sont pas aussi bien placés.

– Mais…

– En revanche, j’ai dépêché une demi-douzaine de sympathisants assez fiables pour tenir l’entrepôt sous surveillance discrète. Nous allons être alertés s’il se déroule quoi que ce soit d’inhabituel. D’ici demain midi nous devrions avoir plus d’information, et nous pourrons alors décider d’y aller ou pas

– Merci.

– Pas de remerciements nécessaires. Si tu as raison et qu’il s’agit d’une tentative de tripoter les élections, je vais les chasser jusqu’au dernier.

 

Édith compose et envoie un rapport purement factuel à ses supérieurs par la messagerie sécuritaire de l’ambassade avant de s’interrompre et se demander ce que tout cela veut dire. À quoi a-t-elle véritablement assisté?

À la recherche d’indices, elle consulte les informations et n’est pas rassurée: la compression des événements donne l’impression que l’évacuation de la Plaza, la destruction de la scène et les émeutes se sont déroulées en même temps, et on présente beaucoup plus d’images de vandalisme et d’affrontements que de la fin du rallye.

En même temps, il ne faut pas creuser très longtemps sur les réseaux de communication locaux pour découvrir d’autres regards sur l’appareil détruisant la Plaza: Mikael et elle n’étaient pas les seuls terrés autour de la Plaza, parce qu’il y a plusieurs clips vidéo montrant l’engin de différents angles.

Alors? Que s’est-il passé?

À première vue: il s’agissait d’une intervention policière abusive virant en destruction de propriété, puis en chasse à l’homme.

Sauf que les détails ne concordent pas ensemble. Sauf qu’elle est certaine qu’il n’y a rien dans l’inventaire d’Albion correspondant à cette technologie. Sauf que l’intervention ne semble pas favoriser un côté ou l’autre, se contentant de faire monter les tensions.

En l’absence de certitudes, Édith se contente d’écrire un autre rapport, celui-ci rempli de questions sans réponses et d’hypothèse bâclées. C’est le type de document qu’elle préfère ne pas devoir envoyer. Comme professionnelle, elle déteste les énigmes ouvertes. Ça sent trop le travail inachevé.

Elle éteint sa console et fixe le mur de la chambre qu’on lui a réservé à l’ambassade. Elle n’entend aucun bruit autre que celui du ventilateur: les chambres de l’ambassade sont bien insonorisées pour préserver la confidentialité de ceux qui y travaillent, et il est tard dans la nuit. Kitti ne sera pas disponible avant demain matin, et à moins d’imposer une communication directe coûteuse avec le bureau, Édith n’a personne avec qui échanger des idées.

Elle se prépare pour aller se coucher, mais une idée lui revient alors qu’elle se glisse dans son lit. Réactivant sa console, elle fouille dans l’index des photos de Mikael, et trouve un bon cliché de la jeune blonde qui se trouvait à côté d’eux dans le café. Son visage lui dit encore quelque chose, sans qu’elle se souvienne pourquoi.

Elle envoie l’image à son équipe d’analyste, avec une note de vérifier dans les archives pour une correspondance.

 

Il n’est pas encore neuf heures à Londres, et la journée de Podington va de mal en pis.

Sa journée débute avec une paire de rapports lui indiquant qu’Alberta se trouve soudainement au sein d’une ville paralysée par des troubles civils, mais aussi qu’elle a elle-même échappé de peu à des confrontations entres protestataires et policiers. L’analyse de James, parvenue séparément, n’est guère plus rassurante: il n’est pas nécessaire de lire entre les lignes pour s’apercevoir que le paradiplomate ne comprend pas tout à fait la situation dans laquelle il est plongé, et cela a de quoi terrifier Podington. Avec un peu d’influence, il pourrait mobiliser un vol suborbital jusqu’à Albion. Peut-être que…

Mais avant de poursuivre cette ligne de pensée, une autre demande urgente arrive dans sa boîte aux lettres. Cette fois-ci, c’est une requête officielle… et impossible à remplir avec honnêteté.

En cinq minutes, il est dans le bureau de Thorburn.

– Qu’est-ce que c’est que ça? dit-il en indiquant la demande.

– De quoi parles-tu?

– La demande de Gibson. Réévaluer notre recommandation sur l’introduction des technologies de clonage in vitro.

– Ah, ça. Ça me paraît raisonnable.

– Non, ce n’est pas raisonnable. Nous avons répondu à cette demande il y a trois mois, lors de la réévaluation quinquennale du plan stratégique des technologies médicales. Les recommandations de mon analyste n’ont pas changé: ce n’est pas une technologie avec une valeur humanitaire, et son introduction sans la compréhension des mécanismes de base…

– Je n’ai pas besoin d’expliquer les raisons qui ont mené à la demande de réévaluation.

– Quoi, les pressions faites par Lord Crossharbour? C’est un de nos critiques le plus inflexibles, en grande partie parce qu’il est propriétaire de cliniques qui pourraient vendre de parfaits petits clones à chaque membre de l’aristocratie. Alors oui, je comprends les raisons qui ont mené à la demande, et c’est une tentative d’ingérence politique dans notre fonctionnement.

– Est-ce que tu refuses de réviser la recommandation?

– Je compte réitérer nos conclusions précédentes et ajouter que je ne vois aucune raison de les reconsidérer.

– Ça ne fera pas plaisir à certaines personnes.

– Est-ce que j’ai un ordre écrit de procéder à une révision?

Thorburn hésite et Podington sait qu’il l’a acculé au mur: si Thorburn ordonne une révision par écrit, c’est sa signature qui sera contestée si jamais un journaliste ou un membre de l’opposition populiste déniche l’affaire.

– Ce n’est pas une bonne idée de se mettre à dos des membres influents de la haute classe.

– Ce n’est pas non plus une bonne idée d’ignorer une cinquantaine d’années de précédents. Qu’est-ce que l’Empire peut faire de plus pour Crossharbour? L’armée a bien réussi à mater la rébellion quand le scandale de la traite de brunes dans ses cliniques est sorti il y a trois ans.

Thorburn gesticule de la main, comme pour faire disparaître l’affaire.

– Je suis surpris, dit Podington, que ce soit à un fonctionnaire de mon échelon que revienne une telle décision. Il me semble que ce type de requête est habituellement traité par les hauts gestionnaires.

– Nous avons suffisamment parlé de ce dossier, Podington. Y a-t-il autre chose?

– Pas pour l’instant.

Mais Podington bouille toujours en retournant à son bureau. Clairement Thorburn lui a refilé une demande qu’il savait peu éthique, et ce n’est pas à lui de devoir être la voix de la raison dans ce type de situation. Cet événement, s’ajoutant à la découverte que quelqu’un quelque part dans les services secrets britanniques falsifie le fichier Albion, lui fait se demander jusqu’où règne le problème. À qui peut-il faire confiance?

 

Les nouvelles matinales ne sont pas meilleures, se dit James en consultant les actualités.

Le conseil de ville a réagi au chaos de la veille avec une main de fer. Les élections sont toujours suspendues. Le centre-ville est verrouillé serré, les transports autorisés devant contourner le noyau de la ville. Le couvre-feu s’étend de vingt heures à six heures. Une bonne partie du système de communication est bloqué.

Mais personne ne semble être berné, et même le canal d’actualité public diffuse une proportion anormalement élevée de commentaires sceptiques. Quelques éditorialistes n’hésitent pas à contester les motifs politiques des actions du conseil.

Alberta arrive à la résidence Diaz alors qu’il est captivé par la consommation de toute cette information. Elle avait insisté pour venir lui ternir compagnie après avoir reçu son message de la veille. James sait bien qu’elle veut vérifier l’exactitude de ce qu’il envoie à son père et ça ne le dérange pas vraiment: Taylor étant parti enquêter à San Francisco bien avant son réveil et Carmella s’occupant à mener ses propres opérations dans une autre partie de la maison, il commençait à s’ennuyer d’avoir quelqu’un avec qui discuter des développements.

– Alors, dit-elle, où en sommes-nous?

– Pas beaucoup plus avancés. Les autorités d’Albion tentent de contenir la situation comme des adolescents ayant découvert le manuel du parfait petit totalitaire.

– Ils ont de l’expérience. Est-ce que ça peut réussir?

– Pas du tout. La contre-réaction est déjà commencée. Si le Harfang termine sa mise à niveau aujourd’hui, ça ne serait pas une mauvaise idée d’aller se stationner au nord de San Francisco.

– Et ton… Crapaud est au milieu de tout cela?

– Il y a quelque chose qui ne concorde pas avec la manière dont le Crapaud a été utilisé… ça montre peut-être leur manque d’expérience avec l’appareil.

– Mon père demande si l’Alliance aurait à voir là-dedans.

James hausse les épaules.

– Je ne connais pas assez les rouages de votre géopolitique pour deviner si l’Europe veut scinder Albion en deux. Mais je doute que l’Alliance ait trouvé le moyen d’extraire le Crapaud du protectorat américain, de laisser un piège nanotechnologique et d’opérer à même l’arrière-cour d’Albion! Ça te semble possible, toi?

– Pas vraiment.

– Exact. Et la même chose va pour le Japon, la Chine ou les autres mini-empires qui existent à l’ombre de votre hégémonie. Une faction rebelle de votre gouvernement, peut-être?

– Improbable.

– Et pourtant, nous commençons à manquer de suspects.

 

C’est avec des sentiments partagés que Zara quitte l’aéroport pour explorer Albion de nouveau.

Étant donné les événements de la veille, elle préférerait passer la journée dans le confort du Harfang, mais l’équipage doit quitter la baie de reconstruction pour la remise à jour de l’aéronef. Des chaises et une table sont disponibles dans le foyer du reconstructeur, mais Zara ne peut justifier se trouver à Albion sans l’explorer davantage.

Elle peut, au moins, passer la journée en compagnie d’Étienne. Alberta avait l’air distante ce matin, préoccupée par ses communications avec son père. Elle avait quitté l’aéronef plus tôt durant la journée, disant vouloir rejoindre James à l’adresse qu’il leur avait laissée. Aussi bien profiter de l’opportunité. Quand Zara lui propose un tour en ville, loin de la plaza pour éviter les barrages, il accepte avec un enthousiasme suffisant.

Mais en plein cœur des banlieues, dans un quartier recommandé pour ses petites boutiques, l’idée perd son intérêt.

– Peut-être que l’on peut retourner à l’aéroport, dit Étienne.

La météo est belle, mais le trottoir est désert: les rares piétons marchent rapidement, comme s’ils craignaient de rester exposés trop longtemps.

– Tout va s’améliorer quand nous allons trouver un endroit intéressant, dit Zara.

Un homme mûr au pas pressé les apostrophe alors qu’il s’approche d’eux.

– Retournez chez vous, les grenouilles. Ce n’est pas votre place ici.

Il ne s’arrête même pas.

Zara et Étienne se regardent et rient plutôt que d’être offusqués.

– Regarde, dit Étienne après un moment, une épicerie!

– Allons-y.

Ils entrent. L’épicerie semble immédiatement familière à Zara malgré l’aspect étrange des emballages et des marques étrangères. Elle explore les étagères avec émerveillement, Étienne et elle découvrant de nouveaux produits. Elle regrette ne pas avoir de besace avec elle; peut-être pourrait-elle revenir faire des emplettes avant de partir d’Albion?

Elle finit par s’acheter des biscuits et un jus peu familier; Étienne s’est emparé de fruits et de boisson gazeuse. Ils payent grâce à leur carte-monnaie, obtenue à l’aéroport. Les prix sont ridiculement bas pour tout ce qui n’est pas un aliment certifié naturel. Il y a des nanomanufactures alimentaires à l’œuvre à Albion…

Ils retournent à l’extérieur, poursuivant leur promenade tout en goûtant à leurs achats. Après quelques moments, Zara remarque qu’une odeur épicée flotte dans l’air.

– Qu’est-ce que…

– Gaz lacrymogènes?

Un véhicule officiel ralentit et leur décoche un avertissement avant de repartir.

– Le couvre-feu a été étendu à ce quartier! Rentrez à l’intérieur!

– Mais…

– Appelons un taxi à partir de l’édifice le plus près, suggère Étienne.

Une boutique de vêtements usagés se trouve tout prêt. Malheureusement, la porte est verrouillée et personne ne vient leur ouvrir.

Ils ont plus de chance à la porte suivante, et se retrouvent dans une librairie. Une jeune femme aux courts cheveux blonds lève les yeux de son livre.

– Qu’est-ce que je peux vous offrir?

– Le couvre-feu a été étendu à ce quartier, et nous avons besoin d’un taxi. Est-ce que…

– Venez, venez! Entrez!

Malheureusement, l’envoi de taxis autonomes ne permet pas d’envoyer un véhicule en zone sous couvre-feu. Lorsque Zara tente de demander plus d’explications, on lui répète qu’un véhicule sera envoyé à leur adresse dès la levée du couvre-feu.

Elle soupire et raccroche.

– Vous pouvez toujours rester ici, dit la jeune femme. C’est tranquille, et je préfère ne pas être seule durant le couvre-feu. De toute façon, ce serait bien mal avisé de sortir maintenant que l’avertissement a été donné.

 

Alberta et James sont toujours rivés aux actualités lorsqu’un appel de Carmella vient les distraire.

Les nouvelles d’Albion ne sont pas encourageantes: des bandes de jeunes activistes manifestent contre l’imposition arbitraire du couvre-feu, ce que le conseil de ville tente de réprimer en élargissant la zone touchée à l’extérieure du centre-ville. Sur les réseaux toujours accessibles règne une discussion enflammée entre les partisans du régime, leurs opposants et les citoyens souhaitant un retour rapide à la normale.

Mais Carmella a du nouveau.

– Venez nous rejoindre à San Francisco. Nous avons des informations au sujet de l’entrepôt. Une aéromobile viendra vous chercher.

Ils sont à l’entrée de la maison une minute plus tard, et n’ont pas à attendre longtemps la luxueuse aéromobile de Carmella.

– Elle est riche, ta nouvelle amie? demande Alberta.

– Elle dirige quelques entreprises.

– « Quelques »? Que fait-elle pendant ses temps libres?

– C’est une révolutionnaire tous azimuts. Elle n’a pas de temps libres.

Il a passé une heure à discuter avec Carmella la nuit précédente, et le résumé rapide de ses occupations a laissé James à bout de souffle. Direction de multiples compagnies, activisme social, œuvres de charité, présence dans les médias… De tous les angles, c’est une femme impressionnante.

L’aéromobile n’a pas les compensateurs inertiels du Crapaud et se déplace grâce à une combinaison rapide de puissants réacteurs pivotants. La poussée les écrase sur leurs sièges à leur départ de la maison de Carmella. Le pilote automatique est réglé au quart de tour; leur trajectoire est droite et nette.

Cette même vitesse les amène d’Albion à un quartier industriel au sud de San Francisco en un peu plus d’une dizaine de minutes. L’aéromobile se glisse gracieusement dans le stationnement d’un entrepôt parfaitement anonyme, perdu dans une mer d’édifices semblables.

Taylor est là pour les accueillir et les accompagner à l’intérieur de l’entrepôt, dans un bureau reconverti en centre de commande impromptu. Carmella est assise devant un écran montrant une vue aérienne du voisinage.

– La bonne nouvelle, c’est que nous avons eu toute l’aide nécessaire pour avancer rapidement dans cette affaire, affirme Carmella avec une fierté non déguisée.

– Qu’est-ce que vous savez?

– Nous avons réussi à repérer l’entrepôt qui a servi de dépôt à ton… Crapaud. J’ai utilisé mes contacts à l’aéroport, les compagnies de transport, même des gens aux services de traque des forces policières d’Albion.

– Impressionnant.

– Mieux encore: quand mes opérateurs ont commencé à renifler autour de l’entrepôt, ils ont rapidement constaté que la sécurité y est de loin supérieure à ce qui serait raisonnable.

Elle affiche une image à l’écran.

– Cette photo a été prise à une distance de un kilomètre. Vous pouvez voir, ici et là et encore là, des senseurs volumétriques.

– Des quoi? demande Alberta.

Carmella la regarde comme si elle était une paysanne.

– Des dispositifs pouvant recréer un environnement de surveillance tridimensionnel. Très utile pour les systèmes de surveillance menés par des intelligences systématiques.

– Voilà qui m’en dit plus, crâne Alberta.

– C’est vrai que vous n’avez probablement pas ça d’où tu viens.

– Revenons à l’essentiel, intervient James avant que les choses ne s’enveniment.

– Nous avons interviewé des habitants du quartier, reprend Carmella. Ils nous disent ne jamais avoir vu les propriétaires de l’entrepôt.

– Jamais?

– Jamais. L’édifice possède des fenêtres noircies, le travail se fait la nuit, même les véhicules qui y entrent ont les vitrines teintées. Les gens se portaient volontaires pour nous raconter leurs soupçons au sujet de cet entrepôt — ce ne serait pas le cas s’il s’agissait d’un dépôt criminel.

– Ils n’ont même pas eu les bonnes grâces de soudoyer le voisinage, dit Zachary.

Tout le monde se retourne pour le regarder.

– C’est ce que font les entrepreneurs criminels les plus compétents. Ils passent faire le tour des environs, laissent un cadeau, suggèrent de tenir l’édifice à l’œil au cas où des malfaiteurs rôderaient dans les parages.

– Mes enquêteurs n’ont révélé aucun sentiment aussi noble dans l’entourage.

– Ça pue les opérations spéciales, dit James.

– Exact. À nous de décider ce que nous allons faire pour en apprendre plus sur ce qui se passe à l’intérieur.

– Qu’en est-il d’envoyer quelques suggestions amicales aux forces policières locales? demande James.

Carmella hoche la tête.

– Difficile en temps normal, impossible aujourd’hui. J’ai demandé et je me suis fait répondre que tous les policiers étaient au boulot, en pleine alerte à cause du risque que les émeutes d’Albion débordent de ce côté-ci. En revanche, nous pouvons agir sans craindre de réponse policière immédiate.

– Quelles sont les forces à ta disposition?

– J’ai une petite équipe spécialisée en surveillance, dit-elle en montrant l’écran devant elle. Mes effectifs armés, en revanche, sont occupés à surveiller les habitations huppées de clients payants à Albion. Ils sont à court d’effectifs, en fait.

– Si nous avons raison, en revanche, c’est ici que se trouve la source du problème!

– Je sais, je sais, mais ils sont complètement débordés.

– C’est un miracle si je suis ici, dit Taylor.

– Ne te flatte pas trop, Zach.

– Reste à savoir si nous devrions passer aux actes, dit Alberta.

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Dans le meilleur des cas, on entre là-dedans et on se retrouve face à face avec des forces spéciales d’Albion. Qu’espère-t-on prouver?

James sourcille alors que la remarque d’Alberta lui donne une idée audacieuse.

– Peut-être que nous pouvons prendre une approche plus musclée.

– Pardon?

– Pourquoi ne pas simplement balancer quelques roquettes sur l’entrepôt?

Un silence suit sa suggestion. Taylor fredonne un air alors qu’il considère l’idée.

– C’est une idée qui a un certain mérite, admet-il.

 

Podington n’aurait pas dû sortir des sentiers battus.

N’importe quel analyste apprend rapidement à obtenir des sources d’information qui dépassent les strictes exigences de son travail. Parfois, c’est un accès à la base de données d’un autre service. Parfois, ce sont des réseaux de rumeurs. Parfois, c’est tout simplement une clé à une salle de dossiers.

Podington a accumulé plusieurs faveurs à l’époque où il travaillait à l’analyse des renseignements pour les Services Impériaux. Il hésite un moment avant de se commettre à outrepasser le cadre de son travail, puis se dit qu’il n’y aura pas meilleur moment pour aller fouiller.

Il commence donc à creuser une hypothèse: quelqu’un, quelque part, falsifie le fichier Albion. Si c’est le cas, il doit exister des documents d’analyse qui ne sont pas adéquatement reflétés dans les sommaires communément accessibles. Il profite de ses propres sources d’information et compare ce qu’Alberta lui a envoyé aux rapports se trouvant dans les fichiers des Services Impériaux.

Les contradictions s’accumulent. L’effort déployé pour manipuler les dossiers est consistant et exhaustif. Certains rapports montrent des signes d’altérations; d’autres ont été soigneusement ignorés.

Quelques noms reviennent, cas après cas, provoquant des sueurs froides et un sentiment de paranoïa chez Podington. Il se met à regarder par-dessus son épaule, à imaginer les alarmes informatiques déclenchées par ses accès.

Un moment plus tard, il décide de jouer sa dernière carte: il utilise son accès administrateur au système de messagerie informatique du département. Ses doutes affinés, il fouille précisément, avec mots clés et comptes ciblés. Il n’est pas aussi doué pour ces recherches que certains de ses subordonnés, mais il se souvient des trucs de son temps d’analyste, et il est très tenace.

De plus, il a l’avantage que ses soupçons le mènent dans la bonne direction.

Éventuellement, il tisse une toile de réseaux d’influence, d’intérêts protégés, de manipulations conscientes et de fuites d’information délibérées. Albion n’est qu’une petite pièce du puzzle, et l’ensemble de ce qu’il découvre finit par le clouer à son siège.

C’est aussi ce qui le convainc que le seul recours qu’il lui reste est inimaginable.

 

Édith est rivée à son écran lorsqu’arrive une réponse du quartier général du Bessec.

L’essentiel de l’avis d’Heinrich est redondant: garder un œil sur la situation, rester loin du danger, examiner les opportunités offertes à l’Alliance centrale, et ainsi de suite. Édith aurait pu rédiger la réponse elle-même.

Mais l’annexe ultraconfidentielle du rapport est tout autre, et Édith se félicite de son éclair de génie.

Car elle avait vu la mince blonde bien avant de l’apercevoir au café la soirée précédente. C’est Alberta Podington, la fille d’un des grands bonzes des services clandestins anglais, un gardien des cordons de la sécurité technologique de l’Empire britannique.

La note supplémentaire de Heinrich, triple crypté à son code personnel, souligne les questions ainsi soulevées: la présence de Podington à Albion ne peut pas être accidentelle, surtout pas alors que le ciel semble tomber sur la ville. Podington fille est étroitement liée à son père, et des sources disent qu’il l’a dépêchée en mission spéciale quelques jours plus tôt.

La réponse la plus simple est aussi la moins rassurante: l’Empire britannique sabote plus que l’Europe. L’envenimement des clivages existants à Albion sert-il à paralyser un rival toujours gênant?

Une alternative serait que les Anglais sont en union secrète avec les révolutionnaires pour éliminer leurs vieux rivaux.

À moins que ce ne soit le contraire, que Londres soit alliée avec le conseil de ville d’Albion pour abattre leur mouvement révolutionnaire?

Édith grimace: rien de cela n’est simple.

Évidemment, elle pourrait demander directement à la jeune Podington ce qu’elle est venue faire ici.

Cette suggestion saugrenue dévale rapidement en un tout autre plan dans la tête d’Édith. Un plan qui serait normalement rejeté par n’importe quel comité de surveillance des opérations et la plongerait dans quinze différents niveaux d’enfer bureaucratiques. Un plan, qui franchement, la rend mal à l’aise au niveau personnel, car il nécessiterait une association avec des gens qu’elle trouve détestables.

Mais ceci n’est pas une situation normale.

Et en pareilles circonstances, les notions d’imprudence deviennent synonymes d’héroïsme pourvu que des résultats soient obtenus.

Oui, ceci peut fonctionner.

Première étape: situer Podington fille.

Elle contacte Kitti sans attendre.

– Est-ce qu’il est possible d’accéder aux bases de données de visa temporaires?

 

À l’intérieur de la librairie, le temps passe agréablement. Ils expliquent leur situation à la propriétaire, et celle-ci est sympathique à leur problème. Tellement qu’elle prend plaisir à leur donner le tour de la boutique, question de se distraire du bruit grandissant des affrontements à l’extérieur.

– La plupart des livres sont en format électronique, dit-elle, mais de nombreux clients recherchent des copies physiques pour lire ou offrir en cadeau. Mon père était libraire avant la grande migration, et j’ai toujours voulu un magasin à moi. Quand j’ai vu qu’ils cherchaient à diversifier ce quartier, je me suis dit que c’était ma chance.

L’environnement de la boutique est calme et paisible, ou le serait sans la menace qui plane à l’extérieur. Outre les étagères remplies de livres, de nombreuses chaises invitent les clients à s’y asseoir et y passer du temps à lire. Une distributrice offre café, thé et autres rafraîchissements.

– Nous avons des groupes de lecture, nous conseillons les gens qui veulent explorer les archives de la grande bibliothèque amenée par les fondateurs, nous imprimons les livres favoris de nos clients… je tenais à effacer la ligne entre bibliothèque, café et librairie.

– Les affaires vont bien?

La propriétaire est mystifiée pour un moment.

– C’est vrai, vous n’êtes pas d’ici.

Zara hoche la tête.

– Si vous êtes un citoyen, Albion vous garantit un bon train de vie. La nanotechnologie rend dérisoire le prix de la plupart des objets, et il y a du logement abordable pour tout le monde. Prenez ma librairie: l’inventaire est remplaçable par commande nanotechnologique, l’édifice appartient à la chambre de commerce du quartier et, en ce qui concerne les coûts de main d’œuvre, eh bien, il y a moi et trois assistants qui travaillons ici bénévolement.

Zara voudrait parler des masses retenues à l’extérieur d’Albion, dont l’exploitation permet cette opulence. Est-ce que le système d’Albion serait adaptable ailleurs, comme à San Francisco? Mais la propriétaire est sympathique, aussi Zara écarte-t-elle toute crise de conscience.

– Mais autant j’aime l’avant de la boutique, c’est l’arrière qui en est la véritable raison d’être.

Elle leur présente une petite pièce contenant une machine que Zara pense reconnaître de certaines librairies montréalaises: une imprimerie autonome. La propriétaire a tôt fait de confirmer.

– Fournissez les matières premières dans la trappe ici, sélectionnez un titre dans la grande librairie, et attendez quelques minutes: voilà, un nouveau livre!

Elle montre les livres produits par la machine depuis quelques minutes.

– Tout ce que le lecteur pourrait désirer.

– Combien de livres se trouvent dans cette grande librairie?

– À peu près cent trente millions. Plus un millier de nouveaux livres par année.

– Il s’en publie à Albion?

– Bien sûr.

– De la fiction?

– De tout.

– Et leurs lancements ont lieu ici.

– Évidemment, sourit-elle.

Puis, une détonation les ramène à l’avant du magasin.

C’est la vitrine de la boutique voisine qui vient de voler en éclat. Les affrontements se sont déplacés à proximité; la foule à l’extérieure est considérable et défie ouvertement les forces policières.

Derrière la mince protection de quelques chaises, ils assistent à l’affrontement à travers une baie vitrée soudainement trop fragile. Zara résiste à l’envie de fuir aussi loin que possible; la propriétaire a été claire: sortir de la boutique à ce moment serait s’exposer aux pires représailles.

Des pavés sont lancés en direction des policiers. Soudainement, l’utilisation de pierres au lieu de l’asphalte comme recouvrement de trottoir ne semble plus aussi sympathique.

– Vous n’avez pas de contre-plaqué à mettre dans les fenêtres? demande Étienne.

– Non, je…

Une sirène retentit, et quelques grenades lacrymogènes sont lancées par les forces policières en plein centre de la foule de protestataires. Gémissants, certains tombent au sol.

D’autres, en revanche, sont prêts et enfilent des masques filtres. Habillés de noir, ils lancent les pavés qu’ils ont au poing.

À quoi sert tout cela? se demande Zara. Que cherchent-ils à prouver en lançant des pierres?

Les policiers retraitent de quelques pas, provoquant des cris triomphants de la foule qui avance pour combler l’espace libéré. Malheureusement, quelques protestataires, de jeunes hommes avec plus d’agressivité que de sens communautaire, atteignent la devanture de la librairie. Certains d’eux ne peuvent résister à la vue d’une vitrine intacte. Avant peu, ils commencent à la marteler de coups de botte, multipliant les étoiles de verre fracturées.

– Arrêtez! s’exclame la propriétaire.

– Vous avez une arme? demande Étienne.

– Non.

– Un bâton quelconque?

– J’ai un tuyau de fer…

– Allez le chercher.

Zara n’aurait rien imaginé de tel: Étienne se dresse et avance vers la fenêtre, criant en direction des protestataires s’affairant toujours à fracasser la vitrine.

Les voyous s’interrompent pour regarder Étienne.

– Allez faire ça ailleurs!

– Va te faire foutre!

Un nouveau coup de botte parvient cette fois à fracasser une section de la vitrine, tandis que la propriétaire revient avec le tuyau de fer qu’empoigne Étienne.

Froidement, il avance et fait chuter le pesant tuyau de métal à travers la nouvelle ouverture, sur la jambe d’un des protestataires.

Zara serre des dents en entendant le hurlement de ce dernier. Étienne n’a pas manqué son coup, forçant la cheville du vandale contre la vitrine.

– J’ai dit allez faire ça ailleurs! rugit Étienne en brandissant le tuyau.

Le protestataire blessé tombe par terre, et ses camarades le tirent de là alors qu’Étienne ramène le tuyau derrière lui à la manière d’un joueur de cricket.

La retraite des policiers s’était poursuivie pendant l’altercation, éloignant les affrontements de la librairie. Quelques instants plus tard, le danger semble écarté.

– Désolé pour la vitrine, dit finalement Étienne, mais je pense avoir arrêté les dommages.

– Oh, merci!

Puis, tous trois aperçoivent un flash diffus, et une énorme explosion fait trembler le sol sous leurs pieds.

 

Les médias officiels et les réseaux de communication dissidents rapportent la nouvelle simultanément: trois explosions viennent de secouer Albion. Une carte vient confirmer la localisation des détonations à trois endroits plus ou moins équidistants autour du centre-ville.

Les informations sont confuses, mais la rapidité des réseaux de communication d’Albion stupéfie Édith. Un parc, un immeuble de bureaux abritant des services municipaux et une installation de traitement d’eau viennent d’être dévastés par de gigantesques explosions.

 

Par la vitrine fracassée de la librairie, Zara observe le nuage de fumée monter vers le ciel. La détonation semble s’être produite à plus d’un kilomètre de distance: la librairie a été secouée, mais il n’y a aucun dommage à l’intérieur du bâtiment.

En revanche, alors qu’elle voit de plus en plus de protestataires courir en direction de l’explosion en hurlant des slogans anti-autorité, elle n’est pas certaine que tout le monde ait eu cette chance.

 

– Est-ce que vous avez besoin d’une raison de plus? Demande James.

Ils continuent de regarder des images des explosions à l’écran.

– Il y a quelque chose d’autre, dit un technicien.

– C’est mieux d’être intéressant, dit Carmella.

– Nous avons intercepté une transmission à ondes ultra-courtes émanant de l’entrepôt tout juste avant que les détonations aient été détectées par les senseurs séismiques.

– Vous n’êtes pas sérieux!

– La preuve est ici. Ça ressemble à un signal de détonation crypté.

James voit Carmella serrer des dents, rouge de rage.

– Nous avons trop attendu. Maintenant, nous allons les frapper avec tout ce que l’on a.

 

Sur les réseaux, accusations et démentis fusent de toutes parts: le gouvernement accuse des éléments révolutionnaires de s’attaquer à l’infrastructure municipale et de semer la terreur, pendant que les réseaux progressistes affirment leur innocence.

Édith commence à se frotter les tempes lorsque des contestataires annoncent qu’ils occuperont les rues jusqu’à ce que les élections soient remises à l’horaire, et emploieront tous les moyens nécessaires. Jusqu’où la violence escaladera-t-elle?

 

James ignore comment Carmella est capable d’obtenir un tel arsenal en quinze minutes, et décide de ne jamais le demander.

Elle ne blague pas lorsqu’elle affirmer vouloir coordonner une attaque tous azimuts sur l’entrepôt: elle entend transpercer le bouclier protecteur de l’édifice, tuer une bonne partie des occupants et complètement prévenir les prochains sales coups qu’ils préparent. Il n’est même pas question de couvrir ses traces.

James ne se fait pas de soucis pour le Crapaud: une attaque de roquettes ne lui causerait aucune égratignure. Ce qu’il craint le plus, en fait, c’est que l’appareil ne se trouve déjà plus dans l’entrepôt.

Sur son écran, Carmella révise rapidement l’emplacement des six mortiers et des mini-missiles guidés à sa disposition.

– J’approuve la disposition des forces offensives. Exécution dans deux minutes.

Puis elle se tourne vers ses invités.

– J’espère que vous êtes prêts, parce que nous n’avons pas d’équipe d’assaut à notre disposition.

– Vous avez une carapace? demande Alberta.

– Il n’en est pas question! dit James. Tu vas rester hors du danger!

– La meilleure façon de me protéger est de laisser enfiler une armure, répond Alberta. J’ai mes certifications.

Carmella sourit.

– Pourquoi pensez-vous que j’ai demandé deux minutes?

Elle leur fait signe de la suivre et les amène à un camion qui vient à peine de s’immobiliser dans le stationnement. À l’intérieur se trouve une demi-douzaine de carapaces militaires, avec armes assorties.

– Comment avez-vous obtenu ça? demande James.

– J’ai demandé gentiment. Maintenant, enfilez celle qui correspond le plus à votre taille, dit-elle en se réservant une carapace rouge.

James voit que Zach sait exactement ce qu’il fait en enfilant sa carapace, et imite ses mouvements. À côté de lui, Alberta, qui a retenu une carapace orange, semble prendre exemple sur Carmella. Deux autres analystes se préparent également à l’assaut: à la vitesse avec laquelle ils le font, James soupçonne qu’ils ne sont pas que des cocos au mauvais endroit.

Zach, ayant enfilé sa propre combinaison, porte attention à celle de James.

– Bon travail.

Puis il active l’équipement de la carapace. Celle-ci s’ajuste autour de James, et un affichage holographique apparaît dans son champ de vision.

Il bouge de manière expérimentale, et constate avec satisfaction que la carapace amplifie le moindre de ses gestes. L’affichage lui montre un plan des environs, avec la localisation des autres membres de son équipe. Deux armes sont attachées à sa ceinture.

– Vous êtes prêts? demande Carmella, qu’il entend parfaitement dans le casque de la carapace.

Ils grognent tous leur assentiment.

– C’est génial, ce truc, dit Alberta.

– Ça va commencer… maintenant.

Puis ils entendent l’impact des missiles et des mortiers atteignant l’entrepôt.

 

Chapitre 10. Imprévus

Édith est contente d’apprendre que l’ambassade a accès aux bases de données des visas temporaires accordés aux visiteurs d’Albion.

– Nous n’avons pas les connaissances informatiques pour infiltrer leur système, explique Kitti, mais nous savons soudoyer certains fonctionnaires. Les visas des visiteurs, ce n’est pas considéré un secret national.

Édith demande une recherche pour Alberta Podington, ou toute fille âgée entre 15 et 25 ans d’une taille de 1,70 à 1,80 centimètre et d’ethnicité caucasienne, ainsi que pour les passagers du même véhicule arrivé depuis dix jours.

– Est-ce trop en demander?

– Comparée à certaines de nos requêtes, celle-là est presque trop facile.

 

– On y va! dit Carmella.

Trente secondes se sont écoulées depuis la détonation des missiles et des mortiers, et James trouve un réconfort dans cette course vers l’entrepôt. Ses jambes fourmillent, il respire à grandes goulées et il veut faire quelque chose.

– Nous allons recevoir les premières données au sujet de l’édifice.

Ils n’ont pas encore l’entrepôt en vue, mais James voit l’information s’accumuler et modifier le modèle tridimensionnel affiché sur l’écran facial de sa carapace: l’entrepôt a été endommagé, et Carmella indique le côté sud-est comme le plus propice à une infiltration éclair.

– La phase deux commence à l’instant, dit une voix que James ne reconnaît pas.

Une demi-douzaine de projectiles guidés détruisent les senseurs volumétriques qui assurent la défense de l’édifice. D’autres projectiles frappent jointures sensibles, jonctions électriques visibles, fenêtres, portes. Détruire la moitié d’un édifice n’est pas une option en temps normal, mais ils ne sont plus en temps normal.

– L’émission d’ondes électromagnétiques à partir de l’entrepôt vient de s’interrompre, poursuit la voix.

Ça y est: ils tournent un coin de rue et aperçoivent l’entrepôt. Les projectiles ont été précis, et seul cet entrepôt a été ravagé: ses voisins sont toujours bien intacts.

Presque toutes les parois de l’édifice ont été déchirées par les projectiles ou leurs explosions. Toutes les vitres ont été brisées, et les portes ont été défoncées. Une épaisse fumée noire commence à s’échapper, présageant un feu qui pourrait consommer tout l’édifice.

 

– Nous venons de signaler le début d’incendie aux services d’urgence, dit la voix du coordonnateur. Vous avez à peu près cinq minutes avant qu’ils n’arrivent.

– Compris, répond Carmella.

Zach dégaine une de ses armes et se plaque contre un des murs restants de l’entrepôt, étudiant la situation avant de charger à l’intérieur. Quatre drones survolent maintenant l’édifice, et fourniront l’information sur ce qui se passe à l’intérieur. Le tout sera colligé et transmis à leur carapace. Déjà, quelques présences ont été repérées à l’intérieur des pièces.

Carmella et Alberta sont près de lui. James se penche vers Alberta pour que leurs casques se touchent.

– Pas de risques inutiles, d’accord? Je préférerais que tu restes ici.

– Ne t’inquiète pas pour moi. Je serai une spectatrice.

Zach fonce à l’intérieur, fusil brandi. Immédiatement, les informations perçues par sa carapace sont distribuées à tous: James peut voir Zach tirer sur un suspect, l’atteindre, puis botter au loin l’arme échappée par ce dernier.

– La pièce est sécurisée, dit Zach.

Carmella entre dans l’édifice, suivie par James et Alberta.

– Je m’occupe du nettoyage, dit Zach avant de défoncer une porte d’un seul coup de pied amplifié par la carapace.

Carmella le suit, et James n’a qu’un moment pour examiner le corps étendu sur le sol et remarquer les proportions inusitées de son armure.

– Nous allons vérifier que l’édifice est sans danger, dit Carmella. Restez à l’abri jusqu’à ce que l’on repère le Crapaud.

James ne compte pas attendre aussi longtemps: le Crapaud est son billet de retour à la maison, et il ne va pas perdre une seconde supplémentaire avant de s’assurer qu’il soit intact et sous son contrôle. Pendant que Zach et Carmella sécurisent les locaux administratifs à l’entrée de l’entrepôt, il décide d’aller enquêter le vaste hangar à l’arrière, l’endroit le plus logique pour trouver le Crapaud.

– Reste ici, ordonne-t-il à Alberta.

– Mais…

– Ton père m’a demandé d’assurer ta sécurité. Reste ici!

Elle est troublée, mais obéit. La résistance soutenue à laquelle font face Zach et Carmella doit sûrement contribuer à voir avec cette décision.

James s’engage dans le couloir menant au hangar, rassuré par les images qui paraissent sur l’écran facial. L’arrière a été ouvert par les explosions, et des drones surveillent ce qui se passe à l’intérieur. Les informations sont toujours fragmentaires, mais il ne voit aucune raison de s’interrompre.

Atteignant la porte, il hésite un moment: la carapace lui fournit un sentiment de quasi-invulnérabilité, mais il n’est pas pour autant invincible.

En revanche, son billet de retour se trouve dans le hangar.

Il entre.

Ses senseurs captent et intègrent toutes les nouvelles informations offertes par un examen direct de la pièce. En d’autres circonstances, il s’agirait d’un garage suffisamment spacieux pour réparer deux ou trois camions de grande taille, avec l’espace en hauteur pour les chaînes, poulies et passerelles nécessaires à un travail efficace.

Mais ce que James voit n’est pas un hangar dédié à ce type de travail. Il peut reconnaître, d’expérience, une base destinée à des opérations clandestines. Quelques véhicules, une armurerie dans le coin de la pièce, un centre de commande tapissé d’écrans, une table de breffage… et trois agents clandestins en armure.

Sans hésiter il tire vers les trois figures: les images sur les écrans montrent Albion en train de brûler, et James ne veux laisser à aucun d’entre eux l’opportunité de mettre la main sur leurs armes. Il s’inquiétera plus tard des survivants.

Ses premiers coups portent juste: deux des figures sont atteintes en pleine poitrine et tombent immédiatement au sol, de la fumée s’échappant de leur armure.

Mais la troisième figure bouge rapidement, trop rapidement, et avant que James ne puisse réagir elle a quitté le centre de commande et court à travers le hangar. James tire et tire, mais ne réussit qu’à atteindre les parois du hangar. Il la perd momentanément de vue derrière une partition et se précipite dans sa direction. Tournant le coin, il la repère…

… en avant du Crapaud.

– C’est ce que tu veux, n’est-ce pas? dit une voix féminine émanant de l’armure. Ton explorateur paradimensionnel?

La figure étend ses mains. L’accent n’est pas familier à James — plus plat que le sien, mais avec des emphases inhabituelles.

– Tu veux tirer. Mais tu veux en savoir plus sur moi. Pourquoi ne viens-tu pas vérifier si tu peux me battre au corps à corps?

C’est un piège, mais James avance tout de même. L’idée de flanquer une gifle à ceux qui lui ont occasionné tant de soucis est irrésistible.

Il avance et décoche un solide coup de poing au torse. Mais même la rapidité augmentée de sa carapace n’est pas suffisante pour contrecarrer la vitesse de son adversaire, et ratant sa cible il se trouve déséquilibré. Il tente de se ressaisir, mais une puissante contre-attaque vient percuter son flanc droit, suivie d’une autre, puis d’une troisième.

Même avec la protection de la carapace, James souffre des coups portés et s’écrase par terre.

– Pas aussi facile qu’espéré, n’est-ce pas? dit la figure.

Il tente de répondre, mais seul un grognement émerge de sa bouche.

– Je ne sais pas d’où tu viens, ou comment tu as découvert nos opérations, mais je peux t’affirmer que tu n’as aucune idée à qui tu te mesures.

La figure ouvre l’habitacle du Crapaud et se débarrasse de sa propre armure. Ahuri, James voit une femme humaine, mais pas entièrement: elle est inhabituellement mince, mais son corps dégage une solidité surprenante. Elle remarque la surprise de James.

– Nous sommes les optimates, et vous n’êtes que des reliques obsolètes pour nous. Vous êtes si faciles à manipuler.

James peine toujours à se relever pendant qu’elle prend place dans le Crapaud et active ses contrôles. Elle ne ferme pas encore l’habitacle.

– Quelques sales coups, et tout le monde s’en prend à la gorge. La grande finale est pour bientôt.

– Je ne peux pas vous laisser faire cela.

– Oh, tu ne seras pas là pour y assister. Après ce que tu as fait à mes amis, je vais prendre plaisir à te tuer.

La figure lève la tête : le bruit des tirs se rapproche du hangar.

– La cavalerie arrivera trop tard pour toi.

– Tu ne vas pas t’en tirer…

– Oh, tais-toi.

D’un lourd coup de patte du Crapaud, elle l’envoie voler dans les airs jusqu’à ce qu’il frappe le mur et s’écrase par terre.

– Je ne pensais pas m’amuser autant aujourd’hui!

Terrassé par la douleur, il peut apercevoir le Crapaud avancer vers lui. Une des pattes de l’exosquelette est soulevée au-dessus de lui, prête à l’écraser.

Au même instant, une volée de tirs atteint le Crapaud, dont la coupole se ferme automatiquement. Le feu est nourri, et le Crapaud recule de surprise. Sans perdre un moment, le Crapaud défonce une paroi à demi ouverte du hangar et s’envole à l’extérieur.

Gémissant, James parvient finalement à se redresser au moment où s’approche la carapace orange d’Alberta. Après s’être assurée de ne pas être en danger, la jeune femme relève son viseur.

– J’espère que tu regrettes m’avoir ordonné de rester en sécurité.

– Merci, grogne James en se relevant avec son aide.

Zach et Carmella les rejoignent.

– James! dit Carmella en voyant les dommages sur sa carapace.

– Je vais survivre, dit James avec plus de bravoure qu’il n’en ressent. Mais notre cible s’est échappée.

– Dépêche-toi. Nous pouvons donner la chasse à l’aide d’un de nos véhicules.

 

Podington laisse le taxi s’éloigner avant de descendre dans la station de l’Underground et de prendre le premier train vers l’est. Il laisse passer trois stations, puis revient sur ses pas en empruntant le train vers l’ouest. Émergeant de la station, il pense ne pas avoir été suivi, mais il sait pertinemment bien qu’il ne pourrait échapper à une opération bien organisée. Il aura, au moins, perdu les amateurs.

Passant de la station Oxford au dédale de petites ruelles entre les artères commerciales, il ne repère personne à ses trousses non plus. Il finit par se diriger au lieu de son rendez-vous: le restaurant The Golden Hinds, petit établissement un peu retiré et sans prétention, mais qui attire toujours sa part de visiteurs.

C’est vrai qu’il n’y a pas meilleur fish and chips en ville, mais l’intérêt de l’établissement est qu’il est possible d’y discuter sans attirer l’attention. Le maître d’hôtel reconnaît le nom qu’il donne, et lui fait signe de le suivre au sous-sol, où se trouve une demi-douzaine de salles privées.

C’est au fond d’un corridor que le maître d’hôtel le laisse entrer dans une petite salle à manger et referme la porte derrière lui. Douglas Gladwell s’y trouve déjà. Ils se serrent la main en silence, et Gladwell ne semble pas du tout déconcerté lorsque Podington active un détecteur d’appareil d’écoute. Obtenant un signal vert rassurant, il active le mode anti-enregistrement du dispositif et espère que ce sera suffisant.

– J’ai conduit mon propre balayage à mon arrivée, dit Gladwell, mais je suis content que tu en fasses de même.

Gladwell n’est pas quelqu’un avec lequel il est avisé d’être vu, même s’il travaille pour une des organisations les plus influentes de l’Empire britannique. Podington a déjà suffisamment de problèmes au bureau que la simple rumeur d’une rencontre avec Gladwell suffirait pour dresser les boucliers et le conduire rapidement vers la sortie.

– J’ai des problèmes, avoue finalement Podington.

– C’est habituellement le cas de ceux qui viennent me voir, reconnaît Gladwell.

Gladwell n’est rien de moins que le responsable du contre-espionnage au sein des services secrets de Sa Majesté. Ses pouvoirs juridiques équivalent à ceux des juges de la Chambre des Lords. Son bureau répond directement à la Reine, et peut utiliser son autorité pour obtenir n’importe quel document, peu importe sa classification. Le Bureau de contre-espionnage royal possède même l’autorité pour déposer des accusations de trahison contre tout sujet.

C’est un homme dangereux. Personne ne veut faire affaire avec lui, même pas socialement.

Gladwell, en revanche, semble être confortable avec son rôle. Même la presse populiste le considère comme incorruptible jusqu’au bout des ongles.

– Tu peux me dire ce que tu veux, dit Gladwell. Mais si j’entends quelque chose qui m’intéresse, je vais mener ma propre enquête, et là tu dois savoir que plus rien ne va m’arrêter. Pas toi, ni ton patron, ni le poids combiné de la fonction publique au complet. Seule une directive écrite de Sa Majesté peut m’interrompre une fois que je suis lancé. Je vais tout secouer, y compris tes agissements. S’il y a eu un seul scandale dans ta vie, je vais le trouver et je vais l’exposer. Tu peux obtenir un peu de clémence en étant aussi honnête que possible dès le départ, mais pas beaucoup — je ne crois pas aux négociations de plaidoyer. Tu me comprends?

– Je sais déjà tout cela.

– Je sais, mais est-ce que ça te semble différent maintenant que ça s’applique à toi?

La bouche sèche, Podington hoche de la tête et prend une gorgée d’eau.

– Tu dois aussi comprendre que tu ne peux pas espérer lancer une enquête sans des répercussions graves sur ta carrière. J’espère que tu ne te fais pas d’illusion, parce que tes collègues vont découvrir que tu as porté une plainte. Tu deviendras alors une pomme pourrie dans ton organisation. Personne n’aime découvrir ce que je révèle, et la première réaction est toujours de se débarrasser du rat qui a signalé l’odeur. Même si tu es plus blanc que blanc et que tu ne me mens à aucun moment durant l’enquête, tu vas peut-être pouvoir garder ta pension, mais certainement pas ton travail. Est-ce que je t’ai fait suffisamment peur?

– Oui.

– Est-ce que tu sais quel est mon surnom au bureau, lorsqu’ils pensent que je n’écoute pas?

Podington hausse les épaules et secoue la tête pour avouer son ignorance.

– Ils m’appellent « le bourreau ». Au cours des dix dernières années, sept personnes impliquées dans mes enquêtes ont préféré se suicider plutôt que d’accepter les charges contre eux. La seule chose que je regrette de ces suicides, c’est que je n’ai jamais réussi à les traduire en procès. Voilà jusqu’à quel point les choses deviennent sérieuses lorsque je suis impliqué. Si tu continues à me parler, les choses vont devenir insupportables pour toi. C’est pourquoi je préfère toujours laisser une dernière chance à mes interlocuteurs.

Gladwell montre la porte.

– Si tu quittes cette pièce, cette conversation-ci n’a jamais eu lieu et tu peux continuer à avoir une vie normale.

Podington y réfléchit. Il ne se sent pas l’étoffe d’un héros. Mais il peut deviner qu’il reste peu de temps à sa carrière de toute façon. Et il n’a pas été élevé à croire en la suprématie de l’Empire britannique pour rien: le droit et la justice avant tout, peu importe le coût personnel, n’est-ce pas?

Il reporte son attention sur Gladwell.

– Je vais terminer ce que j’ai commencé.

Autant commencer par la conclusion et préciser ensuite. Il prend une dernière inspiration d’air comme homme libre.

– J’ai des preuves qu’il y a des agents doubles au sommet des services secrets impériaux.

 

James grogne alors que Carmella envoie leur autojet dans une autre spirale pour échapper aux tirs du Crapaud. Ses côtes irradient la douleur, séquelle de la raclée infligée par l’optimate.

– Pas de douleur, pas de gloire, dit Carmella avant de donner un coup aux commandes pour suivre le Crapaud à travers le dédale des gratte-ciel du centre-ville.

Étudiant rapidement les options disponibles dans le hangar, Carmella a porté son choix sur un autojet militaire. L’appareil était laid, utilitaire et inconfortable à l’intérieur, mais c’était le seul véhicule à leur disposition capable de tenir tête aux capacités motrices du Crapaud, et de se défendre le cas échéant.

James avait tenté de faire comprendre à Carmella qu’il était sans doute trop tard pour amorcer la poursuite, que le Crapaud pouvait instantanément disparaître pour voyager entre les univers, et qu’ils seraient des proies faciles pour les capacités offensives du véhicule.

Carmella ne l’avait pas écouté, et c’est elle qui avait raison, car l’optimate semblait déterminée à infliger le plus de dommage possible à Albion avant de devoir battre en retraite: le Crapaud s’était dirigé directement vers le centre-ville et avait commencé à mitrailler les édifices.

La teneur de leur poursuite avait immédiatement changé.

– Prend ça! crie Carmella en tirant deux autres missiles au Crapaud.

Mais à nouveau, le Crapaud est trop agile et rapide; il échappe aux missiles et Carmella doit les désamorcer pour qu’ils ne causent aucun dommage à la ville.

Aucun tel scrupule ne vient interrompre l’optimate alors qu’elle tire dans tous les sens, espérant effectuer des dégâts importants. Mais les efforts de Carmella ne sont pas en vain: l’optimate est distraite par la poursuite, limitant sa portée destructive.

– Vas-tu te lasser? demande rhétoriquement Carmella en grinçant des dents.

James est possédé d’un curieux mélange de frustration et de soulagement à chaque fois que le Crapaud échappe à la destruction: il a beau vouer une haine intense à l’optimate, il n’est pas pour autant prêt à voir la destruction du véhicule. Bien que si l’optimate dit vrai, il existe peut-être d’autres façons de voyager entre les mondes…

Mais James n’a pas le temps de réfléchir davantage à ces questions alors que l’autojet virevolte à toute vitesse entre les tours vertes et bleues du centre-ville. Carmella conduit agressivement, et James peut jurer qu’il n’aurait qu’à ouvrir la fenêtre pour pouvoir toucher à l’acier des gratte-ciel.

– C’est inutile! s’exclame-t-il après un autre tir manqué. Qu’espères-tu accomplir?

– J’ai un plan. Soit patient.

Avant qu’il ne puisse lui demander des précisions, elle envoie l’appareil dans un tonneau et coupe les gaz, laissant l’autojet en chute libre.

C’est une manœuvre désespérée, et suffisamment inusitée pour réussir: leur autojet frappe le Crapaud avec un toc retentissant.

James grogne à nouveau alors que Carmella rétablit la propulsion afin d’empêcher l’autojet de s’écraser au sol.

À entendre les avertissements du système de diagnostic interne, leur autojet a subi l’essentiel des dommages de la collision, mais le Crapaud ne semble pas avoir évité toute séquelle: il s’est immobilisé entre deux édifices et ne tire plus.

– Je t’ai bien eu, chienne, dit Carmella.

Mais avant qu’elle puisse tirer en direction du Crapaud, celui-ci détale soudainement vers le sud, à une vitesse telle que Carmella est contrainte d’abandonner la poursuite.

– Je pense qu’Albion vient de se débarrasser d’une bande de parasites particulièrement vicieux, dit Carmella.

Et James réalise, avec désespoir croissant, qu’il n’est pas plus près de revenir à la maison.

 

Édith obtient finalement un résultat: une transmission cryptée faite à l’ambassade, adressée à la directrice du protocole. Kitti lui achemine l’épaisse liasse de documents dès le décryptage terminé.

– Dans les circonstances, je suis surprise d’avoir une réponse aussi rapidement.

– Les services d’entreposage de données sont loin du centre-ville, dit Kitti, et ne sont pas affectés par le couvre-feu. J’imagine que les employés pris là-bas doivent s’ennuyer… et j’ai suggéré que nous menions notre enquête sur les événements actuels.

– Bien joué. Voyons voir ce que je peux trouver là-dedans…

Elle sourcille à la première page.

– C’est beaucoup plus facile que je ne le prévoyais.

Alberta Podington voyage sous son propre nom, et n’a même pas pris la peine de cacher qu’elle vient de Londres. Avec elle, trois visas supplémentaires: non seulement la fille noire et le grand coco, mais aussi un homme d’âge mûr qui prétend venir de Toronto.

– Avons-nous accès aux registres d’hébergement de l’aérodrome?

Kitti lui donne quelques documents supplémentaires.

– Déjà fait. Le nom du dirigeable est le Harfang, immatriculé à Montréal, hébergé à la baie 42-C, mais en pleine mise à niveau dans un des hangars de réparation de son manufacturier.

– Voilà qui nous donne une longueur d’avance sur eux…

 

Chapitre 11. Subtilités

– Nous avons eu un coup de chance, dit Zach.

James sait que le détective a raison. Après tout, ils sont encore vivants, la menace contre Albion est terminée et l’entrepôt de San Francisco s’avère plein d’informations. Mais James est toujours coincé dans cette réalité après avoir presque touché au Crapaud.

Carmella et lui sont de retour à la résidence Diaz, où s’accumulent un nombre surprenant d’analystes et de spécialistes. Tous passent l’entrepôt de San Francisco au peigne fin, espérant déterminer si le danger à la ville est terminé.

– Quelles sont les dernières nouvelles?

– Notre assaut a été tellement rapide qu’ils n’ont pas eu de temps de fermer quelques-uns de leurs écrans. Voici ce que nous avons trouvé.

James jette un coup d’œil sur la carte que lui tend Zach. Il y voit quelques installations métalliques au milieu d’une jungle.

– Qu’est-ce que c’est?

– Une montagne au Yucatan qui figurait sur un des écrans abandonnés. Ce que tu vois est une image prise à partir d’un des satellites de reconnaissance d’Albion. Des installations en plein milieu de nulle part…

– En plein au sud d’ici.

– Une base d’opérations tranquille.

– Qu’est-ce que l’on attend?

– C’est que nous avons trouvé quelque chose de plus urgent…

 

Zara a besoin de se remonter le moral après avoir passé une journée à assister à des troubles civils, et le travail accompli sur le Harfang a de quoi la réconforter. Albion n’est pas encore en mesure d’innover radicalement sur les designs stockés dans leur Semence, mais des améliorations itératives existent. Outre le remplacement de pièces usées, l’intelligence systématique de l’aéronef a été raffinée et quelques items issus des nouveaux modèles d’aéronefs ont été intégrés au Harfang. Le dirigeable est maintenant en mesure d’effectuer son propre arrimage lors de conditions difficiles et de faire appel à des mesures défensives en cas d’attaque. Sa nacelle a également été renforcée.

Elle parcourt et vérifie la liste d’amélioration avec Étienne; elle se doit d’avouer qu’ils font une bonne équipe. Il connaît de mieux en mieux les opérations du véhicule, et est en mesure d’anticiper ce qu’elle attend de lui.

Les réparations n’étaient guère dispendieuses: les services de mécanique sont automatisés et les pièces générées par processus de manufacture nanotechnologique. Le compte bancaire d’opération du Harfang parvient à tout couvrir. L’appareil sera plus apte à répondre aux demandes de ses prochains contrats, et Zara constate la facilité avec laquelle elle considère l’appareil comme étant le sien.

Elle devra réfléchir à tout cela bientôt.

Pour l’instant, elle se trouve à l’aéroport, à attendre le retour des deux Anglais. Les messages fragmentés qu’elle a reçus de James et Alberta suggèrent que quelque chose de diablement important vient de se dérouler.

Zara attend donc, en espérant ne pas devoir rester ici trop longtemps.

 

– Ces corps-là ne sont pas complètement humains, dit le docteur à l’écran.

– La chose me semblait évidente, mais comment donc, Gavin? demande Carmella.

James et Alberta se trouvent dans le bureau de Carmella. Les capacités d’organisation de leur hôte continuent d’impressionner le paradiplomate: Carmella semble avoir à sa disposition tous les experts nécessaires pour analyser ce qu’ils trouvent dans l’entrepôt, et c’est de son propre centre de commande qu’elle mène la synthèse des découvertes.

– Le schéma de base est humanoïde, les organes sont à la bonne place, la biologie est basée sur de l’ADN et ainsi de suite. La structure du cerveau est pratiquement identique. Tout ce que nous pouvons identifier comme humain est là. Sauf que…

– Oui?

– Le code génétique a été changé. Amélioré. Optimisé. Une bonne partie de ce que nous considérons comme des reliques évolutionnaires inutiles ont été supprimées de l’ADN. Les organes sont plus performants, et la minceur des individus trouvés dans l’entrepôt s’explique par la plus grande efficacité des os et des muscles.

– Des humains améliorés?

– Oui, ces altérations sont planifiées. Une telle capacité technologique n’existait pas à l’époque d’origine des Frontistes. Mais souvenez-vous que nous ne travaillons que depuis quelques heures: nous allons continuer nos analyses pendant des semaines.

– Merci docteur. Tenez-moi informée.

– Absolument.

La communication terminée, Carmella se tourne vers James.

– Ce que je viens d’attendre est extrêmement dérangeant. Et je remarque, James, que rien de tout cela ne semble te surprendre particulièrement. Je commence à penser que le Crapaud est bien plus qu’une simple machine de guerre. Qu’as-tu à me raconter?

James hésite un moment, puis commence à raconter son histoire.

 

– Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’empire est sous attaque, conclut l’analyste.

Assis à la table de conférence de son groupe, Podington hoche de la tête. La tendance ne peut être niée: de l’île de la Grande-Bretagne jusqu’aux colonies, se déroule une campagne d’attaques, de feintes et de tentatives d’intrusion. L’incident le plus grave est une échauffourée entre deux navires au large de la Côte d’Ivoire: un navire d’intervention britannique s’est fait canarder par une frégate de l’Alliance européenne. Podington sait que les câbles diplomatiques entre Berlin et Londres brûlent de missives pour tenter d’éclaircir la situation. En attendant des réponses, Whitehall a levé le niveau d’alerte des forces britanniques d’un cran.

– Je ne voudrais pas présumer de l’identité de nos attaquants.

Podington prononce ces mots par conscience professionnelle, mais sans conviction: quelle autre entité géopolitique possède la portée nécessaire pour attaquer ainsi l’Empire britannique, et qui en aurait l’intérêt? Les visées des Chinois et des Japonais sont beaucoup plus régionales, tout comme celles d’Albion et des états confédérés.

– Il est possible qu’il s’agisse d’une opération menée par de petits groupes séditieux au sein de l’Empire, dit un autre analyste.

– Pardon?

– C’est une idée qui m’est venue en me souvenant de votre exhortation à considérer toutes les possibilités, peu importe leur improbabilité. Je me suis intéressé au nombre minimal de personnes qui auraient pu exécuter les actes de sabotage des derniers jours.

– Oui?

– Huit unités de deux ou trois personnes, si elles possèdent un support adéquat pour des opérations spéciales. Exception faite de l’incident au large de la Côte d’Ivoire, qui me paraît être autre chose. En supposant un support clandestin de l’Empire, toutes ces attaques auraient pu être le fruit d’un si petit groupe.

– Hum.

– Tout cela n’est qu’hypothèse, bien sûr.

– Il serait prudent de restreindre nos spéculations officielles à des scénarios moins paranoïaques. Ceci dit, continuez à analyser les informations selon cette optique, entre autres possibilités. Si vous avez raison, ces saboteurs commettront tôt ou tard une erreur, ce qui nous en apprendra davantage à leur sujet. Avec des preuves, nous aurons moins de difficulté à préparer un exposé convaincant.

Ses analystes hochent la tête et Podington est atteint de remords: n’est-il pas convaincu qu’il se trame un complot dans les échelons supérieurs de la bureaucratie? Mais ce n’est pas la première fois où il doit dire le contraire de ce qu’il pense: au moins, ainsi il isole ses analystes des dangers de ses propres actions.

– Prochain dossier: la création d’un portefeuille paradimensionnel comme ajout au groupe d’analyse des menaces futures.

– La structure de gouvernance est en place, mais il est difficile d’être plus explicite à défaut d’obtenir plus d’information de la part de James Halks. Nous pouvons bien mettre suppositions et hypothèse, mais nous ignorons tout du voyage paradimensionnel.

– Tout à fait d’accord. Pour l’instant, Halks est impliqué dans un imbroglio à Albion, mais nous espérons qu’il sera de retour en Angleterre d’ici la semaine prochaine. Nous aurons alors plus de temps pour établir une entente de principe avec son gouvernement et en apprendre davantage sur les méthodes de voyage paradimensionnel. Je pense qu’il sera bien disposé…

Soudainement, la porte de la salle de conférence s’ouvre, laissant entrer trois policiers.

– Kevin Podington? demande un d’eux.

– C’est moi.

– Debout, s’il vous plaît.

Le policier lui met des menottes aux poings.

– Vous êtes en état d’arrestation pour trahison envers Sa Majesté.

– Vous n’êtes pas sérieux!

– Nous allons vous demander de nous suivre.

– Quels sont les détails de votre accusation?

– Selon l’acte de la protection des secrets impériaux, cette information vous sera annoncée en temps et lieu.

– C’est ridicule.

– Allez-vous nous suivre, monsieur?

La pointe de menace dans la voix du policier constitue un avertissement.

– Oui je vais vous suivre.

Il quitte la pièce, sentant les regards désapprobateurs, confus ou incrédules de ses collègues. Les policiers visent l’intimidation maximale, le traînant menotté à travers l’entrée principale de l’édifice. Et, à l’extérieur, il subit le flash des photos prises par les médias alertés à l’avance.

 

Aux yeux de James, la salle du conseil de ville dans laquelle ils viennent d’entrer sert davantage à trôner au-dessus d’Albion qu’à discuter d’enjeux importants. Ils sont au sommet de la plus haute tour de la ville, et l’étage au complet offre un panorama tous azimuts sur la région. Le souci d’offrir une vue sans compromis sur Albion est tel que l’entrée s’effectue par un escalier débouchant sur le plancher, et que la pièce est dominée par un dôme transparent par lequel ils peuvent apercevoir le ciel. C’est la fin de la journée, et la ville commence à s’illuminer. S’ils sont chanceux, ils seront ici jusqu’à ce que les étoiles soient visibles au-dessus d’eux.

Le mobilier de la pièce est tout aussi ostentatoire. Tables et plancher sont de verre intelligent, capable d’être transformé en surface de projection. Même les chaises n’ont pas de coussins, mais des filets en fibre translucide.

Grâce aux contacts de Carmella, ils ont obtenu une rencontre avec les soi-disant sages d’Albion: le maire Axelrod et les trois autres fondateurs frontistes qui président le conseil municipal et exercent une influence démesurée sur le fonctionnement de la ville. Carmella leur a transmis un résumé de leurs découvertes à l’entrepôt: la réponse ne s’est pas fait attendre longtemps.

– Vous avez des informations pour nous, Mademoiselle Diaz? demande Axelrod.

Les quatre sages d’Albion pourraient être des frères. Ils ont tous la cinquantaine bien préservée par les traitements télomériques d’Albion, et proviennent tous du génotype blanc britannique. James peut y reconnaître un effort de vanité pour représenter le meilleur de la race caucasienne, mais tout ce qu’il ressent, c’est une uniformité ennuyeuse. Comparée à ses interlocuteurs, la peau olive de Carmella offre un effet saisissant.

Sans compter que, malgré leur bonne apparence physique, leur posture trahit leur âge. Ils louchent au-dessus de leurs sièges, les yeux plissés par d’années de scepticisme, et réagissent avec la délibération de la vieillesse. Les traitements télomériques ont leurs limites…

– Vous avez vu l’essentiel de ce que j’ai à vous offrir, dit Carmella. Plus tôt aujourd’hui, j’ai découvert des preuves que nos troubles civils sont d’origine étrangère. Qu’un groupe clandestin s’est affairé à dresser Albion contre Albion.

Alors qu’elle parle, des images paraissent sur la table devant les sages. James a participé à l’assemblage des documents offerts comme preuve; il n’a pas à les lire à nouveau.

– Quelles sont vos preuves?

– Nous n’avons pas réussi à décrypter les informations contenues dans leur système de réseau de l’entrepôt que nous avons investi plus tôt aujourd’hui: leur technologie est complètement différente, et leurs mécanismes de cryptage sont d’une tout autre génération. Mais nous avons recueilli suffisamment d’autres preuves dans l’entrepôt pour confirmer nos dires, à commencer par des plans et des photos des édifices attaqués plus tôt aujourd’hui. Le véhicule qui a détruit une bonne partie de la plaza hier s’y trouvait également. Et nous analysons toujours le reste des informations.

– Avec qui cette équipe de saboteurs est-elle affiliée?

– Nous ignorons encore ce détail. Leur technologie est complètement différente de la nôtre, et beaucoup plus avancée. Il ne s’agit pas de citoyens d’Albion, encore moins des empires britanniques ou européens. De plus, leur physiologie est différente de la nôtre.

James reconnaît les images d’autopsie qui paraissent devant les sages.

– L’origine génétique de ces corps est humaine. Nous pouvons y reconnaître de l’optimisation biogénétique tellement avancée qu’elle n’était même pas envisagée par les chercheurs de votre époque d’origine.

Devant le silence des sages, James intervient.

– Deux possibilités s’offrent à nous. La première, c’est qu’il s’agit d’une équipe de voyageurs temporels, comme vous l’étiez. Sinon, il s’agit d’une équipe provenant d’une autre réalité… des voyageurs paradimensionnels.

– Vous dites n’importe quoi, déclare Axelrod. Qu’est-ce qui vous prouve l’existence même de voyages paradimensionnels?

– Moi.

– Pardon?

– Une analyse radiologique élémentaire de mon corps révélera des différences évidentes entre mes isotopes et les vôtres. C’est ce que nous sommes en train de faire pour les dépouilles optimates.

– Ces opérateurs seraient donc de votre monde?

– Non, absolument pas. Ces manipulations génétiques ne sont pas de notre niveau technologique non plus. Je croirais plutôt que votre monde a le malheur d’être hôte à deux voyageurs paradimensionnels différents. La question n’est pas de savoir si le voyage paradimensionnel est possible, mais comment s’en servent nos adversaires.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Si leur technologie permet des sauts paradimensionnels à sens unique, vous avez affaire à une nouvelle colonie désireuse d’assurer sa dominance technologique sur votre planète. Cela implique un nombre restreint d’adversaires, et des possibilités de négociation à court terme. En revanche, si ces voyageurs peuvent changer de réalité à volonté, vous pouvez faire face à une véritable invasion. De plus, la question demeure: pourquoi veulent-ils détruire Albion, sinon pour éliminer leur adversaire le plus dangereux?

– Cette question a des implications pour la sécurité du territoire.

– Tout à fait d’accord, dit Carmella en reprenant le fil de la conversation.

– Vous avez mentionné une piste à suivre?

– Nous avons trouvé des coordonnées situées au Yucatan. Des photos satellites récentes suggèrent qu’il y a là des installations souterraines récentes. Nous voulons examiner les lieux. J’ai besoin des forces d’élite d’Albion.

– Approuvé sans discussion. Les implications au sujet de notre sécurité sont trop importantes.

Axelrod a prononcé ces paroles, mais les trois autres hochent la tête.

– Si c’est ce que vous êtes venu chercher, mademoiselle Diaz, vous pouvez repartir fièrement.

– Il y a une autre chose.

– Ne poussez pas trop loin.

– Si nos adversaires ont réussi à fomenter des émeutes aussi efficaces, c’est qu’il existe des clivages évidents dans notre société. Sans beaucoup d’efforts, ils ont réussi à vous faire annuler les élections et envoyer les jeunes dans les rues. Pour qu’Albion guérisse de cet épisode, il est évident que les élections doivent avoir lieu dès que possible, sans interférence.

– Vos prédilections partisanes sont de plus en plus évidentes. Notre analyse de la situation n’est pas la même que la vôtre.

– Alors ce sont vos prédilections partisanes qui deviennent évidentes. Laissez-moi simplifier vos décisions. Les plans laissés par nos opposants indiquent l’existence d’une série de dispositifs de destruction fixés à des endroits stratégiques un peu partout autour de la cité: infrastructure de distribution électrique, égouts, édifices névralgiques… nous avons interrompu leur campagne de sabotage, mais elle avait beaucoup, beaucoup d’autres étapes prévues jusqu’à ce qu’Albion soit rendue inhabitable.

Axelrod est déboussolé.

– Mais… nous devons identifier ces dispositifs!

– C’est fait. Nous avons compilé une liste relativement complète, et commencé à enlever ces dispositifs en périphérie de la ville. Évidemment, moi seule possède la liste complète… et je suis en mesure de diriger les opérations de déminage. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un signal de détonation de ces engins pourrait être envoyé à n’importe quel moment…

– C’est du chantage!

– Non, vous vous trouvez seulement en déficit d’information. Je vous propose un simple échange: la liste complète contre le retour au calendrier des élections.

 

Zara vient de terminer ses vérifications des nouvelles fonctions du Harfang lorsque James et Alberta montent à bord du dirigeable.

James et l’Anglaise sont en pleine engueulade et elle les entend venir avant même qu’ils n’entrent sur le pont.

– Les instructions de mon père sont formelles!

– J’ai promis à ton père que je ne te mettrais pas en danger, et je l’ai déjà suffisamment fait en t’amenant à l’entrepôt.

– Je dois t’accompagner là où tu vas.

– Tu ne peux pas! C’est un piège tendu délibérément. Ta place est à bord de ce vaisseau, en direction du protectorat. Autrement, je ne peux garantir ta sécurité. Je ne plaisante pas, Alberta.

– Mais…

– Que ton père se rassure. Je vais revenir à Londres avant peu pour conclure nos affaires.

Abruptement, James se tourne et fait face à Zara.

– Considérez notre contrat précédent pleinement rempli.

Zara hoche de la tête. Ce n’est pas une surprise: le paiement final vient d’être déposé dans les comptes du Harfang, leur donnant un bon coussin de sécurité après leur mise à niveau.

– De plus, je vous engage pour une nouvelle mission: ramenez Alberta à un aéroport qui offre une connexion avec Londres, et assurez-vous qu’elle se trouve à l’intérieur d’un vol pour la Grande-Bretagne pas plus de six heures après votre arrivée.

Zara sourit un peu méchamment: voilà le type d’instruction qu’elle suivra à la lettre… et peut-être un peu plus strictement que nécessaire.

– J’accepte ce contrat.

– Je sais qu’il n’y a pas de vol direct en destination de la Grande-Bretagne à partir d’Albion, alors retournez au protectorat. Montréal, si vous voulez. C’est avec plaisir que je voudrais m’assurer que votre retour au protectorat soit bien rémunéré. En reconnaissance des services que vous m’avez rendus.

– Mais…, proteste Alberta.

– Pas de problème, dit Zara.

– C’est entendu, donc, reprend James.

– Qu’en est-il de toi?

– Je vais être un invité de Carmella pour les quelques prochains jours. Je trouverai bien le moyen de retourner à Londres plus tard.

– Alors c’est un au revoir?

– Mon chemin avec vous est terminé. L’Empire prendra soin de régler les questions de succession du capitaine Derome en votre faveur. Meilleure chance dans vos épopées futures, capitaine, dit James en lui serrant la main.

Zara n’aimait généralement pas les Anglais, mais celui-ci lui était sympathique. Il la traitait avec respect, et grâce à lui elle n’avait aucune difficulté à s’imaginer capitaine de son dirigeable.

– Laissez-moi quelques minutes pour délester mes affaires, dit James, et vous aurez la liberté de rompre les amarres.

– Compris. À la prochaine.

Alors que James quitte le pont, Alberta prend place sur une des chaises autour de l’afficheur tactique et boude.

Pendant ce temps, Zara active les commandes de l’appareil. Étienne est déjà à bord, ce qui simplifie les choses.

– Étienne, dit-elle à travers l’interphone de la nef, prépare-toi à ce que l’on quitte d’ici trente minutes.

– Ah, euh… compris, capitaine.

Bon, il sait qui mène ici.

 

L’enlèvement de la fille unique d’un haut gradé britannique s’avère un problème tactique d’une difficulté délicieuse pour Édith.

L’opération elle-même n’est qu’une variation sur un thème: localiser leur cible, envahir l’endroit avec une force supérieure débilitante sous le couvert d’une fausse couverture officielle, et amener leur cible avec eux.

En revanche, s’en tirer après coup est un autre problème.

Impossible de rester à Albion: se faire passer pour ses forces policières représente un faux pas majeur, et impossible d’espérer opérer longtemps sans détection.

Se diriger vers le nord en direction du protectorat britannique n’est évidemment pas une option. Édith espère conclure son interrogation et céder Alberta avant que cela ne devienne un problème diplomatique, mais elle préfère aussi éviter les ennuis inutiles.

La meilleure alternative serait de retourner en territoire de l’Alliance Européenne. Mais comment s’y rendre? Impossible d’espérer un vol à partir d’Albion.

Reste une option, déplaisante, mais nettement plus sécuritaire que les autres: trouver refuge, même temporairement, dans les états confédérés.

Édith connaît trop les sudistes pour ne pas être repoussée par ce qu’ils représentent, mais l’Alliance européenne et les États confédérés ont, au moins, une entente de principe au sujet des opérations clandestines. L’Empire britannique est un rival qu’ils ont en commun.

Le plan est admirable, mais il commence à se compliquer à leur approche de l’aéroport.

– Nos instruments de surveillance confirment qu’Alberta Podington est à bord du dirigeable, dit Kitti en consultant sa console d’information, mais ils nous indiquent aussi que le dirigeable vient de quitter l’aéroport après avoir logé un plan de vol vers Montréal.

Édith se trouve dans un automoteur en compagnie de Kitti et de trois fiers-à-bras de San Francisco. Tous sont déguisés en policiers.

Elle réfléchit un peu à la nouvelle.

– Obtient un aérocar. Nous allons jouer aux pirates.

 

Zara est à une demi-heure de vol de l’aéroport d’Albion lorsque la console de commande l’informe d’une anomalie: un véhicule aérien se dirige vers eux.

Il est trop gros pour être un missile et trop petit pour être un autre dirigeable. En quelques moments, l’identificateur qu’il s’agit d’un Taureau. Un aérocar costaud, utilisé pour le transport d’équipes sur de courtes distances, souvent par les forces policières.

Quelques moments plus tard, elle obtient la confirmation des intentions de l’aérocar.

– Harfang, ceci est une communication des forces policières d’Albion. Immobilisez-vous et préparez-vous à être abordés.

En un instant, Zara perd toute son assurance et souhaite le retour du capitaine Derome. Vieux filou meurtrier qu’il était, il aurait au moins su quoi répondre. En son absence, elle n’a aucune idée de la bonne marche à suivre.

Elle s’immobilise donc: l’ordinateur de bord indique que l’aérocar est trop rapide pour eux, et qu’ils seront rattrapés de toute façon d’ici une vingtaine de minutes.

Puis c’est l’attente. Constatant que les réacteurs diminuent d’intensité, Étienne et Alberta arrivent sur le pont.

– Qu’est-ce qui se passe?

– Les policiers d’Albion nous semoncent d’arrêter.

– Pourquoi?

– Je n’en ai aucune idée, mais je préfère être prudente.

Les minutes précédent l’abordage sont pénibles. Zara ne cesse de s’en demander la raison — est-ce un problème avec Halks? C’est un soulagement lorsque l’aérocar s’amarre à eux, même si le plancher du pont penche de quelques degrés en réaction au poids supplémentaire ajouté à la nacelle.

– Nous allons voir ce dont il —

– Couchez-vous par terre! Couchez-vous! beuglent à répétition trois puissantes voix d’hommes qui ne laissent aucune place à la discussion. Zara obéit sans attendre, tout comme Étienne et Alberta. Zara sent une botte s’écraser dans son dos dès qu’elle est sur le plancher: les trois hommes, habillés d’uniformes d’intervention tactique noirs, s’assurent qu’ils ne bougent pas.

Une femme d’âge mûr entre sur le pont une fois qu’un des trois policiers lui confirme l’absence de résistance. Elle étudie les trois personnes couchées par terre.

– Alberta Podington, Albion a ordonné votre arrestation au sujet des troubles civils récents. Vous allez revenir à la capitale avec nous.

Le policier perché par-dessus Alberta la hisse à ses pieds.

– Où sont ses bagages? demande la femme.

– Chambre trois, répond Étienne trop rapidement pour Zara.

– Parfait. En ce qui vous concerne tous les deux, je n’ai aucun mandat relatif à votre arrestation. Si vous voulez que ça demeure ainsi, je vous conseille de demeurer calme.

– Mais nous avons comme tâche de…

– Penses-y à deux reprises avant de crâner, jeune fille. Est-ce que tu veux vraiment des problèmes supplémentaires?

Zara reste silencieuse, se détestant pour céder aussi facilement. Mais elle ne peut plus courir; quel choix lui reste-t-il? Paradoxalement, la botte dans son dos est convenable. Elle lui rappelle que pendant presque toute sa vie, elle n’a pas eu de choix. Pourquoi en serait-il différent maintenant?

Après quelques instants, elle entend rapporter qu’Alberta est immobilisée à bord de l’aérocar et que ses bagages ont été nettoyés de la chambre trois.

Puis, elle sent la botte se lever de son dos.

– Un conseil, dit la femme, parce que vous avez été aussi gentils: n’activez pas vos moteurs pour cinq minutes encore, puis foncez directement vers le protectorat américain.

Puis ils disparaissent du Harfang.