Reset, d’Isabelle Piette

—  40-30. Avantage Duvernay. Balle de match.

Comment vous expliquer ce qu’on ressent à ce moment-là, le titre mondial si près qu’on peut presque y toucher. Fébrilité, dites-vous? Nervosité? Appréhension? Exultation? Rien de tout ça pour moi. Une concentration parfaite, grâce à un niveau optimal de neurotransmetteurs. Annelise Duvernay, championne en titre des deux dernières années, surnommée « la Machine ». Aucune émotion apparente.

Mais pas cette fois. Vous vous en doutiez, cet état de grâce permanent n’est pas normal. Je vous le confirme. C’est de la triche d’un bout à l’autre. Tout est réglementé dans les tournois de tennis: de la masse musculaire de l’athlète à sa composition sanguine en passant par ses vêtements, sa raquette, ses chaussures et même ses dessous! Rien n’échappe aux processus de contrôle. Que reste-t-il pour départager les joueurs? Leur force mentale, bien sûr. Mon entraîneur et moi avions donc décidé d’aider la nature ici. Pas avec des belles paroles et de la « visualisation positive ». Une grande respiration au moment du service, un petit pincement à mon lobe d’oreille gauche et voilà. Dosage instantané, indétectable. Pas de mains qui tremblent, de serrement d’estomac, de doute. Un focus idéal. Un robot, presque. Remise à zéro des émotions. Reset. Et je m’en suis tirée pendant deux ans.

Vous imaginez ma surprise quand, à ce moment crucial de la partie, le Reset a fait défaut. Un pincement, deux, trois. Rien à faire. Mes mains tremblaient. Et là, oui, les mains moites, les jambes molles, le cœur emballé sont revenus. À la puissance dix! Mon entraîneur a bien vu mon regard affolé, mais ne pouvait rien faire. Je devais servir avant que l’arbitre ne s’impatiente. Un geste répété des milliers de fois, me suis-je dit. La mémoire musculaire devrait faire le travail.

J’ai quand même raté le premier service. Pas trop grave, le second est là pour ça. Sauf qu’il est en général moins rapide, parce qu’un mauvais placement donne le point à l’adversaire. Cet autre service est passé, mais était trop facile à reprendre et l’adversaire m’a renvoyé un boulet de canon sur mon revers, que j’ai à peine effleuré. La balle a fini sa trajectoire dans la foule.

—  Quarante partout. Égalité.

Mon grognement de dépit a surpris tout le monde. Même moi. Le point de match venait de m’échapper. Et plus de Reset pour reprendre le contrôle. Demander un temps d’arrêt? Feindre une blessure et demander le report du match? Une blessure indétectable aurait attiré encore plus l’attention que mes sautes d’humeurs inhabituelles. J’ai décidé de continuer du mieux que je pouvais.

La suite, vous la connaissez. Je me suis débattue comme un diable dans l’eau bénite pour les échanges suivants. Le pointage oscillait entre « Égalité » et « Avantage Morena ». Je n’arrivais pas à reprendre le dessus. J’étais de plus en plus irritée et la fatigue commençait à s’installer. Je m’apprêtais à servir lors d’une égalité, mais le petit sourire moqueur de mon adversaire m’a fait hésiter. Était-elle au courant de quelque chose? S’amusait-elle de ma détresse? Elle a répondu à ma mine interrogative par un clin d’œil, la garce! J’ai disjoncté. Au diable les placements sécuritaires. J’ai pris mon élan et frappé la balle de toutes mes forces, accompagnant le coup d’un grand cri primal. « As! », a crié le juge de ligne. Tout juste dans le coin intérieur. Deux cent-trente-cinq kilomètre heure au radar. L’adversaire n’a même pas bougé.

—  Avantage Duvernay. Balle de match.

Prends ça, salope! Enfin une émotion utile. Nouveau service. L’échange s’est amorcé en fond de terrain. Je criais chaque fois que je fouettais la balle. « La Machine » détraquée laissait sortir toutes ses années de répression. Cette spontanéité a désarçonné l’adversaire: elle a commis l’erreur de m’envoyer une balle près du filet. Je la lui ai renvoyée en croisé en me rapprochant. Elle l’a rattrapé en déséquilibre et j’ai intercepté le retour à la volée. Autre déséquilibre de son côté. Elle a tenté de compenser en m’envoyant un lob par-dessus la tête. Pas assez haut. Je lui ai smashé un projectile en fond de terrain. Elle n’a rien pu faire.

—  Match Duvernay!

Je suis tombée à genoux, les bras au ciel. Mon entraineur sautait sur place, la foule était en délire. Mon adversaire avait l’air hébété de celle qui ne sait pas trop ce qui vient de lui arriver. Je venais de remporter mon troisième titre d’affilée.

Vous savez, ce titre, ils vont me l’enlever quand votre magazine va publier la confession que je viens de vous faire, même si tout le monde était déjà plus ou moins au courant. On criera au scandale, l’indignation sera sur toutes les lèvres. Mais pour vous, c’est bon. Le jeu lui-même n’est qu’une partie du gâteau. Vous vous nourrissez de cette excitation, vous l’encouragez en la répandant et en la glorifiant, même si c’est avec des mots durs et dénonciateurs.

Ça va. Je connais le jeu et j’y’ai joué avec vous. Pour vous. Un pacte tacite auquel nous participons tous, vous, moi, les lecteurs. N’oubliez pas, cependant, de dire à vos lecteurs que ce championnat restera celui dont je suis le plus fière. Celui que j’ai remporté sans béquille. Dites-leur surtout que je vais revenir au jeu, que l’excitation n’est pas finie. Est-ce que « la Machine » sera de retour, ou bien quelqu’un de complètement différent? Vous verrez bien. Une chose est certaine: vous devrez, comme moi, tourner la page et laisser le passé derrière. Allez, on y retourne.

Reset.