Celle qui voulait tomber éternellement, de Claire Dugain

­Elle va tomber. Voilà longtemps qu’elle ne peut plus tenir debout et de jour en jour, d’heure en heure, son équilibre s’effrite toujours plus. Peu à peu, elle ne pourra plus courir, ne pourra plus marcher et finalement, elle ne pourra plus bouger.

Après ses jambes, ses bras deviendront poussière. Puis, ce sera tout le reste.

Perdue sur cette planète vaste et vide, elle continue de se déplacer comme le reste du troupeau. Il n’y a plus rien à manger. Tout le monde est devenu pareil et perd lentement la capacité de bouger. Leurs jambes se transforment en poussière, beaucoup rampent, mais d’autres ne le peuvent même plus.

Elle est enfermée dans son pas tremblant qui la fait chuter de plus en plus souvent. Elle met de très longs moments à se relever, comme l’animal appelé autrefois « tortue ».

Les sans-âmes errent, et parfois, leurs consciences d’antan pleurent sur ce maintenant qu’ils sont devenus. Elle se lamente alors que son corps se déplace sans but. Quelque part, derrière ce regard vitreux, on remarquerait l’éclat vague d’un ancien esprit brillant. Elle se remémore son amoureux et le jour où tout a changé : elle a trébuché et un sans-âme lui a sauté dessus. Son compagnon s’était retourné, mais il était trop tard pour tendre la main et la secourir.

Elle a senti la douleur de la morsure, elle hurlait, elle criait pour qu’on vienne la sauver. Elle était consciente que l’inéluctable était arrivé. Puis, dès que le venin terrible et brûlant s’était immiscé au plus profond de son cœur, celui qui l’avait mordue s’était détourné d’elle pour chercher une autre victime. Elle s’est levée, a mis un temps à trouver son pas. Elle était là, enfermée quelque part derrière le blanc vide et morne de ses yeux, mais les vivants ignoraient ce fait.

Quand elle les attaquait, les vivants la repoussaient et tentaient de lui trancher la tête. De toute façon, il n’y a aucun autre moyen de faire cesser la marche incessante des malades, mis à part celui-là. C’est avec une douleur sans fin qu’elle a commis des meurtres affreux et qu’elle a contaminé d’autres âmes innocentes.

Elle n’avait jamais été violente auparavant. Elle se vantait d’être bonne vivante et souriante, elle aimait beaucoup sa vie avec sa moitié. Elle rêvait de l’avenir, peut-être un peu fleur bleue. Elle imaginait être un jour enceinte et offrant la vie à un nouvel être, dans cette famille qu’elle avait créée au fur et à mesure. Elle construisait des souvenirs à la plage, elle entendait le rire de l’enfant et le voyait ériger un château de sable. Elle se dirigeait vers lui, se baissait pour contempler l’œuvre de ce nouvel architecte talentueux.

Le soleil fuit, les immeubles s’effritent petit à petit et il n’y a plus d’animaux. Du moins, cela fait des mois qu’elle n’en n’a plus vu. Cette constatation ne réveille plus sa vieille âme malade. Autrefois, c’est avec toute l’attention possible qu’elle étudiait tout ce que ses yeux et son ouïe pouvaient lui offrir. Elle n’entend plus que le son du vent, les grognements de ses congénères ou les immeubles croulants. Il n’y a rien d’autre. L’Homme ne peut plus rire, il n’aime plus, il ne va plus, ni au paradis, ni en enfer.

Aucune vie n’est possible désormais, à part les herbes folles et grises qui tentent d’absorber la lueur lointaine du soleil. Un épais ciel gris règne dorénavant en maître.  Il lui reste un fragment d’intelligence et si elle avait pu, elle aurait expliqué que c’est à cause des attaques nucléaires d’il y a trois ans. Elle sait que cela fait trois ans, car elle déteste quand la neige revient. Elle aime l’été quand le soleil la surplombe et qu’elle peut profiter un peu de la lumière parvenant à se frayer un chemin au travers des épais nuages noirs. Pour autant, elle ne ressent pas le moins du monde la chaleur, elle ne profite pas vraiment des sensations que cela pourrait lui procurer, mais plutôt des souvenirs qui y sont liés.

Elle aime se souvenir de son enfance, de son amour pour les jours ensoleillés et des activités qu’elle faisait à l’époque. Elle se souvient de ses rendez-vous galants. Elle chasse la pluie acide de ses pensées quand le soleil brille encore un peu.

Elle déteste s’embourber dans la boue brune et sale qui suit la pluie. Ça envahit parfois son regard et tous ses sens et rend les déplacements difficiles. La gouttes d’eau assombrissent encore plus son âme esseulée, alors elle attend le retour du beau temps.

Elle souhaite ne jamais voir son reflet nulle part : elle sait ce qu’elle est devenue en apercevant les autres sans-âmes. Ils s’ignorent et par moment, elle souhaiterait croiser le regard de l’un de ces êtres et reconnaître l’éclat d’une conscience pour savoir si elle est la seule enfermée dans son corps malade et décomposé.

Au début de cette affreuse transformation, elle avait été rongée par le tracas et la crainte de se savoir seule enfermée dans sa coquille. Au fil des jours, des semaines et des années, cette angoisse a laissé place à une profonde indifférence.

Ce qui reste de son âme se demande quand ce vaisseau de chair ne parviendra plus à errer de cette façon. À partir de quel instant commencera-t-elle à ramper? Quand cessera-t-elle d’errer?  Elle se demande si, à ce moment-là, elle sera encore prisonnière

Quand tout perdra l’équilibre, quand tout sera effrité, quand plus aucun être un tant soit peu mouvant cessera de bouger, qu’adviendra-t-il de cette pauvre planète?

Son seul vœu maintenant est de tomber et de ne plus bouger, en espérant qu’elle ne soit pas face contre terre et qu’au moins, elle puisse contempler un paysage. Elle a oublié le goût de la vie, de la survie. Elle a tout oublié, à part la beauté des rayons du soleil transperçant parfois entre la lourdeur des nuages noirs et l’émerveillement qui la prend toujours quand elle contemple des étoiles.

Quand elle tombe de nouveau, elle espère que cette fois-ci, elle ne retrouvera pas l’équilibre.