Pax Victoriana, épisode 3 de 6, de Christian Sauvé

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Deuxième section. Révolution à Albion

Chapitre 6. Convergence

Le retour du Harfang à Ottawa n’est pas plaisant.

Pas avec deux corps dans la soute à cargo et tant de questions sans réponse.

Sur le pont, personne ne parle pendant presque tout le voyage. James ne cesse de penser à la façon dont il va expliquer aux autorités ce qui s’est passé, surtout étant donné son désir de demeurer inaperçu… et de reprendre la traque de ceux qui ont subtilisé le Crapaud.

Sitôt amarrés à l’aéroport, James et Alberta montrent leurs lettres d’autorisation officielle aux agents des services secrets impériaux et refusent de parler jusqu’à ce que Podington père soit contacté.

Après quelques minutes d’attente, un agent les escorte dans une des salles de vidéoconférence sécuritaire de l’aéroport.

Lorsque leur interlocuteur apparaît à l’écran, il n’est pas de bonne humeur.

 

Podington est rassuré de voir qu’Alberta semble en bonne santé, mais le reste de ce qu’il entend des aventures de Halks n’a rien pour lui faire plaisir. Déjà que le rapport de Bruce, rédigé à partir de son lit d’hôpital, n’a pas vraiment bien amorcé les choses… qu’est-ce que cette histoire d’enquête sur la mort de deux aéronefiers?

– Vous n’avez pas obtenu ce que vous cherchiez, Halks?

– Nous avons eu des problèmes. Est-ce que je peux… vous parler en privé?

Il indique Alberta d’un mouvement des yeux.

– Il n’en est pas question. Alberta est avec vous, et mérite elle aussi d’entendre tout ce que vous savez. Seulement les faits pour l’instant, s’il vous plaît. Il est déjà suffisamment tard pour moi ici.

Halks concède d’un bref hochement de tête. Pendant cinq minutes, il explique les événements de la journée. À la satisfaction de Podington, il le fait comme un agent de terrain vétéran — le résumé est clair, les détails sont pertinents et Halks ne s’offusque pas lorsqu’on lui demande de répéter pour confirmer. Ils s’en tiennent aux détails pour l’instant… l’analyse viendra plus tard.

Alors que Halks mentionne la présence d’un matelot comme témoin, Podington ouvre un deuxième canal de communication textuel et demande aux services impériaux ottaviens à ce que l’on isole et interroge Boulard pour obtenir sa version des faits. Sans perdre un moment.

On l’informe immédiatement que c’est déjà en cours.

Puis, il revient à sa conversation avec Halks et Alberta.

– Si je comprends bien, vous êtes maintenant de retour à la civilisation avec deux corps que vous devez expliquer aux autorités?

– C’est exact.

– Ainsi qu’un aéronef sans propriétaire?

– Cela reste à voir.

– On dirait que c’est le temps pour vous de prendre le premier avion vers Londres.

– En fait, j’ai une meilleure idée.

– Vraiment?

– Si mes soupçons s’avèrent confirmés, nous avons un ennemi en commun. Ça vous inquiète, des microdrones explosifs? Des agents hostiles qui disposent d’aussi bonnes sources de renseignement? Laissez-moi mener mon enquête. Je vais trouver mon objectif et ceux qui sont venus le subtiliser. Nous avons tous les deux un problème, du type que votre groupe a le mandat de confronter. Je vais être votre agent sur le terrain.

Halks est habile, mais plus de détails seraient bienvenus avant d’accepter.

– Continuez.

– J’ai examiné les lieux où le piège a été tendu, et c’est récent. Quelques semaines au plus.

– Quelqu’un a repéré votre arrivée à Londres.

– Et m’a tendu un piège.

– Vous croyez être visé?

– Peu importe. Étant donné la nature de mon objectif, celui qui l’a subtilisé peut vous causer bien des problèmes.

Encore le mystère de l’objet. Podington doit résister à l’envie d’expédier Halks en interrogation serrée; la moindre provocation lui donnerait l’envie d’abattre un marteau figuratif sur le paradiplomate.

– Présumant que je suis d’accord, comment voulez-vous procéder?

– Je me souviens d’avoir vu que les forces britanniques ont un réseau d’installations radars couvrant l’ensemble du protectorat.

Podington hoche la tête. C’est non seulement une mesure de sécurité essentielle, mais aussi une composante clé des rapports météorologiques destinés aux forces militaires.

– J’ai besoin de fouiller leurs archives. Peut-être qu’il y a trace d’activité au-dessus de l’endroit que nous venons de visiter. Avec un peu de travail de détective, je devrais être en mesure d’identifier des trajets, des aéronefs, des noms…

Podington peut sentir une pointe de désespoir dans les propos de Halks. Il réprime un sourire; il est temps de remettre les pendules à l’heure.

– Le bureau de Toronto est en mesure d’obtenir tout cela. Établir un canal de communication à partir d’Ottawa ne serait pas difficile.

L’étincelle dans les yeux du paradiplomate ne trompe pas. L’hameçon est pris; il est temps de tirer la ligne.

– En revanche, Halks, je ne ferai aucun effort à moins que vous m’expliquiez une chose.

– Quoi donc?

– La nature de l’objet que vous alliez chercher.

– Mais…

– J’ai été très généreux malgré votre silence obstiné à ce sujet, dit Podington d’un ton qui avait stupéfié plus d’un subalterne. Maintenant, la sécurité de l’Empire est en jeu. Je pourrais demander aux services secrets impériaux de vous interroger jusqu’à ma satisfaction: la situation a changé et notre entente ne tient plus. Alors, parlez.

Halks a le mérite de ne pas hésiter longtemps.

– Il s’agit d’un exosquelette capable de voyage paradimensionnel…

En deux minutes, Halks décrit brièvement quelques-unes des spécifications de la capsule qu’il surnomme « le Crapaud ». La révélation est frappante, mais c’est une des possibilités qu’avaient identifiées les analystes du Future Threats Directorate. Cela explique pourquoi Halks ne semblait porter que peu d’intérêt pour son retour à Londres.

– Vous êtes donc avec nous pour un peu plus longtemps.

– J’avais l’intention de ramener le Crapaud avec moi à Londres.

– Ne me prenez pas pour un enfant.

Podington laisse un silence inconfortable planer.

Il y a un risque à laisser Halks chercher son… Crapaud… ainsi. À la première occasion, il peut grimper dans la capsule et disparaître, privant l’Empire de réponses. Mais Halks est déterminé à trouver la capsule et résoudre le mystère de sa disparition. Mieux vaut le laisser renifler la piste, quitte à saturer le territoire américain d’agents prêts à intervenir si Halks trouve une bonne piste.

Pendant quelques minutes, il discute d’alternatives et de solutions, jusqu’à ce qu’un signal réclame son attention sur la deuxième ligne en provenance d’Ottawa.

– Oui? dit-il en gelant sa première communication avec Halks.

– Étienne Boulard confirme sans équivoque les affirmations de Halks. Nous pourrions conduire un interrogatoire plus serré, mais…

– Non, c’est suffisant pour moi. Bon travail.

Podington retourne à Halks.

– D’accord, je vais tirer les ficelles pour que les décès des propriétaires du Harfang soient inscrits comme accidents. Je vais vous permettre l’accès aux données radar du continent, sous la supervision d’un analyste de mon choix. Alberta restera à vos côtés pendant toute la durée de l’analyse.

– Pas de problème.

La conversation se termine, et Podington ne peut s’empêcher de grimacer en pensant à tout ce qu’il devra expliquer à son comité de supervision.

 

« Que s’est-il passé? » était la question du jour.

Depuis la tentative d’assassinat contre Tesla la nuit précédente, une petite armée d’experts du Bureau de la Sécurité Continentale travaillait sans relâche pour y répondre.

Il avait été plus simple d’éliminer des pistes d’investigation que d’en découvrir de nouvelles. L’autocyclette s’était avérée n’être qu’une distraction: le conducteur était un jeune homme se hâtant de son travail vers l’appartement de sa petite amie. Sa présence était accidentelle et sans objet. Édith se fit reprocher de l’avoir électrocuté, mais la semonce manquait de conviction étant donné le reste des événements.

Reste la mystérieuse figure. Édith a répété ce qu’elle avait vu pendant des heures avant qu’on ne la rassure que le témoignage des autres agents présents concordait. Édith n’avait donc pas rêvé cette forme presque invisible, plus forte et plus rapide que n’importe quel athlète olympique.

Mieux encore: grâce à l’intervention d’Édith, il restait des preuves physiques de cette figure: le couteau taché de sang et la partie arrachée des vêtements invisibles.

La crise maintenant passée, Édith était redevenue enquêteuse, attendant les résultats des analyses. Dans l’immédiat, elle s’affaire à réviser ses notes sur la vague de sabotage qu’elle pense pouvoir lier à la tentative d’attentat: Heinrich allait la questionner tôt ou tard.

À la cinquième relecture de ses notes, Gergana entre dans son bureau.

– Ça y est, nous avons des nouvelles.

– C’est à dire?

– Tesla est presque prêt à te pardonner d’avoir sauvé sa vie.

– Très drôle.

– Plus sérieusement, il dit te devoir une dette énorme, et que tu pouvais lui demander ce que tu veux.

– Si je peux m’arranger pour ne plus jamais le revoir, ça sera suffisant.

– Il est si plaisant que ça?

– Qu’il retourne à ses machines.

– Je suppose que tu préfères lire ceci, dit-elle en déposant une liasse de feuilles sur le secrétaire.

– Ils ont terminé leurs analyses?

– Ils sont prêts à livrer leurs premières hypothèses.

– Allons voir.

Malgré les protestations inarticulées de Gergana sur le désir des scientifiques de ne pas être dérangés, Édith fait son chemin à travers les quartiers généraux du Bureau, jusqu’aux laboratoires du troisième étage.

– Édith de Libourne. Vous venez de compléter une analyse pour moi, dit-elle au chef de section. Honecker, à en croire son épinglette d’identification.

– Oui, je sais, dit-il d’une voix lasse.

Il est, après tout, trois heures du matin. Honecker frotte son visage entre ses mains.

– Selon vos demandes, nous avons fait les tests les plus élémentaires. Rien n’a de sens, et c’est pourquoi nous allons tout recommencer à tête reposée demain…

– Qu’est-ce que vous avez trouvé?

– J’ai dit que rien n’a de sens.

– Faites-moi rire, alors.

– Le couteau est somme toute très ordinaire. Il s’agit sans contredit d’une construction nanotechnologique. La lame, un carbone composé à la limite du diamant, est affilée jusqu’à la molécule. Définitivement d’origine britannique.

– Je sais, c’est mon couteau. Nous en avons acheté une caisse de contrebande d’un marchand de Liverpool il y a dix ans pour les besoins de notre section.

– Ah.

– Qu’en est-il du vêtement?

– C’est aussi une construction nanotechnologique, mais beaucoup plus complexe. La structure est à ne rien y comprendre, mais une de mes techniciennes pense qu’il s’agit d’une combinaison de senseurs et de projecteurs qui analysent la lumière d’un côté du revêtement et la montrent de l’autre côté. L’invisibilité n’est pas parfaite…

– Mais elle est suffisante. Cette idée est connue depuis longtemps, mais la puissance de calcul et l’énergie nécessaire à ce type de quasi-invisibilité étaient jugées impossibles.

– L’impossible est maintenant un échantillon dans notre laboratoire. Mais c’est le sang sur le couteau qui a coupé la parole à notre biologiste.

– Il a constaté une autre impossibilité?

– Mieux que ça. Le fluide est invraisemblable: une combinaison de liquides simulant presque parfaitement les propriétés du sang humain. Si vous avez cueilli cela d’une véritable personne, elle possède du sang entièrement synthétique.

Il avale sa salive.

– Dites-moi… vous qui avez accès aux fichiers de renseignement: jusqu’à quel point les scientifiques d’Albion sont-ils avancés en matière de recherches biologiques?

 

James bâille. Les petites heures du matin s’accumulent, mais il s’est à peine arrêté depuis son entretien avec Podington.

Celui-ci avait rapidement fourni à James le support demandé: un accès aux enregistrements radars et un analyste spécialisé.

Ensemble, ils ont isolé la région d’intérêt — d’environ mille kilomètres carrés — puis les vols qui s’y sont arrêtés. Grâce aux ordinateurs à leur disposition, le processus roule rapidement. Pour l’essentiel, il s’agit de voyages de pêche ou de chasse près des lacs environnants. Dans les six derniers mois, seuls deux vols se sont terminés près des coordonnées que James connaît de mémoire.

Le sien, la veille, et un autre la journée suivant son arrivée à Londres.

James ne croit pas en ce type de coïncidences.

– Je veux tout savoir sur ce vol-là.

Le technicien effectue quelques appels pour accéder à d’autres bases de données et compléter certains fragments d’information. En trente minutes, ils contactent le registre aérien du territoire, six aéroports, les services de sécurité impériaux ainsi que trois revendeurs d’espace de hangar.

Au terme de ces efforts, ils construisent un scénario qui satisfait James, et devrait autant plaire à Podington.

La journée suivant son l’arrivée de James à Londres, un aéronef de taille moyenne, le Hadleigh, a atterri à proximité de la cachette du Crapaud. Il y est resté approximativement huit heures, puis est parti, plus lentement, vers Chicago. De Chicago, l’appareil a pris la direction d’Albion. Le Hadleigh appartient non pas à son capitaine, mais plutôt à une compagnie de transport de la région de San Francisco. Dû au manque de coopération entre Albion et l’Empire britannique, James n’est pas en mesure d’en savoir plus sans aller faire enquête sur le terrain.

James note ces informations dans une transmission destinée à Podington, puis se laisse conduire dans une des salles de télécommunication confidentielles où il ferme les yeux, faisant un effort pour ne pas s’endormir. Alberta est assise à ses côtés, silencieuse mais attentive.

Curieusement, un grand poids vient de se libérer de ses épaules. Il craignait ne rien trouver — cela aurait confirmé l’hypothèse d’un vieil ennemi paradimensionnel de sa propre réalité. Mais la présence d’un itinéraire sur cette planète lui suggère qu’il s’agit d’autre chose. Ce n’est guère réconfortant, mais lui suggère un ennemi plus concret.

Son effort pour ne pas s’assoupir est récompensé dix minutes plus tard par une communication provenant de Londres.

– Alors, Podington, vous doutez toujours de mes talents de limier?

– Au contraire. Vous êtes certain qu’Albion est impliquée?

– Absolument. C’est l’origine et la destination des vols de l’appareil, ainsi que des informations recueillies par le système de surveillance du protectorat.

– Et votre Crapaud n’a pas été laissé à Chicago?

– Pas selon nos informations. Les seuls services obtenus à Chicago étaient ceux de ravitaillement.

Podington se frotte le menton, et James se retient de sourire. Le vieux maître-espion sait quelque chose de plus que James, et il s’apprête à le lui confier. Agréable changement de dynamique depuis leur dernière conversation…

– Ceci pourrait être une occasion pour vous de nous rendre un service, Halks.

– Pourquoi donc?

– Nous accumulons de plus en plus d’indications qu’on nous joue de sales trucs. Du sabotage, des défections, des disparitions, ce genre de chose.

– Au sein de l’Empire?

– Dans certaines de nos bases les plus sécuritaires. Personne d’autre, y compris les Européens, n’a ces capacités technologiques. Vous pouvez comprendre où se dirigent nos soupçons.

– Je pourrais poser des questions pendant mon séjour là-bas.

– Il serait préférable d’obtenir des réponses sans poser de questions.

– Est-ce que vous avez des sympathisants sur le terrain?

– Pas beaucoup. Vous seriez étonné du manque de communication entre Londres et Albion. Depuis quelques années, nous en connaissons de moins en moins sur ce qui s’y passe. Londres ne sait jamais de quel pied danser avec les exilés frontistes, et leurs tendances isolationnistes n’aident en rien. J’ai, tout au plus, quelques vieilles connaissances qui peuvent vous aider à trouver les ressources nécessaires. Pour le reste, vous devrez développer vos propres contacts.

– Qu’est-ce qui en est des communications sécuritaires?

– C’est une des ressources dont vous aurez besoin. Je n’ai pas besoin de vous dire que la première génération des Frontistes a plus de loyauté que d’affection envers nous. Parmi les deux générations suivantes… les mentalités peuvent avoir évolué.

– Je vais voir ce que je suis capable de découvrir.

– L’empire vous sera reconnaissant de toute nouvelle piste.

– Je vais avoir besoin d’un budget adéquat. Ainsi que la liberté d’action de ne pas être impliqué dans un imbroglio judiciaire, et celle de voyager seul.

– Alberta?

– Oui?

– Dès la conversation terminée, débarrasse-toi de la moitié de tes bagages. Ne garde que ce que tu peux transporter toi-même. Tu suivras James là où il ira.

Puis il reporte son attention à Halks.

– Alberta reste avec vous jusqu’à la fin de votre enquête. Vous aurez la liberté d’action et le financement nécessaire, mais au sujet du transport, je préférerais vous garder à bord du Harfang.

– Mais…

– Le Harfang n’étant pas associé aux forces impériales, poursuit Podington, il nous offre un déni utile de responsabilité. Ajoutez un zéro au salaire convenu pour les matelots. Je m’arrange pour inscrire leurs noms au registre des propriétaires

Halks hoche la tête.

– Si vous êtes en mesure de convaincre l’équipage, considérez-le comme le vôtre pour quelques jours. Je veux être tenu au courant des résultats quotidiens de votre enquête.

 

– J’ai une proposition à vous faire, dit Halks.

Ils sont quatre sur le pont: Zara et Étienne d’un côté de la table centrale, les deux Anglais de l’autre. Halks a au moins la décence de leur parler en français.

Zara ne sait pas trop quoi attendre. La journée précédente avait été suffisamment insolite.

À leur retour à bord de l’aéronef, les dépouilles avaient déjà été emportées et l’infirmerie nettoyée par les services de sécurité impériaux. Elle aurait pu croire que rien de cela ne s’était déroulé, que le capitaine et Éphrem s’étaient simplement volatilisés.

Puis, les services secrets impériaux leur avaient fait comprendre qu’elle et Étienne étaient en garde à vue à l’intérieur du Harfang, immobilisé sur le tarmac jusqu’à ce que l’enquête soit terminée.

Ils se tinrent occupés en effectuant des tâches de maintenance à bord de l’aéronef, chacun de leur côté.

Après plusieurs heures, James et Alberta étaient revenus à bord du Harfang et avaient convoqué une réunion.

– Alberta et moi avons un accès direct aux autorités britanniques. Nous avons été en mesure de leur expliquer les événements; nous pouvons quitter Ottawa à n’importe quel moment.

Zara fronce des sourcils. Halks et sa compagne sont influents à ce point?

– Pour poursuivre mon enquête, je dois me rendre à Albion dès maintenant. J’ai le budget nécessaire pour le moyen de transport de mon choix, mais pour l’instant je voudrais continuer de voyager avec le Harfang. C’est plus simple ainsi, et rapide. De plus, si le Harfang retourne à Albion en prétextant une mise à niveau de son équipement, j’aurai alors un endroit à partir duquel opérer et une bonne excuse pour y être.

Zara acquiesce.

– À vous deux, poursuit James, vous maîtrisez suffisamment le fonctionnement du Harfang pour le mener à destination. Les quelques jours à ce voyage aideront à stabiliser votre situation. Je ne peux pas exiger d’étendre votre contrat, mais je peux vous promettre que vous serez récompensés pour vos efforts si vous acceptez.

Zara se frotte les yeux. Il est cinq heures du matin, et l’Anglais veut partir immédiatement pour… Albion? Est-elle toujours en train de rêver?

Alberta et Étienne ne semblent pas suffisamment éveillés pour intervenir. Autant bien poser des questions.

– Pourquoi Albion?

– Parce que tous les indices que nous avons suggèrent qu’ils sont responsables du piège qui a tué vos supérieurs. De plus, ils ont ravi l’item que je recherche.

– Ça nous prendrait une journée et demie pour nous rendre, si tout va bien et si nous obtenons du carburant à mi-chemin, probablement à Denver.

– Très bien. Nous nous chargerons d’obtenir les autorisations nécessaires.

– Sous l’identité du Capitaine Derome?

– Non, il est déjà rayé du système. J’y serai comme gentleman britannique. Alberta jouera ma nièce pour quelques jours.

– Vous savez, les Frontistes n’aiment pas trop des gens de ma couleur…

– Ils ne te laisseront pas immigrer là-bas, mais ils vont tolérer mon entourage pourvu que j’aie de l’argent.

– Et vous en avez?

– L’Empire britannique finance notre expédition.

Zara y pense.

Quelle sensation étrange que d’être soudainement en contrôle de sa destinée! Elle peut dire non, inciter Étienne à rester avec elle.

Ou elle peut dire oui… et visiter une nation légendaire.

Elle n’est pas prête à retourner à Montréal, et encore moins à y rester. Son premier geste serait probablement de repartir pour une autre ville.

– Je ne peux décider seule.

– Moi j’accepte, dit Étienne. Je rêve de voir Albion depuis que je suis jeune, et c’est ma première opportunité. Vous aurez besoin d’un assistant, monsieur Halks?

– Évidemment.

– Je suis partant, dit Étienne.

Zara fronce les sourcils: Étienne a dit cela à Alberta, et elle se surprend à penser que malgré la tonne de problèmes qui les accablent, elle n’est pas prête à laisser la blonde aristo mettre le grappin sur lui. Pas sans essayer elle aussi.

– Moi aussi, dit-elle sous les regards de tous. Allons-y. Mais ça va vous coûter, Monsieur Halks.

– Je suis prêt à payer. Frais de carburant, frais de mise à niveau du Harfang. Pour le salaire, ajoutez un zéro au montant destiné à votre défunt capitaine, que vous partagerez à deux plutôt qu’à quatre.

Zara n’a pas besoin de faire de calculs pour savoir qu’elle peut vivre un bon moment avec une telle somme, même si elle perd ensuite son emploi à bord du Harfang.

Elle examine les trois personnes autour de la table, et décide d’obtenir une concession supplémentaire. Qui n’ose rien n’a rien…

– Un dernier point à régler: vous êtes mes passagers. Étienne est mon assistant, et je suis la capitaine du Harfang jusqu’à notre retour à Montréal.

Comme elle l’avait prévu, James hausse les épaules: pour lui c’est un détail insignifiant. Étienne ne proteste pas non plus: ce n’est qu’un emploi d’été en ce qui le concerne, et il sait que Zara connaît mieux les opérations de l’aéronef. Et il préfère passer du temps avec une certaine Anglaise blonde plutôt qu’apprendre les rouages d’un dirigeable.

– Pas de problèmes, dit Étienne.

– Ça me convient, accepte James.

– Bon, alors pas de temps à perdre. Allons-y.

 

Chapitre 7. Arrivées

– Les élections approchent, Podington.

– Et alors? Nous sommes des fonctionnaires, ce n’est pas notre problème.

Podington ironise, mais intérieurement il gronde. Il a beau se trouver dans le bureau de son supérieur, assis sur une chaise confortable entre des murs couverts d’œuvres d’art, il sait qu’un combat s’amorce. Podington n’est pas assez haut dans l’échelle pour être trop concerné par les changements d’humeur politique, mais Thorburn ne peut pas en dire autant: malgré la neutralité réputée de la fonction publique britannique, les hauts fonctionnaires ont fréquenté les mêmes écoles que les politiciens, et les plus psychotiques d’entre eux peuvent leur rendre la vie impossible.

– Au contraire, dit Thorburn, c’est entièrement notre problème. Nous sommes au service de la couronne, et la couronne préfère ne pas avoir d’ennuis. Le parti industriel vole haut dans les sondages, et nous savons sur quel principe repose leurs promesses.

– « Le progrès pour tous » cite Podington sans effort.

– Et surtout du progrès lucratif. L’entente que nos prédécesseurs ont forgée avec les industrialistes après le départ des Frontistes ne tient plus: nos hommes d’affaires veulent profiter de plus que ce qu’on leur permet de reproduire.

– Tu ne peux pas être sérieux. S’ils pouvaient tirer un profit de la vente de la Semence aux Européens, ils le feraient sans aucune considération stratégique.

– C’est notre travail de prévoir les conséquences. C’est le leur de maximiser leurs profits.

– Je sais tout ça. Est-ce qu’il y a une raison particulière pour en parler maintenant, ou tu veux seulement ventiler un peu?

– J’entends de plus en plus parler de la façon dont ton groupe bloque systématiquement la diffusion publique des nouvelles technologies.

– Tu sais comme moi que c’est ridicule, que mon groupe n’a aucun pouvoir…

– La réalité n’a rien à voir avec les perceptions, Podington. Je ne fais que t’aviser de l’existence d’une campagne de dénigrement qui te vise directement. Je connais ton rôle, et je me souviens comment tu as obtenu ton titre de noblesse malgré que tu occupais un poste insignifiant dans l’organigramme des Services secrets. Mais de l’extérieur, tu constitues une cible beaucoup plus facile à atteindre que les membres de la vieille aristocratie comme Clemens. Si les industrialistes prennent le pouvoir aux prochaines élections, il y aura des pressions pour que tu prennes ta retraite. Alors, comment comptes-tu te défendre?

 

Est-ce Albion qui brille aussi fièrement que Zara nel’imaginait, ou est-ce se trouver aux commandes de son propre dirigeable qui la rend si resplendissante?

Peu importe, Zara sourit d’une oreille à l’autre. Elle s’était levée très tôt pour se trouver aux commandes du Harfang pendant qu’il parcourt la dernière centaine de kilomètres jusqu’à Albion.

C’est une belle récompense après avoir passé les trente-six dernières heures à en apprendre le plus possible sur l’aéronef. Grâce à l’intelligence systématique de bord, l’appareil peut voler de manière autonome lorsque nécessaire; Zara n’a eu aucune hésitation à activer le pilotage automatique durant les nuits. Ce qui l’inquiète, c’est d’être dépassée par une situation inusitée.

Mais le ravitaillement à Denver a été mené selon les règles de l’art du début à la fin. L’escale ne les a guère ralentis dans leur périple vers Albion. Le Capitaine Derome n’aurait pas mieux fait.

Derome…

Zara avait fini par relater à James et Albertala conversation qu’elle avait surprise entre le capitaine et Éphrem. Ça avait semblé rassurer James — il avait échangé un regard significatif avec Alberta, puis avait haussé les épaules comme si ce n’était guère important. Depuis lors, ils n’avaient cessé de la traiter avec les égards dus au capitaine.

Leur réaction avait permis à Zara de se débarrasser de cette culpabilité qui la rongeait au petit matin: elle n’avait pas cherché à se trouver aux commandes de l’aéronef ainsi, mais, maintenant que les jeux étaient faits, elle serait sotte de ne pas en prendre avantage.

Devant elle, s’annonce maintenant sa récompense: Albion! Une série de cristaux jaillissant d’une mosaïque d’espaces verts et bleus. Les Frontistes n’ont aucunement tenté de fusionner leur style ultramoderne avec celui des victoriens: ici, tout est de verre bleuâtre ou bien de carbone noir. Le centre-ville est compact, une demi-sphère de tours abritant l’essentiel de la population de la ville, avec des banlieues qui s’étendent imperceptiblement dans les parcs qui encerclent la ville.

Sa joie est de courte durée alors qu’entre Alberta sur le pont.

Elle n’est pas, tout au moins, avec Étienne. Zara, en capitaine, a pris soin d’assigner des chambres séparées à tout le monde, et elle présume qu’entre sa surveillance et celle de James, les deux petites colombes restent sages.

– Voilà donc Albion, dit la blonde. La ville la plus avancée au monde!

– Comment ça se compare à Londres?

– Plus moderne. Plus petit. Certainement moins gris.

Ayant passé une partie de la nuit à se renseigner au sujet d’Albion permet à Zara de mieux comprendre cette ville tandis qu’elle apparaît graduellement.

Fondée cinquante ans plus tôt au sud de la baie de San Francisco par les Frontistes éconduits d’Angleterre, Albion était destinée à devenir la métropole de l’Empire qu’ils ambitionnaient à construire.

Zara n’entretient aucune illusion sur cette ville: les gens comme elle n’y sont pas les bienvenus. Albion reste un monument aux suprématistes blancs qui ont déplacé ou canardé la population déjà en place — indigène, blanche, noire et mexicaine — pour prendre le contrôle des lieux. Une bonne partie des réfugiés s’étaient établis au nord, à San Francisco même. À l’époque, les Frontistes n’avaient pas eu à s’inquiéter des représailles du gouvernement américain, celui-ci étant en déroute après la capture de Washington par les États confédérés. Quand les Yankees avaient demandé la protection de l’Empire britannique, Albion avait déclaré qu’ils s’emparaient des terres à l’ouest des Rocheuses.

Alors qu’Alberta active un écran virtuel d’agrandissement sur une des fenêtres, Halks les rejoint.

– Bonjour. Tout le monde est prêt à découvrir Albion?

Acquiesçant, Zara s’approche de l’écran ouvert par Alberta et examine, elle aussi, le vaste port commercial situé au nord d’Albion. Elle avait lu que les ingénieurs civils frontistes avaient radicalement modifié les berges de la baie pour les rendres plus accueillantes à l’habitation humaine: des marécages avaient été creusés ou comblés sans égard à la préservation des lieux. Les Frontistes croyant en la suprématie de l’humain sur la nature, les considérations environnementales ne les arrêtaient pas. En revanche, la ville était parsemée d’espaces verts et de petits lacs.

– Il y a autant de bateaux ici qu’à Liverpool, remarque Alberta.

– Albion a les mêmes besoins d’approvisionnement que l’Angleterre, dit Halks. L’utilisation soutenue de nanotechnologies exige quand même des matières premières. À la différence qu’Albion exploite surtout la côte ouest de l’Amérique et l’océan Pacifique, alors que l’Angleterre profite de l’autre océan.

Connaissant la réalité de l’exploitation des Caraïbes, Zara se dit qu’il s’agit là d’une grossière simplification.

Étienne entre et pose une assiette de déjeuner sur la table de commande.

– Voilà, Capitaine, je n’étais pas certain si vous aviez eu le temps de manger.

– Non, en effet. Merci beaucoup, Étienne.

Il n’est pas complètement inutile malgré sa manie de ne pas se tenir à moins de trois mètres de l’Anglaise.

Engouffrant son repas, Zara prend un moment pour apprécier l’allure grandiose d’Albion. La ville avait déjà l’air immense il y a dix minutes, mais elle devient encore plus imposante alors que le Harfang se rapproche du centre-ville et de ses gratte-ciels vertigineux. Même à quelques kilomètres de là, Zara demeure bouche bée devant les édifices dépassant sans peine les soixante étages, l’architecture audacieuse des multiples passerelles entre les tours et la multiplicité d’hélijets qui bourdonnent autour de la ville.

– Regardez ça, dit Étienne en montrant du doigt un des aéronefs les plus immenses que Zara n’avait jamais vus: en forme de requin, il doit aisément faire vingt fois la taille du Harfang.

– Qu’est-ce que ça?

– Un de leurs dirigeables de croisière, dit Alberta. Voyages sans risque jusqu’aux glaciers de l’Alaska.

Le pont se couvre d’un silence électrique. Zara soupçonne que, comme elle, ils sont tous tentés de sauter en bas du Harfang pour aller explorer la ville le plus rapidement possible.

– On atterrit dans cinq minutes, dit Zara en terminant son assiette.

 

Édith relève la tête, clignant des yeux à deux ou trois reprises pour se débarrasser de l’éblouissement du flash ayant servi à cartographier ses iris.

– Bienvenue à Albion, mademoiselle de Libourne, lui dit l’officier d’immigration en lui remettant une carte d’identité.

Elle la prend, sentant sa chaleur, et l’examine. Il s’agit d’une carte en graphite, pratiquement indestructible. Les circuits-mémoire de la carte en savent long sur elle: informations biométriques et génétiques, codes d’accès bancaire et autorisations de séjour. Elle permettra aux autorités de la localiser en tout temps. La carte n’est valide que pour une semaine, après quoi Édith doit la faire renouveler ou quitter Albion.

Officiellement, elle ne devrait pas devoir rester ici plus longtemps que quelques jours.

Officieusement, qui sait? Alors qu’elle déambule vers la sortie de l’aéroport, elle sait que ses gestes sont soigneusement épiés. Les Frontistes ne sont pas particulièrement accueillants ni réceptifs aux idées provenant de l’extérieur. Elle a beau prétendre qu’elle est venue consulter un collègue à l’ambassade, personne n’est dupe de ce mince prétexte.

Elle se rend à la sortie et hèle un taxi.

– À l’ambassade de l’Alliance européenne, s’il vous plaît.

Le taxi part, lui laissant le luxe de s’étirer dans l’habitacle. Aucun bruit, presque aucune vibration. Et surtout, aucun chauffeur. Pour elle, il s’agit d’un futur hors d’atteinte: malgré les efforts des milliers de scientifiques et ingénieurs, l’Europe ne sera pas en mesure de recréer la technologie frontiste pendant encore une trentaine ou une quarantaine d’années.

Les membres de l’Alliance font de leur mieux, bien sûr. Ils ont commencé par abandonner leurs différents traditionnels lorsque les Anglais se sont emparés d’une colonie après l’autre. L’Alliance européenne était née, avant même que la fuite de livres d’histoire des Frontistes ne confirme qu’ils avaient pris le futur d’avance à cet égard.

Ensuite, ils avaient subtilisé tout ce qui n’était pas secret — et une bonne partie de ce qui l’était. En étudiant les livres du futur « accidentellement » relâchés pour modeler la société britannique, en portant attention aux premières innovations dévoilées par les Anglais, ils avaient appris beaucoup. La libéralisation des mœurs qui permit aux femmes de contribuer aux activités de la société européenne n’avait pas été facile, mais elle avait produit les résultats escomptés. La création d’une classe moyenne irritait toujours les aristocrates, mais cela avait stabilisé la société. Des innovations aussi simples que la plomberie, l’électricité, la médecine moderne, le réseau d’autoroute ou le filet de sécurité sociale avaient produit des résultats immédiats. Et personne en Europe ne songeait à limiter les technologies utilisées publiquement: à plusieurs égards, Édith est-elle certaine, l’Europe a mieux fait que l’Empire britannique. N’ayant pas le luxe de la domination militaire sans équivoque, elle a dû travailler plus fort et utiliser toutes les ressources à sa disposition.

Et pourtant… contemplant les fenêtres du taxi s’emplir de projections, elle doit se faire à l’idée qu’il y a davantage de puissance de calcul dans ce véhicule que dans plusieurs sous-départements du Bureau de la Sécurité continentale. Tout autour d’elle, on lui offre des aubaines dans les magasins avoisinants, un aperçu météo instantané, un survol du parcours choisi par le taxi, et même la disponibilité romantique des passagers des autres automoteurs à proximité.

Se souvenant de ses séjours précédents à Albion, elle élimine les projections indésirables d’un geste de la main suivi d’une confirmation vocale.

– Non aux publicités. Non aux connexions intimes. Non aux offres spéciales.

Puis, elle active les réseaux de communication locaux.

Les actualités, dominées par les titres sur Proposition Sept et Élections au Conseil, s’affichent sur les fenêtres du taxi. Il lui reste encore cinq minutes avant son arrivée à l’ambassade, et elle compte prendre ce temps pour s’informer sur cette ville.

– Manchettes, s’il vous plaît.

– Notre ville n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui! annonce avec fierté un homme qu’Édith reconnaît comme étant Timothy Axelrod, le maire d’Albion.

Un des Frontistes de la vieille garde les plus en vue, il s’agit malgré son apparence d’un homme âgé, les traitements télomériques ayant stoppé son vieillissement à une cinquantaine d’années, un demi-siècle plus tôt. Les Frontistes estiment être en mesure de vivre cent cinquante ans en bonne forme physique.

Une autre raison de les détester, pense Édith en se remémorant les heures agonisantes passées au chevet de ses parents quelques années plus tôt.

Alors qu’Axelrod poursuit son discours optimiste, Édith se rend compte que les manchettes ont été remplacées par de la propagande destinée aux visiteurs étrangers. Les rares nouvelles qui suivent sont uniformément positives.

Mais elle n’a pas l’occasion d’en apprendre plus que l’annonce du renforcement du bouclier antimissile qui protège Albion: le taxi s’immobilise devant l’ambassade et lui ouvre la porte.

Empoignant son unique sac de voyage, elle se dirige vers l’entrée et parvient aux portes coulissantes du lobby tandis que le taxi amorce son retour automatique à une station d’attente.

Son contact la rejoint quelques moments plus tard: Kitti Edvar, une blonde trentenaire scandinave qui occupe, bien discrètement, le poste de représentante locale du bureau du renseignement européen. Officiellement, elle est attachée diplomatique au protocole.

– Contente de te revoir, Édith. Bon voyage?

– Pas trop mal. Définitivement plus rapide qu’un aéromoteur ordinaire.

Trois heures de Prague à Albion par capsule suborbitale: à peine le temps de s’ennuyer pendant le voyage. Son horloge interne restera complètement détraquée pendant quelques jours, mais comme ce qu’elle planifie s’accomplira mieux la nuit, ce n’est pas nécessairement un problème.

Elles marchent vers l’intérieur de l’édifice, là où une salle confidentielle a été aménagée.

– Rien de neuf au quartier général?

– Non, tout est assez stable. Tu as entendu parler de notre grand succès?

Elles entrent dans la « salle de réunion Q4 », une pièce curieusement plus petite que les autres: il faut monter deux marches d’escalier pour y entrer, puis fermer une porte épaisse de trente centimètres avant que ne puisse s’activer l’alimentation électrique de la pièce. C’est une cage de Faraday, conçue pour bloquer toute interférence électromagnétique. Personne ne connaît les limites des capacités de surveillance des Frontistes, mais pourquoi prendre des risques?

– Oui, les nouvelles de votre aventure à Amsterdam nous sont parvenues. Félicitation, Édith.

– Merci, Kitti.

Elles s’asseyent. Kitti lui tend une tasse de café chaud, qu’elle a dû préparer en anticipation de son arrivée.

– Alors, qu’est-ce qui t’amène ici?

– Des problèmes.

Elle explique rapidement la chaîne de sabotages et d’ennuis de plus en plus sérieux qui continuent de sévir en Europe. Les hochements de tête de Kitti lui indiquent que ces informations ont fait leur chemin dans les sommaires quotidiens distribués aux chefs de station de renseignement. Ce n’est que lorsqu’elle en arrive à la tentative d’assassinat sur Tesla, et aux résultats des analyses, qu’elle obtient une réaction plus expressive.

– Vraiment? Sans blague?

– Sans blagues. J’étais là.

Kitti souffle de désarrois.

– Malheureusement, je n’ai même pas de rumeurs qui pourraient t’aider. Ce que tu décris ne ressemble pas à la technologie Frontiste, et encore moins à leurs méthodes d’opération. De plus, ils ont des problèmes domestiques beaucoup plus pressants: je ne suis pas certaine qu’ils ont l’appétit pour ce type de sale intervention étrangère.

– Que veux-tu dire par problèmes domestiques?

– Tu n’as rien entendu?

– Je sais qu’il y a des élections demain.

– Euh… tu n’as pas reçu de breffage du bureau des affaires étrangères?

– Je suis partie rapidement. J’ai aussi vu mentionner une proposition pour renforcer le système de santé?

– Oh. Laisse-moi t’expliquer…

 

Les classes que James avait dû suivre pour recycler des diplomates ordinaires en agents paradimensionnels avaient été… uniques. Rien ne l’avait préparé à ce qu’il y avait appris.

Ils avaient fait appel à un écrivain de science-fiction pour les premières leçons, un choix logique pour développer un protocole de contact avec des civilisations parallèles. Après une longue discussion avec la classe, l’écrivain avait fini par distiller leurs conclusions en deux phrases:

Dans le doute, va perdre ton temps. Si le doute persiste, va boire.

Il n’y avait pas de meilleur moyen pour découvrir une société que d’aller y passer du temps. La consommation passive d’information était essentielle à la formation d’un cadre théorique, mais rien ne valait l’appréciation directe sur le terrain. D’où la consigne d’aller perdre du temps à déambuler les avenues, examiner les gens dans des endroits publics, écouter leurs plaintes et toujours comparer avec ce qu’on savait de ce monde.

Lorsque cela devenait répétitif, il était temps d’aller discuter avec gens. Et c’est dans les cafés et les bars que les langues se déliaient.

James a passé la matinée à retracer les aéronefs ayant effectué un trajet à Chicago il y a quelques semaines en interrogeant diverses sources à l’aéroport. Mais l’influence du service secret impérial est inexistante ici, et du temps sera nécessaire pour obtenir des réponses. Il a également dépêché Étienne pour se charger des tâches plus routinières de ces démarches.

James s’est réservé quelques tâches plus délicates. Podington lui a envoyé les informations de contact d’un certain Zachary Taylor, mais ce dernier ne sera pas disponible avant l’après-midi.

Bref, malgré tous ses efforts, James se retrouve à se tourner les pouces. Situation intolérable pour un paradiplomate. Comme tout l’équipage du Harfang, il a sa carte d’identité d’Albion dans sa poche. Pourquoi rester à l’aéroport? La tentation d’aller explorer la ville est irrésistible, et il peut la justifier en se disant qu’il doit étoffer le dossier qu’il devra remettre à ses supérieurs.

Il est temps d’aller perdre son temps.

Un taxi vers le centre-ville plus tard, il finit par articuler ce qui le tracassait depuis l’aéroport:

Pour une ville fondée sur des prémisses de supériorité blanche, Albion est particulièrement colorée.

Il n’y avait pas porté attention c’était pour lui à peine remarquable: James avait grandi dans de grandes villes canadiennes multiethniques.

Albion ne voulait-elle pas devenir la ville où les frontistes pourraient assurer « l’existence de leur race et un avenir pour les enfants blancs », selon leur propre slogan?

Non pas que James aurait dû être surpris: même avec l’automation rendue possible par la technologie frontiste, une élite a toujours besoin d’une sous-classe pour les basses besognes. Il faut encore quelqu’un pour tailler les jardins, prendre soin des enfants, nettoyer les bureaux… et la solution, peu importe l’univers, était d’employer des immigrants.

James hâte le pas pour entrer dans un centre commercial, se dirigeant vers la foire de restauration. Un des outils d’évaluation les plus fiables, selon son expérience, pour juger de l’intégration des immigrants est de comparer la démographie des employés à celles des clients.

Et les ambitions suprématistes des fondateurs d’Albion ont visiblement échouées, car les deux groupes se ressemblent à s’y méprendre: les blancs en majorité, mais avec une distribution assez importante de noirs, d’asiatiques et surtout de latinos.

L’endroit est bondé, ce qui fait son affaire. Il se procure un thé glacé avec l’argent obtenu au bureau de change de l’aéroport et trouve place à côté de deux jeunes hommes au milieu de leur repas.

– Je peux prendre cette place?

– Allez-y, c’est libre.

Il les écoute parler de sports pendant un moment; suffisamment se former un modèle de ceux à qui il a affaire. Voici deux hommes bien éduqués appartenant à la classe moyenne, sans doute des employés de services financiers, administratifs ou juridiques. En ce qui le concerne, deux interlocuteurs idéaux.

L’ouverture se présente d’elle-même lorsqu’ils commencent à parler de la Proposition sept du conseil de ville.

– Excusez-moi, dit James doucement. Je ne viens pas d’ici, et j’entends des références à cette Proposition sept. Est-ce que vous pourriez m’expliquer?

– D’où venez-vous? demande l’un d’entre eux.

– Du Protectorat.

– Ah, d’accord. Vous n’êtes pas un confédéré, alors!

– Non…

– Bonne chose. À part les vieux frontistes, il n’y a que les confédérés pour faire la promotion de la sept. Moi, c’est Abraham.

– Ned.

– James.

Une fois les poignées de main satisfaites, Ned et Abraham s’avèrent être des vulgarisateurs un peu éparpillés, mais généralement cohérents.

– La Proposition sept est une tentative de renverser les acquis sociaux des dernières années.

– Nos parents se sont battus pour que les droits de tout le monde soient respectés, maintenant c’est à nous de le confirmer.

– L’idée qu’Albion peut survivre seulement avec les blancs est ridicule.

– Quand les fondateurs se sont rendu compte que quelqu’un devait bien réparer les machines et que ça n’allait pas être eux, la partie était déjà terminée.

– La Proposition sept vise à limiter l’accès aux services publics en fonction de la race.

– Ce qui est complètement ridicule, puisque la plupart des médecins sont latinos.

– Mais c’est surtout un symbole. Il est temps que l’arrière garde au conseil de ville laisse sa place aux plus jeunes, et que l’on continue le progrès accompli.

– Un peu comme dans votre protectorat, en fait.

James comprend pourquoi il est si rapidement devenu ami avec ces deux jeunes hommes.

– En fait, avoue l’un d’entre eux, si vous voulez venir assister à un rallye politique ce soir…

Il écrit une note sur une serviette et la refile à James.

– Il est temps que les gens d’ailleurs voient qu’Albion n’est pas qu’un nid de racistes. Ça nous ferait plaisir de vous montrer ça.

James les salue. En sortant, il remarque que les écrans qui surplombent la foire alimentaire indiquent la date des élections du conseil municipal, celle où la Proposition sept sera votée.

Demain.

 

– Donc, dit Kitti, je serais extrêmement surprise qu’Albion s’engage dans du sabotage à l’étranger à ce moment-ci. Ils ont d’autres préoccupations.

– Je vois. Mauvaise coïncidence.

– Je comprends que tu ne peux pas retourner à la maison avant d’en avoir le cœur net. Je vais activer mes propres réseaux, mais tu n’auras pas de réponses avant les élections. Tout le monde est vraiment préoccupé par la Proposition sept, et par les élections au conseil.

– Que disent les sondages?

– Il est temps pour les fondateurs de sortir. Certains sont là depuis cinquante ans.

– Ils ne vont pas prendre ça très bien.

Kitti hausse les épaules.

– Signe des temps. Quelle est l’alternative?

 

Vérifiant et contre-vérifiant chaque système, Zara s’ennuie à bord du Harfang. Elle a, comme James l’a demandé, pris rendez-vous pour une remise à neuf de l’appareil chez son manufacturier; celle-ci est prévue pour le lendemain. Pendant ce temps, Halks s’affaire à ses activités diplomatiques et Étienne pourchasse quelques pistes ailleurs dans l’aéroport.

Jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elle a de l’argent disponible — James leur a versé leur salaire pour le travail accompli jusqu’ici — et qu’il y a des boutiques près de l’aéroport.

Elle n’est pas particulièrement préoccupée par la mode, mais une nouvelle tenue ou deux ne ferait pas de tort.

Rester ou ne pas rester, dépenser ou ne pas dépenser…

Ironiquement, c’est Alberta qui finit par la convaincre lorsqu’elle entre sur le pont pour annoncer sa sortie.

– Je vais aller faire un tour en ville.

– Où donc?

– Magasiner. James et Étienne ne reviendront pas avant la soirée et j’ai besoin de me changer les idées.

Zara hésite un moment, puis se dit qu’elle n’a vraiment rien de mieux à faire.

– Ça te dit d’aller voir la mode locale?

Avant peu, et avec un enthousiasme surprenant, Alberta et elle sautent dans le taxi venu les cueillir au hangar où est logé le Harfang. En moins de cinq minutes, elles sont en route vers le centre commercial le plus près.

Zara se surprend à converser avec Alberta. Son anglais est meilleur qu’elle ne le croyait, et les quelques derniers jours ont été une occasion de le pratiquer. Quand elle n’est pas avec d’Étienne, l’Anglaise devient nettement plus sympathique.

À l’intérieur du centre commercial, tout est nettement plus impressionnant que même dans les boutiques les plus huppées de Montréal. Il y a du choix, des couleurs et des textures inusitées pour tous les goûts. Alberta couine, mais s’avère une compagne de magasinage parfaitement agréable.

– J’aimerais bien avoir ta figure, dit-elle alors que Zara essaie devant un miroir une robe moulante.

– Pardon?

C’est bien la première fois qu’une grande blonde mince lui adresse pareille sornette.

– Tu m’as vu? Je n’ai aucun relief. Tu penses que les garçons aiment ça?

– Mais…

– Oh, je ne suis pas particulièrement dépourvue, dit l’Anglaise en observant sa réflexion, mais à avoir le choix, j’aimerais être capable de manger un peu plus, et montrer des courbes.

– Ça va venir. Attends quelques années.

– Tu penserais avoir raison, et pourtant tu aurais dû voir ma mère. Jamais une livre en trop.

– Il y a des fois où je ne détesterais pas te ressembler.

– Peut-être que personne n’est satisfait de son propre corps. Est-ce que les Frontistes ont de la nanotechnologie pour ça?

Elles rigolent pendant un moment, puis rigolent moins quand une préposée aux ventes leur recommande d’aller faire un tour à la clinique esthétique à deux portes de là. « Une favorite des visiteuses des protectorats » dit-elle candidement.

Le reste de leur visite est d’un charme impeccable. Les boutiques ont leur nanomanufacture à même l’arrière du magasin, et si une taille ou un ajustement particulier n’est pas immédiatement disponible, elles peuvent en faire la demande et revenir une demi-heure plus tard.

Rapidement, Alberta et Zara se rendent compte qu’elles doivent faire preuve d’un peu de retenue, sans quoi elles auront besoin d’un deuxième taxi pour retourner au Harfang avec leurs achats.

Dans plusieurs boutiques, les caissières leur susurrent « votez non à la Proposition sept, il faut débarrasser le conseil des fondateurs! »

Elles comprennent finalement ces références lorsqu’elles croisent un kiosque annonçant un rallye politique prévu le soir même. Zara n’est guère friande de la politique, mais Alberta la retient pour écouter le message diffusé en boucle.

– Notre cité n’a cessé de croître depuis cinquante ans grâce à une union naturelle entre le savoir-faire britannique et la détermination des habitants de cette région, peu importe leur origine. C’est grâce à nous tous que nous sommes le porte-étendard du développement humain sur la planète. Ne renonçons pas à profiter des meilleurs d’entre nous, peu importe qui ils sont. Votez non à la Proposition sept, votez pour les membres du Parti progressiste! Venez nous rejoindre ce soir!

Puis, le message recommence. Zara écoute à nouveau pour s’assurer qu’elle a bien compris, mais l’accent des Frontistes est clair et le message aussi.

– Voilà qui semble intéressant, dit Alberta. Ça t’en dit?

– Pourquoi pas? réponds Zara.

 

Peu avant son réveil, Podington reçoit un message de sa fille. C’est la première chose qu’il lit en prenant son déjeuner.

Fidèle à son habitude, Alberta a bien résumé la situation en quelques lignes. Les tiraillements domestiques d’Albion infirment sa théorie principale: pourquoi Albion se mêlerait-elle de politique étrangère à ce moment-ci?

Au minimum, cela suggère que leur compréhension d’Albion possède de graves lacunes, surtout que les rapports des services de sécurité n’ont pas insisté sur ce clivage. Est-ce que la façade suprématiste des Frontistes serait sur le point de craquer? Est-ce que l’Empire pourrait en profiter pour renégocier une entente de partage technologique?

Les rouages s’activent dans le cerveau de Podington. Avant de terminer son déjeuner, il demande une réunion avec Thorburn.

Ce n’est qu’après coup qu’il réalise qu’un mystère important demeure entier: si Albion est préoccupé par ses élections, qui a subtilisé le Crapaud? Et qui sabote l’Empire?

 

Chapitre 8. Rallye

Peu après midi, James reçoit un appel de Zachary Taylor l’enjoignant à venir le rejoindre.

Il n’a aucune difficulté à héler un taxi. Le véhicule est confortable, la circulation est fluide et James profite du trajet pour reconnaître qu’Albion fonctionne efficacement: peu importe leurs autres défauts, les Frontistes savent faire rouler les véhicules à temps.

En fait, le crédit ne leur revient que partiellement. Si James a bien retenu l’histoire publique que l’Empire britannique partage au sujet des Frontistes, ces colons suprématistes ont su profiter des réalisations de toute une civilisation. Ils ont inventé peu, pas même la Semence qui était à la disposition des colonies temporelles.

Ceci dit, il ne fallait tout de même pas minimiser l’accomplissement des Frontistes: même avec ces outils, ils avaient su planifier une ville fonctionnelle et la maintenir en état de marche.

Sa réflexion est interrompue par l’arrivée du taxi à destination, un parc industriel sans grande présence humaine.

Il trouve la porte correspondant à l’adresse. Celle-ci affiche « Zachary Taylor: Détective ».

James réprime un sourire et entre.

Taylor semble avoir étudié l’esthétique des films noirs pour recréer le décor propre à un détective privé. James remarque des classeurs, des stores horizontaux coupants le soleil, de la poussière atmosphérique et un détective fripé reposant ses pieds sur un bureau en bois plein. James n’est pas en mesure d’évaluer l’âge de celui-ci: il pourrait être trentenaire ou soixantenaire.

– Mon ami Halks! vous pouvez fermer la porte et vous asseoir.

James a l’impression de jouer la comédie d’un autre, mais obéit.

– Vous avez un sens de l’atmosphère.

– C’est pour faire plaisir à mes clients, qui ont tous vu les mêmes films. Si cela vous ennuie, on peut changer.

Il active un interrupteur sous son bureau et la pièce change du tout au tout: la lumière extérieure supplémentée d’ampoules incandescentes est remplacée par un éclairage halogène diffus; le bureau et les classeurs deviennent noir granite et toutes les surfaces trahissent des écrans tactiles montrant des quartiers sous surveillance. De film noir, l’endroit est devenu ultramoderne.

– Non merci, j’apprécie l’effort.

– Je vous en suis reconnaissant.

Un moment plus tard, la pièce reprend son apparence traditionnelle. La démonstration a prouvé que malgré les apparences, Taylor a de réelles compétences technologiques.

– Alors, qu’est-ce qui vous amène à Albion?

– C’est une longue histoire.

– Je n’ai pas d’autres clients pour le moment.

– Elle comporte des détails confidentiels.

Halks et Taylor se renvoient la balle ainsi pendant quelques instants. Puis, Taylor semble en arriver à une conclusion et pose ses mains devant lui.

– Écoutez, je comprends votre hésitation à me raconter votre histoire. Nous sommes tous deux des professionnels. Si cela peut vous donner confiance, laissez-moi vous résumer la mienne.

Taylor se racle la gorge.

– Il y a approximativement cinquante ans vivait un jeune homme nommé Zach. Celui-ci travaillait pour la police londonienne quand les Frontistes sont apparus en masse dans Hyde Park. Café?

Taylor venait de retirer un pot de café fumant de son bureau. C’est sympathique, mais James refuse l’offre d’un geste de main et attend le reste de l’histoire.

– Toujours est-il que ce jeune Zach est un peu niais, et pense que les Frontistes n’ont pas tort lorsqu’ils insistent sur la nécessité de protéger la mère patrie. Écoutant les histoires d’horreur sur l’Angleterre de leur temps, dominé par les Européens, incapable de garder l’Écosse et l’Irlande dans l’Union, Zach n’est pas le seul à penser ainsi.

Taylor se verse une tasse café alors qu’il poursuit son histoire.

– Notre jeune Zach, en fait, est tellement intéressé par tout cela que lorsque les Frontistes désignent Milton Keynes comme leur ville du futur — et je crois toujours qu’une blague se cache derrière cette décision —, il demande un transfert là-bas pour garder un œil sur les lascars. Hum…!

Il vient de goûter à sa première gorgée.

– Excellent, comme toujours. Au diable le thé: en Amérique, il n’y a que le café qui compte. Vous êtes certain que vous n’en voulez pas?

– Non, j’ai déjà suffisamment bu aujourd’hui.

– Parfait. Pour en revenir à notre histoire, notre jeune Zach joue, pendant deux ans, les deux côtés à la fois: il apprécie les habitations ultramodernes de Milton Keynes, tout en informant régulièrement des représentants des services secrets impériaux sur la vie avec les Frontistes. C’est une bien belle existence: les Frontistes sont heureux d’accueillir des gens qui pensent comme eux, et leur taux de criminalité est minuscule. Comme policier, c’est la belle vie.

– Ça n’a pas duré, cependant.

– Hé non. Malgré ce que disent les livres d’histoire officiels, cet enfoiré d’Axelrod a commis une erreur impardonnable qui a mené à l’exode des Frontistes deux ans plus tard.

– C’est-à-dire?

– Se lancer en politique. Axelrod était à l’origine un politicien frustré qui s’est pris pour un prophète. Il a voulu profiter de sa popularité ici pour d’obtenir un siège au Parlement. C’est quand il s’est ouvert le caquet au sujet des véritables ambitions des Frontistes que tout le monde a constaté à quel point il était dangereux: créer une classe de servitude? Une technocratie? Prendre le contrôle de l’Angleterre? Ils avaient beau avoir guéri le Prince Albert, tous les antibiotiques du monde n’auraient pu les sauver de la rétribution des aristocrates.

– Oui, j’ai lu à ce sujet.

– Si les Frontistes s’étaient battus, ils auraient fini par tuer une bonne partie de la population britannique. Ils ont plutôt opté pour l’exil.

– J’imagine que le jeune Zach n’a pas dû avoir la vie facile.

– Ironiquement, il n’était pas un raciste: la race était quelque chose d’inconséquent pour quelqu’un qui ne côtoyait jamais personne qui n’était pas blanc comme du lait. La protection de la mère patrie, en revanche, c’était autre chose. Quand il est devenu apparent que plusieurs jeunes scientifiques et ingénieurs frontistes n’étaient pas non plus confortables avec les idées d’Axelrod, Zach a fait ce qu’il pouvait pour s’assurer qu’un morceau de technologie frontiste profite à l’Angleterre.

– La Semence n’a pas été laissée volontairement aux Britanniques

– Au contraire, la semence partielle était un calcul délibéré pour s’assurer d’une superpuissance mondiale parlant anglais et bien disposée à l’égard d’Albion. Tout comme l’envoi d’armes modernes aux sudistes permettait de briser les États-Unis et de se tailler une place en Californie. Et de partager le continent avec une autre entité politique vouée à la suprématie de la race blanche.

– Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment le jeune Zach a fini par venir ici malgré son manque d’enthousiasme pour la suprématie blanche.

– Suivre les frontistes à Albion permettait de maintenir le train de vie technologique auquel il s’était habitué, en plus d’accompagner une ou deux jolies demoiselles rencontrées au fil des mois.

– Ah ha.

– Évidemment. Non pas que Zach était le seul à suivre Albion sans posséder d’enthousiasme pour la suprématie blanche. En parallèle, une partie des Frontistes ont décidé qu’ils préféraient vivre au service de la Couronne, et au diable avec le mirage d’une Angleterre pure.

– Une époque qui a dû être amusante.

– Comme policier, le jeune Zach partait avec un travail assuré à Albion. Et il continuait de rédiger des rapports pour les services secrets royaux. Il avait la conscience suffisamment flexible pour ne pas voir de contradictions entre les deux.

– Cela ne nous amène pas directement à aujourd’hui.

– Non, mais ça nous donne un bon survol. J’ai fait mes trente ans comme bleu d’Albion, puis je me suis recyclé dans l’enquête privée. De leur côté, les services impériaux ont dû développer des sources plus fiables que moi, parce que j’ai progressivement perdu contact avec les Britanniques. Il y a seulement ce jeune blanc-bec de Podington qui me contacte de temps en temps…

– Tout s’explique, alors. Bien que là aussi, ça a dû faire un bout de temps?

– Il doit être occupé au bureau.

– Je suis certain qu’il ne s’ennuie pas.

 

 

– Je veux consulter le livre de renseignement au sujet d’Albion, demande Podington à l’officier responsable du bureau Frontiste.

– Vous avez accès aux informations sur le réseau…

– Je ne parle pas du sommaire du livre de renseignement. Je parle du livre lui-même.

– Avez-vous la cote de sécurité?

– Ne jouez pas à ce jeu-là avec moi! J’ai la cote de sécurité pour consulter l’horaire des séjours à la toilette de la Reine.

– Il faut plus que la cote de sécurité, il faut présenter une justification.

– Mon équipe sur le terrain me transmet des informations qui ne concordent pas avec le sommaire. Allez-vous me donner accès, ou bien je dois déposer une plainte aux services de sécurité internes?

– Je vais voir ce que je peux faire.

 

– Vous êtes Édith? demande l’homme en lui souriant.

– Enchantée.

– Moi, c’est Mikael.

Édith lui serre la main et constate que son apparence semble lui plaire. Parfait; ça simplifiera les choses. Elle n’hésite jamais à employer tous les outils à sa disposition, incluant une jupe courte et moulante.

Alors qu’ils s’installent à une table, Édith se félicite de la vitesse à laquelle elle a pu faire avancer son enquête. Ne pouvant compter sur les réseaux de renseignements de Kitti, elle avait dû trouver moyen d’établir ses propres contacts.

Elle avait donc ratissé les contributions électroniques des commentateurs locaux jusqu’à ce qu’elle en trouve un d’apparence sympathique. Elle l’avait contacté avec un message pas entièrement mensonger:

Bonjour! Je suis une journaliste européenne pour le Courrier de Nantes qui prépare un reportage sur vos élections imminentes. Je compte aller faire un tour au rallye de ce soir; est-ce que vous seriez en mesure de m’accompagner pour m’aider à mieux comprendre les enjeux?

Elle avait reçu une réponse affirmative en moins de vingt minutes.

En personne, elle constate rapidement qu’elle ne s’est pas trompée: c’est un coco de la politique, inoffensif, mais un peu intense lorsqu’il s’immerge dans son sujet. En moins de cinq minutes, il en est à décortiquer les résultats des derniers sondages et les chances respectives des conseillers du Parti progressiste.

Elle se contente de prendre des notes, attendant une pause dans le monologue de Mikael pour poser des questions.

– Mais Albion n’avait-elle pas été fondée en disant que l’automation prendrait soin de la population, qu’il n’y aurait pas besoin d’une classe immigrante pour les services?

– C’est un point intéressant. Les Frontistes étaient surtout fascinés par la création d’une race pure, et ne cherchaient pas à établir une sous-classe à exploiter. Mais à leur arrivée, la région n’était pas dépeuplée. Il y avait déjà plus de cinquante mille personnes à San Francisco en 1860, et c’était en pleine ruée vers l’or — il y avait des prospecteurs et des colons partout! Les Frontistes ont dû déplacer beaucoup de gens, même si cela leur a coûté cher.

– Ces gens-là ne sont pas allés bien loin.

– Une bonne partie ne s’est pas déplacée plus loin que San Francisco, et sont revenus quand les Frontistes se sont rendu compte que tout ne pouvait pas être fait par des machines. Construction, éducation, réparations, jardinage, peu importe: il fallait de la main-d’œuvre, et les Frontistes payaient bien.

– Peu importe leur race.

– Exact. Latinos, asiatiques, noirs et beaucoup de blancs sont venus chercher du travail ou de la stabilité politique lorsque les États-Unis se sont livrés à la protection britannique.

– Il n’y a donc jamais eu hégémonie pure.

– Jamais! Ma mère, qui était née en Angleterre un an après le grand déplacement temporel, avait une nourrice latino. Quand elle a cherché un mari, elle a préféré un instituteur noir. Et le résultat…

Mikael se présente d’un coup de main.

– Après deux générations, les rêves des fondateurs d’Albion sont démodés. Nous avons recréé le fusionnement culturel qu’ils cherchaient à échapper. En fait, la réalité est tout autre que leurs idéaux: la proximité des races entraîne des contacts.

– La réussite économique de la ville a de quoi faire taire les mécontents.

– Bien sûr que oui, autant en profiter.

– Est-ce à dire qu’il n’y a pas de jeunes Frontistes?

– Oh, il y en a: il y a toujours des exceptions. Mais la pureté idéologique se dilue assez rapidement d’une génération à l’autre.

– Est-ce que la longévité des fondateurs est un facteur?

– Oui, c’est un problème. Si ce n’était des traitements télomériques, les fondateurs tomberaient comme des mouches ces années-ci. Mais ils ne mourront pas encore avant un autre demi-siècle ou plus, alors le renouvellement des opinions politiques ne se fait pas très rapidement. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que la deuxième génération commence à voter, et que celle-ci est plus nombreuse que la première. Les changements qui se produiront demain auraient été impossibles il y a quatre ans.

– Le rallye de ce soir…

– N’est pas un événement politique. C’est une fête annonçant qu’une nouvelle génération arrive au pouvoir.

 

Podington scrute le dossier au sujet d’Albion et ne trouve pas ce qu’il cherche.

Les informations reçues d’Alberta et de Halks concordent, mais elles ne sont pas confirmées par les documents qui informent la position officielle de Sa Majesté au sujet de cet état indépendant.

En fait, il y a un curieux trou en ce qui concerne l’histoire récente d’Albion. Selon le dossier, la ville est restée stable depuis cinq ans. À croire les avis de Whitehall, Albion est toujours raciste jusqu’au bout, et la politique officielle de la Reine ne reflète pas son évolution démographique vers une attitude plus sensée.

Il hésite à considérer les ramifications de cette constatation. Les théories du complot ne sont pas bien vues dans le monde des renseignements, à moins d’en être l’instigateur.

Néanmoins, il serait irresponsable de ne pas considérer la possibilité que l’absence d’information fraîche ne soit pas accidentelle. Après tout, des centaines de gens voyagent entre Albion et Londres chaque année malgré l’absence de vols directs entre les deux villes. La politique de laissez-faire entre les deux empires ne devrait pas en être une d’ignorance. Pourquoi l’évidence même des changements à Albion n’est-elle pas reflétée dans les documents de Sa Majesté?

En ce cas, que suggère une analyse criminelle élémentaire de cette supposition? Qui profite?

La dissimulation ne peut pas être durable — quelqu’un l’aurait constaté tôt ou tard. Mais qui aurait avantage à cacher l’évolution d’Albion vers une attitude plus similaire à celle de l’Empire britannique?

Il y a des élections bientôt…

 

Une fois l’histoire de Taylor terminée, James livre un résumé partiel de sa propre aventure, éclipsant l’aspect paradimensionnel, mais décrivant les autres caractéristiques du Crapaud. Avec quelques pauses et omissions stratégiques, il est en mesure de lui faire croire que c’est un prototype de l’armée britannique qui a été subtilisée.

– Je vois, dit Taylor. Une plateforme aérienne entièrement nouvelle, ce qui veut dire qu’elle serait invulnérable aux codes de paralysie des forces policières.

– Mon gouvernement veut récupérer cet appareil.

– Reste à savoir quel camp l’a pris.

– Si les forces policières ont un code de paralysie…

– Peut-être ont-ils en tête une opération à faux étendard.

– Évidemment.

Faire semblant que les rebelles possèdent un tel appareil, afin de justifier un bouclage quasi complet de la ville, juste à temps pour les élections?

Plusieurs détails clochent dans ce scénario, non le moindre étant que James est convaincu qu’il y a un lien entre les capacités paradimensionnelles du Crapaud et sa disparition. Il a si bien induit Taylor en erreur au sujet du Crapaud qu’il a presque oublié qu’il est beaucoup plus puissant qu’une simple plateforme volante. Pourquoi s’en servir comme vulgaire engin de provocation?

Néanmoins, c’est une façon d’avancer. Si Taylor peut mener son enquête…

– Je vais y regarder, mais plus j’y pense, plus je crois que vous devez parler à une de mes amies.

– Qui donc?

– Carmella Diaz. Une femme d’affaires influente qui en sait plus sur Albion que n’importe qui d’autre, y compris les fondateurs. C’est une progressiste de premier plan. Je suis certain que vous allez bien vous entendre.

 

Zara a passé une bonne journée avec Alberta, mais celle-ci se gâche un peu lorsqu’Étienne vient les rejoindre au site du rallye.

Il n’y a aucun doute que le rallye s’annonce déjà un événement-monstre. Les préparatifs pour préparer une des plazas centrales de la ville sont amusants à regarder, alors que les drones automatisés construisent la plateforme, installent les barrières, et s’assurent que l’acoustique est idéale. Le tout avance rapidement.

Zara et Alberta ont trouvé refuge dans un des cafés surplombant la plaza, et ont décidé d’y attendre Étienne et James… si ces derniers peuvent se libérer de leurs occupations respectives.

Étienne est le premier à arriver, et son attention, comme d’habitude, se porte surtout sur Alberta.

– J’ai fait du progrès!

– Comment donc? dit Alberta en réussissant à ne pas battre des paupières.

– J’ai eu de la chance, j’ai finalement trouvé quelqu’un ayant un accès aux données d’enregistrement des cargos qui était disposé à aider l’Empire.

– Il y en a ici?

– J’ai laissé croire que j’étais ici pour les élections.

– Ah.

– Mais bon: j’ai la confirmation de l’arrivée du cargo ici, et de son transfert intermodal. James n’en espérait probablement pas autant!

– Qu’est-ce qu’un —

– Un camion a pris le cargo et l’a transporté ailleurs.

– D’autres informations à retracer?

– Exactement. J’ai des informations fragmentaires et j’ai des pistes, mais la recherche avance.

– Tu as transmis tout ça à James?

– Dès que j’ai su. Il m’a confirmé qu’il travaille avec un détective privé, alors peut-être qu’il sera en mesure d’aller plus loin que moi. Et toi? Comment a été ta journée?

Zara n’est pas certaine de vouloir entendre ça.

– Excusez-moi. Je vais revenir.

Dans quinze minutes. Peut-être trente. En attendant, elle a l’intention d’aller se promener dans le demi-cercle multiniveau de boutiques qui encerclent la plaza.

L’escalier roulant la mène à l’étage supérieur. Elle ne cesse d’être impressionnée par les libertés architecturales permises aux concepteurs qui n’ont pas à se soucier de l’hiver, de la neige et des températures glaciales. Ici, tout est ouvert: la différence entre l’intérieur et l’extérieur est fluide, et les rues n’ont pas été raclées par des lames de charrues pendant des années. C’est pour ça, donc, que les Frontistes ont choisi cet endroit. Jamais trop chaud, jamais trop froid…

Elle ne peut s’empêcher de sourire alors qu’elle s’approche de la balustrade et jette un autre coup d’œil à l’estrade. Un cri spontané de la foule déjà sur place accompagne la mise en place de la première bannière: « Le progrès pour le peuple! »

Peut-être qu’Albion pourrait être un endroit où elle pourrait vivre.

Puis, elle entend un lourd grognement à côté d’elle.

Il s’agit d’un homme blanc dans la trentaine, mais il regarde la scène avec un air de quelqu’un nettement plus âgé: les yeux plissés, la bouche mince, la tête secouant légèrement de désapprobation. Zara ne peut pas s’empêcher de le fixer.

Il s’aperçoit de son regard et la regarde dans les yeux.

– Ça ne fonctionnera pas, vous savez.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Albion a été fondée par des gens qui savaient ce qu’ils faisaient. Qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir un endroit qui est à nous? Une fois que tout fonctionne comme nous le voulons, ce sont des gens comme vous qui viennent en profiter.

Zara sent une colère froide monter en elle.

– Il me semble que les gens « comme moi » ont bien contribué au développement d’Albion.

– C’est évident que tu n’es pas d’ici, avec ton accent. Peut-être que tu t’es trompé en voulant aller à San Francisco, ou bien à Salina ou n’importe quel autre taudis qui a poussé à l’ombre d’Albion. Nous ne sommes pas riches grâce à ceux que nous avons gardés à l’intérieur, mais parce que nous en avons laissé à l’extérieur.

Il montre la bannière du menton.

– Vous pensez vous amuser avec vos élections, mais j’ai déjà vu ça. Si ça passe, vous allez ouvrir les barrières et laisser la racaille entrer et ce sera la fin de la ville que nous avons fondée. Espèces d’ingrats; jamais capable d’apprécier le travail fait par d’autres personnes plus intelligentes.

C’est à peine s’il se retient de cracher alors qu’il se retourne et s’éloigne de Zara.

Celle-ci secoue les épaules: pas d’espoir de changer certains esprits.

 

James a fait un bon choix en se confiant, même partiellement, à Taylor: l’ex-policier a de solides instincts, et ils parviennent sans peine à se glisser dans la zone réservée aux participants du rallye.

– Je suppose que je n’aurais pas pu entrer ici tout seul.

– Absolument pas, répond Taylor en s’éloignant du poste de contrôle. Tout est verrouillé sec, et c’est seulement parce que je m’entends bien avec les forces policières qu’ils nous ont laissé entrer.

– Mais tu as cessé de travailler pour les policiers il y a vingt ans…

– N’oublie pas que la notion d’âge, ici, est beaucoup moins importante qu’ailleurs — y compris l’âge de la retraite. De plus, parfois, certains de mes collègues ont besoin d’aide moins… officielle.

– Quelques petits services font des bons amis.

– Exactement.

James espère que Taylor sait où il se dirige, parce qu’il est perdu dans le dédale de véhicules stationnés, d’abris de luxe et de caisses d’équipement. Ils doivent s’interrompre pour laisser passer un groupe d’adolescentes habillées d’un uniforme vert et violet.

Finalement, Taylor repère une remorque et cogne à la porte en s’annonçant.

– C’est Taylor!

Une jeune femme lui répond.

– Taylor! Quelle belle surprise! Entre!

Taylor fait signe à James de le suivre, et ils entrent à l’intérieur du véhicule réaménagé en salle d’attente mobile. La jeune femme les invite à s’asseoir pendant qu’elle va chercher « madame Diaz ».

– Comment la connais-tu?

– Quelques petits services au cours des années.

Taylor active son assistant numérique, provoquant un sentiment de jalousie chez James: ses propres gadgets sont presque inutiles ici, incapables de se relier aux protocoles plus avancés ou divergents de ceux des frontistes. Il s’est procuré un appareil à l’aéroport pour garder le contact entre les membres de son groupe, mais celui-ci ne possède qu’une fraction des fonctionnalités accordées aux résidents d’Albion.

Après un ou deux moments, la porte s’ouvre et dévoile une magnifique femme aux cheveux sombres et bouclés.

– Zach!

– Carmella!

Taylor embrasse Diaz brièvement. De vieux amis, devine James.

– Je te présente James Halks, un représentant des protectorats britanniques.

– Vraiment?

– Disons un représentant des protectorats extrêmement bien connecté aux services britanniques.

– Tiens, tiens… est-ce que vous êtes ici pour surveiller les élections?

– C’est une coïncidence. Enfin, je crois que c’est une coïncidence. Il y a quelques semaines, une plateforme armée a été subtilisée des protectorats et amenée ici. Je suis dans la région pour retrouver la plateforme et la ramener à mes supérieurs. On m’a dit que vous pouviez aider…

– Voilà qui me semble beaucoup plus intéressant que de livrer un discours d’ouverture à un rallye, sourit Diaz.

Elle semble revenir dans son élément alors qu’elle s’assied devant eux.

– Racontez-moi tout, et dites-moi comment je peux vous aider.

 

Édith sort du métro en même temps qu’une marée humaine converge vers la plaza où aura lieu le rallye. Son guide Mikael est à ses côtés, prenant toujours plaisir à souligner ce qu’une journaliste européenne devrait savoir lorsqu’il n’est pas en train de mettre à jour son canal de commentaire.

Elle lui a fait bien comprendre qu’elle ne doit, sous aucune circonstance, se retrouver sur son canal. Aucune photo, aucune citation, aucune référence. Il acquiesce sans difficulté.

Le rallye commencera d’ici peu, mais la foule est déjà électrisée. Édith sait reconnaître une bonne énergie de masse d’une mauvaise, et celle-ci semble plus saine que d’habitude: les gens sont courtois, sourient et sont habillés pour la fête plutôt que pour la casse. Pas d’émeutes en vue ici.

 

– Votre chaîne intermodale est irréprochable, dit finalement Diaz après avoir revu les informations colligées par James à Toronto et Étienne à Albion. Pas de doute; votre prochaine étape est San Francisco.

– Hélas, dit Zach.

– Oh, quels vieux réflexes d’Albioniste, dit Carmella en taquinant.

– Pourquoi San Francisco vous dérange-t-elle autant? dit James. Vous en venez?

– Appelez-moi Carmella. Non, mais j’y vais souvent. Elle a mauvaise réputation parce que c’est là qu’échouent ceux qui sont venus chercher fortune à Albion et qui n’obtiennent pas leur permis de résidence. San Francisco est utile à Albion parce qu’elle constitue un réservoir inépuisable de main-d’œuvre. Et il y a une si forte compétition pour pouvoir entrer à Albion qu’il peut y avoir des centaines de postulants pour chaque emploi qui s’ouvre. Tu peux probablement deviner la relation entre les deux villes.

– Parfaitement.

– Malgré tout, San Francisco est en voie d’exister de sa propre volition, sans dépendre des largesses d’Albion. D’ici cinq ou dix ans, la ville aura sa propre économie autosuffisante. Mais en attendant l’indépendance économique, l’endroit reste plus dangereux et moins attirant pour les habitants d’Albion.

– Donc un bon endroit où dissimuler quelque chose à l’abri des autorités?

– Tout à fait.

On cogne à la porte de la remorque.

– Diaz! Introduction dans cinq minutes!

Carmella leur lance un grand sourire.

– N’allez pas nulle part. Je ne parlerai que deux minutes. Ensuite, je reviens ici, je me change et je vous amène dans la jungle de San Francisco.

 

À son retour au café, Zara est bien contente que la place qu’elle a laissée près d’Étienne et Alberta soit toujours libre: l’endroit commence à être sérieusement surpeuplé.

– Zara! disent Alberta et Étienne avec un grand sourire et un geste de main.

– Te voilà enfin!

– On commençait à s’ennuyer!

Voyant leurs visages rayonnants, Zara se sent coupable de constamment penser tant de mal d’eux: Alberta louche trop près d’Étienne, mais n’est pas une si mauvaise personne…

Elle prend sa place, commande une autre consommation à partir de leur assistant numérique et se promet d’apprécier la soirée.

– Je pense que ça va bientôt commencer.

 

La foule autour d’Édith frémit alors que le rallye s’apprête à débuter.

– Ce sera un mélange de discours politique, d’incitations à aller voter, et de divertissement, l’informe Mikael.

– Peut-être qu’on peut se trouver un endroit plus confortable pour observer, dit Édith.

– Bonne idée. Un peu plus haut, près d’une balustrade pour que je prenne des photos?

– Est-ce qu’il reste de la place dans les cafés?

– Allons voir.

L’endroit est bondé, mais ils parviennent éventuellement à saisir une table fraîchement libérée par un jeune couple.

Une vague récognition s’effectue dans son esprit lorsqu’Édith remarque le jeune trio assis à côté d’eux: une petite noire boulotte, une grande blonde mince et un jeune homme blond au visage curieusement français.

Puis Mikael lui glisse sous le nez l’horaire fraîchement mis à jour du rallye.

Il n’arrête pas de prendre des photos des environs, évitant soigneusement de l’inclure sur les images qui sont immédiatement publiées à la grandeur du réseau public de la ville. Non content de prendre des images de la scène sous eux, il couvre une bonne partie du café, capturant les clients rieurs et confortables.

– Ah, voilà qui est astucieux: un groupe de musique populaire pour démarrer les choses, suivi d’une présentation politique sur le cas Miranda.

– Qu’est-ce que cela?

– Ils vont tout expliquer, dit Mikael alors que démarrent les premières notes de musique.

 

Ce n’est pas la musique préférée de Zara, mais la foule sous eux semble apprécier.

– Et maintenant, pour introduire Clay Talbot, voici Carmella Diaz!

Une réaction modeste de la foule accompagne l’annonce.

Zara se dresse la tête pour apercevoir une femme grande et bien proportionnée, aux grands cheveux bouclés, avancer sur la scène avec aisance.

– Nous sommes ici ce soir non seulement pour célébrer un progrès politique, mais pour nous souvenir des raisons qui exigent un tel progrès.

Derrière elle, des images commencent à dérouler. La première: celle d’un couple heureux.

– Il y a un mois, Adriana Miranda se faisait refuser des services médicaux par une clinique du quartier nord d’Albion, sous prétexte qu’elle n’était pas une citoyenne de la ville. Malgré son évacuation dans un hôpital de San Francisco, elle mourut la journée même. Nous savons tous pourquoi elle s’est fait refuser la citoyenneté: fiancée, mais pas mariée à un citoyen de la ville, elle n’existait pas aux yeux d’Albion.

Un grondement spontané parcourt la foule.

– Pour nous en parler, voici son fiancé, Clay Talbot.

 

Alors que Talbot raconte son histoire, Édith se sent mieux au sujet des chances des progressistes de remporter le scrutin du lendemain. Le rallye est bien organisé, la propagande est efficace et l’enthousiasme de la foule qui couvre maintenant tout l’amphithéâtre est contagieux. Tout cela témoigne d’une organisation politique professionnelle, et pas seulement d’une poignée d’idéalistes portés par les sondages. Si leur effort la journée du vote est aussi bien organisé, l’Europe devra reconsidérer ses relations avec Albion.

 

James, Taylor et l’assistante de Carmella peuvent profiter du spectacle à partir de la loge: un grand écran y a été installé, et le rallye est retransmis en direct à partir d’une douzaine de caméras flottantes expertement maniées par une régie centrale.

Carmella revient dans la loge quelques moments après la finale larmoyante du discours de Talbot.

– Laissez-moi aller prendre une douche et me changer, dit-elle alors que débute une chanson mélancolique traditionnelle.

– Ça risque de prendre un moment, dit l’assistante avec un sourire en coin. J’espère que vous n’êtes pas pressés.

 

– Une dernière chose, les amis, dit un humoriste sur la scène, ne buvez pas trop si vous voulez aller voter demain!

Alors que chansons, discours et numéros d’humour se succèdent sur la scène, Zara se retrouve éprise de cet aspect d’Albion. Pour une ville qu’elle avait initialement perçue comme déplaisante et antipathique, Albion semble en plein changement. Même si ce qu’elle voit sur la scène est un idéal plus que la réalité, elle se dit qu’elle pourrait faire partie de cet effort si elle voulait. L’idée lui plaît, et elle se laisse séduire par les possibilités pendant un moment.

Puis, la situation tourne mal.

Tout débute par l’apparition soudaine d’une lumière éclatante provenant d’un véhicule flottant au-dessus de la foule, puis d’une lourde voix dominant le discours politique sur scène.

– Ceci est un attroupement non autorisé. Veuillez quitter la plaza.

Un immense grondement apeuré émerge de la foule; une succession de déni et de colère.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça? dit Mikael à côté d’Édith. J’ai vu moi-même le permis accordé par la ville!

Édith ne dit rien, mais ce revirement lui donne froid dans le dos.

– Le couvre-feu électoral est en place. Veuillez quitter la plaza. Ceci est le premier avertissement de trois.

 

James est aussi médusé par cette interruption que Taylor et l’assistante de Carmella.

Un technicien redirige un projecteur vers la source de l’avertissant, illuminant l’appareil flottant au-dessus de la foule.

– Ce n’est pas possible! dit James.

Taylor le regarde alors que Carmella accourt dans la pièce, son maquillage fraîchement essuyé.

– C’est le Crapaud… dit James en pointant l’écran.

– Crapaud?

– L’appareil que je suis venu récupérer.

– La plateforme militaire?

– Vous ne pouvez pas concevoir le carnage dont ce véhicule est capable.

– Si vous avez raison, ses occupants ne vont pas se contenter d’avertissements. Est-ce que vous savez comment l’arrêter?

– Pas à partir de l’extérieur du véhicule, non.

 

– On y va, dit Zara.

– Mais…

– Tout de suite! Nous n’avons aucune protection légale ici!

Cela convainc ses deux compagnons. Rapidement, en même temps que la moitié de la clientèle du café, ils se dirigent vers la sortie. Zara a quitté son lot de bars pendant des évacuations d’urgence, et elle n’est pas mécontente de cette foule-ci: apeurée et incertaine, mais ordonnée et calme. Pas de panique, pas de cohue…

Puis, un claquement électrique et un flash bleu crépitent derrière eux. Zara décoche un regard et voit la banderole « Le progrès pour le peuple » tomber mollement par terre.

– Deuxième avertissement de trois. Quittez la plaza immédiatement.

La peur gagne la foule. Le grondement sourd change de teneur tandis que la panique augmente.

Dans le café, l’autre moitié des clients se lève et commence à courir vers la sortie.

– Ne me perdez pas de vue, dit Zara. Ça va barder.

 

Le projecteur illumine toujours le véhicule suspendu au-dessus de la plaza et Édith cligne des yeux pour effacer de sa rétine le flash résiduel du tir.

Quel est ce véhicule? Cela doit être une nouvelle technologie des laboratoires d’Albion, parce qu’elle n’a jamais rien vu de tel: la propulsion est silencieuse, l’arme est d’un type nouveau et la forme du véhicule n’a rien de familier: où sont les réacteurs, les hélices? Privée d’autres repères, Édith dirait que le véhicule a la forme d’un batracien.

– Tu as pris des photos?

– Évidemment, répond Mikael en en prenant quelques-unes de plus.

– Elles sont sur le site?

– Automatiquement.

– Tout le monde peut y accéder?

– Oui.

– Parfait.

 

– Tu es absolument certain que rien ne peut arrêter cela? demande Taylor

James hésite. Son assistant numérique est doté d’un programme expérimental de contrôle à distance des Crapauds. Le problème est que le code est instable et ne fonctionnait pas sur la moitié des appareils. Les cocos étaient certains de l’améliorer, mais James n’a que la version expérimentale…

– Je peux essayer quelque chose.

– C’est mieux d’être plus qu’un essai, parce que si j’ai raison, quelqu’un tente de provoquer une émeute.

James et Taylor se précipitent vers la plaza alors que des grappes de personnes s’en éloignent. Derrière eux, le martèlement d’une autre paire de souliers sur l’escalier leur indique que quelqu’un les suit. James se retourne: Carmella fonce avec eux.

– Qu’est-ce que tu penses essayer? demande Taylor.

– Des codes de contrôle à distance. Très expérimental.

– Quelle est la distance d’action?

– Une cinquantaine de mètres.

– Oh.

 

– Il faut partir, presse Mikael. Tous ceux qui se trouvent sur la plaza après le troisième avertissement peuvent être exécutés en vertu des lois antiémeutes.

– Ça arrive souvent? demande Édith.

– Non! proteste-t-il. Je n’ai jamais rien vu de tel!

– Que se passe-t-il, alors?

– Tu me le diras! C’est abominable, ce qu’ils sont en train de faire!

Elle et Mikael sont terrés dans un coin du café, à capturer des images de la fin spectaculaire du rallye tout en restant aussi invisibles que possible. La plaza se vide rapidement, les gens affolés se ruant vers les nombreuses sorties.

Puis, petit à petit, un bruit plus familier se fait entendre: des sirènes de police, devenant sans cesse plus fortes.

 

– Juste une fois, dit Alberta, j’aimerais passer un peu plus de temps dans une ville sans troubles civils.

Zara ignore ces plaintes et fonce tout droit. L’ajout des sirènes policières complique leur course: non seulement doivent-ils quitter la plaza, mais il faut en plus éviter les policiers se ruant sur scène.

– Le transport en commun… suggère Étienne.

– Non! dit Zara. Pas si près de la plaza!

Les rames d’accès seront bondées, les trains surchargés… comme Montréal après une partie des Valorous. Vaut mieux continuer à pied et se trouver un moyen de transport à partir d’un coin plus tranquille. Ce n’est pas comme si Albion en manque.

Mais ils ne sont pas les seuls à fuir, et la foule n’est pas de bonne humeur. Zara serre les dents lorsqu’elle entend le bruit de vitrines fracassées: ils ont déjà suffisamment de problèmes sans être associés à du vandalisme en plus.

– On quitte les rues! Maintenant!

 

– Troisième et dernier avertissement!

La plaza est devenue plutôt déserte, et Édith se rassure qu’il n’y aura probablement pas massacre de la population civile.

Évidemment, elle et Mikael sont toujours sur place, capturant autant de photos que possible.

– Que va-t-il se passer maintenant? marmonne Mikael.

Le projecteur automatisé suit toujours l’engin, et celui-ci entame une descente. Vont-ils effectuer un examen plus approfondi des lieux?

L’appareil maintenant plus près du sol, Édith profite de meilleurs repères et découvre avec surprise que l’il semble à peine assez grand pour accueillir une, peut-être deux personnes. Où sont les moyens de propulsion? Comment l’appareil reste-t-il en l’air?

L’appareil tourne lentement, donnant l’impression d’épier la scène.

Puis, avec un vacarme assourdissant, l’appareil se met à canarder les boutiques, vitrines, affiches et autres surfaces autour de la plaza. Les vitrines éclatent, les bannières tombent en lambeau, les portes explosent, les planchers et plafonds sont criblés de projectiles.

– Qu’est-ce que c’est que ça? crie Mikael.

Édith l’empoigne alors que l’appareil pivote vers eux, et elle les met à l’abri sous une table qu’elle espère solide.

Elle n’a pas gaspillé un seul moment: Sitôt à l’abri, les tirs de l’appareil trouvent cible près d’eux. Le bruit de verre brisé est assourdissant, la chaleur des tirs est perceptible et Édith sent de minuscules débris rebondir contre elle. À court d’options, elle se recroqueville en boule de plus en plus petite et tente de maîtriser sa respiration.

Ça na aucun sens, se dit Édith. La destruction semée par l’appareil serait plus appropriée pour des casseurs, des émeutiers ou bien…

… ou bien…

 

James et Taylor interrompent leur course lorsqu’ils entendent les projectiles tirés autour de la plaza. Les deux hommes se regardent avec incrédulité pendant un moment, laissant à Carmella la chance de les rattraper.

– Qu’est-ce que vous attendez? semonce-t-elle. Ces salauds sont en train de détruire une partie de ma ville!

James risque un regard: l’appareil est près du sol de la plaza.

– Nous pouvons nous approcher de l’appareil passant sous la scène, dit Taylor.

Il a raison: la scène s’étend presque sous le Crapaud, et James peut probablement tenter d’activer le programme de contrôle à distance de la relative protection de la structure.

Au son continu des tirs, les trois s’accroupissent pour entrer sous la scène.

– Restez ici; je vais faire le reste, dit James à mi-chemin.

À son signal, ils arrêtent d’avancer et il poursuit son chemin vers l’avant de la scène. Le programme sera-t-il efficace? S’il peut immobiliser le Crapaud ici, ouvrir l’écoutille, sortir le pilote et prendre contrôle de l’appareil, toute cette escapade peut se terminer en cinq minutes, et il pourra dormir dans son lit d’ici quelques heures.

Ce sont d’humbles espoirs, et pendant quelques instants il y croit presque.

Si le Crapaud n’était contrôlé que par ondes radio, il pourrait activer le signal dès maintenant et tenter de vérifier la connexion. Mais il y a une composante optique aux commandes, et l’obligeant à être en vue de l’appareil avant d’activer la séquence d’initialisation.

À cinq mètres de l’extrémité de la scène, il prend une dernière respiration et avance.

Son soulagement de voir que le Crapaud se trouve encore au-dessus de la plaza cède rapidement place à la terreur que suscite l’appareil. Contrairement à Taylor, à qui il a seulement décrit une mince sélection des capacités du Crapaud, James sait pertinemment ce dont le Crapaud est capable.

Les capacités du Crapaud ont mystifié les scientifiques les plus astucieux de l’univers de James. Au diable la nanotechnologie: le Crapaud semble échapper aux lois de la physique. Source d’énergie point zéro, déplacements sans inertie, armements physiques et énergétiques infiniment renouvelables, bouclier énergétique invulnérable et un habitacle conçut pour qu’un humain puisse rester des semaines à l’intérieur de l’exosquelette sans trop s’épuiser.

Le meilleur scénario est que dans un futur lointain, l’humanité a développé le Crapaud pour explorer des dimensions parallèles incroyablement hostiles.

Le pire scénario est celui d’une guerre éternelle: un seul Crapaud pourrait, à lui seul, remporter une bonne partie des engagements militaires de l’histoire de l’humanité…

Et maintenant, voilà que James l’approche avec l’équivalent d’une télécommande en main.

Allons-y, pense-t-il en émergeant de la plateforme. Il tend sa main droite haute dans les airs, pointant le senseur optique de son assistant numérique vers le Crapaud tandis que l’engin continue de tirer autour de la plaza.

Il active le programme.

Des caractères défilent à l’écran, un signal sonore se fait entendre et une fenêtre affiche le message connexion.

Immédiatement, le Crapaud cesse de tirer.

Est-ce que ça a fonctionné?

 

Le bruit des projectiles s’interrompt.

– Que se passe-t-il? dit Mikael en risquant un regard vers la plaza.

– Que vois-tu? demande Édith derrière lui.

– Il y a un homme au centre de la plaza qui avance vers l’appareil avec une télécommande à la main.

– Prend une photo!

 

James active la séquence d’ouverture de l’habitacle du Crapaud. Si ça fonctionne…

Il est en droit d’espérer… mais la fenêtre connexion disparaît abruptement, et est remplacée par un autre message: Cryptage rétabli. Connexion rejetée.

Merde!

Une lumière provenant du Crapaud se braque soudainement sur lui.

Il n’hésite pas et se précipite par terre, sous la scène.

Presque immédiatement, des projectiles mitraillent l’endroit où il se trouvait.

Peut-il échapper à ces tirs automatisés?

 

De la ruelle, Zara et ses deux compagnons de voyage observent les expulsés de la plaza changer d’humeur et de tactique.

Ce qui était un rassemblement populaire amical se transforme en affrontement potentiel. De l’endroit où ils tentent d’échapper aux foules, ils entendent des bribes de conversation.

– … leur monter ce dont nous sommes capables…

– … aucun droit de nous dire de nous fermer…

– … nous allons leur faire payer…

De temps en temps, de nouvelles vitrines sont fracassées; quelques voitures renversées. Zara regrette d’avoir interrompu leur progression rapide loin de la plaza; les gens raisonnables ont quitté les lieux, ceux qui restent sont prêts pour de l’action.

– Ça ne durera pas longtemps, dit Étienne.

– Non, mais ça s’empirer avec l’arrivée des policiers.

Fidèle à ses prédictions, les forces policières ont tôt fait de s’interposer devant cette rébellion. Une ligne de policiers se forme, confrontée à une autre ligne de jeunes hommes et femmes prêts à décocher quelques coups. L’affrontement est inévitable.

– Qu’est-ce que l’on fait? dit Alberta.

– Rien, dit Zara. Nous ne pouvons pas rien faire.

 

– Je ne pense pas qu’il contrôle l’appareil, dit Mikael à Édith.

– Non, mais il a tenté d’en reprendre le contrôle.

Qui est cet homme? Que sait-il au sujet de l’appareil? Édith brûle d’obtenir des réponses.

Mais rien ne laisse croire que l’homme survivra aux prochaines secondes.

 

James roule sur le côté pour éviter les projectiles et se planquer plus loin sous le couvert de la plateforme. Il a piloté un Crapaud assez souvent pour connaître l’efficacité des sous-programmes automatisés permettant de traquer une cible.

Tentant de ne pas y penser, James roule d’un côté puis de l’autre suivant des directions aléatoires pour ne pas offrir de comportement prévisible au module de ciblage prédictif. Autour de lui, la plateforme éclate sous l’impact des projectiles, tandis que des pans de la scène se sectionnent et s’effondrent au sol.

Ayant perdu sa trace, le Crapaud change de méthode et se met à sectionner le centre de la scène.

Alors qu’il voit la mine horrifiée de Taylor qui l’attend à l’extrémité de la plateforme, James comprend la tactique: en sectionnant la scène, le Crapaud diminue l’aire sous laquelle il peut trouver refuge. Toute tentative de courir à découvert serait suicidaire… mais ses options deviennent sans cesse plus limitées alors que la scène s’effondre autour de lui.

Il sait que la grenade dans ses poches serait inopérante contre le Crapaud, qui est blindé contre les ondes électromagnétiques.

Lui reste-t-il des options? Sauter sur le Crapaud, et activer l’ouverture manuelle de l’habitacle? Impossible.

Il voit Taylor lui faire un signe de main: halte!

Puis: Cinq… quatre… trois…

 

– Ouah, commente Mikael alors qu’un aérobolide apparaît soudainement de l’arrière-scène pour foncer directement sur l’appareil.

Ceci devient complètement fou, pense Édith en reconnaissant la trajectoire d’un projectile-suicide.

Le Crapaud ouvre le feu sur l’aérobolide, mais il est trop tard: la collision est imminente.

 

Deux… un!

Taylor lui fait signe d’avancer immédiatement, et James amorce son sprint avant même d’entendre la collision se produire derrière lui.

Le cœur dans la gorge, il franchit l’espace ouvert là où le Crapaud a démoli des pans de la scène. N’interrompant pas sa course, il parvient de l’autre côté et se réfugie à nouveau sous la scène.

– Continue à courir! dit Taylor en le rejoignant à toute vitesse.

– Où est-ce que nous allons?

Il voit alors Carmella à bord d’un automoteur, leur faisant signe d’entrer.

Ils ont à peine le temps de se précipiter à bord du véhicule que Carmella appuie sur l’accélérateur, projetant James et Taylor abruptement sur la banquette arrière.

– Qu’est-ce que c’était que ça? demande James lorsqu’il est en mesure de s’asseoir.

– Un jouet extrêmement utile pour quelqu’un qui est traqué par les autorités, répond Carmella en conduisant l’automoteur de main de maître.

Elle se retourne momentanément vers eux.

– J’ai pensé que ça ferait une distraction.

– Bien joué. Qu’est-ce que je vous dois?

– Je suis incapable de ne pas secourir ceux qui sont dans le besoin. Je collectionne les animaux aux mines piteuses. Taylor, je peux le garder?

– Ça m’est bien égal. Je trouve qu’il cause trop de problèmes pour son propre bien.

 

– C’est terminé, dit finalement Édith quelques instants après que le Crapaud, après avoir anéanti toute la scène, ait quitté les lieux.

– Quelle primeur! dit Mikael, quelle primeur! Ah, les photos que j’ai prises!

– Que s’est-il passé?

– Ça me semble être un sale coup des autorités pour ternir le mouvement progressif, ameuter tout le monde et leur fournir une excuse pour annuler les élections.

Tu vois ce que tu veux voir, pense Édith. La réponse n’est probablement pas aussi simple.

En revanche, elle fait le calcul et se dit que s’il s’agit d’une opération complexe de provocation, c’est plutôt dans l’intérêt de l’Europe de voir Albion se déchirer.

– Je suppose que ça sera plus clair demain.

 

Zara y croit à peine lorsqu’Alberta, Étienne et elle parviennent à rejoindre une voie secondaire à deux kilomètres de la plaza et y héler un taxi vers l’aéroport.

Depuis une demi-heure, ils ont contourné les groupes de protestataires et de policiers, marchant parfois dans des rues couvertes des débris des boutiques saccagées. Quelques lueurs au loin laissent deviner des incendies.

Ils sont à mi-chemin lorsque James leur envoie une note disant qu’il suit une autre piste et sera de retour au matin.

À l’aéroport, les actualités parlent de violence dans la ville, d’état d’urgence, de couvre-feu, de demandes musclées d’action de la part des citoyens plus âgés et favorables au conseil actuel.

Sans surprises, les autorités annoncent la suspension indéfinie des élections du lendemain.