Évanescence, d’Élisabeth Vonarburg

Là où elle marche, tout l’efface. Le moindre vent, le moindre souffle, et elle disparaît. Quand cela a-t-il commencé? Elle ne se rappelle pas. Il y a très longtemps, peut-être. Sous l’acacia, dans la cour de la petite école, le bac plein de jaune où elle édifiait des forteresses, et tout le monde marchait dessus. Pas méchamment, ça prenait juste trop de place, alors, par inadvertance, une tour s’écroulait sous un pied distrait, et puis les crénelures, et il fallait tout recommencer. Elle les a construits de plus en plus petits, ses châteaux, et puis elle a arrêté. Elle les a construits dans sa tête. Personne ne marcherait dessus, dans sa tête? C’était le temps d’aller à la grande école.

Il y avait encore des pieds vagabonds, à la grande école. Des pieds de filles, mais pas comme les siens – si solides, si durs, si sûrs de leur chemin. Si habiles à trouver les châteaux secrets. Les pieds des professeurs, aussi. Ce n’était pas par hasard. Ils les cherchaient, eux, les châteaux secrets. Ce n’est pas sain d’avoir des châteaux secrets. La vraie vie, ce n’est pas des châteaux. Il fallait l’apprendre, vite et pour toujours.

Elle n’arrivait pas à bien apprendre. “Se disperse trop, devrait se concentrer davantage”. Mais c’était difficile, se concentrer. Le hasard d’autre chose, en classe, une rencontre de mots, des sonorités séduisantes, un rythme imprévu, et elle s’envolait, distraite. Pas dans sa tête, ce n’était plus un refuge assez sûr: on avait appris autour d’elle à reconnaître son regard perdu, son demi-sourire lointain, on claquait des mains, on parlait fort, on la poussait du coude, et tout se dissipait. Mais chez elle, dans sa petite chambre, blottie sous les couvertures avec le chien couché en rond sur ses pieds pour l’ancrer, elle se souvenait, et sur la page il pleuvait des signes, des lignes, des images, il poussait des arbres, des amours, des mondes.

Les mains sont dangereuses aussi. Les mains ont trouvé les pages et ne les ont pas rendues. Elles ont dit, sévères, qu’il fallait apprendre pour avoir un métier et que ce n’était pas un métier, écrire des mondes, faire pousser des arbres sur du papier. Les arbres, ça pousse dehors dans le vrai monde et ça sert à faire du papier. Des maisons, aussi, mais moins solides que le béton. On n’habite plus des cabanes en bois. On vit aujourd’hui, pas hier, ni demain. Ici, pas ailleurs.

L’encre des mondes a séché, les arbres se sont fanés, la source s’est tarie. Elle, elle a continué à marcher dans la rocaille qui ne garde pas de traces, avec les petits cailloux traîtres qui roulent sous les pieds. Il y a parfois des buissons, mais elle a appris à les éviter, parce qu’ils peuvent toujours être sournois, dévoilant soudain des épines, essayant de l’accrocher, de la percer, de la retenir. Dans les regards qui s’y cachent, elle ne voit jamais son reflet. Elle n’a plus d’ombre, non plus. Pourtant le soleil frappe si fort, des ondes miroitantes qui se réverbèrent et ondulent autour d’elle à l’infini. Et la nuit, il fait si froid…. Elle ne sait plus d’où elle vient. Elle ne sait pas où elle va. Et maintenant, au moindre souffle sur sa peau, sa chair s’effrite, elle se désagrège, elle se dissout, elle s’efface.

La femme de sable.