La Légende des trois vaisseaux, d’Yves Meynard

Ce soir-là, ils n’avaient pas entendu de bombardements; ni proches, ni lointains. Le silence qui régnait dans le sous-sol paraissait presque anormal.

Karina et les enfants étaient assis sur le divan, blottis sous l’édredon bleu à l’effigie de Shaspo, le chien des étoiles. Quand l’éclat de la lampe d’urgence menaçait de faiblir, Karina sortait un bras de sous l’édredon, attrapait la lampe et tournait vigoureusement la manivelle.

— Vous pouvez venir avec nous, Père, dit-elle.

Grigori secoua la tête. Assis à la table, il portait deux chandails l’un par-dessus l’autre et cela suffisait à le tenir au chaud.

— Finissez donc votre sandwich. Moi je n’ai pas faim, insista Karina.

Grigori mâchonna ce qui restait dans l’assiette. L’électricité manquait depuis trois jours et la dernière fois qu’ils avaient pu acheter de la nourriture remontait à presque une semaine. Ils n’avaient plus maintenant que la moitié d’une miche de pain et deux ou trois boîtes de légumes en conserve. Les distributions publiques de denrées comestibles étaient impossibles à prévoir et toujours insuffisantes.

Oshana fixait la lampe mornement. Vazyl ne dormait pas davantage, malgré l’heure. Au moins il avait cessé de demander à tout bout de champ quand son père allait revenir.  Comme s’il avait enfin compris que les Estèves qui se joignaient aux bataillons de défense n’y survivaient pas.

Le vieil homme détournait le regard vers l’escalier, encore et encore. Il faudrait sortir d’ici, tôt ou tard. Ils avaient refusé de gagner un refuge communautaire, puisque les Kamèdes ciblaient délibérément les hôpitaux et les abris. Mais cela les forçait à se ravitailler par eux-mêmes. Et la personne qui devrait prendre le risque, c’était clairement lui. Cela ne le dérangeait pas. Au pire, s’il se faisait abattre, Karina aurait une bouche de moins à nourrir.

Il entendit une voix amplifiée au-dehors, beuglant un message familier: « Kaméa ne souhaite que ramener ses enfants en son sein! Nous vous tendons les bras: venez à nous! Abandonnez votre folie; nous vous pardonnerons! » Combien de propagandistes les Kamèdes avaient-ils largués sur la cité? Il s’était laissé dire que les modèles les plus perfectionnés diffusaient des odeurs de pâtisseries pour mieux attirer les civils désespérés. À l’intérieur des véhicules autonomes, révélées par les portes béantes, on pouvait voir des rations en rangs serrés sur les étagères, illuminées par un éclairage doux et doré, comme du miel. Mais une fois franchi le seuil du compartiment interne, les portes se refermaient et le propagandiste démarrait en trombe pour une destination inconnue. Les lâches et les idéalistes soutenaient que les victimes étaient emmenées loin en territoire kamède pour être rééduquées; les cyniques étaient certains que leurs corps finissaient à la décharge, une balle dans la nuque et des macules de sperme autour des orifices.

Sans avoir pris de décision consciente, Grigori se retrouva au pied de l’escalier, la main posée sur la rampe. La voix de Karina brisa son rêve:

— Père; Grigori! Restez avec nous.

Il hésita. Vazyl demanda « Tu sors, grand-papa? » avec une élocution pâteuse de petit enfant, comme s’il avait la moitié de son âge.

— Il faut que j’aille nous ravitailler. Nous n’avons presque plus d’eau.

— Attendez le matin! insista-t-elle.

— À quoi bon? La ville n’est pas moins dangereuse le jour; les machines kamèdes y voient mieux.

— Racontez-leur une histoire, au moins, qu’ils s’endorment. Moi je ne sais plus quoi leur dire.

Grigori revint vers le divan, s’assit sur le coin du coussin, par-dessus la couverture.

— Vous voulez une histoire pour dormir? demanda-t-il aux enfants.

Vazyl acquiesça, les yeux déjà ensommeillés; mais Oshana faisait la grimace.

— Je ne veux pas les mêmes vieilleries, déclara-t-elle. Assez d’histoires de la Terre, je les connais toutes. J’en ai marre des conneries d’Ivan Tsarévitch.

« Oshana, veux-tu bien respecter ton grand-père! » commença Karina, mais Grigori l’interrompit.

— Non, non, elle a le droit de demander quelque chose d’autre.

— Et pas encore les histoires de Shaspo! ajouta Oshana avec un regard mauvais à l’adresse de son frère.

— Tu veux une légende, Oshana? demanda le vieil homme. Pas une légende de la Terre: une légende de nos jours. L’histoire des trois vaisseaux. Ça te va?

L’adolescente détourna le regard et haussa les épaules, vaincue.

— Alors écoutez bien. Je raconte l’histoire, et après, je sors.

 

Sur une planète lointaine, en hiver, par la nuit la plus longue de l’année, un enfant vint au monde, chétif et frêle. Ses parents manquaient de tout et ils craignaient que l’enfant ne survive pas. Mais juste comme il poussait son premier vagissement, les trois vaisseaux arrivèrent en orbite. Le premier était G4-SP4-RD; noir comme la nuit, comme le plus riche des sols, G4-SP4-RD apportait dans ses soutes de la nourriture et des semences de plantes depuis longtemps oubliées. Ainsi l’enfant et ses parents purent manger. Le second vaisseau se nommait M3-LCH-10R. Tout d’or et de lumière était M3-LCH-10R, et l’énergie coulait à flot dans ses tubulures. M3-LCH-10R installa des génératrices et des panneaux solaires. Ainsi l’enfant et ses parents furent réchauffés. Le troisième vaisseau brillait d’argent, comme un miroir. Il se nommait B4-LTH4-Z4R, et dans ses flancs il transportait l’entièreté de la culture humaine, depuis les origines. Ses mémoires infaillibles dégorgèrent science et culture; ainsi l’enfant et ses parents purent-ils nourrir leur esprit.

Cet enfant né au cœur de la tempête s’appelait Espoir. Au plus fort de la nuit, quand les justes craignent que le soleil ne revienne jamais, Espoir naît une nouvelle fois. Et alors arrivent les grands vaisseaux venus lui rendre hommage. L’humanité retombe toujours dans ses travers immémoriaux, mais les vaisseaux qu’elle façonna dans les siècles passés perdurent et rachètent ses erreurs.

 

Le vieil homme se tut. Vazyl dormait; Oshana, elle, le regardait avec une accusation impitoyable au fond des yeux. Il se leva. Il avait l’impression que s’il restait une minute de plus dans leur abri de fortune, il en mourrait. Karina ne dit rien quand il grimpa l’escalier et souleva la trappe pour se glisser dans la maison.

Il faisait déjà plus froid au rez-de-chaussée; et quand il sortit au-dehors, il eut l’impression de plonger dans un bain de glace. Le ciel était dégagé; les constellations scintillaient au zénith. Les réverbères étaient tous éteints. Il pouvait voir les masses sombres de deux tours d’habitation juste au nord; vers le sud s’étendait leur quartier bourgeois aux maisons détachées. Une lumière brillait à l’ouest, comme une étoile éblouissante qui jetait un pinceau de lumière vers le sol; il se demanda si c’était une arme, ou si cela indiquait un endroit où il pourrait trouver de l’aide.

Juste comme il se mettait en marche vers l’ouest, il entendit un bruyant chuintement: un drone-tueur kamède qui activait ses fusées auxiliaires. Mais avant que la machine n’ait pu le faucher, elle fut enveloppée d’une chape d’étincelles. Sa trajectoire dévia, et elle frappa le sol à quelques mètres dans un fracas métallique. Bien trop tard, Grigori s’était jeté à terre, les mains sur la tête. Il resta un long moment immobile, tout son corps crispé, attendant la mort qui ne venait pas.

Quand il se risqua à ouvrir un œil, il vit trois soldats devant lui. Ils ne portaient ni l’uniforme kamède, ni les blasons des Estèves; leurs plastrons étaient frappés de symboles qu’il n’avait vu que dans des livres d’Histoire. Il resta interdit, tremblant, jusqu’à ce que l’un d’eux l’aide à se relever. Le soldat avait une peau incroyablement foncée, comme cuite par la chaleur de dix mille soleils étrangers. Autour de sa tête, un bandeau de contrôle électronique lui faisait comme une couronne.

— Vous ne devriez pas être à l’extérieur en ce moment, dit le soldat, avec un accent indéfinissable. Il y a encore des drones ennemis en fonction. Vous avez eu de la chance que nous ayons été là.

Grigori tenta en vain d’articuler une question.

— Vous êtes blessé? Vous avez faim? demanda le second soldat – une femme. Tenez, prenez ça.

Elle lui tendit un sachet: une brique compacte et légère de nourriture d’urgence, avec une bouteille d’eau; et quand il eut bredouillé « Ma fille… mes petits-enfants », elle lui en donna deux autres. Pendant ce temps, le premier soldat sortait de ses poches une trousse de premiers soins. Le troisième lui offrit un omnicomm grand comme la paume. « Ce modèle-là est blindé contre le brouillage kamède » expliqua-t-il. « Vous aurez accès à notre infosphère. »

— Maintenant, rentrez à l’intérieur, reprit le premier soldat. Attendez l’aube, tout au moins. Nous sommes en train d’établir un périmètre sécurisé. Le comm vous guidera le moment venu.

Il les regarda s’éloigner muettement. Quand le froid lui devint intolérable, il se faufila à l’intérieur de chez lui, se glissa sous la trappe et se mit à descendre les marches.

« Grigori? » demanda Karina. « Grand-papa? » fit Vazyl. Oshana ne disait rien, les lèvres serrées dans un visage hâve. Grigori acheva de descendre en silence, les jambes tremblantes, des miracles plein les mains.