Pax Victoriana, épisode 5 de 6, de Christian Sauvé

Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4 – Épisode 6

Troisième section. Fractionnés

Chapitre 12. Plans de voyage

– Tout n’est pas perdu, dit Étienne après un moment.

Le Harfang n’a pas bougé depuis des minutes. Démoralisés, Zara et Étienne ont avisé la tour de contrôle d’un urgent besoin de réparations et réglé la navigation automatique pour maintenir leur position actuelle. Il ne leur reste rien qu’à réfléchir à leur situation.

Alors qu’elle compose des messages pour Halks et le père d’Alberta, Zara constate qu’elle ne ressent aucune satisfaction de voir Alberta abruptement séparée d’Étienne. Que l’Anglaise piétine ses plates-bandes ne faisait pas d’elle une personne à abandonner au sort. Halks leur avait demandé de l’acheminer à bon port — elle n’allait pas renier son premier contrat.

Étienne, dans les circonstances, avait l’air moins défait par les événements qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Et c’est à ses premiers mots depuis de longues minutes qu’elle comprend qu’il a passé ce temps à ébaucher un plan.

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Une des mises à jour reçues par le Harfang nous permet de traquer les tablettes des passagers. J’ai indiqué aux policiers où se trouvaient les bagages d’Alberta pour qu’ils les apportent.

– Il est donc possible de savoir où elle se trouve.

– Si la tablette obtient des mises à jour du réseau, je crois que oui.

– Montre-moi, dit Zara en désignant sa console.

Étienne s’active et code les paramètres nécessaires, pestant sous son souffle lorsqu’il fait une erreur.

– Je l’ai. Reste à voir si la trace de sa tablette a été mise à jour.

Les résultats sont fragmentaires, mais prometteurs: la tablette d’Alberta vient de se connecter au réseau de l’aéroport, signe qu’elle est à Albion.

– La bonne nouvelle, dit Étienne, c’est que tant qu’Alberta se trouve à Albion, elle restera plongée dans un environnement si riche en données qu’elle n’échappera pas à notre surveillance.

– Mais ça ne sert à rien de se hâter.

– Vaut mieux attendre de voir où ils l’amèneront.

 

– Qui êtes-vous? demande l’Anglaise quand Édith entame une première conversation privée avec sa captive.

Maintenant à bord d’un aéronef privé en direction de Richmond, Édith est un peu plus calme. Officiellement, elle passera les quelques prochains jours à l’ambassade. En réalité, Kitti a pris soin d’arranger un séjour dans la capitale des états confédérés le temps qu’elle termine son interrogatoire d’Alberta.

– Je m’appelle Édith de Libourne et je travaille pour le Bureau de la sécurité de l’Alliance européenne. Enchanté de faire votre connaissance.

Elle tend la main, mais, comme elle s’y attendait, Alberta n’est pas prête à être amicale. Les Anglais peuvent être de si mauvais perdants.

– Alberta Podington, vous pouvez vous considérer une prisonnière de guerre.

– Il n’y a pas de guerre entre l’Empire et l’Alliance!

– En êtes-vous certaine?

Podington plisse des yeux, hésitante. Édith poursuit.

– Comment expliquez-vous, alors, que nos navires soient en train de se canarder au large de la Côte d’Ivoire? Qu’il y a une vague sans précédent de sabotage dans les installations stratégiques de l’Alliance européenne? Que votre propre gouvernement a levé le niveau d’alerte à un cran en dessous du maximum?

– Ça vous donne la permission de kidnapper n’importe qui en territoire étranger? Quel type de folle êtes-vous: stupide ou sociopathe?

Édith n’en est pas à son premier interrogatoire. Certaines stratégies ne fonctionneront pas avec une riche jeune fille. Mais elle doit lui faire comprendre qu’elle n’est plus aux commandes de sa destinée sans pour autant l’humilier jusqu’à la rancune.

Pivotant sur elle-même, Édith frappe l’Anglaise en haut de la poitrine avec la paume de sa main, assez fort pour la faire chuter sur la banquette. Le coup est léger, mais Édith serait prête à parier que c’est la première fois que quelqu’un la frappe ainsi.

– Tu ne comprends pas encore dans quelle situation tu te trouves, dit-elle de sa voix la plus sèche. Tu es ici parce que je le veux. Tu ne reverras pas l’Angleterre à moins que je ne le veuille. Le plus rapidement tu comprendras ça, le mieux ça ira pour toi.

Puis elle quitte la pièce, verrouillant la porte derrière elle. Le vol jusqu’à Richmond sera de cinq heures; amplement de temps pour laisser réfléchir Alberta… et pour qu’Édith comprenne pourquoi elle a agi ainsi.

 

– Ceci n’a aucun sens, dit Étienne.

Après des heures d’attente, le localisateur d’Alberta indique finalement que cette dernière quitte l’aéroport d’Albion. Mais le déplacement qu’ils aperçoivent n’a rien pour les rassurer: Alberta s’éloigne d’Albion en direction de l’est, à une vitesse de plus en plus grande.

– Elle quitte Albion?

Cela confirme ce que Zara pense depuis des heures: Alberta n’a pas été prise par des forces officielles d’Albion, qui se seraient prises autrement.

– Elle doit se trouver sur un aéromoteur.

– À cette vitesse, nous allons rapidement la perdre.

– Voyons si l’on peut retarder ça de quelques minutes.

Zara active les réacteurs du Harfang et pique en direction est, même si l’issue du concours n’est jamais en doute. Car le Harfang, même en profitant de vents favorables, ne peut atteindre que des pointes de seulement 200 kilomètres-heure. Pendant ce temps, alors que les traces de la tablette d’Alberta deviennent de plus en plus éparses, l’ordinateur de navigation du dirigeable estime sa vitesse à un plafond de près de huit cents kilomètres-heure.

– Un aéromoteur, effectivement.

– Mais vers où? Est-ce que c’est possible qu’elle ait été expulsée d’Albion vers Londres?

Zara s’accroche à cet espoir: cela voudrait dire qu’Alberta sera à la fois chez elle et hors des pattes d’Étienne.

– Je ne pense pas que les vecteurs ou la vitesse maximale de l’aéromoteur suggèrent Londres. Laisse l’ordinateur décider…

L’estimation de trajectoire suggère de nombreuses possibilités, mais presque toutes se terminent dans le territoire des États confédérés.

– Ah non, dit Zara. Il n’en est pas question. Qu’est-ce que les États confédérés lui voudraient? Je pense que nous avons atteint les limites de notre compétence. Prépare un autre message avec tout ça, envoie des copies à James et Podington, et rentrons chez nous.

Étienne fixe la console de navigation pendant quelques secondes. Puis il donne un coup sur le coin de la table.

– Ça ne peut pas se terminer comme ça!

Mais quel choix ont-ils?

 

– Il y a un visiteur pour vous, Podington.

Il se lève, exténué d’une nuit blanche passée en prison. Même s’il reconnaît avoir été mieux traité que les vulgaires criminels, ses cauchemars se sont réalisés les uns après les autres pendant l’emprisonnement. La fouille, la confiscation de son anneau de mariage, la prise des empreintes digitales, l’uniforme de prisonnier de Sa Majesté… tout s’embrouille.

– Veuillez me suivre, dit le garde.

La porte de sa cellule solitaire dans une aile désertée de la prison de Londres s’ouvre, et Podington suit en prenant soin de ne pas commettre aucun geste rapide. Les gardes ont beau être respectueux, ils ne sont pas d’humeur à badiner.

Ils font leur chemin à travers le dédale de corridors gris de la prison, et le garde lui fait signe d’entrer dans une pièce.

À l’intérieur, il constate qu’il s’agit d’une salle d’interrogation. On y retrouve une solide table de travail, et un large miroir certainement sans tain.

Le garde a quitté la pièce sans dire mot, laissant à Podington le malheur de repenser aux conséquences de son incarcération. Même s’il est reconnu innocent à l’aboutissement d’un long procès, il vient de tout perdre. S’il est chanceux, il trouvera peut-être une maison en campagne pour cultiver un minable jardin et constater qu’aucun de ses amis ne voudra plus jamais lui parler.

Il relève la tête au bruit de la porte qui s’ouvre. Un jeune homme d’ethnicité indienne est le premier à franchir le seuil: il est habillé comme un avocat, mais même son professionnalisme fait désespérer Podington: ainsi est-il condamné à un défenseur public, sans doute fraîchement sorti de l’école.

Puis, Gladwell entre dans la pièce.

– Vous! dit Podington. C’est de votre faute si je suis ici!

– Bien sûr que c’est de ma faute. Mais pas pour les raisons que vous pensez. Laissez-moi vous présenter Sanjit Bharatt, un de mes assistants les plus brillants.

– Enchanté de faire votre connaissance, Monsieur Podington: nous allons passer beaucoup de temps ensemble.

Son accent est britannique, sans la moindre trace de ses origines indiennes.

– Ne laissez pas l’âge de mon collègue vous induire en erreur, Podington: Sanjit est un véritable pitbull. Vous n’avez jamais entendu parler de lui parce qu’il œuvre dans l’ombre, mais je vous garantis qu’il sera membre de la maison des Lords d’ici une vingtaine d’années.

– Vous m’embarrassez, Gladwell.

– Mais arrivons au vif du sujet, car je sens que Podington est sur le point d’exploser.

Podington fixe Galdwell du regard sans rien dire.

– Puisque je suis celui qui a porté les accusations de trahison contre vous, Podington, je suis également celui qui aura le privilège de les retirer d’ici quelques jours, avec mes excuses officielles.

– Parce que ça vous amuse de me donner une leçon?

– Non, parce que j’ai besoin d’assurer votre protection. Mon enquête, même à ce moment-ci, vous donne raison. Vous avez des ennemis plus puissants que ce que vous pouvez l’imaginer. Les témoins en votre position ont la fâcheuse habitude de trépasser. La meilleure façon pour moi de m’assurer de votre bonne santé, c’est de vous garder dans un établissement à la sécurité… maximale. De plus, vous envoyer en prison a le mérite de détourner temporairement les soupçons.

– Qu’en est-il du déchiquetage de document qui doit avoir lieu en ce moment même?

– Ne tentez pas de prétendre que vous en connaissez plus que moi sur mon propre travail: les accusations que j’ai portées contre vous m’ont permis d’entrer dans votre bâtiment, de saisir les déchiqueteuses et de poster un garde près de chaque porte, fenêtre, poubelle et toilette.

– Qu’est-ce que je vais faire ici pendant que vous contrôlez si bien la situation?

– Hé bien, je pensais vous offrir un travail et un bureau.

– Pardon?

– Si cette salle-ci vous convient, je vous propose qu’elle devienne votre bureau. Je vous acheminerai des documents et vous demanderai d’utiliser vos connaissances d’expert pour m’aider à franchir un chemin à travers les obstacles que vos collègues dresseront dans mon chemin.

– Vous voulez que je devienne un délateur.

– Je préfère le terme « consultant ». Admirez tout de même l’élégance de la situation pour maximiser les deniers publics.

– Est-ce que vous avez beaucoup d’autres arguments de la sorte?

– Étant donné les cuisines de la prison, il est inutile de me demander de la meilleure nourriture… bien que Sanjit peut vous amener des plats de l’extérieur si vous insistez. Il va sans dire que vous n’aurez pas accès à une console pendant cette supercherie, mais je peux vous fournir des imprimés de votre messagerie électronique, et vous laisser composer à la main des messages qui seront retranscrits et envoyés. Sujet à notre discrétion, bien sûr.

– De votre perspective, il n’y a que des avantages à me voir en prison.

– Je suis un salopard, mais n’êtes-vous pas ravis que je sois un salopard qui travaille avec vous?

 

Planifier une invasion armée n’est jamais simple, mais James a l’avantage d’avoir Carmella à ses côtés. Ils planifient, extrapolent, se contredisent et finissent par s’entendre.

Les coordonnées laissées par l’optimate pointent vers la région d’Oxolotàn. Obtenir des photos satellites récentes du sud du Mexique n’est pas compliqué quand Albion a les réseaux de satellites les plus sophistiqués de la planète… Avec une constellation d’observateurs orbitaux à leur disposition, ils peuvent maintenir une surveillance d’à peu près vingt heures par jour.

La zone d’Oxolotàn est montagneuse, ce qui complique tout: James présume qu’ils seront confrontés à une base souterraine.

– C’est une situation impossible, dit-il. Est-ce que nous pouvons utiliser les tétrapodes?

– Je n’ai pas encore reçu de nouvelles… Laisse-moi vérifier.

Elle consulte sa tablette. Albion n’a pas de force militaire officielle, mais un « département de la défense » prêt à être activé en cas de menaces étrangères. Parmi leur équipement se trouvent des tétrapodes semi-autonomes qui seraient idéaux comme première vague d’assaut.

Le problème est d’obtenir l’autorisation de les utiliser. De la perspective des fondateurs, en poste au moins jusqu’aux élections maintenant prévues pour le lendemain, Carmella est une révolutionnaire à ne pas quitter du regard, alors que James représente un ennemi capable de rivaliser avec Albion.

– Ils vont envoyer quelqu’un, dit-elle finalement en rangeant sa tablette.

James médite là-dessus alors que Carmella et lui s’affairent à perfectionner leur plan d’action. Il comprend mieux dès qu’arrive le délégué.

– Roger Barnes, dit-il dès son entrée dans la pièce. Je serai votre liaison avec les forces défensives d’Albion jusqu’à la complétion de votre projet.

Il est de taille moyenne, mais de forte carrure et habillé d’un complet veston. James et Carmella s’introduisent, et Barnes ne perd pas de temps à préciser son rôle.

– Étant l’un des fondateurs originaux d’Albion, j’ai la responsabilité de m’assurer que votre opération ne s’avérera pas un gaspillage de ressources, ou une distraction d’enjeux plus importants. Avec les élections de demain, nous devons être vigilants contre tous nos ennemis, externes ou internes.

James décoche un regard à Carmella, qui acquiesce. Clairement, Barnes est un de ces Frontistes purs et durs, qui croit en de jeunes et sombres ennemis partout.

– Que savez-vous de notre situation ici?

– Je préfère tout entendre à nouveau de vous.

James effectue un exposé complet. La mine de Barnes se renfrogne à chaque nouveau détail.

– Vous avez raison, Halks: c’est une situation impossible. Un assaut sur une base souterraine contre un ennemi plus avancé que nous? Possiblement un piège laissé pour nous appâter? Il n’y a aucune solution satisfaisante.

Barnes est vieux jeu, mais il n’est pas un imbécile. Il ne perd pas de temps à s’immerger dans les considérations les plus abstraites du scénario.

– Notre objectif n’est pas de triompher d’un coup, continue Barnes, mais d’utiliser les ressources le plus efficacement possible. Si l’assaut échoue, mais sans perte de vie et avec une meilleure connaissance des lieux, c’est un succès.

En revanche, il aime parler. James en profite pour satisfaire sa curiosité. S’il n’y a pas de solution conventionnellement satisfaisante…

– Est-ce qu’Albion possède des armes nucléaires?

– Mais voyons! Albion s’est engagée avec l’Empire britannique à ne pas mettre en œuvre d’armes nucléaires!

– Je sais ce que disent vos traités, mais ceci n’a rien à voir avec la diplomatie. Si nous sommes incapables de résoudre la situation autrement qu’en annihilant la péninsule comme mesure préventive, est-ce qu’Albion en a les moyens?

– Il s’agit d’une question de sécurité nationale que je ne suis guère autorisé à répondre…

– S’il y a des ogives nucléaires terrées sous Oxolotàn et que le moindre soupçon d’incursion fait voler ces missiles vers Albion, vous ne serez pas en mesure de répondre. Parce que vous serez morts.

– Ne prenez pas ce ton-là avec moi. Nous avons un bouclier de protection antimissile.

– Un bouclier probablement efficace aux trois quarts et donc inutile en cas de sursaturation. Alors, pour la dernière fois, est-ce qu’Albion a les moyens d’une frappe préventive?

– Albion peut prendre soin d’elle.

– C’est ce que je voulais savoir.

James montre à nouveau l’écran central détaillant la région d’Oxolotàn.

– Ayant ainsi défini notre dernière option, quelle est notre première?

– Nous pourrions prendre jusqu’à cinq cents tétrapodes, les envoyer aux coordonnées identifiées, et explorer les environs pour trouver un point d’entrée, puis utiliser leur force de frappe concentrée pour éliminer les obstacles…

– Non, trop stupide, dit Carmella. Une masse de tétrapodes est aussi vulnérable qu’un seul tétrapode et ne nous donne que cinq cents versions du même point de vue.

– Vous avez un meilleur plan?

– Oui. Vous avez tellement parlé que j’ai eu le temps d’y penser. Je vais prendre vos cinq cents tétrapodes, et je vais en relâcher une cinquantaine autour de la région, avec ordres de converger vers les coordonnées centrales tout en restant aux aguets.

– Mais isolés, ils représentent des cibles…

–… irrésistibles, reprend James. Attirons-les vers nous avant que nous entrions dans leur repaire. Cela nous permettra de détailler notre carte des environs et d’identifier les sorties auxiliaires.

– Et quand les cinquante premiers tétrapodes seront abattus, nous en relâcherons d’autres.

James et Carmella développent le plan d’attaque. Et si Barnes goûte au dépit, il est trop professionnel pour ne pas repérer une occasion d’apprentissage.

– Laissez-moi compléter la réquisition, dit-il finalement.

 

Podington n’est pas de bonne humeur lorsqu’il voit Sanjit, échevelé, entrer dans la salle d’interrogatoire qui lui sert maintenant de bureau. Il est deux heures du matin. La nouvelle doit être urgente pour ruiner ainsi son sommeil comme le sien.

– Sanjit, est-ce que vous retenez des messages qui me sont adressés?

L’avocat est décontenancé par la question.

– Pas à ma connaissance. À quoi faites-vous référence, Podington?

– Je n’ai pas reçu de message de ma fille depuis deux jours. C’est anormal.

L’avocat prend une grande respiration et lui tend un message imprimé.

– Nous ne savons pas où est votre fille, Podington.

– Qu’est-ce que ça veut dire? Vous n’avez pas regardé, ou elle manque à l’appel?

– Une de nos priorités dès votre mise en arrestation a été la protection de vos proches.

Malheureusement, Alberta est disparue avant que nous ayons été en mesure de la rejoindre. Selon nos informations, elle a quitté Albion à bord d’un dirigeable destiné pour le protectorat, puis se serait fait intercepter par des gens se réclamant des services policiers d’Albion. Sauf que nous n’avons trouvé aucune trace d’elle dans leurs systèmes officiels. Voici ce que nous venons de recevoir.

Podington prend le message et le lit rapidement.

– Oh non…

Alors qu’il porte ses mains sur le côté de sa tête, les murs de la prison semblent se refermer sur Podington. Il a pu stoïquement faire face à son arrestation et sa disgrâce personnelle. Mais si quelque chose est arrivé à Alberta, il ne pourrait pas…

– Est-ce que vous m’écoutez toujours, Podington?

– Non.

– La disparition d’Alberta est temporaire. Nous avons activé nos propres sources. Elles nous disent que Halks copine avec des gens extrêmement bien placés dans la hiérarchie Frontiste. Il est possible que ceci ne soit qu’une manœuvre de distraction destinée à vos ennemis, ou une réaction hâtive à votre arrestation. Nous menons notre propre enquête.

Fixant toujours le sol, Podington n’est pas disposé à répondre.

– Podington?

– Vous pouvez sortir, Sanjit. Je voudrais être seul.

Sanjit se prépare à obéir, mais s’interrompt au signal de sa console portative. Il la consulte, puis pousse un soupir de dépit.

– Nous avons des nouvelles de votre fille, Podington, mais elles ne sont pas encourageantes.

– Dites-moi donc.

– Nous avons reçu un autre message de deux jeunes gens qui forment l’équipage du dirigeable.

– Étienne et Zara? Elle n’en dit que du bien…

– Ils traquent la signature de la tablette de votre fille.

Il lui montre le plan de vol.

– Ce n’est pas un trajet pour Londres ou l’Europe, ni même le protectorat américain…

Podington lève les yeux, incertain.

– Les États confédérés?

 

– J’ai la réponse de notre armurerie, dit Barnes. Vous pouvez avoir quatre cents tétrapodes, pas un de plus.

– Nous les prenons, dit Carmella.

– Une seule plate-forme aérienne de coordination.

– J’aimerais en avoir deux, mais bon.

– Une semaine de vivres pour six personnes.

– Parfait.

– D’autre chose?

– Oui: vous devez nous accompagner. La place d’un général est bien au front, n’est-ce pas?

– Ex-général.

– C’est un peu tard pour prétendre être à la retraite, Barnes.

La réaction amusée de James à cet échange ne dure pas longtemps, car c’est à ce moment qu’arrive un message du Harfang.

– Nous avons un autre problème, dit James après le départ de Barnes.

– Lequel?

– Alberta.

– Votre compagne de voyage?

– Plutôt une agente des services secrets impériaux, assignée à ma surveillance.

– Où est le problème? Ne l’avez-vous pas mise sur un vol en direction de la mère patrie?

– Selon l’équipage du dirigeable, une équipe policière prétendant être d’Albion est venue la kidnapper en plein vol. Ils seraient revenus à Albion, puis se seraient envolés vers l’est.

Il lui montre le trajet de navigation envoyé avec le message. Carmella fronce des sourcils.

– Je ne voudrais pas qu’Albion soit impliquée dans un incident inutile avec les Britanniques. Nous n’avons certainement pas le temps de nous occuper de ça, mais Zach peut probablement mener son enquête. À commencer par le plan de vol de cet aéromoteur. Et peut-être l’identité de ces soi-disant policiers.

Elle fronce les sourcils un moment.

– Mais qu’arrive-t-il si nous parvenons à réunir ces informations? Qui sera en mesure d’aller la délivrer?

– Zara et Étienne sont incroyablement débrouillards. Sinon, il y a toujours son père, qui contrôle une partie des services secrets britanniques.

– Dis donc, tu aimes bien t’entourer.

– La vie est trop courte pour passer du temps avec des gens ennuyeux.

 

Il reste une demi-heure avant l’atterrissage de l’aéromoteur à Richmond quand Édith décide qu’elle préfère garder l’Anglaise dans l’obscurité un peu plus longtemps. Puisant dans une trousse de produits chimiques empruntés à Kitti, elle retire une seringue et entre dans la cabine réservée à sa passagère.

Alberta somnole déjà, ce qui simplifie les choses. L’aiguille trouve sa marque et s’enfonce en même temps que la seringue. La blonde débutante restera hors service pour six heures, ce qui donnera le temps à Édith de trouver un endroit bien approprié au type d’interrogatoire qu’elle a en tête.

Inhabituellement, son estomac n’est pas tout à fait au repos alors qu’elle positionne la jeune Anglaise sur la banquette. Les yeux fermés, elle semble parfaitement, et Édith ressent une culpabilité inconfortable envers ce qu’elle lui a fait subir jusqu’ici. Est-ce qu’elle a bien fait de venir ici, en pleins États confédérés, avec elle? Parfois les bonnes idées pourrissent en quelques heures — est-ce le cas ici?

Une fois sur le sol, un homme vient les accueillir à même la piste d’atterrissage: Jubal Longstreet, le contact attitré des CSA avec les services clandestins de l’Alliance européenne. Il joue son rôle d’ambassadeur jusqu’au bout: habit blanc, moustache et barbiche grise, lunettes rondes et manières impeccables.

– Bienvenue à Richmond, mademoiselle de Libourne, dit-il avant de se baisser pour lui embrasser la main.

Édith veut lui rire en plein visage, mais elle est frappée par le soin avec lequel, en plein accent sudiste, il a prononcé son nom de famille avec un français parfait. Que sait-il sur elle, et quel rôle joue-t-il?

– Mes officiers ont pris soin de vous réserver un endroit correspondant à vos spécifications. Est-ce que votre… cargo est bien mis en sécurité?

– Il reste environ cinq heures à son cocktail narcotique.

– Ingénieux. Je n’en attendais rien de moins de la part d’une professionnelle dans notre domaine.

– Si vous avez des assistants, peut-être voudront-ils la déposer dans un véhicule?

– Absolument.

Il se retourne et fait un geste à l’extérieur de l’aéromoteur.

– Où se trouve le cargo?

– Laissez-moi vous escorter.

Elle les dirige vers l’arrière de l’aéromoteur, puis ouvre la porte de la cabine. Alberta est toujours étendue sur la banquette.

– Voici.

– Dommage que notre invitée soit de persuasion britannique, commente Longstreet alors que ses deux assistants amènent l’Anglaise vers la sortie de l’aéromoteur. Une jeune fille avec ses cheveux et sa complexion serait une favorite des bals de débutante qui ont lieu à ce moment-ci de l’année. Il y en a justement un d’ici peu…

– Bien qu’il serait tentant de la considérer comme une petite sotte, nous devons rester prudents. Elle n’est pas la fille de son père pour rien.

– Dûment noté. Mais je me dois de relayer une question posée par mes supérieurs: jusqu’à quel point votre rapt est-il basé sur des intentions stratégiquement utiles?

– C’est la fille d’un haut placé des services secrets britanniques. N’est-ce pas un bon début?

 C’était la fille d’un haut placé des services secrets britanniques. Les journaux prennent une journée pour arriver ici, mais nous avons nous aussi des oreilles à Londres, et celles-ci nous murmurent qu’un certain Kevin Podington a été arrêté pour trahison il y a deux jours.

Le temps semble ralentir autour d’Édith. Elle rejette l’hypothèse que Longstreet lui raconte des bobards: il se ferait coincer en plein mensonge tôt ou tard, et saborderait ainsi la délicate relation de confiance nécessaire à ce projet. Mais Podington, arrêté pour trahison? N’était-il pas perçu comme un de leurs éléments les plus fiables, un bouledogue de service? Qui aurait bien pu le convaincre d’agir contre les intérêts de Sa Majesté?

– Est-ce que cela vous dit quelque chose? dit-il.

Certainement pas l’Alliance européenne. Quelqu’un d’autre? Albion? Peu importe: il n’est pas indiqué de laisser croire à Longstreet qu’il vient de lui apprendre quelque chose. Autant lui faire croire à un plan plus complexe.

– La vulnérabilité de Podington ne sera que plus spectaculaire si sa fille disparaît subitement, n’est-ce pas?

– Personne ne sait qu’elle est ici?

– Les traces ont été couvertes. Les dernières personnes qui l’ont vu libre sont un couple de roublards des protectorats qui sont convaincus que des policiers d’Albion sont venus arrêter leur copine.

– Néanmoins, la situation est fluide, surtout avec les troubles entre votre Alliance et l’Empire. Nous vous aiderons à procéder attentivement.

– Bien sûr.

– Ah, je vois que le cargo est bien immobilisé à l’intérieur de notre limousine. Puis-je vous escorter à votre nouvelle demeure pour les quelques prochains jours?

– Allons-y.

Il ne plaisante pas lorsqu’il mentionne une limousine: l’esthétique des États confédérés est en large partie dictée par la classe propriétaire, et celle-ci a des goûts dispendieux. Leur véhicule est pleinement chromé, arborant des décorations dont serait fier n’importe quel styliste de l’époque baroque: l’automoteur est tapissé de feuilles de magnolia argentées, avec de nombreux symboles religieux et agraire pour agrémenter le tout.

Elle n’est décidément plus à la maison.

Un moment plus tard, après le transfert des bagages de l’aéromoteur à la limousine, ils sont en route vers Richmond. Longstreet reste pour le moment silencieux, alors Édith en profite pour observer par la fenêtre et mesurer ce qu’elle voit à ce qu’elle sait des États confédérés.

À en croire les documents révélés par les Frontistes, l’existence d’un état indépendant sudiste leur était directement attribuable. Cherchant des alliés naturels alors que la classe politique victorienne se retournait contre eux, ils avaient fourni de l’armement de pointe et un support logistique aux forces confédérées. Ces avantages avaient accordé une supériorité militaire aux forces sudistes et permis aux états confédérés de rattraper leur retard industriel sur les Yankees. Deux ans plus tard, la destruction de Washington avait consacré la victoire sudiste.

Du point de vue européen, la période d’après-guerre devenait encore plus intéressante, voire horrifiante. Parallèlement à la dissolution des États-Unis en un protectorat britannique, les États confédérés avaient réalisé leur vision d’une économie de plantations, avec ses classes sociales rigidement stratifiées et sa main-d’œuvre sous le joug de l’esclavage. La technologie frontiste avait, là aussi, aidé: à l’aide d’armes modernes et de technologie de surveillance, la classe dirigeante sudiste s’était établie en maîtres d’une société clairement hiérarchique, où une étroite classe moyenne assurait leur contrôle sur l’énorme population légalement reconnue comme esclave.

Tous les voisins des États confédérés profitaient de l’exploitation de cette main-d’œuvre. Les plantations étaient devenues des empires industriels où l’assemblage de produits sophistiqués était réalisé par des esclaves. L’expertise sudiste en textiles était légendaire, et l’Europe s’approvisionnait goulûment sur les produits de la région. Le président dormait-il sur des draps de coton acheté à Richmond?

À certains égards, le temps semblait s’être immobilisé en éternel été ici dans le sud de l’Amérique. Les vastes demeures aux colonnes blanches continuaient d’accueillir d’interminables bals de débutantes, où les membres de la haute classe manigançaient de nouvelles alliances matrimoniales. À ces événements, les musiques, nourritures, vêtements et divertissements provenaient d’une classe que tout le monde croyait inférieure, invisible et en besoin de direction de leurs élites.

Pourquoi s’était-elle alliée à de tels monstres? Parce qu’elle n’avait pas le choix? D’ailleurs, pourquoi avait-elle enlevé Alberta? Qu’espérait-elle vraiment obtenir par son interrogatoire?

Il était un peu tard pour se poser de telles questions.

 

Chapitre 13. Derrière les lignes ennemies

– Je peux revenir tout à l’heure, si vous voulez.

James se réveille, ouvre les yeux et se rend compte, à son horreur, que Zach est devant lui, à contempler comment Carmella et lui se sont endormis sur le divan de la salle de planification. Il tressaille, ne peut retenir une exclamation, réveillant Carmella, qui elle aussi exprime aussitôt sa surprise.

En cinq secondes, ils sont assis loin de l’autre aussi loin que possible sur le même divan.

– Ce n’est pas ce dont ça a l’air! dit Carmella.

– Nous étions fatigués, il n’y avait qu’un seul sofa.

– Il voulait dormir par terre, je lui ai dit qu’il y avait moyen de partager le divan à condition d’être peu timide.

Zach ricane.

– Je vous crois, les enfants, j’en ai vu d’autres.

S’il n’a rien à se reprocher, pourquoi James est-il embarrassé d’avoir été surpris de la sorte? Lui et Carmella n’ont effectivement rien fait, bien, qu’avant de s’endormir, ayant trouvé en ricanant une position de sommeil à demi-confortable sur le même divan, ils avaient peut-être partagé un moment prometteur.

Il se force à porter son attention sur ce que dit Zach.

– J’ai commencé à contacter mes amis à l’aéroport au sujet de ces vols mystérieux, et avec un peu de patience, j’ai obtenu une réponse. L’aéromoteur se rendait à Richmond. L’identité de la personne qui a nolisé ce vol était cryptée, mais en creusant davantage, il me semble qu’elle semble résider à l’ambassade européenne.

Puis il prend une pose et attend les applaudissements.

– Très impressionnant, dit James.

– Très impressionnant, reconnaît aussi Carmella.

– Stupéfiant.

– On n’aurait pas pu demander mieux.

– Vous pouvez arrêter avec vos compliments, dit Zach. Je ne dirais à personne ce que j’ai vu.

– Hum. Est-ce que tu as des preuves que nous pouvons mettre sous la dent de l’Empire?

– Vous allez tout raconter à l’Empire?

– À qui d’autre? Podington doit être furieux de rage, et il a les ressources pour envahir Richmond s’il le désire.

– Peut-être pas. Vous ne savez pas que Podington est sous arrestation pour trahison?

– Vraiment? À cause de l’enlèvement d’Alberta?

– Non, il me semble que ça a s’est produit avant. Mais peu importe, on dirait que ton étoile au sein de l’Empire vient d’en prendre un coup.

James se mord les joues et fait la moue. Est-il une des causes de cette arrestation? Les ennemis de Podington ont-ils profité du support que ce dernier lui a offert?

S’il avait besoin d’une raison supplémentaire pour trouver le Crapaud au plus vite…

– Nous ne pouvons pas dépendre de l’Empire pour courir à la rescousse d’Alberta, alors.

– Il y a des alternatives?

– Au moins une.

 

Zara vient de se réveiller et de prendre la relève d’Étienne pour son quart de veille qu’un message leur est acheminé par retransmission satellite.

– Oh non, dit-elle en lisant le message. Ne va pas nulle part.

– Ça m’implique?

– Regarde. Alberta se trouve probablement à Richmond, et sous emprise européenne. James veut que l’on reste sur ses talons.

– Hum…

Zara n’a pas des sentiments simples au sujet de l’Alliance européenne. Elle n’a certainement pas le mépris si typiquement anglo-saxon pour la France, mais étant donné leurs agissements en Haïti, elle ne les porte pas en son cœur non plus: se débarrasser d’eux pour se retrouver aux mains des Anglais avait été, à en croire son père, passer d’un abominable maître à un autre. À Montréal, elle avait toujours été sceptique face à ceux qui dépeignaient l’Alliance comme plus égalitaire que l’Empire.

Étienne la regarde.

– Qu’est-ce que l’on fait?

– Qu’est-ce que l’on peut faire?

– Simplement être en mesure de confirmer où se trouve Alberta serait suffisant pour rassurer James et nous garder suffisamment près d’elle pour l’aider si possible.

– Peut-être que James peut nous assurer de l’aide britannique.

Ils ne disent rien pendant un moment.

– Tu tiens vraiment à elle, vrai?

– C’est un peu fou, mais… oui.

Zara pourrait rire, mais elle craint qu’Étienne ne s’en offusque. En lui avouant aussi candidement qu’il veut aller à la rescousse de son amie, elle n’a d’autre choix que de le suivre. Sinon, de quoi aurait-elle bien l’air?

– D’accord, on y va.

Elle active la carte météorologique de la région, puis examine le parcours jusqu’à Richmond. Une sale tempête va les forcer à piquer au sud pendant presque une journée pour arriver à Richmond non pas du nord-ouest, mais du sud-ouest en traversant par-dessus une bonne partie des États confédérés.

Les États confédérés. Est-ce qu’elle veut vraiment aller faire un tour là-bas? Il y a une raison pour laquelle il y a tellement de réfugiés noirs à Montréal, ils ont des histoires horribles à raconter…

Mais jusqu’ici, la fortune leur a à peu près toujours souri. Elle n’est pas d’humeur à rentrer à la maison de dépit.

– Allons-y.

– On déterminera quoi faire une fois là-bas.

– Exactement!

 

Parfois, pour quelques minutes, Podington est tellement absorbé par son travail qu’il en vient à oublier qu’il a été arrêté pour trahison, ou que sa fille a été enlevée. La salle d’interrogatoire dans laquelle Gladwell a organisé son bureau s’est rapidement emplie de documents, de cartes et de matériel de référence. Podington pensait blaguer lorsqu’il a demandé un globe terrestre; maintenant il est un peu embarrassé de voir qu’on lui en a amené un, un bel exemplaire qui n’aurait pas été déplacé dans son véritable bureau.

– Une autre livraison pour vous, Podington.

Une fois par heure, un messager du bureau des enquêtes de Gladwell lui amène une série de transcriptions, de messages interceptés et tout autre document d’archives que l’inspecteur croit pertinent. Parfois, une liste de questions accompagne le tout, reflet des instincts de limier de son protecteur: qui est cette personne? Quel est son lien avec un untel? Est-ce que cette affaire vous rappelle quelque chose?

Podington est privé des énormes ressources offertes par une base de données indexée, et présume que Gladwell numérise systématiquement tout ce qu’il reçoit, mais ce travail d’analyse à l’ancienne n’est pas sans sa valeur thérapeutique: il s’enfonce si profondément dans les secrets que ressasse Gladwell qu’il tombe à certains moments dans un état second, celui d’un explorateur qui déambule dans les corridors des archives confidentielles de Sa Majesté, s’arrêtant de temps à autre pour apprécier un artefact plus précieux que les autres.

Il aide aussi Gladwell à y voir plus clair dans l’innommable fouillis derrière le secret royal. Pour les non-initiés, le jargon, les acronymes, les raccourcis historiques et les références partagées peuvent être mystifiants: Podington a certainement eu cette impression à ses premières années dans le service. Il est maintenant en mesure de départager ce qui est important de ce qui ne l’est pas, et d’interpréter certains documents.

C’est pourquoi il n’hésite pas à mettre de côté le document qu’il lisait pour s’attaquer à la dernière livraison. Dès la première page, couverte du script de Gladwell, il sait que quelque chose d’important s’y cache. Il lit la note:

« Podington, je sais que tu travailles sur mes dossiers, mais n’hésite pas à passer du temps sur ces informations si tu penses pouvoir aider. »

Il pagine rapidement à travers le reste de la livraison et se rend compte qu’il s’agit d’informations interceptées au sujet d’Alberta. Elle aurait été capturée par des éléments de l’Alliance européenne et amenée à Richmond.

Il doute un moment de la validité de cette information. Tout service secret hésiterait longtemps à exécuter un tel rapt, tant les répercussions peuvent être sévères. On ne s’attaque jamais aux familles, c’est connu: il est pratiquement impossible de protéger la sienne lors des représailles qui en découleraient. Évidemment, Podington ne peut pas complètement clamer qu’Alberta n’est que de la simple famille: c’est une agente à part entière, junior, mais tout de même au service de Sa Majesté. Inutile de trop jouer aux vierges offensées.

Néanmoins, une telle escalade le laisse songeur. Les escarmouches entre l’Empire et l’Alliance se sont-elles envenimées au point de motiver de tels gestes?

Il découvre un élément de réponse un peu plus loin dans la liasse de documents. Car la situation continue de dégénérer un peu partout ailleurs dans le monde. Les deux superpuissances ne partagent pas beaucoup de frontières terrestres communes, mais des rapports provenant des colonies asiatiques et sud-américaines suggèrent une multiplication des échauffourées. Tirs perdus, tentatives d’intrusions, provocations… et toujours du sabotage.

Podington n’aime rien de tout cela. Ça sent la distraction. Quelque chose lui échappe.

Griffonnant quelques notes, il se met au travail.

 

Après quelques heures de sommeil, Alberta se réveille finalement. Édith attend quelques moments pour être certaine que l’Anglaise est consciente, puis lève la voix.

– Bonjour, Alberta. Bienvenue à Richmond.

Alberta pousse une exclamation d’étonnement, puis se relève du lit. Elle se regarde, constatant qu’elle est habillée d’une chic tenue appropriée pour une sudiste de son âge et de classe sociale enviable. Elle n’est pas dans une prison, mais dans une chambre à coucher respectable.

– Qu’est-ce qui m’arrive?

– Mes excuses. Laissez-moi vous expliquer. Vous êtes à Richmond, la capitale des États confédérés. En échange de quelques informations, ils vous offrent leur hospitalité. Cette hospitalité a quelques règles. Ne tentez pas de quitter la maison sans autorisation: une puce vous a été implantée et vous martèlerait des décharges électriques si vous tentiez de le faire. Diverses personnes viendront vous parler, et je vous suggère de coopérer avec eux. Si tout se déroule bien, vous serez en mesure d’assister à votre premier bal ce soir.

– Si vous pensez que j’ai envie de passer du temps avec vous, espèce de sale…

– Alberta. Crois-moi lorsque je te dis que je suis ta meilleure amie ici, et que je tiens à tes intérêts.

– Je me fous de vos excuses, je ne veux pas vous parler.

– C’est normal. Mais tout le monde ici est très patient. Lorsque tu auras accepté que ta situation ne changera pas pour un bon moment, tu seras aussi beaucoup plus raisonnable.

Édith se lève pour quitter la pièce, mais Alberta l’interpelle avant qu’elle ne puisse toucher la poignée de porte.

– Quelle est cette puce que j’ai reçue?

– Je pense que les Anglais l’appellent un bouledogue.

À voir son visage, Alberta n’est pas contente de la réponse.

– Tu dois connaître, oui? Implantée près de l’épine dorsale, avec un contrôleur qui administre des chocs de plus en plus forts si on l’éloigne de la zone admissible. Je te suggère vraiment de rester à l’intérieur de la maison.

 

– Et c’est ainsi que nous allons coordonner les tétrapodes sur le terrain, conclut James.

– Ça me semble parfait, dit Carmella. Excellent travail!

James fait semblant d’être modeste. Les contacts locaux de Carmella sont si impressionnants qu’il se sent parfois pris au dépourvu: alors il n’est pas déplaisant de prendre en charge un dossier, de le travailler jusqu’au bout et de lui résumer les résultats.

Ils ont beaucoup accompli en deux jours; tout semble tomber en place. Les équipements sont là, les plans sont prêts, les transports aussi. James croit toujours qu’il s’agisse d’un piège, mais c’est un piège qu’ils ont maintenant les moyens d’étudier et peut-être de désamorcer.

– Nous avons plutôt bien fait, dit-il.

– C’est aussi ce que je pense, répond-elle.

Leurs préparatifs terminés, James et Carmella s’installent confortablement pour grignoter un peu en attendant le départ.

– Alors, est-ce que Madame Halks s’ennuie lorsque son mari visite d’autres univers pendant aussi longtemps?

– Apparemment oui, parce qu’il n’y a plus de Madame Halks depuis des années.

– Oh non.

– C’est un risque du métier. J’imagine que des messieurs Diaz, il n’y en a pas eu beaucoup?

– Oh, il y en a eu, mais pas pour longtemps et pas depuis un moment. La plupart d’entre eux se sentent pris de court lorsqu’ils me voient en pleine action au bureau.

– Je peux sympathiser.

Elle rit.

– Vraiment? Je ne fais qu’utiliser mes contacts. Être un agent indépendant comme toi, loin de toutes ses attaches, devant tout réinventer au fur et à mesure, ça me semble être beaucoup plus impressionnant.

– Peut-être que nous avons des choses à nous apprendre, alors.

– Buvons à cette pensée.

Ils trinquent.

 

Zara examine la console de navigation sans grand enthousiasme: ils survolent la Caroline du Sud, se dirigeant vers Richmond après avoir contourné la tempête qui l’inquiétait.

Étienne a communiqué avec l’aéroport commercial de Richmond pour obtenir l’autorisation d’y atterrir, et a informé les guildes marchandes que le Harfang est disponible pour transporter du cargo vers le protectorat. Une telle couverture suffira pour leur permettre d’opérer sur le terrain pendant quelques jours.

Le problème, c’est qu’ils se trouvent au-dessus des états confédérés, et que Zara a une peur plus que superstitieuse de ce qui s’y déroule. La communauté noire de Montréal compte son lot de réfugiés avec des histoires d’horreur à raconter. Les fillettes enchaînées à la table à coudre dès l’âge de huit ans, forcées de produire des talons hauts de huit à vingt heures. L’homme qui a vu sa mère nonchalamment euthanasiée lorsqu’elle était devenue trop malade pour suivre le rythme de production des usines. Les femmes racontant comment leurs hommes étaient surmenés dans les mines de charbon, traités comme du bétail pour que le minerai continue d’affluer afin d’alimenter les centrales électriques.

Officiellement, les États confédérés n’étaient plus racistes. Après tout, certains noirs possédaient des esclaves, et de plus en plus de blancs, parfois même des enfants, choisissaient des contrats de servitude pour échapper à la destitution. Mais personne n’était leurré: être noir dans les états confédérés restait une invitation à être traitée des pires sobriquets, à se faire cueillir par des policiers soupçonnant un évadé, ou lapider par une population qui ne pouvait tolérer de partager ses rues avec ceux qu’ils considéraient toujours une espèce inférieure.

Que personne ne donne à Zara le pouvoir de nettoyer cette région par le feu, car elle serait tentée d’astiquer les États confédérés du Texas jusqu’à la Virginie, de l’Ohio jusqu’à la Floride: les opprimés connaîtraient la fin de leur souffrance, et les oppresseurs… ils auraient finalement la chance de régler leur compte avec des autorités supérieures.

 

– Ce que j’ai toujours de la difficulté à comprendre, dit Édith, c’est comment la femme britannique tolère le paternalisme bon enfant avec lequel elle est traitée. À cet égard, au moins, l’Europe a fait des progrès. Nous avons trois fois plus de filles que vous en éducation postsecondaire, et, jusqu’à dix fois plus dans des programmes d’instruction techniques. Ce n’est pas partout ainsi, et ça ne se fait pas sans controverse, mais c’est mieux que vous, et ça ne cessera pas de s’améliorer.

Édith n’interroge pas Alberta. Elle lui parle, elle discute de sa propre vie, elle tente de déprogrammer toutes ses conceptions préétablies de l’Empire et l’Alliance dans sa charmante petite tête. Ce n’est pas le temps de poser des questions, mais de faire vaciller sa conviction de ne pas parler. C’est une approche de loin préférable à la torture.

Elle s’apprête à en dire plus sur l’éducation rendue possible aux jeunes Européennes quand un aide vient l’interrompre.

– Colonel Longstreet voudrait vous parler, mademoiselle de Libourne.

– Je vous suis.

Elle verrouille la pièce dans laquelle se trouve l’Anglaise derrière elle.

La superbe maisonnée mise à leur disposition est grande et contient suffisamment de pièces pour surprendre Édith même après y avoir passé une journée. C’est ainsi que l’aide l’amène dans une pièce au sous-sol entièrement transformé en poste de commande. Le visage de Longstreet apparaît à l’écran, trahissant une certaine sophistication technique.

– Mes excuses, mademoiselle, pour déranger ce qui doit être, j’en suis sûr, une agréable conversation avec votre protégée… mais les services de protection du territoire viennent de me signaler une situation inhabituelle qui requiert votre attention.

– De quoi s’agit-il?

– Vous nous avez mentionné comment vous avez cueilli mademoiselle Podington à bord d’un dirigeable nommé le Harfang.

– C’était effectivement dans mon rapport.

– Voilà donc que le Harfang fait son apparition sur notre territoire, en route vers Richmond. Ce n’est sans doute pas une coïncidence, n’êtes-vous pas d’accord?

– Vous avez raison. Cela suggère plusieurs possibilités déplaisantes.

Y compris que le Harfang et son équipage a plus de ressources qu’elle ne l’aurait cru, et que la présence d’Alberta en territoire confédéré n’est plus un secret.

– Il s’agit de votre territoire, Longstreet. Que comptez-vous faire?

– Nous pouvons toujours les laisser atterrir et les arrêter pour espionnage. Sinon, nous pouvons nous assurer que le dirigeable en question connaisse un regrettable incident catastrophique en plein vol.

– Vous pouvez arranger une telle chose?

– Ça ne sera pas subtil ni convaincant. Mais ça pourrait résoudre tellement de problèmes d’un seul coup. Dois-je conclure qu’il s’agit là de votre alternative préférée?

Édith repense aux jeunes gens sympathiques qu’elle avait aperçus avec Alberta. Elle n’est pas à l’aise à l’idée de contresigner leur exécution. Et pourtant…

– Il serait impoli de ma part de dicter comment devraient réagir les forces de défenses du territoire de mon hôte.

– Fort bien. Je vous contacterai à nouveau lorsque j’aurai des résultats.

 

Le Harfang survole une zone rurale faiblement peuplée lorsque ses systèmes de protection klaxonnent.

– Qu’est-ce que c’est? demande Étienne.

– Un problème. Un gros problème.

Car s’il faut croire les ordinateurs du Harfang, deux hélijets sont à leur trousse.

– On nous talonne.

Elle amène la description des appareils devant eux, et compare leurs caractéristiques aux images relayées par les caméras à l’arrière du dirigeable.

– Des intercepteurs de défense. Ils sont capables de nous suivre, et ils sont dotés de tout l’équipement nécessaire pour nous mettre à terre.

– Sûrement qu’il s’agit d’un avertissement, ou bien d’une escorte jusqu’à notre destination.

– Qu’attentent-ils alors pour nous contacter?

Zara débute un message destiné à James et Podington.

– Désolé messieurs, mais nous avons un problème. Deux petits comiques s’affairent à nous suivre, et ils ne semblent pas très amicaux.

Elle inclut quelques images des hélijets à leur trousse.

Puis la voix d’Étienne retentit au moment où un avertissement sonore strident domine la cabine.

– Ils ont tiré des missiles, oh, mon dieu, ils ont tiré!

L’avertissement n’est guère réconfortant: il est conçu pour réveiller les morts. Les nouveaux systèmes de protection du dirigeable ont réagi aux tirs en lançant des flambeaux de chaleur, et un nuage de réflecteurs miniatures pour confondre les missiles.

Ça semble fonctionner, et Zara est estomaquée de voir les missiles passer de chaque côté de la cabine.

– D’autres missiles tirés!

Zara et Étienne n’ont pas beaucoup à faire: l’affrontement s’effectue entre ordinateurs, et celui du Harfang semble très apte à confondre son adversaire. Par trois reprises, les hélijets tirent et manquent, si bien que la poussée d’adrénaline causée par le premier tir lui semble maintenant bien surfaite: la technologie sudiste est-elle déficiente à ce point?

Mais leurs adversaires n’ont pas dit leur dernier mot, et après une pause, se rapprochent de chaque côté du dirigeable.

– Qu’est-ce que…

Puis elle comprend.

– Oh non…

Les hélijets pivotent, chacun prenant soin de ne pas entrer dans la zone de feu de l’autre, puis commencent à canarder le sac du dirigeable.

– Non!

Les klaxons du Harfang hurlent à leur volume maximal.

En cas d’affrontement, un dirigeable constitue une cible de choix.

– Nous allons nous écraser!

Ils sentent maintenant l’appareil tomber sous leurs pieds. Leurs corps perdent contact avec le plancher alors qu’ils chutent en même temps que le reste de l’habitacle.

Zara aperçoit tables et consoles retraiter dans les murs de l’habitacle. Étienne et elle flottent maintenant en plein centre du pont, alors que le Harfang s’apprête à frapper le sol.

Soudain, elle ne sent plus rien, ne voit plus rien et est incapable de bouger le moindre membre. Pourquoi a-t-elle eu l’impression d’un immense craquement, puis de plus rien?

Alors le Harfang s’écrase.

 

Édith a attendu quelques minutes dans la salle de communication, et sa patience a porté fruit. Longstreet réactive sa communication, et semble tout à fait jovial de lui rapporter la bonne nouvelle.

– Voyez donc, mademoiselle de Libourne, comment nous résolvons nos problèmes.

L’image qu’il transmet montre le dirigeable piteusement écrasé par terre, sa nef, recouverte du sac transpercé et carbonisé comme un drap sur un corps, ayant creusé un profond sillon dans le sol.

– Notre équipe sera bientôt sur place pour s’assurer des résultats, mais je crois être en mesure d’affirmer que nous n’avons plus à nous inquiéter.

 

Chapitre 14. Survie en terre étrangère

James ne s’attendait pas à passer ses premiers moments en territoire ennemi dans un calme complet.

Il savait que leur arrivée au Mexique n’allait pas être accompagnée de feux d’artifice entre robots géants. Mais il se serait au moins attendu à un peu d’action. Après tout, leur ennemi était formidable.

Mais deux heures après leur arrivée sur le terrain, il n’y avait toujours aucun signe de contact. Peut-être était-ce dû à la prudence de leur approche : ils avaient pris des aéromoteurs-cargos furtifs, évité l’approche la plus évidente, et lancé la vague initiale de tétrapodes à des kilomètres des coordonnées obtenues.

Un peu de patience était de mise, James écoute Barnes baratiner entre-temps.

– C’est moi qui ai proposé de faire pencher la balance de la guerre civile américaine, continue Barnes. Leur fournir des armes propres à vaincre les Yankees! Je l’ai appelé la manœuvre Turtledove. Les avantages étaient évidents: des États-Unis brisés, un voisin continental sans destinée manifeste et partageant notre philosophie. Avec l’avantage supplémentaire de déplaire à la reine qui venait de nous jeter en dehors de notre patrie!

James aimerait commencer une discussion à ce sujet, mais ça risquerait de gâcher l’atmosphère à l’intérieur du module de coordination.

– Un des tétrapodes a remarqué quelque chose, dit Carmella.

Ils se ruent sur leurs consoles pour en savoir plus.

C’est bien peu: un pieu métallique, parsemé de lentilles en verre noir disposées selon un schéma qu’ils ne reconnaissent pas. Le tétrapode est encore à quelques mètres de l’objet, qui est tapi sous la canopée.

– Qu’est-ce que c’est que ça?

– Surveillance?

– Poste météo?

– Pourquoi pas les deux?

– Au moins, ça nous rassure que l’on est au bon endroit.

– Attendons de trouver quelque chose de plus éloquent avant d’en être trop certain.

 

Zara se sent immobilisée, mais elle peut respirer. Après un moment, elle peut même bouger légèrement ses membres. L’emprise sur elle se relâche progressivement. Que s’est-il passé?

Elle tombe doucement sur le plancher du pont dévasté alors que la gangue qui la retenait se désagrège progressivement. Il s’agissait d’un des nouveaux systèmes installés à Albion: en cas d’impact imminent avec le sol, l’habitacle se remplit d’une styromousse conçue pour immobiliser équipage et passagers.

Heureusement que le Harfang ne volait qu’à moins d’un kilomètre de hauteur. Pour l’instant, Zara sait qu’elle sera courbaturée pendant des jours. En revanche, rien de brisé.

Un grognement l’informe qu’Étienne aussi a survécu à l’expérience.

– Je suis en bon état, Étienne. Et toi?

– Plus ou moins… oh… la même chose. Je vais avoir de la difficulté à me lever pendant des semaines.

– Mieux vaut ça que l’alternative. Pourquoi fait-il toujours si noir?

À travers la pénombre, elle regarde ce qui reste de la nef. Leur belle surface de travail est en sale état: la structure de la nef a beau avoir absorbé une bonne partie du choc, le plancher est tordu, les vitrines cassées et, bien sûr, il n’y a plus aucune alimentation électrique. L’impact a sans doute dû creuser dans le sol, car Zara voit de la terre entrer dans le pont par les fenêtres à tribord. À l’extérieur, le sac s’est abattu sur eux, expliquant pourquoi ils y voient à peine.

– Le sac nous recouvre. Tu peux bouger?

– Oui, mais pas très rapidement.

– Nous devons sortir et détaler. Pas question d’être ici quand les autorités vont venir examiner les dégâts.

– Tout à fait d’accord.

– J’ai une besace dans ma chambre qui pourrait nous être utile.

– Moi aussi.

– On se dépêche!

Alors que Zara navigue à travers la nef brisée, il est évident que le Harfang ne revolera jamais. Les dalles du plancher sont cassées et tordues au même titre que le reste de la nef.

Dans sa chambre, elle ne prend qu’un simple assortiment de vêtements, et les effets personnels qu’elle a amenés avec elle à bord du Harfang. C’est ainsi qu’elle est arrivée à bord, c’est ainsi qu’elle le quittera. Quelle sottise, d’avoir cru qu’elle pourrait être capitaine d’un dirigeable! Quelle arrogance! Elle ne mérite pas mieux que de courir, et c’est ce qu’elle fera à partir de maintenant.

De retour sur le pont, elle prend tout de même une pièce brisée de la console, souvenir de son passage ici.

Étienne est de retour quelques moments plus tard. Son sac paraît plus grand et plus nourri que le sien, mais bon: il sera en mesure de tout transporter avec lui sans problèmes.

– Et maintenant? dit-il.

– Maintenant, on sort!

Elle se dirige là où elle aperçoit le plus de lumière, rampant en dehors des vitres brisées du pont. Elle espère que la lumière trahit une déchirure dans la toile du sac qui permettra leur échappée, et obtient raison.

– On y va! dit-elle à Étienne qui rampe derrière elle.

À l’extérieur, elle est rassurée par l’absence de forces hostiles: pas d’hélijets, pas de soldats, pas de fermiers armés de fourches. Ils se trouvent sur une colline boisée.

– Des idées? demande-t-elle à Étienne.

Ceci n’est pas son environnement naturel. Elle est une fille de ville, pas de la campagne.

– On peut commencer par s’éloigner plus profondément dans les bois, dit-il en se mettant en marche.

Zara a soudainement conscience d’un bourdonnement familier. Elle rattrape Étienne, tire sur sa manche et lui pointe le drone de surveillance qui tourne autour du site d’écrasement du Harfang.

Il hoche la tête et change de direction pour s’éloigner directement du drone. Échapper à un drone de détection militaire est difficile, mais c’est possible en forêt. Il fait déjà très chaud, ce qui devrait simplifier l’échappée aux détecteurs infrarouges du drone.

Alors que les deux continuent de s’éloigner le plus silencieusement possible, ils constatent que le bourdonnement du drone ne les suit pas.

Ils mettent une colline derrière eux, plus deux, finalement trois.

– Quel est le plan? demande Étienne.

– Sortir d’ici.

– Et comment comptons-nous faire cela? Marcher jusqu’à la frontière avec le protectorat? Nous n’avons pas d’argent, aucune ressource, et même si je ne veux pas insister sur le sujet, tu es noire.

– Que font les pilotes de chasse lorsqu’ils sont abattus en territoire ennemi?

– Ils espèrent du secours de leur gouvernement. Sinon, ils se retrouvent dans des camps de prisonniers de guerre. Aucune de ces deux options ne me semble acceptable.

– Il est plus facile de se cacher en ville qu’en campagne.

– Exactement ce à quoi je pensais. Tu veux dépendre de la générosité des étrangers? Suffit de rejoindre la route la plus près et demander de faire du pouce jusqu’à Richmond.

– Je ne vois pas d’autres alternatives.

– Alors, dépêchons-nous avant qu’ils ne resserrent le filet de recherche.

 

– Bonne nouvelle, Alberta, nous avons été invitées à une soirée mondaine.

Édith sourit, mais ne se sent pas particulièrement amusée: elle a eu beau répéter à Longstreet qu’il va regretter amener une adolescente en furie à un bal de débutante, celui-ci semble convaincu que cette démonstration du mode de vie sudiste sera suffisante pour transformer Alberta en fleur de magnolia.

Celle-ci, à voir son regard, n’est guère impressionnée.

– Ton bouledogue sera désactivé pour l’occasion. Je sais que tu n’as pas de robe de soirée, mais on t’en fournira. Tu n’auras pas d’excuses pour ne pas fendre en deux le cœur de quelques gentilshommes sudistes.

– Vous pratiquez une forme d’interrogatoire, ou un programme d’eugénisme?

Édith se retient de sourire; la remarque se veut blessante, mais c’est la première pensée qu’Alberta articule depuis un moment.

– Je ne veux qu’un interrogatoire. Je ne suis pas certain de ce que planifient mes collègues sudistes.

– Alors c’est toi la bonne et eux les méchants? Si je dois interdire l’intérieur de mes culottes à un de ces sales racistes, c’est à toi que je dois m’adresser? Et je serai alors tellement pleine de gratitude que je vais tout te déballer?

– Pas de crainte à ce sujet. L’interdiction des culottes des dames à n’importe quel sale raciste est un service gratuit de ma part.

Édith se surprend elle-même à critiquer leurs hôtes avec sa prisonnière, mais le sourire vif d’Alberta lui suggère qu’elle est sur la bonne voie. De plus, c’est si satisfaisant de dire ces choses tout haut…

 

L’après-midi tire à sa fin lorsque Zara et Étienne parviennent finalement à atteindre une autoroute.

Le chemin n’a pas été facile: marcher en forêt n’est jamais chose simple. En revanche, le terrain était sec, le boisé léger, et ils ont rapidement retrouvé quelques vieilles pistes de chasse qui les ont menés à des sentiers plus larges, jusqu’à ce qu’ils rejoignent un chemin de terre, puis une artère un peu plus fréquentée. Ils ont mis trois heures de marche et cinq kilomètres entre eux et le site de l’écrasement. Est-ce suffisant?

Ils tirent du pouce au chemin et n’obtiennent aucune réponse jusqu’à ce qu’Étienne suggère que Zara se tienne un peu à l’écart. Avant peu, une camionnette s’arrête pour eux.

– Je vais jusqu’à Richmond avec elle. Vous pouvez nous y amener?

– Vous pouvez embarquer avec moi jusqu’à Philbin, mais la noire doit embarquer à l’arrière.

Étienne se retourne et Zara hausse les épaules en acquiesçant. Elle a certainement compris sa place dans la comédie: il est le maître, ou plus probablement le fils du maître, et elle est l’esclave, peut-être son jouet préféré. Pas idéal, mais préférable à la marche.

Quinze minutes plus tard, elle n’en est plus aussi certaine. Elle n’entend pas ce qui se déroule à l’intérieur de la cabine, mais la suspension de l’arrière de la camionnette est minimale, et elle ne cesse de sentir ses os râteler contre la plate-forme. Il commence à faire froid, et le vent constant vrille dans ses oreilles. Peut-elle durer longtemps ainsi? Elle grince des dents, tente de vider son esprit et passe le temps à imaginer les tourments qu’elle pourrait infliger au chauffeur de la camionnette à la moindre opportunité.

Finalement, la camionnette s’arrête, et Étienne cogne sur la plate-forme du véhicule pour lui indiquer de sortir. Malgré ses meilleures intentions de sauter à poing lié sur le conducteur et de marteler sa tête à répétition contre sa propre camionnette, Zara est tellement vidée qu’elle prend son sac et sort silencieusement de la camionnette, le regard tourné vers le sol.

La camionnette repart, et elle se rend compte qu’ils sont à une halte routière près de l’autoroute. Étienne lui fait signe de le suivre. Il s’éloigne un peu des lampadaires et laisse sa tête tomber.

– Les âneries que j’ai dû lui dire pour laisser continuer la conversation, Zara. Et toi à l’arrière, sans aucune protection contre le vent et les chocs. Je suis désolé, je le suis…

À l’entendre, il a quelque chose dans la gorge.

– Ça ira, Étienne. Est-ce que nous sommes à Richmond, au moins?

– Non, pas encore. Il nous a amenés à la moitié du chemin, mais il reste encore cinquante kilomètres. Nous allons devoir refaire ça…

– Inutile de traîner, alors. Va nous trouver un autre gentleman.

Ils se rendent à l’édifice central. Évidemment, celui-ci est ségrégé entre maîtres et serviteurs. Étienne lui fait un coup de sourcils encourageant avant de s’introduire par l’entrée des maîtres. Zara emprunte l’autre porte.

Ce n’est pas un endroit déplaisant: il y a un bar, un restaurant, tables et chaises, quelques télévisions. L’endroit est à moitié plein, surtout de noirs, mais aussi de quelques blancs qui semblent fixer leur verre, leur nourriture ou leur écran avec la même intensité que les autres.

Le ventre de Zara grogne, mais elle n’a pas d’argent. Avec son accent, elle préfère ne pas trop parler. S’asseyant à une table vide où un repas a été à moitié abandonné, elle regarde comment les choses fonctionnent en engouffrant les restes de nourriture. C’est en voyant les gens présenter leur bras au comptoir qu’elle comprend les difficultés qu’elle aurait eu à tenter de payer son repas: tous ici doivent être implantés d’une puce d’identification, et le prix mis à la charge du maître.

Comment Étienne se débrouille-t-il de son côté?

Personne ne semble remarquer qu’elle a fini de consommer un repas abandonné par un autre; ouf! Elle est consciente du temps qui passe. Si Étienne tarde à trouver un moyen de voyager jusqu’à Richmond, elle devra poiroter dans l’aire d’attente avec le reste des esclaves.

Elle sort donc, son estomac à moitié plein, mais pour l’instant satisfait.

Assise sur les bancs réservés aux esclaves, elle écoute le patois, leurs interrogations, leurs questions, leurs craintes. À son grand soulagement, elle passe inaperçue.

La grande question de l’heure semble être le resserrement des sévices corporels. Chaque état a ses propres règles, et les états au sud sont beaucoup plus sévères que les états du nord. Voilà que l’on pense harmoniser les standards. Aucun des esclaves ne semble même concevoir d’une abolition des sévices corporels.

Elle se hâte quand Étienne sort de l’édifice et lui fait signe de venir à lui.

 

– Bon, finalement! dit James.

Les tétrapodes découvrent finalement des installations plus importantes, et leur carte des lieux se précise. La signature thermique des systèmes de ventilation se repère facilement. Il est plus simple de repérer les systèmes de ventilation alors que la température chute et que leur signature thermale devient évidente. Les pieux métalliques détectés plus tôt forment probablement un système de senseurs. Les tétrapodes ont certainement été repérés, alors où se trouve l’opposition?

Barnes a eu la bonne idée d’utiliser un système expert de conception d’installations minières pour extrapoler le plan de l’installation souterraine. Le résultat anticipé est gigantesque: un complexe entier d’entrepôts, de hangars, et de tunnels.

– Nous avons une porte! dit un technicien.

Ils accourent voir le résultat: un portail métallique, de taille humaine. La terre sous la porte a été piétinée à plusieurs reprises.

– C’est exactement aux coordonnées que nous avions.

– Alors, considérons ceci comme une invitation, dit James en souriant.

 

Alberta désigne son premier « imbécile de raciste » trente-cinq minutes après leur arrivée à la soirée mondaine, ce qui s’avère être quinze minutes plus tard que ce qu’Édith anticipait.

Toute la soirée a le charme décadent d’une claque dans le dos entre membres de la classe politique de Richmond; elle oublie pour quel parti il s’agit d’une collecte de fonds, mais elle est convaincue que l’émancipation ne fait pas partie de leur plate-forme électorale.

Leur entrée est remarquée: on les présente comme « invités étrangers », annonçant d’office leur statut unique hors les jeux de pouvoir richmondiens. C’est Édith qui assume le rôle maternel de chaperon d’Alberta, mais, à sa surprise, la gent masculine un peu plus âgée semble tout aussi intéressée par elle. Son air légèrement exotique, comme le sont les Françaises pour les Américains, n’est pas à ignorer.

Mais puisqu’Édith n’a aucun intérêt à se trouver un mari ou un amant confédéré, elle s’amuse à les envoyer promener sans équivoque. Professer son support aux causes d’émancipation suffit pour les envoyer parler à quelqu’un de l’autre côté de la pièce.

Alberta est encore moins subtile, et sa patience arrive à bout au moment où les jeunes hommes, voulant l’impressionner, font référence à la grosseur du « cheptel » qu’ils comptent hériter. Si Alberta les envoie d’abord paître relativement gentiment, elle devient de moins en moins polie à mesure que se répètent de telles présentations.

C’est finalement envers un « Monsieur Northram, industrialiste bien en vue et propriétaire d’un cheptel de plus de trente unités », qui refuse de comprendre les suggestions d’Alberta d’aller rejoindre ses semblables, que la bombe est lancée.

– Peut-être que les oiseaux de Richmond te considèrent un des meilleurs des leurs, mais à Londres, tu ne serais qu’une sale petite merde imbécile.

Édith porte à sa bouche son verre pour cacher un large sourire.

– Quelle insolence! répond Northram, insulté.

Obèse, en sueur et rendu cramoisi par l’alcool, Northram ne serait pas le premier choix d’aucune jeune dame.

– Petite garce britannique: qu’est-ce qui te donne le droit de venir ici et prétendre en savoir plus que nous? poursuit-il.

– Ce n’est pas volontaire, mais si ça me permet d’éduquer de petites ordures de ton espèce, tant mieux.

– Vous n’avez pas à crâner, les rosbifs. Si vous êtes au sommet aujourd’hui, c’est grâce à la technologie de blancs.

– Sauf que nous leur avons botté le derrière jusqu’en Amérique dès que nous avons compris leur jeu. Où en seriez-vous si Albion ne vous avait pas donné une fraction des mêmes technologies?

– Nous recevons régulièrement des technologies d’Albion. Ce que nous utilisons pour le contrôle de serviteurs, nos forces militaires…

– Et pourtant votre infrastructure de communication civile tombe en morceau, vous avez de la difficulté à acheminer la nourriture dans vos marchés et vous avez dû mater quatre révoltes l’an dernier. Vrai?

Voir un gros naïf tel Northram s’obstiner contre la fille d’un responsable en transferts technologique n’est pas du sport honnête, mais c’est jouissif à un point tel qu’Édith n’aurait pas imaginé.

Puis arrive Longstreet, imperturbable.

– De tels sains échanges d’esprits sont toujours valables, dit-il avec un verre de mint julep dans une main et un cigare dans l’autre, mais ce que notre invitée anglaise a oublié, c’est que les notions d’égalité humaine ne dépendent d’aucune loi naturelle. Chaque créature fait partie d’une pyramide de prédation, et la nature ne démontre aucune pitié envers les plus faibles et moins adaptés. Notre société a plusieurs défauts, mais sa reconnaissance d’un ordre naturel des choses n’est certainement pas l’une d’entre elles.

Il se retourne envers Édith.

– Il serait temps que vous et votre protégée entamiez votre retour à la maison. Ne vous souciez pas de moi; je trouverai bien mon chemin.

Sans hésiter, Édith conduit Alberta vers l’extérieur en prenant son bras. Leur véhicule y est déjà, et avant le moindre délai supplémentaire, elles sont sur le chemin du retour.

– « À Londres, tu ne serais qu’une sale petite merde imbécile » répète Édith en ricanant.

– Tu n’es pas fâchée?

– Longstreet est sans doute furieux, moi je voudrais t’offrir un poste dans mon équipe. Certaines personnes méritent d’être remises à leur place, et ce gros jambon de Northram est l’un d’eux.

Pendant un moment, elles partagent un rire commun.

– Tu parais être une personne raisonnable, dit finalement Alberta. Qu’est-ce que tu fais ici?

– J’ai fait une erreur, avoue sobrement Édith. Nos empires sont à couteaux tirés et je cherche à savoir pourquoi. J’ai pensé que tu saurais quelque chose.

– Je suis la fille de mon père, mais pas sa confidente. J’en sais moins que toi.

– Pourquoi es-tu en Amérique?

– Est-ce que ceci est un interrogatoire, maintenant?

– Non, Alberta. Je cherche à comprendre ce qui se passe pour être en mesure de te ramener chez toi.

– D’accord. Je suis ici parce que mon père m’a demandé de suivre un agent étranger ayant une entente avec les services britanniques pour récupérer un appareil dans les protectorats.

– Dans la plaza d’Albion, c’était lui et cet appareil?

– Exactement.

– Qui contrôle l’appareil?

– Nous ne savons pas, mais ils ont tenté de dresser les factions de la ville l’une contre l’autre.

Édith sent son nez la démanger: voilà une piste intéressante. Leurs sources britanniques ont fait état d’une nervosité considérable suite à des opérations clandestines en sol anglais, ce qui paraissait impossible pour les responsables du Bessec qui auraient pu lancer de telles opérations. Mais si le même jeu a lieu des deux côtés…

– Vous n’avez pas déniché l’identité des responsables?

– Pas encore. Pas pendant que j’étais là.

– Mais il y a des gens qui cherchent?

– Bien sûr.

– Comment peut-on entrer en contact avec eux?

– Non. Ça, ce sont des informations confidentielles.

– Alberta, écoute-moi: j’essaie de te rendre service. De nous rendre service. Si j’ai raison, quelqu’un, quelque part, est en train de provoquer l’Empire et l’Alliance l’un contre l’autre comme ils l’ont fait à Albion. J’ai besoin de ton aide pour éviter le déclenchement d’une guerre mondiale.

 

Podington réalise, presque trop tard, qu’il a été un imbécile.

Un des effets les plus pernicieux du travail de renseignement clandestin, c’est la conviction grandissante que les informations publiques sont soit inutiles, soit mensongères. Avec le temps, les espions perdent tout intérêt dans ce qui s’apprend facilement. Jadis, lorsqu’il cherchait ses clés autour de la maison, sa femme prenait plaisir à lui répéter qu’il pouvait lui demander — elle n’allait pas lui cacher des informations ou tenter de l’induire en erreur.

Il a une longue liste d’hypothèses, mais s’il cherchait à comprendre la subversion possible des services de renseignement britanniques par Albion, pourquoi ne pas demander à Albion?

Changeant de cap, il s’active à composer une note à Zach.

 

– On y va?

– Nous avons déjà trop attendu, James. Allons-y!

Du haut d’un hélijet volant à cent mètres au-dessus du sol, ils sautent.

James voit la canopée de la forêt foncer sur lui, puis est surpris de sentir la carapace autour de lui étendre bras et jambes pour attraper les branches et troncs qui servent d’appuis nécessaires pour parvenir sans aucun heurt au sol. En mode automatique, une carapace peut réaliser des choses étonnantes, à condition de lui faire confiance.

Une fois au sol, Carmella et lui repèrent sur leurs écrans faciaux la direction à prendre et s’y dirigent.

Barnes et les analystes se trouvent toujours au poste de commande, à compiler les données colligées par les tétrapodes. Leur analyse suggère que la montagne avoisinante est truffée de tunnels et de salles creusés à même le roc. Ils ont été relâchés loin des trois portes découvertes jusqu’ici dans l’espoir de confondre l’ennemi un peu plus longtemps.

Ceci dit, il n’y a pas eu la moindre réponse. Peut-être que l’installation fonctionne maintenant en mode automatique.

James s’en fout: il veut le Crapaud, et est prêt à abattre tous ceux qui se trouveront sur son chemin.

– Vous avez une entrée à recommander? demande James à l’équipe de coordination.

– Eh bien, nous avons toujours… minute, il y a quelque chose de très étrange ici…

James sent une vibration sous ses pieds.

– Quelque chose semble se passer à l’intérieur de la montagne…

Des roches commencent à rouler autour d’eux, descendant la pente comme si un tremblement de terre affligeait un seul côté de la montagne. En quelques instants, cela devient une véritable avalanche.

– Euh, dit Barnes, si vous êtes encore là… Courez!

James et Carmella n’ont pas attendu pour s’y mettre. Avec leurs carapaces, ils font de leur mieux pour naviguer une piste entre les milliers de roches dévalant la montagne. Son entêtement à contrôler lui-même ses mouvements ne dure pas longtemps en ces conditions: la troisième fois qu’il manque de trébucher, James active les contrôles automatisés.

Il doit lutter pour laisser ses muscles souples devant les mouvements les plus surprenants de la carapace. Contraint de prendre des positions éreintantes, il se sent comme un pantin contrôlé par un enfant hyperactif.

James parvient tant bien que mal à un promontoire ferme. Carmella le rejoint peu après, et juste à temps: derrière eux, là où l’hélijet les a laissés, des coulées de roches finissent d’anéantir le flanc de la montagne.

Malgré la noirceur, leurs senseurs perçoivent tout, et c’est ainsi qu’ils observent le flanc rocheux de la montagne disparaître en un énorme nuage de poussière, révélant une immense façade métallique.

– Une porte?

C’est pourtant ce à quoi ressemble maintenant la façade: de gigantesques portes, qui s’ouvrent ensuite en pivotant à l’horizontale, offrant une petite aire d’atterrissage ou de décollage.

Mais c’est ce qu’ils aperçoivent à l’intérieur qui leur coupe le souffle.

Une douzaine de dirigeables aux couleurs britanniques, copies exactes des aéronefs les plus démesurés de Sa Majesté.

Et une douzaine d’aéronefs européens tout aussi impressionnants, représentatifs du meilleur de la flotte européenne.

Devant eux, les dirigeables quittent leurs abris dans la montagne, sortent du hangar, s’éloignent, et se réunissent à quelques centaines de mètres au-dessus du sol.

Puis, ils accélèrent vers le nord-est en deux groupes distincts ; un groupe britannique, un autre européen.

– On en voit de toutes les couleurs en votre compagnie, commente un des analystes.

– Il est temps d’entrer là-dedans, dit James en courant vers l’entrée.

– J’allais dire la même chose, ajoute Carmella à ses côtés.

Ils descendent du promontoire et pénètrent à l’intérieur de la base souterraine. Autour d’eux, des tétrapodes convergent également dans le complexe pour en cartographier les moindres recoins.

Ce qu’ils voient fait penser à un gigantesque hangar. James a appris de Podington comment les plus grands vaisseaux anglais étaient assemblés, et il soupçonne un processus similaire à l’œuvre ici: quelques baies d’assemblage nanotechnologiques alimentées de mines souterraines.

Mais si l’endroit est vide, il ne semble pas abandonné.

– Je n’aime pas trop ceci, dit Carmella. Il y a quelque chose toujours à l’œuvre ici.

Un tel complexe peut être complètement automatisé: les systèmes experts sont tels qu’ils peuvent exploiter une mine par eux-mêmes, et beaucoup plus rapidement. Le reste de la chaîne industrielle peut également se passer d’interrupteurs biologiques.

James a un sentiment de plus en plus sinistre alors qu’ils pénètrent profondément au centre de ce complexe de production. On leur laisse voir quelque chose. Quand, alors, en auront-ils assez vu? Peuvent-ils sortir dès maintenant?

Mais il sait qu’il ne sera pas satisfait avant d’avoir pu repérer le Crapaud.

Ils poursuivent et découvrent la chaîne de convoyage qui transporte les matières premières nécessaires aux projets de construction.

Mais si cette chaîne est toujours active, elle semble maintenant acheminer des minerais raffinés ailleurs dans le complexe.

– Suivons le trajet des matières premières.

– C’est notre meilleure piste, reconnaît Carmella.

Se servant de leurs carapaces, ils sautent sur le côté d’un chargement de minerai en transit. Ils s’accrochent et filent à toute allure dans les tunnels. Examinant la carte créée par les tétrapodes, James constate que pas moins de trois chaînes de convoyage ne cessent de conduire des chargements dans cette pièce.

Il ne s’agit pourtant pas d’une pièce très grande. Est-ce un entrepôt?

Tout juste avant leur arrivée à destination, ils décident de se laisser tomber au sol pour examiner la dernière étape du trajet.

La chaîne prend fin à proximité d’un espace carré délimité au sol par de la peinture jaune et noire. Un puissant bras mécanique soulève un chargement de minerai, puis le dépose sur le carré. Quelques instants plus tard, le chargement a disparu. Une brise souffle pour occuper l’espace où se trouvait le minerai.

Puis le bras dépose un autre chargement au même endroit.

– C’est à ça que ressemblent une transition paradimensionnelle, James?

– Exactement.

– À quoi avons-nous affaire, ici?

Sans avertissement, la carapace de James s’ouvre et ce dernier est évacué sur le sol, sans aucune protection. À côté de lui, Carmella tombe similairement par terre.

– Que personne ne bouge, ordonne une voix familière. Maintenant que vous avez tout vu, il est temps de s’occuper de vous.

Deux tirs jaillissent du noir. Des décharges électriques paralysent Carmella et lui.

– Quelle politesse que d’être venu ici, James! Cela rend notre rencontre tellement plus agréable.

Une figure sort de la pénombre: l’optimate.

– Maintenant que vous êtes immobilisés, je peux vous parler un peu plus librement.

 

Chapitre 15. Évasions

Après un autre désagréable voyage en camionnette, ils arrivent finalement à Richmond. Pour Zara, le périple a été franchement pénible: avec la tombée de la nuit, elle ne voyait plus rien à partir de l’arrière de la camionnette.

Mais ils y sont. Richmond, malheureusement, n’a pas les caractéristiques habituelles des métropoles auxquelles Zara est habituée. Les sudistes ne construisant pas en haute densité, leurs centres-villes offrent moins d’opportunités à exploiter.

Étienne et elles doivent peiner pour trouver un restaurant où ils peuvent dîner ensemble: ils finissent dans un quartier de la ville clairement destiné aux moins fortunés. Étienne adopte l’attitude d’un serviteur blanc et plus personne ne leur porte attention. Laver la vaisselle pendant la période de pointe du soir leur récolte quelques sous, et un repas chaud.

– Est-ce que nous allons devoir patauger dans l’eau de vaisselle chaque jour pour manger? demande Zara.

– Nous avons été chanceux d’offrir à remplacer un de leurs plongeurs habituels. Mais ce n’est pas ainsi que nous allons retracer où se trouve Alberta.

– Ton détecteur fonctionne?

Après quelques tests, Étienne est parvenu à faire fonctionner un localisateur portable. Malheureusement, sans les équipements du dirigeable, le rayon de détection est ridicule: à peine un kilomètre.

– Peux-tu obtenir un accès au réseau local?

– Il n’y a pas beaucoup de réseau local.

– Mais encore?

– Regarde toi-même.

Il a raison: le réseau local est complètement insipide, résultat d’un système de contrôle encore plus répressif que celui de l’Empire britannique. Sont accessibles une série de publicités pour des établissements locaux, quelques offres d’emploi équivalentes à signer un contrat d’esclavage et quelques pages sociales dédiées à célébrer les débutantes de la région.

Zara active cette dernière rubrique, prête à détester davantage la société sudiste.

Elle réussit pendant un bon moment: ces petites filles blanches, offertes en pion à de soi-disant magnats de l’industrie dont les seules qualifications consistent à employer quelques fiers-à-bras prêts à garder une population d’esclaves sous tutelle. L’ironie de la civilisation sudiste est que même avec l’automation, elle demeure idéologiquement et économiquement dépendante des masses opprimées. Les limites de cet arrangement sont claires, et pourtant personne ne semble contester les prémisses débiles de leur société.

Puis, elle interrompt sa lecture.

– Sapristi!

Étienne lève la tête.

– Qui a-t-il?

– Alberta est ici, et elle n’a pas changé.

Elle lui laisse lire l’article à potins relatant les moments forts d’une soirée mondaine qui vient de se terminer.

Rappel inhabituel de l’arrogance des élites anglaises ce soir à la réception Howlit, alors qu’une ingrate débutante anglaise nommée Alberta Podington a houspillé sans raison l’un des célibataires les plus en vue de la région richmondienne. Podington, invitée du gentleman Jubal Longstreet, semblait se complaire en ignorance crasse et en livraison hautaine des valeurs sociales britanniques les plus éculées. Longstreet, peiné, a confirmé qu’elle n’allait pas être réinvitée à aucune soirée mondaine de la prochaine saison ni des suivantes.

– Hé bien. Ils ont dû lui demander son opinion sur leur mode de vie.

– Je pense qu’il est temps de payer une petite visite à Longstreet.

 

– Mademoiselle de Libourne, je ne crois pas que vous saisissez pleinement l’embarras que votre protégée m’a causé ce soir.

– Je concède qu’elle ne s’est pas comportée de manière acceptable. La politesse aurait dû mieux la guider pendant la soirée. En revanche, après lui avoir parlé, je crois que son utilité nous est terminée: elle n’est rien de plus qu’une adolescente privilégiée, ignorante des réalités du monde, et encore moins du métier de son père.

Elle en rajoute plus que nécessaire, mais le temps est venu de choisir ses alliés, et Jubal Longstreet n’en est plus un. Si elle peut lui échapper pour retourner à Albion, ce sera une bonne chose.

– Quel dommage, mademoiselle.  J’avais fondé tellement d’espoir sur cette petite escapade mondaine.

– C’est mon intention de retirer Podington de Richmond dès que possible, et de l’escorter de retour à Albion.

– Malheureusement, ça ne sera pas si simple.

– Que voulez-vous dire?

– Pensez-vous que je n’ai pas remarqué que vous jouez Alberta contre moi? Que vous considérez toujours qu’il s’agit de votre trophée plutôt que du nôtre? Non, mademoiselle, Alberta Podington restera ici; nos interrogateurs travailleront sur elle sans aucun raccourci amical. Et n’espérez pas nous quitter non plus, mademoiselle. Considérez-vous une invitée de la maison Longstreet.

– Mais…

– Vous êtes chez moi. N’abusez pas de ma patience.

 

Ce sont les tâches les plus simples qui prennent le plus de temps.

Localiser Jubal Longstreet dans le répertoire mondain est aisé: il a un domaine à cinq kilomètres du quartier où ils se trouvent.

Le plan n’est guère plus compliqué: s’approcher du domaine Longstreet, localiser Alberta et l’aider à faire son escapade. Les détails restent à définir: une chose à la fois.

Mais se rendre à la demeure de Longstreet constitue un défi. Bien qu’à distance de marche, les deux ne pourraient échapper aux patrouilles curieuses de la présence d’un blanc et d’une noire sans pedigree dans les quartiers riches de la capitale. Aucun transport en commun n’existe pour s’y rendre. Obtenir un automoteur n’est pas simple.

Ce n’est qu’après quelques discussions furtives et beaucoup d’hésitations qu’Étienne finit par aborder le sujet avec le superviseur de nuit de l’établissement où ils se trouvent.

– Mon amie et moi arrivons des territoires et avons des idées un peu… européennes sur ce qui se passe ici. En fait, nous sommes venus retrouver une amie. Est-ce que vous connaîtriez des gens sympathiques? En mesure de fournir un mode de transport?

Le chef de service en a vu d’autres durant sa carrière, et Étienne soupçonne que leur demande lui fait plaisir: il les regarde depuis leur arrivée ici et doit bien se demander d’où vient ce couple prêt à faire la vaisselle avant de manger.

– Laissez-moi faire un appel.

Ils sont finalement recueillis par un type du nom de Charles, au volant d’un automoteur bien ordinaire. Après quelques conversations pour établir qu’ils viennent effectivement des territoires et qu’ils n’ont pas d’argent, « Chuck » est prêt à les aider, mais…

– Vous devez rendre ça intéressant. J’aime aider ceux qui en ont besoin, pourvu que j’en retire une bonne histoire.

C’est un type d’entente que Zara connaît bien. L’attrait du risque…

– Commençons par s’approcher de cette adresse, suggère Étienne. Simplement faire du repérage pour l’instant.

– Pas de problème…

Alors qu’ils approchent du quartier, Étienne active son détecteur. Rien. Toujours rien. Il regarde Zara en désespoir. Aucun signal alors qu’ils s’engagent dans l’avenue, bordée de domaines immenses, où habite Longstreet.

Puis, soudainement, un signal.

– C’est ça?

– C’est ça. Le signal est crypté à la source, alors pas de doute: ses effets se trouvent là.

Ils passent en face du domaine Longstreet: la maison est énorme, une devanture de colonnes grecques blanches lui donnant encore plus de majesté. Elle compte au moins trois étages.

– Comment va-t-on faire pour la tirer de là…?

Chuck tourne à la prochaine intersection, où il peut se stationner dans un endroit tranquille.

– Nous ne pouvons pas rester ici très longtemps, dit-il. Vous voulez aller chercher quelqu’un dans cette maison?

– Une de nos amies est retenue là-dedans contre son gré.

– Vous êtes ambitieux. Ces propriétés ont été conçues pour protéger leur propriétaire des révoltes noires, vous savez. Les vitrines sont renforcées à barreaux d’acier, les systèmes d’alarme et de surveillance sont peaufinés… à moins d’avoir quelqu’un à l’intérieur, c’est pratiquement impossible.

– Hum… Nous avons quelqu’un à l’intérieur.

 

Furieuse, Édith est couchée sur le dessus de son lit, toujours habillée. Il était tellement simple de considérer les sudistes comme de simples kleptocrates racistes qu’elle avait oublié qu’elle était à leur merci. Elle suppose qu’elle n’a personne d’autre à blâmer qu’elle-même.

Reste à mesurer sa réponse: autant elle voudrait casser la gueule à Longstreet, autant elle ne peut le faire sans un moyen de sortir d’ici par la suite. Elle soupçonne qu’il y a quelques automoteurs dans son garage, mais à quoi bon? Elle serait rattrapée bien avant de pouvoir rejoindre la frontière avec le protectorat.

L’ambassade de l’Alliance européenne n’est pas une option, pas avec la fille d’un haut gradé britannique avec elle.

L’aéroport? Et après? N’importe quelle tentative de prendre un vol commercial serait facilement détectable. Un vol de marchandise? Pourrait-elle trouver quelqu’un qui voudrait passer ainsi un cargo si dangereux?

Mais elle n’abandonne pas et creuse son esprit. Peut-être que quelque chose va déboucher, et lui indiquer une alternative préférable.

Puis, un communicateur sonne.

Ce n’est pas le sien: le bruit vient des bagages d’Alberta, qu’elle a toujours dans sa chambre: elle n’a jamais voulu les redonner à l’anglaise de peur qu’il ne s’y trouve une pilule empoisonnée qu’elle aurait l’ordre d’avaler.

Mais si quelqu’un cherche à contacter Alberta…

– Bonsoir, dit-elle de manière aussi neutre que possible.

– Vous n’êtes pas Alberta, répond une voix masculine.

Est-ce le jeune homme qui accompagnait Alberta sur la plaza? Elle décide de courir le risque.

– Non, mais je suis une amie, et je cherche à la sortir d’ici. Vous pouvez aider?

– Je pense que nous devons nous parler.

 

– Contact! confirme Étienne avec sourire en désactivant le communicateur.

– C’est elle?

– Non, mais c’est quelqu’un qui est en mesure de nous aider. Celle qui a kidnappé Alberta — une agente européenne — s’est rendu compte qu’elle a maintenant de plus gros problèmes. Elle veut retourner à la maison, mais elle est verrouillée au même titre qu’Alberta.

– Mais si elle ne peut pas bouger…

– Elle a une certaine mobilité, mais sa première tentative d’évasion devra être la bonne.

– Alors que fait-on?

– Tout dépend de notre ami Chuck…

– Moi?

– Tu voulais une aventure intéressante?

– Toujours.

– Tu veux conduire un bel automoteur?

– Certainement!

– Même s’il y a des chances qu’on te traite de voleur?

– Pour ça, il faut que l’on réussisse à m’attraper.

 

Édith se laisse relaxer. D’ici quelques instants, ce ne sera plus le temps de penser, simplement d’agir. Aussi bien profiter du temps qu’il lui reste. Couchée sur son lit, elle tend ses muscles et les laisser relaxer. Elle doit avoir l’air aussi étrange qu’un chat en train de dormir, ses mains se crispant et se relâchant pour accompagner des rêves que personne ne peut deviner.

Son alarme s’active.

Elle se dresse, empoigne son sac de voyage et celui d’Alberta, puis sort de sa chambre.

Marchant à travers les corridors de la maison, elle fait son chemin jusqu’à la chambre d’Alberta, qui est flanquée d’un garde de sécurité.

– Je dois apporter ceci à Alberta.

– Monsieur Longstreet a dit qu’Alberta devait être retenue seule pour le reste de la nuit.

– Il a dit qu’elle devrait avoir ceci.

– Il a dit que vous n’avez plus d’ordre à donner.

– Oh, tant pis pour toi.

Elle a des années d’expérience à terrasser des hommes beaucoup plus grands et lourds que lui: elle en profite à nouveau. Il s’effondre par terre quelques instants plus tard.

Elle aurait mieux aimé ne pas montrer ses cartes tout de suite; maintenant, elle est vulnérable. Tant pis.

Elle ouvre la porte.

– Alberta? Je suis…

Du coin de l’œil, elle voit un madrier s’approcher de son visage. Elle s’esquive et Alberta manque son coup: l’objet visait la tête du premier arrivé… mais finit par frapper le cadre de porte.

– Alberta!

– Oh, c’est toi!

Édith a été trop silencieuse en éliminant le garde. Elle pointe le corps inanimé du menton.

– On quitte cette maison. Je suis en communication avec Étienne et Zara. Ils vont nous aider à nous échapper.

– Comment?

– Pas de questions. Contente-moi de me suivre.

Maladroitement, elles déplacent le garde dans la chambre d’Alberta. Ce n’est pas élégant, mais elles accomplissent le travail.

– Et maintenant? dit Alberta, haletante.

– Au garage.

Elles déambulent à travers la maison vide, espérant ne pas faire trop de bruit. Heureusement, il est tard et les serviteurs se sont retirés. En évitant la cuisine, elles s’engagent dans un corridor, ouvrent la porte du garage… et voient Jubal Longstreet.

Celui-ci se tient près du capot ouvert d’un véhicule, les mains maculées d’huile alors qu’il s’affairait à un peu d’entretien mécanique. Il constate leur arrivée avec un air imperturbable et prend une serviette pour s’essuyer les mains.

– Bonsoir mesdemoiselles. Je vous demanderais bien ce qui vous amène ici, mais j’en ai déjà une bonne idée. Avez-vous quelque chose à dire en votre défense avant que je n’appelle la sécurité fédérale?

 

Podington poirote dans son bureau. Sanjit est en retard, et Podington n’en peut plus de ressasser les mêmes documents.

Il n’a pas été ici longtemps, et pourtant il semble avoir accompli trois fois plus que d’habitude. La prison fait des merveilles pour raffermir la concentration: pas de collègues intempestifs, beaucoup moins de réunions, et pas de distraction provenant de l’extérieur.

Pratiquement toutes ses heures de réveil ont été passées en travail d’analyse. Pas de surprises, alors, s’il se sent un peu perdu lorsqu’il arrive à un cul-de-sac.

Si Sanjit peut bien lui apporter du nouveau matériel, tout ira mieux.

Puis, éventuellement, on annonce son arrivée.

– Visiteur pour vous, Podington.

Sanjit semble sourire plus qu’à l’accoutumée. Podington pressent la bonne nouvelle.

– Tu l’as trouvé, Podington.

– Trouvé quoi?

– La lettre que tu as écrite à ton ami Taylor. Nous avons reçu la réponse bien avant toi, et elle nous a permis de boucler certaines questions ouvertes. Nous avons le réseau, Podington. Tout le réseau. En ce moment même, des policiers sont en train d’envahir les clubs les plus huppés de Londres, et d’effectuer des arrestations pour trahison.

– Vous avez vraiment tout obtenu?

– Il y a quelques années, certains industrialistes ont décidé de contourner les restrictions mises en place par le gouvernement de Sa Majesté pour obtenir des technologies directement d’Albion. Tu peux imaginer le copinage nécessaire; il leur fallait bien falsifier les données que l’Empire avait au sujet d’Albion. Avant peu tout un petit réseau de copains d’école s’affairait à corrompre les bases de données, passer des secrets et détourner des taxes. Ceci est très, très gros, Podington. Les accusations rejoignent certaines grandes familles. Blackmoor, Crossharbour, Lewisham, entre autres.

– Je peux voir pourquoi vous m’avez balancé en prison.

– Nous pensons que tu seras hors de danger une fois les accusations publiques déposées. Ce qui devrait se produire d’ici trois heures.

– Vous serez discrets au sujet de ma participation, j’imagine?

– Oui; aucune mention de tes services, pour ne pas éveiller les soupçons d’informateur. Seulement un aveu qu’il y a eu une terrible erreur à ton sujet. Évidemment, la vérité sera coulée à ceux qui ont besoin de le savoir.

– Mes supérieurs, par exemple.

– Ceux qui restent en poste, au moins.

– Vraiment?

– À quoi t’attendais-tu? Bien sûr que certains de tes supérieurs sont impliqués. Thorburn, Nester, Gates, Dooley. Tu sauras que l’on t’a scruté au microscope et que nous n’avons pas retrouvé la moindre raison de l’inculper. Nous avons dû y regarder à deux fois, parce que tu as commis tellement de dommage à tes ennemis qu’il serait bien improbable que tu ne termines pas avec une ou deux promotions d’ici peu. Ce serait une belle manœuvre pour assurer ton avancement professionnel.

– Je ne suis pas aussi habile ni retors, Sanjit.

– Franchement, nous n’en sommes pas aussi certains.

 

– Les femmes devraient savoir rester à leur place, dit Longstreet, son sourire disparaissant momentanément.

– À faire de la cuisine, des bébés et des bals? dit Édith.

– Une proposition tout à fait acceptable, répond Longstreet. Ce n’est guère digne de votre part d’insulter des gens à une soirée mondaine, ou tenter de quitter ainsi notre hospitalité.

– Je pense que votre hospitalité commence à surir.

– C’est ce qui arrive lorsqu’on en abuse.

En parlant, Édith examine les quatre automoteurs à sa disposition: le garage contient une camionnette, une fourgonnette, un véhicule sport et une limousine. Elle aurait préféré les véhicules utilitaires, mais la fourgonnette est bloquée par la limousine, et Longstreet s’affaire à réparer la camionnette. Reste l’automoteur sport, pas très utile si la discrétion est le premier mot d’ordre.

– Laissez-nous sortir, Longstreet. Vous retrouverez votre véhicule d’ici quelques jours, pourrez clamer avoir été contraint de nous le céder. Tout reviendra dans l’ordre pour vous.

 

– Non, dit-il en s’approchant, rien ne reviendra dans l’ordre pour moi. Parce que je ne vous aurai pas enseigné des leçons de civisme.

– Et vous vous proposez de faire ça ici? Maintenant?

– Bien sûr. Il n’est jamais trop tard pour apprendre du savoir-vivre.

C’est lui qui décoche le premier coup: une tentative d’uppercut bien en règle, sans doute ce qu’il a appris à l’école pour sudistes prétentieux. Mais Édith est plus flexible, plus rapide et beaucoup plus désespérée que lui. Sans télégraphier ses coups, elle lui en décoche deux de file sur l’oreille.

– Je pensais que les gentlemen sudistes ne frappaient pas les femmes.

Elle n’est pas d’humeur patiente et rajoute un autre coup sur la tête.

– Vous êtes une démone, rugit-il, pas une femme.

Il tente de l’atteindre. Un coup puissant, qui la sonnerait si placé au bon endroit. Mais il chancelle déjà des coups portés, et elle esquive facilement ses poings.

– Vous ne savez même pas reconnaître ce qu’est une femme, Longstreet. Laissez-moi vous en faire la démonstration.

Elle frappe encore, et encore. Il finit par tomber au troisième coup. Sa chute n’est pas élégante: son corps glisse sur le côté de l’automoteur, puis frappe le sol du garage.

Elle regarde et aperçoit Alberta, vaguement horrifiée.

– Ça va?

– Est-ce que tu peux me montrer comment faire ça?

– Dès que possible. Quel automoteur prendre?

– L’automoteur sport, bien sûr.

– Pourquoi pas? Mais avant, il reste quelque chose à faire.

– Quoi donc?

– Le bouledogue dans ton dos. Je peux l’extraire, mais tu vas devoir me faire confiance.

Alberta avale difficilement, puis elle acquiesce.

Le garage a une trousse de premiers soins. Édith récolte pansements, stérilisateur et couteau. Elle façonne aussi rapidement un dispositif à l’aide d’une pile et des fils électriques.

Quand Alberta place son cou sous ses mains, le mouvement est plus intime qu’une caresse. Efficacement, Édith désactive le bouledogue avec une courte décharge électrique de la pile, va chercher l’objet sous la peau, désinfecte la lésion et panse le tout.

Lorsqu’elle a terminé, Alberta la regarde avec respect.

 

Dix minutes. Zara commence à être inquiète. Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose quand elle entend un automoteur sport sortir de la demeure Longstreet, et tourner à l’intersection où ils attendent.

– Prépare-toi à l’échange, Chuck.

– Dieu du ciel, c’est une Grant Longster. Fantastique!

– La police de l’état au complet sera à tes trousses d’ici cinq minutes.

– Si j’en obtiens quinze sur les autoroutes avec ce bolide, c’en aura valu la peine.

Alberta et une grande brunette plus âgée sortent de l’automoteur sport, chacune empoignant leur sac de voyage.

Chuck ouvre sa porte et laisse les clés à leur place.

– Salut et merci, les amis! Vive l’émancipation!

Ils entendent Chuck complimenter la conductrice de l’automoteur sport pour son choix, puis la brunette prend le volant, Alberta s’asseyant à côté d’elle.

– Alberta!

– Zara! Étienne! Dites bonjour à Édith; elle va nous aider.

Zara, avec horreur, reconnaît la policière qui avait kidnappé Alberta à bord du Harfang.

– En es-tu certaine? dit-elle à Alberta en fronçant des sourcils.

Alberta lève les mains pour avouer la complexité de la situation

– Il s’est passé beaucoup de choses. Elle est avec nous.

– Vous pouvez me faire confiance, dit Édith à Zara en français européen. J’ai autant de raisons de vous de quitter cet endroit dès que possible.

Zara décide pour le moment de faire confiance à Alberta, mais de rester sur ses gardes.

– Où allons-nous?

– Vous êtes d’humeur à conduire un dirigeable?

– Bien sûr.

– À l’aéroport, alors.

 

James se réveille sans carapace, immobilisé contre une paroi.

– Notre couple héroïque se réveille! raille l’optimate.

James grogne.

– C’est tellement valorisant d’avoir des ennemis si tenaces. Nous oublions nos coordonnées, et vous suivez sans tarder! Portant de si beaux uniformes!

– Qui êtes-vous?

– N’êtes-vous pas plus intéressé à ce que nous avons fait? Après tout, nous tirons les ficelles depuis un moment… n’êtes-vous pas censé vouloir tout savoir avant de mourir?

D’où vient leur interlocutrice? James a le sentiment qu’elle joue un rôle spécifique, mais il ignore lequel.

– Vous pouvez m’appeler Avaya. S’il y a une chose qui nous unit, James Halks, c’est que nous ne sommes pas de ce monde non plus. Nous sommes ici pour… de l’extraction de ressources premières.

James constate qu’ils se trouvent sur une plate-forme de contrôle surplombant la zone d’envoi des minerais raffiné. Sous eux, le train-train continue, les cargaisons continuant leur chemin vers un autre monde.

– L’extrait de ressources premières n’est pas habituellement permis sans l’accord des populations indigènes.

– Oh, s’il vous plaît. L’extraction appartient toujours au plus fort, et ce sont les scrupules qui déterminent la part du gâteau laissé aux indigènes. Pourquoi négocier avec les indigènes? Nous n’avons pas besoin de leur main-d’œuvre ni de leur acquiescement. S’ils nous importunent, on s’en débarrasse.

– Les grandes puissances de ce monde ne vont pas accepter de telles opérations.

– Nous nous occupons de ce problème.

– J’espère que vous ne vous dirigez pas où je pense, dit James.

– Bien sûr que oui. Ce monde-ci est assez intéressant — certainement plus que les énièmes variations sur les deux guerres mondiales du vingtième siècle qui semble pulluler dans le multivers. Ici, les solutions habituelles pour prendre le contrôle du pouvoir politique ne s’appliquent pas. Il fallait être un peu plus créatif. Nous avons analysé la situation, déduit les plans de clivage entre les grands acteurs et avons mené quelques opérations.

– Vous n’avez pas réussi à saboter Albion.

– Un petit retard dans nos plans, mais nous en arriverons à bout. Dès que nous aurons réglé le cas de l’Europe et de l’Angleterre. Puis des empires chinois et japonais.

– Les flottes que nous avons vues…

– Cela fait des semaines que nous les dressons l’un contre l’autre. Nous avons la technologie nécessaire pour agir comme nous le voulons. Quand il nous manque des informations, ce n’est pas plus compliqué: il y a tant de gens demandent d’être corrompus, peu importe leur allégeance. Vous avez vu la culmination du résultat depuis quelques semaines. Quand des flottes des deux empires seront aperçues en train de canarder des villes ennemies, qui s’arrêtera pour poser des questions? Reste encore vingt heures avant que n’arrivent les flottes. Ça sera tout un spectacle. Tu veux parier sur quelle ville sera atomisée la première? Mes collègues disent Londres, mais j’ai un certain faible pour Berlin.

– Qui est-ce « nous »?

– Peu importe. Franchement, il n’y a que moi qui suis fascinée par toi. Tous les autres me conseillent de te tirer un jet d’énergie dans le crâne.

– Je suis content de ne pas faire affaire avec tes amis.

– Ils auraient réglé votre sort plus rapidement. Mais nous avons travaillé si fort pour planifier la fin de ce monde, je voulais vous laisser apprécier le résultat.

– Je suis content de t’avoir si bien servi. Est-ce que nous pouvons partir, maintenant?

– Oh, très drôle. Non, je dois maintenant vous liquider.

Elle hoche la tête en résignation, un geste d’apparence robotique étant donné ses minces proportions.

– Désolé pour l’inconvénient, mais je suis certain que l’on se comprend entre professionnels.

– Entre professionnels? Je ne suis pas prêt à te qualifier de professionnel.

– Tu essaies de m’insulter, mais ça ne sera pas important d’ici peu.

Elle dégaine un pistolet à énergie.

– Barnes! crie James. Maintenant!

James ne lance pas le cri au hasard: il a remarqué, il y a un moment, le vrombissement feutré des tétrapodes et leur présence dans les ombres. Il espère que Barnes écoute la conversation, mais ne peut en être certain.

Maintenant qu’Avaya s’apprête à les éliminer, ce serait horrible d’avoir tort.

Mais ses instincts sont justes: un tétrapode se jette à toute vitesse sur Avaya, envoyant le pistolet voler par terre.

En même temps, un autre tétrapode utilise son laser à faible puissance pour brûler la retenue qui immobilise la main droite de James. Sans plus attendre, il s’active pour défaire le reste de ses liens.

Avant qu’Avaya ne puisse se ressaisir, James et Carmella détallent les marches vers le plancher des opérations, se dirigeant vers les carapaces abandonnées.

James est sûr qu’il peut enfiler une carapace en trente secondes, mais en vingt? En dix? En cinq?

– Rien ne sert de courir!, dit Avaya. Je vais vous avoir!

Elle tire et le jet d’énergie manque James de peu. Celui-ci agit immédiatement.

– Nous n’avons pas le choix! dit-il.

Empoignant Carmella de ses deux mains, il plonge en direction du cube de minerai venant d’être placé sur la zone de transfert.

– Non! crie Avaya.

Le cube est envoyé dans un autre monde, amenant Carmella et James avec lui.