Les os noirs du vent, de Josée Bérubé

Nous sommes toutes en fleurs. La plaine est saturée de nos chants d’amour et de nos parfums, à nous rendre folles. La menace de la sécheresse exacerbe notre euphorie et nous incite à la défier. Une débauche de couleurs, de formes et de senteurs. De mélodies et de pétales, doux à frémir d’ivresse.

Face à face, branches entremêlées, nous inclinons la tête et la laissons osciller doucement. Nos fleurs se frôlent dans une brume de rouge et de plaisir, que les rafales dispersent sans pitié. Un vent froid déferle depuis plusieurs lunes et chasse tous les nuages vers la mer. La pluie n’est plus qu’un lointain souvenir.

Quand nous aurons bu les dernières gouttes des mares boueuses, quand la terre nourricière ne sera plus que poussière brûlante dans nos entrailles, nous devrons être prêtes. Par les os noirs de nos mères, nous savons ce qui adviendra, sans même l’avoir déjà vécu. Nos feuilles jaunes envolées, le ventre gonflé par nos fruits, nous laisserons le vent nous pétrifier.

Mais nous aurons gagné. Encore.

*

Toutes les fleurs de nos panaches sont fanées, et nous cessons de chanter. Regroupées autour des derniers étangs, nous bougeons lentement, rarement, courbées sous la tourmente des montagnes. Un souffle sec emporte avec rage nos corolles flétries, essaim tournoyant de petits oiseaux bruns chiffonnés, effrayés.

Les étangs miroitent dans la lumière du jour, de l’éclat vif des mirages usurpateurs qui prendront bientôt leur place. La plaine pâle deviendra un désert de poussière au sol craquelé, balayé par le vent glacé. Il tentera de faire rouler nos filles au loin, mais elles tiendront bon.

*

Les mares ne sont plus que des cercles creux de limon sombre, qui s’effrite et pâlit peu à peu. Notre écorce durcit, nous sommes presque immobiles, pierres parmi les pierres. Mais nous nous tenons droites, fières et pugnaces, la tête et les branches bien hautes, avides des dernières lumières dont nous pourrons nous abreuver.

Car l’eau n’est plus, nous devons être fortes.

De temps à autre, l’une d’entre nous se plie lentement vers le sol, saisit une poignée de poussière dans ses brindilles tremblantes, puis l’avale avec une grimace de douleur. Des sels de la terre de nos mères nous avons besoin. Pour nos fruits, nos filles.

Le vent s’acharnera longtemps sur notre bois desséché, mais nous vaincrons.

*

Nous percevons le perpétuel crépuscule d’or, de froid et de poussière; la mer couleur de cendre, là où va le vent; au loin la silhouette mauve et floue des montagnes; tout autour de nous l’herbe desséchée, le sol jonché de branches cassées et de pierres.

Nos filles dorment au creux des étangs disparus. Leurs coques sont solides, noires comme nos os écroulés sur elles. Car sous la morsure du vent, nos ventres se sont fendus, libérant la promesse de notre éternité.

Bientôt elles seront nous, et nous serons elles.

*

Le vent a tourné, l’eau est revenue. Nous l’attendions depuis d’innombrables lunes, à l’abri dans nos akènes, à l’abri sous nos mères.

Les pluies torrentielles nous ont ouvertes au monde, puis se sont assagies. Nous nageons et grandissons sous le soleil. Sur nos têtes poussent de petites feuilles d’un vert éclatant. Nos membres seront bientôt de solides branches, qui nous permettront de sortir de l’eau. Nous passerons notre existence à chanter dans la plaine aux herbes riches et aux lacs scintillants.

D’ici là, nous mangerons les os noirs de nos mères. De leurs sels et de leur mémoire nous avons besoin. Nous sommes elles et elles sont nous. Que le vent tourne et tourne à jamais, nous nous en moquons. Nous sommes là. Nous sommes nous.