Sous son masque, le néant, de Dave Côté

Vous ne devriez pas lire ceci. Mais peut-être êtes-vous forcé, tout comme je suis obligé d’écrire mon récit. J’en suis réduit à souhaiter que mes désirs, mes souvenirs et mes délires s’éteignent en même temps que moi. Je voudrais laisser la plus totale incompréhension derrière moi. Ce serait préférable. Mais j’ai peur. Le fouet des arbres me menace, ils m’ont ordonné d’écrire. Alors j’écris. Ils cognent au mur et grattent les fenêtres en ce moment, je peux les entendre, et les sons qu’ils produisent chuchotent à répétition ce nom que je n’ose plus prononcer, que je n’effleure même plus en pensée. Si vous avez le choix, quittez ces pages des yeux. Brûlez-les. Si vous en avez la liberté, brûlez tout. Mes affaires, ma maison, tout. Surtout les arbres.

Tout a commencé avec un rêve qui a duré environ vingt ans. Je crois. Dans ce songe, j’ai déménagé. J’ai trouvé un emploi. J’ai rencontré Lise. Nous avons eu deux enfants. Dans ce rêve, Charles, notre plus jeune, est mort sans explication. Nous l’avons découvert les yeux révulsés, des dessins de sang partout sur les murs de sa chambre. À une hauteur impossible à atteindre pour le garçon de trois ans. Son symbole. Dans ce cauchemar, Lise a commencé ensuite à me demander si j’avais vu son sigil. Et je n’osais pas lui répondre, tant son regard était insistant. Les semaines ont passé. Lise s’est mise à chanter. Jamais elle n’avait chanté. Elle ne prononçait aucun mot, en tout cas pas dans une langue que je reconnaissais. Ses chansons me transmettaient des émotions étranges. Un mélange de nostalgie et de colère. Maintenant je comprends mieux pourquoi. J’ai entendu ces chansons juste avant de me réveiller. Aujourd’hui je n’arrive plus à me souvenir de la mélodie.

Dans le rêve, Lise a fini par devenir violente. Elle se cachait dans l’angle d’un mur, ou derrière une porte entrouverte. Elle jaillissait de nulle part, les mains dressées vers moi. Son visage crispé sur une grimace mauvaise. Elle me faisait peur. Parfois, la nuit, je me tournais vers elle et je ne reconnaissais plus ses traits. Ses yeux paraissaient couler sur son oreiller. Sa bouche s’ouvrait trop grand sur des ronflements saccadés. Parfois, elle me souriait. J’allumais alors la lampe de chevet. Je la découvrais, tranquille à côté de moi. « As-tu vu son signe? » Sereine. La fréquence de ces événements troublants augmentait rapidement. J’ai décidé de m’enfuir avec Justine, ma fille de six ans. Nous avons roulé toute une journée. Puis une bonne partie de la nuit. Je voulais m’éloigner le plus possible avant de m’abandonner au sommeil de nouveau. Avant de m’endormir au volant, j’ai pris une chambre à l’hôtel. C’est là que Justine m’a tué. Dans les iris de ma fille, son sigil. Ses bras, si petits mais si puissants. Inéluctables. Sa robe était trop grande, battue par un vent inexistant. Un vent jaune. Quand je me suis réveillé, j’étais dans ce rêve depuis si longtemps que je ne me souvenais plus de ma vraie vie. Je ne me souvenais plus que d’un nom. Son nom, à lui, le signe dessiné dans les étoiles, le roi, le roi innommable.

Après avoir rêvé aussi longtemps, mon logement de célibataire me paraissait infiniment vide et triste. Je ne cessais de penser à tous ces matins, avant la mort de Charles, où je m’éveillais à côté de mon épouse. Ces jours passés au travail. Mon ventre gonflé par la quarantaine. Et je me retrouvais dans la vingtaine à nouveau. J’ai dû consulter mon permis de conduire pour établir mon âge exact. Vingt-quatre ans. Un emploi de commis à l’épicerie. Tartine, ma chatte qui ne savait pas miauler mais que j’aimais quand même. Je l’avais oubliée, mais j’étais heureux de la retrouver.

J’ai fait des recherches sur les rêves et les distorsions temporelles qu’ils peuvent causer. On peut avoir l’impression que le temps y passe plus lentement. Les secondes peuvent devenir des minutes, les minutes peuvent se transformer en heures… mais pas en années. Pas avec ce niveau de détail. J’avais la certitude de pouvoir remplir des dizaines de journaux intimes avec tous les souvenirs que je gardais de ce songe, que ces événements resteraient à jamais gravés dans ma mémoire. J’ai alors commencé à croire qu’il s’agissait plutôt d’un message. Une vision, une version alternative de ma vie. Et même si cette version se terminait atrocement mal, j’avais peur de passer à côté d’elle. J’étais terrifié à l’idée de ne pas accomplir cette quête absurde et fatale, de ne pas retrouver ma vie. Car c’était toujours elle, ma vie, ma vraie vie, et pas de retour insensé à une jeunesse dont je ne me souvenais qu’à peine. J’ai essayé de me rappeler: dans ce rêve, lors de ce déménagement, où étais-je allé? Avec une panique grandissante, je me rendais compte que les détails pâlissaient, se dissolvaient. Les quelques jours passés avaient suffi à ternir l’éclat des souvenirs, et la perte était terrible, terrifiante. Le nom de ma ville d’adoption m’échappait, quelque chose qui évoque les étoiles, le lointain néant. C’est au cinéma, quelques jours plus tard, que ça m’est revenu. Un film qui se déroulait dans l’espace intersidéral. Stella. Sainte-Stella. Loin au nord, au bout d’une route blanche et noire, striée de volées poudreuses. J’ai donné ma démission, j’ai emballé mes affaires. Cette idiote de Tartine n’a pas cessé de me lancer ses « iinw » à peine audibles mais très grimaçants, on l’aurait dit en colère. La chatte se doutait bien que son quotidien allait être renversé. Quand j’ai rangé son coussin dans une boîte, elle a essayé de me mordre. Je l’ai prise dans mes bras et l’ai caressée longtemps pour me faire pardonner. Elle n’a pas ronronné mais a fini par se détendre. Quand j’ai déposé le chat, je suis allé à la salle de bain pour examiner la morsure, dans la chair tendre qui relie le pouce à l’index: profonde et cerclée d’une inflammation rose.

Ma voiture, même si elle contenait la totalité de mes affaires, semblait vide. Je me suis installé au volant, en transe. Les intersections se succédaient, je savais que je suivais toujours la bonne direction. Chaque kilomètre résonnait de vérité, de destinée. J’étais sans cesse au bon endroit, au bon moment. J’ai roulé pendant trois jours. Puis, à la fin du troisième, j’ai reconnu l’hôtel où j’ai été tué. J’y ai loué une chambre, en prenant bien soin de cacher Tartine dans mes bagages. J’ai pleuré en pensant à ma fille qui n’a jamais existé. À mon fils mort pour rien. À ma femme jamais connue. J’avais l’impression d’être étranger même pour ma chatte, qui me regardait les yeux mi-clos, sur le rebord de la fenêtre. Dehors, les étoiles brillaient trop fort. Trop froide. Ma morsure me faisait souffrir: malgré les onguents antibiotiques, elle demeurait humide et la rougeur s’étendait.

Le lendemain, en fin de journée, j’ai trouvé la maison. Elle m’attendait. Je n’ai pas été surpris de constater qu’elle était semblable à mes souvenirs. Elle était à vendre depuis quelques jours seulement, et pour une bouchée de pain. On n’a pas voulu me dire à qui elle avait appartenu avant. Je me suis dit, confusément, qu’il était normal qu’on refuse de me dévoiler que c’est à moi-même que je l’achetais. J’ai signé une offre, j’ai commencé à défaire mes boîtes. Ce fut laborieux, je m’efforçais de n’utiliser que ma main gauche. Ma blessure à la droite ne guérissait pas. Je ne me donnais même plus la peine de changer les bandages: ils étaient toujours odorants et humides. Lorsque j’étais fatigué, je sortais marcher derrière, je faisais crisser la neige cassante le long de cet immense terrain parsemé d’arbres. Ils semblaient avoir été plantés un peu au hasard, certains densément regroupés, d’autres isolés. Dénudés, on les aurait cru nés dans un hiver éternel, ils donnaient l’impression de n’avoir jamais connu la chaleur humide du mois d’août. Leurs branches évoquaient des antennes dressées vers ce ciel si souvent noir, comme à l’écoute d’un chant autoritaire et dogmatique.

C’est quelques semaines plus tard, alors que j’arpentais Sainte-Stella à la recherche d’un emploi, que j’ai vu sa photo. Lise. Jeune, étrangement jeune, mais il fallait faire l’effort: j’avais passé beaucoup de temps avec elle. Les changements avaient été graduels. Ils m’étaient soulignés, sur cette photographie comme surgie du passé. Les joues plus fermes, le cou plus étroit, les yeux plus éclatants, les épaules mieux redressées. Son visage sur un avis de recherche qui date de plusieurs mois. Disparue. C’était comme un coup de poing, je l’avais ratée, je l’avais ratée! J’avais l’impression d’être arrivé en retard à un rendez-vous vital, j’ai arraché le bout de papier en sachant que je ne la verrais jamais, que je ne ferais jamais sa connaissance une nouvelle fois. J’ai chiffonné la photo et je l’ai mise dans ma bouche pour étouffer un cri. J’ai mordu le papier qui a souillé ma langue d’un goût amer, chimique. On me regardait avec un air effrayé. C’était le dernier de mes soucis. Je l’avais ratée. Perdue, elle était perdue et ne reviendrait jamais. Charles. Justine. Morts une nouvelle fois, perdus encore une fois, j’étais sur une île qui dérivait dans la nuit, une île qui ne tarderait pas à couler au fond de l’océan dans l’indifférence la plus totale. Il faisait froid depuis que j’étais arrivé à Sainte-Stella, mais ce soir-là, la chaleur a quitté mon corps pour de bon.

Il y a des branches qui poussent sous le plafond de ma maison. Il ne s’agit pas de racines, car les arbres n’en ont pas. Il s’agit de flagelles rigides, de doigts crochus, de vibrisses attentives. Dans la cour, ils peuvent se déplacer et marcher comme de grands hommes décharnés, comme des squelettes végétaux malfaisants. Quand je pense à ouvrir les quelques boîtes encore empilés dans un coin, à la recherche d’un outil pour couper ces excroissances qui percent le plafond, ma mâchoire se bloque et mes dents grincent sans que je le veuille. Mes mains tremblent et ma nuque devient raide. Lorsque je persiste et que j’ouvre un carton, j’urine sans m’en rendre compte et j’ai la nausée. Je crois que les arbres ont planté leurs serres dans ma tête et que je dors encore, dans un rêve ou l’autre. Au moment où j’écris ces lignes au son des griffes de bois qui grattent et qui cognent, j’ai peur de me réveiller dans une vie encore plus misérable que celle-ci. Dans une réalité qui n’a plus rien de chaleureux, plus rien d’amical. Ici, au moins, il y a Tartine. Mes parents m’appellent parfois pour me supplier de revenir, pour me dire que je les inquiète. Et quand je regarde ma blessure, je me sens heureux. C’est un cadeau de la part de mon chat, qui veut me rappeler que j’existe bel et bien, que mon corps est encore assez enraciné pour s’infecter, pour souffrir. Peut-être que sans cette morsure, je me réveillerais encore. Et si je me réveille encore, il n’y aura qu’une vaste plaine grise, gelée dans une nuit éternelle, sous le regard de ces maudites étoiles. Parfois, quand je les observe par la fenêtre, j’y vois un dessin, une forme aux spirales entrecroisées. Son sigil. Je dois continuer à écrire. Tartine se frotte à mon mollet avec une insistance grandissante. Elle veut partir, elle est d’accord avec mes parents. Ou bien c’est seulement moi qui lui prête des émotions. Mais que penser d’un chat qui ne vous lâche pas le mollet, qui tourne, qui tourne et tourne, qui grince au lieu de miauler, qui tourne et qui tourne… je dois continuer à raconter. Les nœuds dans les arbres, comme des yeux, s’impatientent et me lancent des insultes.

Après avoir appris que Lise était portée disparue, j’ai commencé à sombrer dans une déprime gluante. Les semaines se sont succédé, l’hiver n’a jamais relâché son emprise. Le ciel est resté toujours aussi cristallin, surtout la nuit, avec les étoiles qui y dessinaient des schémas, comme un chemin de diamants maudits. Je tardais de plus en plus à rentrer chez moi après mes journées d’errance. Je ne savais plus si j’avais effectué mes paiements d’hypothèque, mais personne ne semblait s’en préoccuper. Je ne me souvenais pas avoir fait les courses, alors que des vivres m’attendaient toujours dans le garde-manger. J’aurais dû partir à ce moment. Mais je crois qu’il était déjà trop tard. J’aurais dû rester loin de Sainte-Stella. J’aurais dû ne jamais me réveiller et mourir pour de bon sous le regard amusé de Justine.

Au fil du temps, j’ai cessé de chercher un emploi. C’était devenu inutile. Je me contentais d’errer dans les rues, je m’en étais fait un devoir, chaque jour. Quand le soleil s’approchait de l’horizon, toujours très tôt à cause de l’hiver, je me mettais en route vers la maison, mais en faisant des détours. Jamais le même. La ville n’était jamais la même, elle non plus. Le froid gelait ma main droite, qui cessait alors de me faire souffrir. Je cherchais Lise. Sans me l’admettre. Un soir, alors que le soleil était couché mais qu’il diffusait encore cette lumière grise à l’ouest, alors que l’éclat aveuglant des étoiles commençait déjà à percer le ciel, j’ai cru la trouver. Elle portait une grande robe, ample, jaune. Elle marchait dans la même direction que moi, j’ai donc dû hâter le pas pour la rattraper. J’ai crié son nom, et je l’ai vue tressaillir. Sous la neige entre mes pas, il y avait des racines qui bougeaient comme des nœuds de serpents, je ne les voyais pas mais je le savais. Et j’ai entendu un chuchotement venu des étoiles.

As-tu vu son signe?

Je l’ai rejoint, je suis tombé à genou, juste derrière elle. Elle s’est immobilisée, des larmes glaciales déchiraient mes joues, une vibration fiévreuse animait ma poitrine.

As-tu vu son signe?

Elle s’est retournée lentement, avec la grâce d’une lune, j’ai eu le temps de naître vieillir et mourir, des civilisations ont grandi et se sont effondrées, la Terre a parcouru des années lumières et les constellations ont changé de nom. Elle a baissé son visage vers moi, il était caché derrière un masque aux contours purs. Pendant qu’elle approchait, des systèmes solaires sont entrés en collision, l’infini des possibles s’est déroulé et a commencé à revenir sur lui-même, le temps lui-même a trouvé sa fin. Elle a inspiré pendant des siècles, j’ai entendu l’air glisser derrière son masque, j’ai reconnu ce souffle, il aurait été suffisant à l’érosion de dix mille montagnes, c’était celui de Lise, et quand ses poumons ont été remplis de tout l’air de l’existence, elle a dit:

— As-tu vu son signe?

Elle m’a alors pris dans la paume de sa main, sa main qui portait dorénavant ma blessure, et m’a déposé dans mon lit à travers le toit ouvert de ma maison. Les arbres se sont refermés sur les portes et les fenêtres, couverture tissée de branches enchevêtrées. J’ai dit oui. J’ai dit que j’avais vu son signe et j’ai su que j’étais damné.

J’ai pris des notes dans un journal. Chaque nuit, les arbres m’enferment dans la maison, ils enserrent les murs de leurs chaînes végétales. Le jour, toutefois, ils font semblant d’être normaux. Je ne peux pas davantage partir à ce moment, parce qu’ils ont laissé des bouts d’écorce sous mes vêtements, mais je peux au moins observer mon voisinage, ou même marcher dans la cour. Ils changent de place. Ils m’adressent des messages codés. J’ai marqué leur emplacement sur les pages du journal. Puis je les ai arrachées pour les superposer devant une lumière vive. Quand j’en observe six, le dessin qu’ils tracent est toujours le même. Peu importe quelles pages je choisis. Son sigil. Et je n’ose plus regarder la cime des arbres, parce que je sais ce que je vais y voir. Son sigil, quelque part entre la pointe des branches et ces maudites étoiles. Même s’il est trop tard, même si je suis déjà damné, j’ai le savoir essentiel, la certitude absolue que le regarder une fois de plus m’enfoncerait encore davantage dans les soleils glaciaux et lointains du ciel nocturne, pendant cet hiver qui ne se terminera jamais. Est-ce mon objectif dans cette vie ratée, dans cet éveil maudit? Si je continue de nier son signe, est-ce que je vais me réveiller à nouveau? Tartine essaie encore de me convaincre de fuir, mais c’est peine perdue, l’animal ne comprend pas que son pauvre maître est perdu. Son humain n’est plus qu’un sac de cuir rempli de branches mortes, gelées. J’ai vu son signe.

Voilà, c’est mon récit. Après avoir terminé ces lignes, je vais prendre Tartine sur mes genoux et la caresser en attendant que les arbres viennent me chercher. Avec cette main droite qui, peut-être dans une autre vie, portait une blessure infectée par la morsure d’un chat. Ou bien je vais lever les yeux vers le toit de ma maison qui s’ouvrira sur ce ciel blessé d’étoiles, et je serai avalé par le vide gelé. Ou peut-être qu’elle reviendra, peut-être que Lise ôtera son masque et m’effacera dans son regard. Ou bien le vent du Nord soufflera assez fort pour arracher cette terre maudite et l’emporter au loin. Je pourrais aussi montrer le signe à Tartine. Tenir son visage poilu vers la cime des arbres et attendre qu’elle le voie. Peut-être, alors, cesserait-elle d’essayer, peut-être comprendrait-elle que tout est perdu.

J’ai vu son signe. Et j’ai peur d’avoir définitivement tout raté. J’ai peur de ne pas m’éveiller dans un univers encore pire que celui-ci, j’ai peur que les arbres m’abandonnent dans cette maison si froide, j’ai peur d’être venu ici uniquement pour constater qu’il était trop tard. Juste trop tard.

J’ai vu son signe.