L’embellie, d’Andréa Renaud-Simard

C’est l’embellie sans la chaleur. Un ciel bleu qui se sent déphasé. En-dessous, la marée aura cédé à la côte blême quelques algues effilochées, trop mûres. Des bouillons de mousse sale. L’océan a rendu sur la plage quelques flaques sombres avant d’aller cuver son ardeur, là-bas, à l’horizon. Sur les pierres, les rayons, timides, grattent. On dirait qu’on voit leur surface éméchée frémir: un rire sans la joie. Tout ce qui est léger s’éloigne. Les vagues pleines reculent, s’immergent. L’air chargé d’humidité, sans la secousse du vent qui a fui, s’alourdit. Les hautes falaises ont dégouliné sur le littoral et dilué le vert des herbes, imbibées des teintes mornes du limon. Les pierres, ces débris imbéciles, s’emmêlent sur la plage comme des colliers crevés.

Puis au centre de la scène: l’accroc. Celui qui pèse, tire à lui toute la lumière déclinante du jour.

Un cadavre pâle, nu. Trouvé par un pêcheur fatigué. Celui-ci a d’abord cru à une roche, puis s’est avancé pour reconnaitre la forme d’un corps. Une peau polie sur laquelle s’étirent, de leur nid creusé dans la chair, des milliers de minuscules écailles.

Autour du corps, les villageois penchés forment un dôme sous lequel se creusent les méninges, se prie le bon Dieu, s’invoquent les Saints. Ils sont là depuis longtemps, comme une gangue protégeant le joyau. Ils ne sont pas prêts à le rendre au froid. Ils préfèrent le garder ici, secret, jusqu’à ce que quelqu’un, peut-être Dieu, leur indique la voie.

— Vous pensez qu’il pouvait respirer sous la mer?

Les regards s’attardent sur les branchies qui veinent le cou gonflé. Mais ce corps est si vide. Il n’y a pas une goutte de lui qui se rappelle cette eau aspirée, inhalée. Il est difficile de croire qu’il ait pu être autre chose que cette carcasse échouée.

Pourtant, touchés par l’idée de cette vie qui aurait jadis animé la dépouille, les villageois déposent des images sur la chair. Ils essaient des configurations: les vagues souvenirs de lointains disparus. L’illumination vient en premier au vieillard:

— Le fils de Macha!

La mémoire finit de s’accorder. Le battement s’amorce, la mélopée:

— Envoyez quelqu’un la chercher!

Une vague explose. Une fillette fait basculer une pierre qui s’écrase avec un bruit mat. Le vent revient pour siffler dans les cheveux, tourbillonner l’air. Peu à peu, les villageois s’éloignent. Ce n’est plus une créature impossible, une anomalie. Voici le fils de quelqu’un.

Macha, alertée, contourne le jeune garçon essoufflé sur le pas de sa porte. Elle se met à courir sur la plaine rocailleuse. Elle gravit la falaise qui coule et coule avec elle en s’agrippant aux herbes, aux roches. Puis elle glisse de l’autre côté, déboule dans la boue, dévale les années volées de sa vie. Elle ne porte que du froid. Une écharpe grise dans laquelle le vent joue. Une jupe terne comme le varech dont elle laisse le tissu, par indifférence, se trouer. Macha court encore. Elle veut crier ce prénom qui roule dans sa bouche depuis vingt ans. Elle glisse. Se stabilise. Elle a trouvé l’accroc, le centre de la scène. Et elle veut crier, oui. Mais à la vue de ce corps, le mot rebrousse chemin. Et fait barrage à tous les autres.

Son fils lui avait dit: « Je ne me sens plus un homme ». Avant d’être avalé par la mer. Elle pensait que c’était la faute de cette femme, une harpie, qui lui avait déchiré le cœur. Mais le voici apparaissant autrement. Il revient transformé. Ce ne sont pas seulement les écailles, les branchies. Non. Son visage érodé, épaissi. Son fils a vieilli.

— Alors… il a vécu?

Personne ne lui répond. Les villageois se parlent déjà entre eux.

— Il est couvert de bigorneaux, c’est tout.

— Il se sera ouvert sur un rocher.

— La mer l’aura fait rouler dans les coquillages.

 

Au moment où on va toucher le corps, Macha crie:

— Non, pas tout de suite!

Cette réaction s’accorde avec ce qu’ils connaissent du deuil. Alors ils hochent la tête, les laissent seuls. La mère et le fils. Le fils et la mère. C’est ce qu’ils disent à leur femme, leur enfant, leur mari, une fois de retour dans leur chaumière: ce n’est rien qu’ils n’ont déjà vu. Un corps recraché, puis cueilli par sa mère.

 

Macha attend que la nuit soit fin noire. Puis elle retire les écailles du corps de son fils. Une à une. Pour les planter dans sa propre chair. La lame, inflexible, ouvre des branchies dans son cou. Elle veut savoir ce que son fils a vu. L’espoir malgré les lumières éteintes. Le corps ensoleillé. Quand elle s’avance vers la mer, le costume de Macha est de travers. Mais elle sait que ce n’est pas pour la vie qu’elle fait le voyage.

 

Elle marche toujours, le corps empli de ce prénom. Et s’enfonce. Ils sont là, le peuple des poissons. À l’accueillir en Reine. Ils peuplent des châteaux de corail.  On lui dit que ce fils a marié une sirène.

 

Pétille dans les veines de la mère un trop plein qui masque le manque, quand tout doucement, elle s’éteint.