Entre chien et lézard, d’Ariane Gélinas

Dépêche-toi, Dorina.

La course contre le crépuscule sera rude. Toi qui l’évites avec un soin constant. Consciente que le soir de novembre se referme abruptement. Depuis ton arrivée ici, tu te méfies des nuits d’automne. Tu reviens en voiture ou en transport en commun. Mais ton véhicule que tu as laissé au garage ce matin. Le retour en vélo du centre-ville que tu t’étais juré de faire plus tôt.

Car tu sais. Connais l’autre côté. Celui qui s’ouvre lors de ces minutes de glissement entre jour et soir. C’est par cette brèche que s’introduisent les monstres de l’enfance. Ils se faufilent entre les interstices de certaines nuits – translations imparfaites. Restent parfois prisonniers de l’autre côté. Ici.

L’inverse est aussi possible.

Tu ne penses qu’à ça alors que ton vélo s’engage sur la piste cyclable, long parc linéaire qui traverse Trois-Rivières à la manière d’une veine. Axe nord-sud. Si la livraison des fournitures n’avait pas été retardée au bureau. Si tu n’avais pas été seule au local. Avais écarté les rideaux pour mieux anticiper la montée du soir. Si un mois de novembre enneigé t’avait empêchée de sortir ta bicyclette.

Plus tu tergiverses, plus l’obscurité sera souveraine. N’aperçois-tu pas les abondantes lueurs rosées du soleil au-dessus du pont Laviolette? Encore hautes? Et tes mains sur les poignées, tu les discernes, pâles, crispées. Tu vois nettement les troncs de conifères et feuillus de part et d’autre du passage goudronné.

Une vingtaine de minutes à remonter la pente douce.

Dépasser l’université

le quartier en arrière du centre commercial

le parc

chez toi.

Triompher de cette course contre la tombée du jour. Tu as le temps. Tu rouleras rapidement. Ne t’entraînes-tu pas tous les matins pour garder la forme?

Tu t’élances sur ta bicyclette en serrant les dents. Entends ta chaîne qui renâcle.

Pourquoi dit-on que la nuit tombe?

Tu sais, te remémores. Malgré les douze ans d’exil ici.

Dépêche-toi, Dorina.

Le brouillard a un poids quand on le traverse. Des zones plus froides en son centre. L’orée de la piste cyclable est sûre. Mais plusieurs sections seront beaucoup plus sombres. On jurerait que la nuit y a été engendrée.

Tu entres sous les arbres voûtés qui forment une arche. Te rassures du crépuscule qui persiste. Le ciel est de cette teinte marine qui prélude à la nuit. Celle du premier crépuscule. Les deux autres viendront plus tard. Lorsque tu seras barricadée derrière les fenêtres du jumelé de tes parents adoptifs.

Tu espères.

Te répètes leur ordre d’apparition tel un mantra:

Crépuscules

civil

nautique

astronomique

Le premier est celui de la beauté des couchants. Ces nuances qui réconfortent. Empli de lumière encore. Le ciel demeure clair, l’ébène caresse en oblique.

Ne persiste-t-il pas durant de longues minutes?

Oui mais novembre –

Le second crépuscule – le nautique – affûte ses griffes anthracite à l’exacte seconde où l’horizon se noie parmi les océans. Disparaît de l’autre côté des mers enfouies. Mais les rayons montent d’en dessous dans un ultime soubresaut.

Et puis le véritable crépuscule – l’astronomique –, la nuit, la seule, la vivante, quand le moindre éclat n’est plus perceptible. Ni de biais ni en forant jusqu’au creux de la Terre.

Il te reste du temps. Te le répètes. La brèche ne se descelle pas complètement avant le troisième crépuscule. Lorsque les mondes se chevauchent. Ce qui n’est pas fréquent. N’est-ce pas?

Dépêche-toi, Dorina.

Civil – nautique – astronomique

Tes épaules se contractent. À toute vitesse, tes jambes pédalent. Tu as l’impression que la chaîne pourrait s’arracher sous les impacts. Peu importe les cheveux dans tes yeux, ta bouche, tes narines, le col de ta blouse – et ton corps qui fait mal. Tes muscles ne comprennent pas ta hâte.

Surtout ne pas ralentir.

Pas au moment où l’asphalte se délite peu à peu dans le noir. Qu’elle se mélange à la terre avoisinante.

Un chevauchement aura lieu ce soir. Tu le sens.

Les habitants des rares maisons qui bordent le parc linéaire n’ont pas encore allumé les lumières des salons et salles à manger. Tu pousses les roues dans une pente. La carrière à ta gauche. Tu te rappelles ses coulées abruptes, les rails au fond, qui zigzaguent. Si seulement un train interminable t’escortait jusque chez toi avec ses phares.

Le crépuscule civil ne dure guère. Pas en novembre. Tu apprends cruellement à quel point.

Déjà, tu aperçois des émissaires. Immobiles pour l’instant, êtres perchés à côté des cheminées. Accroupis. Drapés de grandes capes noires, extensions de leurs omoplates. Bientôt, ils commenceront à se mouvoir.

Après le crépuscule astronomique.

En es-tu certaine, Dorina?

Tu fends la nuit en comprenant précisément ce que l’expression signifie. Chasser des particules sombres qui veulent s’agripper à ton corps. À la peau nue de ton visage. De tes mains. Te cribler de davantage de taches. Comme celles que tu as sur l’épiderme. À cause de ton passage de l’autre côté. D’où tu viens. Avant que tu ne sois adoptée.

Comme un couteau, tu découpes la densité qui s’amasse en nappes marines autour de toi. Le vent commence à froisser les arbres. À ricocher sur ton guidon trop rigide.

Tu fonces et fonces.

La piste sinue – serpente – en dessous de couverts épais, d’arbres penchés sur des tristesses anciennes. Des feuilles d’automne craquent sous les pneus du vélo. Enfin, tu vois quelqu’un. Tu dirais plutôt que la personne surgit. Une promeneuse émerge des ténèbres bleu foncé comme si elle n’existait pas quelques secondes auparavant. Vomie par la presque nuit.

Tu t’accroches à la lueur lointaine du boulevard. Mets un instant à te souvenir de son nom. Rigaud. Si distant mais si étincelant en comparaison à la nuit. À deux cent mètres, au moins.

Tu te concentres sur ton objectif. En plissant les paupières, tu remarques que les bandes blanches au centre de la piste sont de la couleur de la Lune. Qu’elles la reflètent.

L’astre, trop blafard ce soir, aux trois quarts décapité par le bas. Quasiment inutile.

Tes yeux se rivent sur cette phosphorescence salvatrice.

Dépêche-toi, Dorina.

La faille est profonde, tu le constates. Dangereuse comme rarement.

Elle éjectera des monstres d’enfance: les diables, les madones avec trop de dents dans la bouche. Les petites filles à la langue en forme de fourche.

Au fond de nous-mêmes, nous savons ce que nous avons réellement aperçu au cours de ces quelques secondes de battement, lors de ces nuits-là. Pendant les chevauchements. Le monstre a bel et bien léché notre paume. Cette histoire que chacun connaît.

Une nuit, seul, un chalet, un chien, un tueur en cavale.

Pourquoi avons-nous tous déjà senti sa langue? Nous rappelons exactement du détail de sa texture rêche?

Un glissement d’autre monde.

Celui d’où tu viens, Dorina. Avant que tu ne sois adoptée par ce couple sans enfant de la rue J.A. Tessier.

Tu perces le noir comme tu as percé la brèche jadis. Tes mains griffues foraient jusqu’ici. On creuse parfois à partir des profondeurs. En direction de la lumière.

Tu expires longuement en traversant le boulevard. Rigaud, c’est vrai. Tu avais encore oublié son nom. Pas l’espérance de son éclat. S’immobiliser sous les lueurs rassurantes des lampadaires. Souffler. Plusieurs minutes durant. Mais alors, il te faudra reprendre la piste cyclable plus tard. Après les crépuscules

maritime

astronomique

Et qui sait à quel point la brèche sera béante à ce moment-là?

Es-tu si confiante de ton adhésion à ce monde?

Tu creuses la nuit en rentrant la tête dans les épaules, ton manteau déboutonné par tes efforts. D’autres maisons se profilent, laquées d’ombre. Tu frémis.

Un nouvel être immobile voûté à droite d’une cheminée. Patient. Pétrifié. Pour l’instant.

Surtout ne pas le regarder. Le cours de son sang, excité, pourrait accélérer sa transformation.

Dépêche-toi, Dorina.

Tu creuses le monde avec ton guidon et ton corps. Ton sac à dos blesse un peu tes omoplates à force de rebondir. Heureusement qu’il est presque vide: un plat de sandwich, quelques carnets de notes. Ta tablette numérique.

Tu dépasses un second promeneur éjecté du néant. Le noir est à peu près total autour de vous. L’homme t’ignore, l’écran de son téléphone éclaire son visage lactescent.

Fonce, Dorina. Le parc Lambert est si opaque. La zone la plus obscure. Il faut s’accrocher aux bandes blanches qui reflètent la Lune. Sont un peu la Lune. Dire adieu pour de bon au deuxième crépuscule. Ne pas savoir avec certitude quand agonisera le troisième.

Ton souffle est si rauque – tu n’as jamais conduit aussi vite. Bifurquer vers le prochain boulevard et rentrer en taxi? Tu es presque chez toi. Trois minutes, peut-être cinq. Le crépuscule astronomique n’aura pas le temps de conquérir le ciel avant.

En es-tu convaincue?

Tu lèves la tête vers les étoiles, en direction de cette constellation pareille aux grains de beauté qui tatouent ton dos parmi les cicatrices.

La Grande Ourse n’est pas loin, souveraine, emplie de faims invisibles.

Identiques à celles des êtres aux abords des failles lors des chevauchements.

Tu t’enterres au cœur du crépuscule astronomique. Les branches se rompent sous tes roues telles de petits os. Tu ne les vois pas. Ne discernes plus autour. Ou si peu. Tes pneus pourraient dériver, crever, t’emporter dans les fosses que tu devines en bas des arbres.

Les troncs commencent à brûler en leur centre en restant debout – comme dans ton chez-toi de jadis. Tu étouffes un cri.

Il est beaucoup plus tard que tu ne le pensais.

Crépuscule

astronomique

Beaucoup trop tard. Ils veulent te reprendre, les émissaires aux ailes noires repliées près des cheminées.

Tu le savais depuis le départ. Que ce serait temporaire. Tes – vrais – parents ne sont pas sans raison des exécuteurs dans un royaume d’ocre et de navires qui éventrent les oasis. Ton caractère rêveur en contrepoint à la cruauté prisée, cultivée en ce monde. Tu avais toujours senti ton appartenance à l’autre côté du miroir.

Longtemps tu as rusé. As été favorisée par le rare chevauchement des mondes, ces années-ci. Ton absence de sorties le soir.

Des feuilles glissantes, des branches pointues vont entraîner ta chute au fond des creux et des froids.

Les rayons de ta roue avant craquent comme si une main les tordait. Tu essaies de foncer. De taillader le décor de ta fuite.

Mais tu perds l’équilibre. Tes bras se lèvent pour protéger ta tête. Pas de l’impact.

De leur contact. Du mien.

Car douze ans plus tard, tu te rappelles à jamais. Là où le désert coule du ciel. Ces tunnels habités, vers des sables évidés, durcis.

Ta famille. Leurs langues-lézards, partout, qui fourchent hors de la bouche. La tienne que tu as coupée pour mieux feindre. Réapprendre à parler n’était rien en comparaison.

Ce soir où la brèche s’était ouverte près du souterrain. À l’exact emplacement du pont Laviolette. Chez toi, le quartier Sainte-Marguerite est une succession de catacombes…

C’est inutile de te dépêcher, Dorina. Moi aussi, je me souviens. J’ai été le lézard et le chien. Senti le chatouillement sur les omoplates.

Tu tombes   tombes   tombes

et alors leurs langues –

Il est des histoires qui viennent d’ailleurs et se racontent en toutes parts.

Une nuit seule, un chalet, un chien, un tueur en cavale.

Pourquoi tout le monde a déjà senti sa langue?

Entre chien et lézard, tu rentres chez-toi.