La voleuse de lunch, de Dave Côté

— Antoine, la gérante veut te voir.

Maxime lève un sourcil au-dessus de la table des employés. Antoine était à son casier, sa boîte à lunch dans les mains. Il pousse un soupir impatient, range son sac dans son casier, et verrouille le cadenas.

— J’arrive.

Derrière lui, le cadenas dépasse de la cavité dans la porte. Pas complètement enclenché. Maxime sourit. C’est parfait. Surtout qu’il n’y a personne qui peut la remplacer au comptoir aujourd’hui: avec l’absence imprévue de Sophie, Maxime est la seule qui a eu la formation nécessaire. Et elle ne s’était pas apportée de nourriture parce qu’elle avait prévu sortir manger chez Subway.

Il est encore tôt. Il faut faire vite avant que quelqu’un d’autre n’arrive pour dîner. Elle se lève et rejoint le casier d’Antoine. L’anse n’est qu’à demi poussée dans le mécanisme de verrouillage. Antoine, dérangé par l’appel, a mal fermé le cadenas.

C’est un peu de sa faute, aussi, si Maxime s’intéresse à son repas. Si Antoine faisait comme tout le monde et qu’il le laissait dans le frigo, il ne donnerait pas cette aura spéciale et précieuse à ses lunchs. Maxime n’en est pas à son premier méfait, elle a goûté les repas de la plupart des autres employés. Michèle occupe la meilleure place, avec ses plats justes assez épicés et préparés dans des portions qui permettent le vol sans se faire remarquer. Mais on ne sait jamais: peut-être qu’Antoine cache des plats exceptionnels derrière son cadenas.

Elle ouvre le casier, puis la boîte à lunch en tissu isolant. De l’air chaud et humide s’échappe du contenant, ainsi qu’un parfum exotique. On dirait bien qu’elle a gagné le gros lot. Elle saisit un contenant de plastique au hasard. Des boulettes brunes saupoudrées d’une épice rouge. Du paprika? Elle en prend deux et les enfourne. Explosion de saveurs: la poudre est piquante et chaude, tandis que la viande est tendre et juteuse. Un arrière-goût sucré lui évoque l’oignon, mais pas tout à fait. Impossible de deviner de quoi il s’agit exactement. Son estomac paraît se réveiller à ce moment: elle n’a pas déjeuné et elle se rend compte qu’elle a vraiment trop faim. Elle hésite, une main dans le sac d’Antoine. D’habitude, elle laisse assez de nourriture derrière elle pour ne pas éveiller de soupçons. Au pire, on se fait la réflexion que « tiens, il me semble que j’en avais préparé un peu plus ». Mais cette fois… Cette fois, elle a envie de céder. Il y a d’autres contenants dans le sac, Antoine aura de quoi manger. Seulement, pas ses boulettes délicieuses.

Elle prend à peine le temps de mâcher. Elle avale toutes les boulettes, et le casier est refermé en moins de deux minutes. Elle va se rasseoir juste comme on entre dans le local des employés: c’est Sylvie, une caissière du Jean Coutu.

— Ouf! Je te dis qu’il y a des gens impatients aujourd’hui. Ça veut des rain checks à droite pis à gauche.

— Ha. Ma pause est finie, je vais y retourner, moi.

— Ah, encore toute seule au comptoir postal?

— Ouais. Une chance que j’avais apporté de quoi manger aujourd’hui.

Il y a une dame qui l’attend devant son comptoir, les sourcils froncés. La brève jouissance gustative du dîner ne serait que ça: une trouée dans ce qui s’était d’abord annoncé comme une journée pénible, et qui semblait vouloir se transformer en une torture interminable.

 

***

Mais qu’est-ce qu’il y avait dans ces boulettes? Maxime se sent comme si elle venait de boire cinq litres de bière. Quand elle cligne des yeux, ses paupières mettent des siècles à se soulever, elle doit se tenir au comptoir pour ne pas perdre l’équilibre, et elle a cet étrange sentiment qui ne la lâche pas, comme si le monde autour d’elle prenait une texture nouvelle, comme s’il s’était changé en cristal, ou quelque chose comme ça. On dirait que tout est… trop solide. Trop concret.

— Quelqu’un a volé mon lunch! Qui a volé mes boulettes? Qui?

Antoine court entre les allées, il fait tomber du déodorant en agitant les bras. Maryline ne sera pas contente, elle qui venait de refaire le facing.

— C’est encore toi?

Il s’agrippe à Christophe, le commis laisse tomber ses bouteilles de shampooing en spécial.

— J’ai pas touché à tes fucking boulettes, man, calme-toé!

Maxime essaie de se retenir, mais son visage est trop… solide? Cimenteux! Il est trop cimenteux pour lui permettre de résister. Elle pouffe.

— C’est toi! C’est toi, ma câlice! Tu sais pas ce que t’as faite! Il va me falloir je sais pas combien de temps pour revenir, pour me retrouver, pour me rassembler!

— Hein?

Maxime fait un pas en arrière sans le vouloir, mais son pied accroche un colis laissé par terre et elle retrouve l’équilibre de justesse. C’est des hallucinations, ou bien on dirait qu’Antoine est flou? Elle se frotte les yeux. Quand elle les ouvre à nouveau, Antoine se tient la tête à deux mains et semble s’être dilaté, toujours plus flou.

— Aaaaaah! Faut que je laisse des indices! Pour retrouver mon chemin! Je vais me défaire! Aaaaaah!

Il ramasse une des bouteilles de shampoing et dévisse le bouchon. Il doit s’y reprendre à plusieurs fois: ses doigts passent au travers du plastique. Antoine se secoue les mains comme s’il se brûlait à chaque fois que ça arrive. Il lui jette un regard enflammé:

— J’espère que tu vas dégueuler ta vie, ma crisse! C’était pas pour toi, cette bouffe-là!

— Je vois ben ça, je buzze ben raide. C’est vraiment fucké ce que tu fais, en passant. Avec tes doigts pis ton… floutage.

Antoine réussit à retirer le bouchon et se met à verser du shampooing à ses pieds.

— Des indices. Faut que je me retrouve, tabarnaque!

Le liquide sirupeux s’enroule en spirale avant de toucher le sol. Et Antoine disparaît avec un floup humide.

Christophe s’avance.

— Ouain, il t’avait pas parlé de ses boulettes?

— Non.

— C’est ça, il faut comme pas les manger. Il en a vraiment besoin. Ça le garde euh, dans le plan matériel ou je sais pas quoi, là, c’est compliqué.

— Okay.

— Pis là il va falloir qu’il retrouve son chemin dans un autre univers genre.

— Okay.

— Pis toé, tu vas avoir mal au ventre pendant une couple d’heures.

— Ça buzze en simonaque, son affaire, en tout cas.

Il lui fait un clin d’œil.

— Ouais, je l’sais. Tu devrais goûter à son chili.