La tête était dans un bocal et elle réfléchissait. Elle se rappelait son nom: Maurice Breton. « Maurice Breton, écrivain », aimait-elle préciser. Elle se rappelait un coup de feu, l’impact du projectile déchirant sa poitrine et la chute dans la neige. Un grand silence avait suivi. C’était la nuit, une rue déserte. Plus tard, au matin, des passants avaient découvert son cadavre et alerté la police. Sans véritable ennemi, la tête en avait déduit qu’elle s’était trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.
Elle ne conservait que de vagues souvenirs de son passage à la morgue, à l’exception de la fin de son séjour. Ce jour-là, une voix parlait: « Personne n’est venu réclamer le corps. Prends la partie qui t’intéresse, mais sois discret. » La suite avait été des plus désagréable: la scie qui charcutait sa gorge, l’immersion dans un liquide froid qui déformait sa vision, le voyage cahoteux en auto, son nez qui cognait contre les parois d’un bocal.
La tête avait abouti sur la tablette d’une étagère, en compagnie d’une collection macabre de restes humains. À l’occasion, des visiteurs la dévisageaient grossièrement, émettant des commentaires qu’elle devinait désobligeants. Les curieux partis, elle retournait dans l’obscurité et le silence.
Parfois, des instants étranges d’une clarté extraordinaire se produisaient, durant lesquels son regard ne semblait plus brouillé par le verre et le liquide. La porte s’ouvrait et une grande lumière inondait la pièce. Un par un, des chérubins en pleurs entraient et défilaient devant son étagère. Puis, c’était au tour de diablotins de venir la visiter. Eux s’esclaffaient en pointant du doigt son bocal. La porte claquait bruyamment à leur départ et la lumière s’évanouissait. La scène se répétait sans que la tête puisse en déterminer la fréquence. Elle avait perdu depuis longtemps la notion du temps. Une éternité semblait s’être écoulée depuis la nuit où son corps avait chuté dans la neige.
Sans rien d’autre pour l’occuper, la tête s’interrogeait. Pourquoi méritait-elle ce sort? Quelle était la nature de son crime? À force de creuser, elle se rappela une phrase de son dernier roman: « Guerres éternelles, anges contre démons, jamais une entité divine ou cosmique ne parviendra à effacer le bleu du ciel ou à tuer l’espoir. » Avait-elle, sans le savoir, blasphémé? Provoqué la colère d’une divinité sanguinaire?
Le bruit de la porte poussée avec violence interrompit sa réflexion. Une horde de chérubins et de diablotins déferla dans la pièce, se bousculant et chahutant. Le désordre prit fin, et les petites créatures se rassemblèrent en silence devant l’étagère, leurs regards fixés dans sa direction. La tête vit un chérubin et un petit diable se détacher du groupe et grimper l’étagère. Ensemble, ils poussèrent son bocal jusqu’au bord de la tablette. Affolée, la tête sentit le récipient basculer dans le vide. L’impact sur le plancher n’eut jamais lieu. En bas, de multiples petites mains l’avaient attrapée au vol.
Emportant sa prise, la troupe quitta la chambre et sortit à l’extérieur d’une petite maison de banlieue. Après quelques minutes de marche, ils s’arrêtèrent devant un terrain vague. Une partie de soccer s’organisa, anges contre diables. La tête, qu’on sortit de son bocal, allait servir de ballon.
Le match débuta. La lutte était féroce et la tête roulait dans tous les sens, frappée, bloquée, déviée. La panique initiale céda à la douleur et, avec elle, la certitude d’exister encore. Puis, un coup de pied magistral l’expédia dans les airs.
La paix succéda au chaos. Défiant les lois de la gravité, la tête accéléra son ascension et disparut, avalée par l’immensité rouge du ciel.