Le Caméléon, de Pascal Raud

Je ne me suis jamais senti à ma place. Toujours un peu à côté de la plaque. Toujours un peu en retrait de la vie. Jamais vraiment là où il l’aurait fallu. Sans vraiment savoir où il aurait fallu que je sois. Éternel double de moi-même sans identité réelle. Obligé de m’adapter sans cesse.

Bien entendu, ce jour-là, quand j’ai entendu la petite fille dire « Tu crois qu’il est mort? », je me suis demandé: « Est-ce que je suis mort? » Après tout, ça aurait expliqué certaines choses. En étant mort, j’aurais au moins été sûr d’être moi, et au bon endroit, au moins une fois dans ma vie, non?

Mais j’étais bien vivant, puisque j’étais capable de me poser la question. Mon crâne m’élançait tellement que j’avais l’impression que mon cœur était remonté jusque dans mes arcades sourcilières. Et je gardais les yeux fermés. C’était plus sage. Moins… dangereux.

Mais reprenons du début.

 

*

 

—  Tu crois qu’il est mort?

—  Scritch! Scritch!

—  Il a l’air un peu mort, en tout cas.

—  Scritch.

Une voix de petite fille et une autre de je ne sais pas du tout quoi. Je n’ai pourtant rien bu. Enfin, je crois. En tout cas, si j’ai bu, je ne m’en suis pas rendu compte. Garder les yeux fermés. Un marteau tambourine à l’intérieur de mon crâne. Est-ce qu’il ne va pas finir par éclater, à force? Il fait soleil: paupières closes, lumière rosée. J’aime bien regarder la lumière à travers mes paupières closes.

—  Dites, monsieur, vous êtes mort?

—  Scritch?

De mieux en mieux.

Herbe et parfums de forêt. Terre fraîche et sol humide. Allongé sur le dos. C’est confortable. Qu’est-ce que je fais là? Je n’étais pas dans mon appartement il y a un instant? Le soir? Humus champignonné. Ça sent vraiment les champignons.

Ça y est, ça me revient. La montre du bazar…

On s’agite près de moi. Ombre qui occulte la luminosité sur mes paupières. Allez, un petit effort. Regarde. Si tu es mort, tu ne pourras pas. Si tu ne l’es pas, eh bien… ouvre les yeux. Ne te fais pas prier, allez.

Avec une grande circonspection, j’entrouvre mes paupières. Le marteau se déchaîne. J’aurais peut-être dû boire, après tout. Je ne sais pas trop. Vision un peu trouble. Flou sur lequel s’imprime une silhouette en ombre chinoise. Contre-jour.

Je porte une main à mon front, autant pour vérifier que j’ai bien un front – et même une sacrée bosse – que pour tenter de distinguer quelque chose. Avec mille précautions inutiles – le forgeron semble beaucoup s’amuser près de mes tempes – je me redresse et, assis, tente d’assimiler la vision qui s’impose à moi: une petite fille – j’avais donc raison – aux cheveux châtains coupés à l’épaule, et montée sur un rat géant – ça, par contre… Le rat a une selle… En arrière-plan, des tulipes, géantes elles aussi. Et un champignon immense, beaucoup plus haut que la fille montée sur le rat sellé. La robe du champignon est délicate, veloutée, presque parfaite, si ce n’est une déchirure de la taille de mon crâne. Et puis plus loin, à perte de vue, encore des tulipes, de l’herbe, des champignons, des pissenlits, et je ne sais quelles plantes… je suis un citadin, je n’y connais rien.

La petite fille sourit. Elle a quoi… neuf ans? Pas vieille, en tout cas. Elle parle au rat:

—  D’accord, tu avais raison: il n’est pas mort. Seulement sonné.

—  Scritch.

Je ne sais pas ce qui est le plus bizarre: qu’elle parle au rat ou qu’il lui réponde? Ou bien le champignon? Ou les tulipes? Ou encore le fait que je n’ai pas aussi peur que je le devrais? La petite fille continue de me regarder en souriant, l’air interrogateur, tout de même. Je devrais dire quelque chose, peut-être:

—  Euh… salut?

—  Salut, je m’appelle Sybille, et toi?

—  Euh… Alexandre. Et le rat, il a… euh… un nom?

—  Je l’appelle Scritch, parce qu’il ne dit jamais rien d’autre que « Scritch ». C’est un peu énervant, en fait.

D’accord. On progresse. Je tente de me lever, mais le sol se dérobe traîtreusement. En passant, j’enfonce mes doigts dans une matière plutôt déplaisante… Splouich. Aussi agréable qu’enfoncer ses doigts de pieds nus dans de la vase. Ma main est pleine de champignon. J’ai écrasé le morceau manquant. Deuxième essai: je me penche lentement vers l’avant et passe en position à genoux. C’est mieux. Je peux continuer mes questions:

—  Dis-moi, Sybille, on est où, là, exactement?

—  Dans la forêt.

Très utile. Elle poursuit:

—  On devrait pas rester là. Grand-père n’aime pas que je vienne seule ici. On s’en va?

D’une petite tape de la paume de la main, elle désigne la selle. Je ne vais quand même pas devoir monter à dos de rat? On dirait bien que si.

Au prix d’un immense effort et de contorsions assez ridicules, je me mets debout. Réflexe de citadin, je brosse mon pantalon – pour avoir l’air présentable? – et tire sur ma veste. Geste machinal, vérification de mes prothèses affectives modernes. Surprise, les poches de mon jeans sont vides: iPhone, portefeuille, cigarettes et briquet envolés.

Merde!

Pire encore.

La montre.

Elle n’est plus là.

Comment je vais rentrer chez moi?

 

*

 

—  Il n’a pas bien supporté le voyage sur Scritch, on dirait.

À genoux dans un nuage de poussière, je tente de ne pas vomir une autre fois. Bon sang, je n’aurais jamais cru qu’un rat pouvait courir aussi vite.

Sybille me regarde, l’air étonné. Puis elle lève les yeux vers son grand-père, un vieux bonhomme avec un accoutrement digne d’une histoire de fantasy: longue robe sombre et petit chapeau pointu, barbe à la poitrine et ceinture à laquelle pendent des colifichets qui tintent au moindre mouvement. Il se penche vers moi et me tend un flacon de verre bleu rempli d’un liquide à l’odeur forte: alcool et plantes inconnues de moi.

—  Buvez, ça vous remettra. Les premières fois à dos de rat, ça surprend toujours.

Il n’a pas l’air méchant. Les petites rides au coin de ses yeux se creusent lorsqu’il me sourit d’un air engageant. Je ne risque pas grand-chose. Soit je rêve, auquel cas rien n’est vrai. Soit je ne rêve pas, et la fiole de verre est ce qu’il y a de moins bizarre depuis que je suis éveillé. Je saisis la fiole et en bois le contenu d’un trait. C’est immonde, et je manque de le recracher. Le vieux bonhomme reprend la fiole et ajoute, en reniflant:

—  Un excellent remède contre le mal des transports. Allez, jeune homme, entrez. Voyons ce que je peux faire pour vous.

Il tousse, puis pénètre dans la maison en pierre, suivi de la petite fille. Au-dessus de la porte, un panneau en bois annonce « Aldabert, guérisseur traditionnel et médium ». Formidable. À l’intérieur, le mobilier est comme je m’y attendais: table et chaises en bois, armoires en bois, cheminée en pierre, marmite en fonte, fioles de verre et plantes séchées suspendues au plafond. Le vieux Aldabert, les yeux larmoyants, se mouche bruyamment dans un grand mouchoir en tissu à carreaux. Il me fait signe de m’asseoir. Sybille, elle, a disparu à l’étage. Je m’exécute, obéissant, et je me lance:

—  Votre petite-fille m’a dit que vous pourriez m’aider. Je me suis réveillé sous un champignon… je crois que quelqu’un m’a volé mes affaires… mon téléphone, mon portefeuille, ma montre… Sybille prétend que vous pouvez deviner qui m’a volé?

—  Pas deviner, non, mais le voir dans ma boule de cristal.

Bien sûr. Je ne dis rien, mais le vieux n’est pas né de la dernière pluie, il a vu ma perplexité:

—  Je vous assure que c’est une méthode très efficace.

S’il le dit. Nouveau mouchage bruyant, puis Aldabert pose effectivement une jolie boule de cristal entre nous deux. Il la fixe, l’air très concentré. Froncement de sourcils, reniflement, toux, le mouchoir se matérialise sous son nez.

—  Je suis vraiment désolé, je ne vois rien du tout. Je suis trop enrhumé.

Il se lève péniblement et appelle Sybille, qui ne répond ni ne descend. Puis il se tourne vers moi:

—  Je vais devoir faire une petite sieste et prendre encore un peu de remède. Revenez me voir ce soir. En attendant, vous devriez visiter un peu la ville. C’est jour de marché.

Soudain, un petit garçon déboule l’escalier. Sensiblement du même âge que Sybille, il a lui aussi les cheveux châtains, mais coupés court. Il a manqué de rentrer dans Aldabert, qui s’exclame:

—  Doucement, mon garçon. Alexandre, il va vous accompagner. Sylvain, tu promets de ne pas faire de bêtises?

Le dénommé Sylvain me regarde avec malice et hoche la tête vigoureusement. Ainsi soit-il, nous sortons de la maison, qui se trouve, je viens de le remarquer, juste à l’entrée – à moins que ce ne soit la sortie – de la ville. À la suite de Sylvain, qui trottine plus qu’il ne marche, j’entre dans l’agglomération inconnue.

Ce qui me frappe immédiatement, c’est la diversité des maisons: un mélange d’ancien et de moderne. Un café hyperbranché à la façade vitrée côtoie une maison victorienne. Plus loin, un lavoir en pierre – où travaillent et rient des femmes en robes de drap grossier –, puis un immeuble haussmannien, un chalet de bois rond, une yourte au milieu d’un jardin anglais. On passe du sol dallé à l’asphalte, de la ruelle de terre aux trottoirs bétonnés. Les habitants ont tous les styles de vêtements. Toutes les époques. Et beaucoup de langues et de dialectes, dont certains ont des sonorités si étranges que je me retourne plusieurs fois, incapable de ne pas fixer les gens. Je me sens idiot de réagir ainsi, parce que cette foule bigarrée semble vivre dans une relative harmonie.

Mais c’est réellement un drôle d’endroit.

Je me demande vraiment où j’ai atterri.

Et quand.

Le gars du bazar m’avait pourtant prévenu.

 

*

 

—  Ça, c’est une machine à voyager dans le temps?

Incrédule, je ris au nez du marchand. Il conserve un air très sérieux. Je le connais, il ne blague jamais. Le genre d’homme incolore qui prend tout au pied de la lettre, et qui connaît son métier d’antiquaire sur le bout des doigts. Il ne rit pas. La montre qu’il m’a remise est un modèle du XIXe siècle, si j’en crois ses explications. C’est une montre à gousset en cuivre, d’un poids agréable, avec une gravure délicate des deux côtés du boîtier: la reproduction, en relief, du mécanisme d’horlogerie interne. Impressionnant. Vraiment de la belle ouvrage.

Le marchand a ouvert le couvercle qui cache le cadran:

—  Ce qui est particulier ici, c’est qu’il n’y a aucun nom de fabricant. Seulement les chiffres et les marques. Certainement une fabrication artisanale. Une pièce unique.

Je secoue la tête. Il possède parfaitement son baratin.

—  D’accord, mais pourquoi dites-vous que c’est une machine à voyager dans le temps?

Le marchand a un sourire énigmatique – je ne le croyais pas capable de sourire – et, d’un geste précis, referme le couvercle et retourne la montre. De l’autre côté, là où il ne devrait y avoir qu’une partie fixe, il soulève un autre couvercle. Je m’attends à voir le mécanisme interne, mais non. C’est un compartiment qui ne contient qu’un seul et unique objet: une petite plaque en verre irisé, retenue par de minuscules vis en cuivre. Rien d’autre.

—  La notice indique qu’il faut placer son pouce sur la plaque et se concentrer, les yeux fermés, sur sa « destination dans l’espace et le temps ». Je n’ai pas d’autre information: je l’ai trouvée scellée dans un des compartiments secrets d’un secrétaire antique. Un lot de succession. Je l’ai eue pour une bouchée de pain. La montre était accompagnée d’une note écrite à la main: si vous me l’achetez, je vous la donnerai avec, bien entendu.

—  Vous l’avez essayée?

—  Quoi donc?

—  La montre… Vous avez essayé de voyager dans le temps avec?

—  Mon Dieu non! À quoi cela me servirait-il?

Je regarde avec grande attention son air horrifié. Oui, après tout, pourquoi essayer de sortir de l’ordinaire? Pourquoi s’amuser de choses dignes des romans de science-fiction que j’affectionne tout particulièrement? Pourquoi vouloir un peu d’originalité? Pourquoi espérer sortir de ma petite existence morne et sans but… sans saveur?

Je ne crois absolument pas à son baratin de voyage dans le temps. Mais la montre est splendide. Et elle me donnera un style incomparable. Je l’ai adorée dès le premier regard. Pour garder une contenance, je négocie un peu. J’utilise tous les arguments à ma disposition – « et si jamais elle ne fonctionnait pas comme promis? dans l’espace? dans le temps? » –, j’hésite, je regarde autre chose, je reviens à la montre… la valse-hésitation dure un bon quart d’heure. Pour finir, j’obtiens un rabais substantiel et rentre chez moi, muni d’une montre à gousset magnifique, très « steampunk ».

À peine rentré, je dépose ma trouvaille sur la table de la cuisine, sur son très chic étui en velours noir. J’entreprends immédiatement la lecture de la note manuscrite. Elle est très courte, en effet ; presque rien, sinon les instructions résumées par le marchand: il faut s’asseoir, puis s’adonner à une ridicule série de respirations méditatives très minutées pour « accorder son énergie vibratoire à celle de la montre », se concentrer sur la destination « dans l’espace et le temps », puis apposer le pouce de la main dominante sur la plaque de verre irisé, et hop! c’est parti pour un petit voyage.

Et si je l’essayais tout de suite, pour voir? D’abord, aller aux toilettes. Je ne veux pas voyager la vessie pleine. Je procède, me lave les mains et m’assieds à la table de la cuisine.

Incapable de résister plus longtemps à l’appel de la montre, je range le papier dans la poche arrière de mon jeans, je ferme les yeux et, nonobstant les consignes respiratoires, je me concentre sur ma destination – tiens, je pourrais aller voir le jour de ma naissance, ce serait rigolo – et pose mon pouce gauche sur la plaque de verre.

Fondu au noir.

Tout de suite après, enchaînement d’images et de lumières vives. Couleurs changeantes.

J’ai ouvert les yeux.

Vertige.

Sensation de désarticulation.

Toiles d’araignée rouges, vertes, jaunes phosphorescentes. Les fils se nouent et se dénouent. Sans suite logique.

Nausée.

Je tourne sur moi-même. Ou bien tout tourne autour de moi.

Accélération.

Migraine.

Mais qu’est-ce que j’ai fait!

Tunnel lumineux.

Je m’engouffre, pressé d’en finir.

Lumière du jour.

Tiens, un champignon.

Le choc.

Noir complet.

 

*

 

Sylvain me regarde d’un drôle d’air. Il me parle:

—  Tu veux une brochette de lézard?

—  Une brochette de… eh bien oui, pourquoi pas. Mais je n’ai pas de quoi payer, on m’a volé mon portefeuille.

—  Grand-père m’a donné ce qu’il faut.

C’est vraiment amusant, cette ressemblance entre Sylvain et Sybille. Ils ont le même sourire, les mêmes yeux, les mêmes fossettes. Sylvain a un visage un peu moins rond cependant, et une petite cicatrice sur le menton. Je croque prudemment dans mon lézard grillé et demande:

—  Dis-moi, Sylvain, tu as quel âge?

—  Neuf ans et demi.

—  Et Sybille, elle a quel âge?

—  Neuf ans et demi.

—  Vous êtes des jumeaux, alors?

Sylvain se met à rire, sans répondre.

—  Qu’est-ce que j’ai dit de drôle?

Il hausse les épaules, toujours avec ce regard malicieux, et m’entraîne entre les étals du marché: volailles, fruits et légumes, épices, tissus exotiques. Je m’enivre des odeurs et des couleurs. Nous tombons sur un attroupement. Un amuseur de rue jongle avec des objets hétéroclites: boîte de conserve, téléphone cellulaire – pas le mien –, pommes de terre, sabre, quille… autour de lui, on rit, on applaudit, on prend des photos, on danse des petits pas de gigue, on crie des encouragements dans toutes les langues. Je finis mon lézard – ce n’était pas mauvais dans le fond – et me laisse prendre par la fête. Sylvain frétille sur place, exécute des roues, tente de marcher sur les mains, je ris à gorge déployée.

Il y a bien longtemps que je ne me suis pas amusé autant. Je ne songe même pas à me composer une attitude conforme aux autres: de toute façon, comment procéder… les gens, autour de moi, sont tellement disparates… originaux chacun à leur façon… comment fait un caméléon quand il y a tant de couleurs et de formes?

L’après-midi se passe sans autre questionnement de ma part. Je n’ai pas envie de me creuser la tête.

De toute façon, je peux prendre mon temps. Personne ne m’attend chez moi. Et quand j’aurai récupéré la montre, je pourrai continuer d’y voyager, dans le temps.

 

Nous rentrons chez Aldabert en fin de journée. La nuit est tombée brutalement, comme si elle s’était pris les pieds dans le tapis du ciel. Sans avertissement.

Sylvain et moi trouvons le vieux guérisseur endormi. Il ronfle assez fort pour faire trembler les murs. Sylvain, pas démonté pour autant, me dit que je peux dormir dans la chambre d’amis. Nous soupons rapidement de viandes froides, de pain et de fromage.

—  Et Sybille, elle n’a pas faim?

Sylvain a de nouveau son sourire malicieux. Je n’insiste pas. Je bâille à m’en décrocher les mâchoires. D’un pas d’automate – je suis complètement fourbu par cette journée extraordinaire –, je monte à la chambre et m’écroule sur le lit. Je vais peut-être me réveiller dans mon appartement, qui sait? Mais en attendant, le lit est d’un confort exceptionnel. C’est déjà ça.

 

*

 

Je me réveille en sursaut. Je suis où?

Lit confortable, boiseries… pas mon appartement. La maison d’Aldabert.

La Terre tremble.

Grondements.

Vibrations.

Le plafond fuit en fines particules de poussière.

Je me jette en bas du lit, affolé, et me précipite vers la porte de la chambre. Je l’ouvre et déboule dans le couloir. Je me cogne aussitôt à Sybille, ensommeillée, suivie d’Aldabert, en longue chemise de nuit. Je grince:

—  Que se passe-t-il?

—  Ne vous inquiétez pas, Alexandre. Ça arrive tout le temps. À chaque arrivée, en fait.

—  Une arrivée?

Sybille me prend la main et me déclare, d’un ton grave:

—  Maintenant qu’on est tous réveillés, on va boire des chocolats chauds, pas vrai, Grand-Père?

Aldabert sourit avec indulgence et répond:

—  D’accord. Va préparer les bols.

Il se tourne vers moi et, après un reniflement, me demande:

—  Vous aimez le chocolat, au moins?

—  J’adore ça! Mais est-ce qu’on ne devrait pas aussi en proposer à Sylvain?

Aldabert me regarde d’un air mystérieux. Je commence à trouver ça étrange, ces petits airs de comploteur chaque fois que je parle d’un des enfants en présence de l’autre.

—  Qu’est-ce que vous me cachez, Aldabert? Pourquoi je ne vois jamais les jumeaux en même temps?

—  Venez avec moi, Alexandre. On va tout vous expliquer.

Le chocolat est délicieux, à peine sucré, avec de petits morceaux croquants. Pendant quelques minutes, je me contente de savourer la boisson chaude. Assise à mes côtés, Sybille s’est fait une jolie petite moustache de chocolat.

Aldabert rompt le silence et me dit doucement:

—  Je n’ai qu’un seul petit-enfant, pas deux.

Sybille me sourit, espiègle.

—  Je ne comprends pas. Pourtant, j’ai bien vu deux enfants…

—  C’est vrai, vous avez vu deux enfants. Mais je n’ai réellement qu’un seul petit-enfant.

Je tente de saisir ce qu’Aldabert m’explique. Le même enfant, mais deux enfants différents? Aldabert me questionne doucement:

—  Vous avez déjà lu de la science-fiction? ou de la fantasy?

Bien sûr que j’en ai déjà lu. Et alors? Aldabert garde ses yeux dans les miens et attend. Je cherche dans mes souvenirs science-fictionnels.

—  Oui, j’en ai lu, évidemment. Quel rapport ça a?

—  Eh bien, Sybille est née fille. Mais elle a la possibilité de changer de genre quand elle le veut. C’est dans ses gènes. Et elle a envie d’expérimenter un peu son identité. Elle passe de Sybille à Sylvain quand elle en a envie. Parfois elle change quelques jours, d’autres fois quelques heures. Elle s’amuse. Elle choisira plus tard. Ou pas.

—  Ah.

Je ne trouve rien de plus intelligent à dire. Pourtant, quelle merveille de la nature! Changer de genre à volonté? C’est formidable. Mieux que tout ce que j’ai lu par le passé. Incroyable. Sybille lèche ses doigts pleins de chocolat, tranquille comme si elle n’était pas la huitième merveille du monde. Aldabert couve Sybille/Sylvain d’un regard plein de tendresse.

C’est beau.

Je me sens tellement triste d’un seul coup.

Heureux et triste à la fois.

La boule dans ma gorge est si grosse que j’ai l’impression qu’elle va me déchirer de l’intérieur.

Les larmes coulent dans mon bol.

—  Tu es triste, Alex? Pourquoi tu es triste?

Sybille s’est rapprochée de moi et me serre le bras.

—  Oui. Non. Je ne sais pas pourquoi.

Je mens.

 

*

 

Le matin finit par se lever. Je n’ai pas du tout dormi.

Aldabert m’attend dans la cuisine et m’annonce, guilleret:

—  Mon rhume s’est calmé. J’ai vu qui vous a volé hier, Alexandre. Il s’agit de Barnabé. Il a une boutique de brocanteur dans la basse-ville. Le quartier est un peu mal famé, mais Sylvain va vous accompagner. Il connaît les ruelles comme sa poche… même si je lui ai interdit d’y aller. Je sais qu’il s’y promène quand même.

Je ne prends pas la peine de déjeuner. Je suis trop impatient de récupérer mes affaires. Le soleil est déjà de sortie.

Sylvain me précède dans les ruelles de plus en plus sombres. On est presque à l’extérieur de la ville, complètement à l’opposé de chez Aldabert. Une forêt d’immenses arbres borde la limite de la ville. Je ne vois presque plus le ciel tant ils sont hauts. Sylvain frétille en courant, comme chaque fois. Un vrai petit bolide.

—  Tu n’as pas peur de te promener ici, Sylvain?

—  Non, pas du tout. Grand-Père m’a donné des boules de fumée paralysante. Au cas où on rencontrerait des méchants.

—  Ah oui? Aldabert n’est pas seulement un guérisseur, alors?

—  Non, c’est aussi un sorcier. Quand il est arrivé ici, il a préféré être plus guérisseur que sorcier. Pour le commerce, en tout cas. Mais des fois il prépare aussi des trucs de sorcier, c’est chouette.

—  Et il est arrivé ici comment? C’est quoi exactement, cet endroit?

Sylvain s’arrête brusquement et déclare:

—  C’est ici.

Une boutique délabrée, dans une maison victorienne. L’enseigne miteuse annonce seulement « Bric-à-brac Barnabé ». Je respire un grand coup et pousse la porte. La clochette de l’entrée tinte faiblement.

—  Ouais, je suis là.

Je sursaute. La voix vient du fond de la boutique, plongée dans une semi-pénombre. Sylvain est déjà en train de fouiner parmi les objets entassés sur les étagères et les tables: ordinateurs modernes, matériel informatique obsolète, mécanismes anciens, objets inconnus – magiques? plus rien ne m’étonnerait… Barnabé est plus un récupérateur qu’un brocanteur.

L’homme s’est levé. Il est très grand. Au moins 1 m 90. Sur son front, il porte une sorte de lunettes de soudeur en cuivre, avec un rabat pour assombrir les verres. Sur le côté gauche des lunettes, une clé, de celles qui sont normalement utilisées pour remonter les boîtes à musique. Sur le côté droit, un tuyau recourbé en cheminée. Il est habillé comme un forgeron. Il me toise de toute sa hauteur:

—  Oh, le gars au champignon. Vous allez bien? C’était une sacrée chute.

Je suis soufflé par son audace: il me vole et, ensuite, il prend de mes nouvelles? Je ne réponds rien.

—  OK, on n’est pas obligés de faire la conversation. Venez, vos affaires sont par là.

Je m’approche du bureau auquel il était assis. La montre est là. Démontée! Il a démonté ma montre! L’imbécile!

—  Pourquoi vous l’avez démontée? Comment je vais rentrer chez moi?

—  C’est une machine à voyager dans l’espace-temps, c’est bien ça?

—  Oui. Comment vous le savez?

—  Asseyez-vous. Il faut qu’on ait une petite conversation, tous les deux.

Interloqué, j’obéis. On dirait que je ne sais pas faire autre chose. Je m’assieds et j’attends qu’il parle le premier.

—  Bon, vous avez remarqué que ce n’est pas une ville normale, ici.

Je hoche la tête. Les costumes hétéroclites. Le foisonnement de langues étrangères et étranges. Les maisons disparates. La magie d’Aldabert. Et sûrement tellement de choses que je n’ai même pas encore rencontrées.

—  Et vous avez senti la secousse hier.

J’acquiesce de nouveau.

—  Chaque fois qu’il y a une arrivée, le sol tremble. Je n’ai pas encore vraiment compris pourquoi. Je crois que c’est dû à la déchirure de l’espace-temps, lorsque le voyageur du temps arrive. Vous savez…

Je hoche la tête, même si je ne sais pas, non. Et je demande:

—  C’est où, et c’est quand, ici?

—  C’est dur à dire. Personne ne sait vraiment. Depuis peu, on tente de cartographier ce monde. Des expéditions partent régulièrement. Ça avance doucement. On n’est pas pressés. On ne sait pas exactement quand le premier voyageur est arrivé ici, c’est pour dire. Les archives ne sont pas toujours claires. Et puis vous savez bien que le temps est relatif.

—  Il n’y a pas d’autochtones? On est tous des voyageurs?

Barnabé hausse les épaules.

—  Voici ce que je sais: chaque voyageur du temps qui arrive ici est un voyageur perdu. Un voyageur dont la machine s’est brisée. Ou bien un voyageur qui a fait une fausse manœuvre. En tout cas, c’est comme si ce monde était un trou dans l’espace-temps.

Je prends le temps de digérer l’information, puis je lui demande:

—  Ma montre est brisée? C’est pour ça que j’ai atterri ici?

—  Non, elle n’est pas du tout brisée. Je l’ai démontée pour vérifier. J’ai bien lu la notice qui l’accompagnait, et tout semble en ordre. Ce n’est pas ça.

Merde. Alors qu’est-ce qui cloche?

—  J’ai une question cruciale… au fait, c’est quoi votre nom?

Je me présente, ainsi que Sylvain, qui bricole dans un coin. Il est si sage que c’en est un peu inquiétant. Mais Barnabé connaît déjà Sylvain/Sybille. Tout le monde semble être au courant de sa particularité.

—  OK, Alex. Donc, voici ma question: est-ce que vous êtes quelqu’un qui est toujours à l’heure ou bien un retardataire?

Pas besoin de réfléchir bien longtemps: je n’ai aucune notion du temps. Ni du temps qui passe, ni de celui qui est passé, ou de celui qui passera.

—  Je suis un retardataire chronique. Et je n’ai pas fait l’exercice de respiration indiqué dans la notice.

—  Je vois. Le problème n’est pas dans la montre. Le problème est dans votre cerveau: il ne visualise pas correctement le temps. Je ne crois pas que la respiration soit vraiment importante. Mais je vais étudier ça, bien entendu.

Je ne visualise pas le temps. Oui, ça a du sens. De toute façon, comment se projeter dans le temps et l’espace quand on ne se sent jamais à sa place? Je dois avoir une sale tête, parce que Barnabé me dévisage avec attention:

—  Un café?

—  Oui, je veux bien.

Pendant que le breuvage passe dans l’antique cafetière de cow-boy et embaume la boutique, je pars à la recherche de Sylvain, que je n’entends plus s’activer. Je le trouve endormi, lové en bas d’une étagère, un petit chien assoupi dans ses bras. Je demande à Barnabé.

—  Vous m’avez vu tomber?

—  Ouais.

—  Et vous avez seulement décidé de me voler… au lieu de m’aider…

—  Ouais. Un vieux réflexe. Et puis la petite arrivait sur son rat. Je me suis dit qu’elle vous aiderait.

Barnabé revient vite avec un café si fort que ma cuillère tient quasiment debout dedans. Une question me brûle les lèvres:

—  Si le problème est dans mon cerveau… je ne peux pas être sûr de revenir chez moi, je suppose. À mon époque, et tous ces trucs-là.

—  En effet. Vous allez peut-être errer longtemps. C’est dur à dire.

—  Et vous, vous venez de quand?

—  Fin XIXe siècle. Londres. Je pense qu’on vient du même monde, vous et moi. Du moins, je crois que c’est le même monde. Ma machine s’est brisée quand j’ai atterri.

—  Vous n’avez pas réussi à la réparer?

—  Si, mais je n’avais plus envie de repartir. Je suis bien, ici. J’étudie mes « contemporains », si je puis parler ainsi. Disons plutôt mes « compagnons du temps ». Je ne suis pas le seul à avoir choisi de rester volontairement. Il y a plein de choses intéressantes à faire, ici. Tout reste à découvrir. Si les archives disent vrai, il y a déjà pas mal de générations que les voyageurs arrivent par ici. Ils viennent de toutes les époques et de tous les mondes. J’étudie leurs technologies. Certains sont très équipés quand ils atterrissent ici. Et l’archiviste, lui, transcrit l’histoire et les mondes des voyageurs, quand ils veulent bien en parler. Il faudra que vous alliez le voir avant de repartir.

Je hoche la tête machinalement.

J’irai le voir, oui.

 

*

 

Sybille m’a rejoint en haut la colline. Avec Scritch.

De là-haut, on a un beau panorama sur la ville, les champs, la forêt. Et, au loin, ce qui ressemble à une chaîne de montagnes. C’est beau. C’est paisible.

Évidemment, ce n’est pas non plus de tout repos comme monde.

Il y a tant à découvrir, comme le dit Barnabé. Tant de choses inconnues. C’est plutôt excitant, en fait.

Il y a déjà quelques semaines que je suis là. Je suis retourné voir Barnabé plusieurs fois. On est allés chez l’archiviste. Je l’aime bien, lui aussi. Quand il est arrivé dans ce monde, il voyageait à bord d’un train rempli de livres. C’est un intellectuel. On discute pendant des heures de littérature et de toutes sortes de sujets.

Je n’ai pas encore décidé de la suite. Barnabé étudie ma montre. Il n’y a pas le feu non plus. Dans mon monde, personne ne m’attend. Quant à mon boulot… mes connaissances seraient utiles, ici.

Pour le moment, je vis toujours chez Aldabert. Je lui fais ses courses quand il est occupé. Et je passe du temps avec Sybille/Sylvain. C’est un(e) enfant adorable. Iel ne sait pas encore qui iel veut être, mais ça ne lia perturbe pas du tout. Iel explore son identité. Avec joie et enthousiasme. L’autre soir, iel m’a déclaré, très sérieux(se): « Tu sais, personne ne nous dit jamais qui on est. Il faut le découvrir tout seul. »

Oui. Iel a bien raison.

Ce pourrait être la morale de cette histoire, si elle était terminée.

Ce qui n’est pas le cas. Parce que je ne sais pas encore qui je suis.

Mais ce n’est pas grave.

Je n’ai plus peur.


Première publication : Solaris 202, 2017.