Laisser ses os en arrière, d’Ariane Gélinas

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Soledad se pencha vers l’évier de la cuisine. Un haut-le-cœur grimpa dans son œsophage, en même temps qu’un goût âcre lui emplissait la bouche. La femme cracha, la gorge irritée. Si seulement elle parvenait à se traîner jusqu’au sofa, à s’arracher au comptoir sur lequel ses mains s’étaient un temps cristallisées.

La nausée la faucha de nouveau, tandis que des parasites jaunis voilaient ses pupilles. Elle s’arc-bouta au-dessus de l’évier entouré de cactus nains, les paumes pressées sur son estomac tiraillé par les spasmes. La bouilloire lui renvoya son reflet : sa chevelure brun pâle qui tombait sur le col de sa robe de chambre, répandue en mèches sales autour de son visage anguleux, à la peau pelée.

Son regard dériva vers le verre d’eau sale abandonné près du plateau à vaisselle. Sa seule vision lui donna des spasmes de dégoût. Depuis combien de jours était-elle incapable de boire quoi que ce soit, elle qui consommait pourtant compulsivement thé et café auparavant ? À présent, le liquide griffait les parois de son œsophage : elle ne pouvait qu’abdiquer et le recracher dans la bonde, les gencives douloureuses.

Soledad pivota faiblement vers la table, empesée de napperons sales et chiffonnés. Dans son angle mort, le vestibule se découpait. Une semaine et demie qu’elle était incapable de franchir le seuil de la maison de Lebel-sur-Quévillon acheté un an auparavant. Sans cesse, l’image de Marvin, des boîtes de déménagement dans les bras, la persécutait. À l’aube, son ancien amoureux avait emprunté l’allée sablonneuse de leur demeure, après avoir clamé qu’elle méritait de se débrouiller avec la vente de la propriété, si elle souhaitait partir à son tour. Après tout, sa démission comme électricien avait déjà été officialisée à la mine Langlois. Il avait empilé des cartons une dernière fois sur le siège arrière de sa camionnette, leur unique véhicule, les traits crevassés par la déception.

Puis il avait filé vers le sud. S’était enfoncé à l’intérieur d’une dune hostile où régnait la sécheresse. Lui, d’ordinaire si généreux et rassurant, avait laissé son ancienne compagne derrière lui se désagréger comme une dépouille cédée aux vautours. Lorsque Soledad fermait les paupières, elle les entendait, percevait le claquement de leurs becs qui fouillaient la terre à l’ombre des sapins desséchés par l’été. Parmi les aiguilles dont elle appréhendait à distance la piqure sur sa peau, rêches comme le sable de l’allée.

Avant de refermer la portière de la camionnette, Marvin était demeuré sourd aux explications de Soledad : elle aurait dû refuser les avances de l’ouvrier, son collègue saisonnier, en plus, avec qui il allait s’entraîner régulièrement à la piscine. Elle s’était encore une fois laissé vaincre par son égoïsme. Et puis, dans sa bonté, Marvin lui avait déjà pardonné une fois semblable incartade, lorsqu’ils habitaient à Rimouski. Ils s’y étaient rencontrés à la fin de leurs études universitaires, il y avait quatre ans, peu avant qu’elle ne quitte son dernier amoureux pour lui.

Après son infidélité, Soledad avait promis que leur embauche conjointe à la mine Langlois et leur déménagement au nord du 49e parallèle feraient office de nouveau départ. Ils y amorceraient comme il se doit leurs trente ans. Là-bas, dans ces territoires purifiés par la taïga, ils pourraient avoir des enfants, tel que Marvin le souhait si ardemment. Tandis qu’elle, malgré ses relations amoureuses ininterrompues depuis l’adolescence, avait toujours eu l’impression d’être stérile, de charrier dans ses entrailles un amas de gravats compactés par les années. Il est vrai que, dans sa famille, les femmes se reproduisaient rarement. Et que, de temps à autre, comme sa mère, leur souffle se cassait en donnant naissance.

Mais, pas plus qu’à Rimouski, Soledad, ivre d’alcool et de canicule, n’avait eu la force de repousser les avances de son prétendant. La ferveur d’Adal, seule avec elle dans la demeure trop grande, son prénom aux relents de sel et de caravane lui avaient fait perdre ses repères. Elle revoyait l’homme, sa ceinture d’outils accrochée à sa taille svelte, ses pantalons de lin et sa chemise beige aux boutons du haut ouverts sur son torse cuivré. Ses yeux ambrés, tachetés de doré, de l’éclat fuyant des richesses scellées derrière le roc. Et la caisse de bières qu’il avait apportée alors qu’il faisait si chaud. Les bouteilles qu’ils avaient décapsulées pour Soledad. Sa soif intarissable. Elle qui buvait, buvait, incapable de taire la sensation de déshydratation. Elle n’avait pas résisté à Adal, l’esprit rendu nomade, momentanément tirée de cette léthargie qui l’accablait depuis son arrêt de travail des bureaux de la mine, en mai. Déjà trois semaines qu’elle n’avait pas eu envie de Marvin, assiégée par la langueur.

La chaleur soutenue, étonnante à cette latitude, couplée à cette ivresse que les antidépresseurs décuplaient, avait fait naître en Soledad un puissant désir. Ce n’était pourtant pas une raison pour étancher sa soif à la première occasion. Pour blesser Marvin, maintes fois écorché par ses relations passées. Marvin dont le courage, l’intégrité, avaient toujours été une source d’inspiration, un tremplin. Et elle, pour un élan dérobé de juillet, elle avait meurtri les plaies anciennes de son compagnon de vie, avait dévié le cours d’un affluent nécessaire. Alors que Marvin souhaitait trouver refuge dans un havre de paix définitif. Avec elle, au Nord de l’Abitibi. Elle se détestait, voulait disparaître. Elle sentait son ancien amoureux si loin, si imperméable et froid. Il fallait qu’il revienne, il le fallait…

Longtemps, Soledad était demeurée sous les rayons cuisants de juillet, à espérer le retour de Marvin. Son pardon. Assise sur le balcon aux travaux interrompus, les jambes entrouvertes et les bras ballants. Ses larmes évaporées par le zénith. Des heures tremblantes effritées au soleil. Jusqu’à ce que sa chair rougisse et que l’insolation lézarde son esprit.

Seuls les hoquets avaient répondu à sa solitude lésée par l’attente. Vaincue, elle avait rallié la maison, qui lui avait paru plus chambranlante que jamais. Incapable de rester dans la chambre imprégnée de Marvin, elle avait descendu des couvertures au salon en appelant le prénom de son ancien amoureux, qui se coinçait chaque fois en travers de la gorge.

Une éructation plus violente que les autres secoua Soledad. De plus belle, elle s’arqua vers l’évier. Un crachat jaillit d’entre ses lèvres. La teinte de sa salive, d’un beige brunâtre, la confondit. Ça ne pouvait pas être de la bile, ça ne se pouvait pas… Il ne devait plus rien rester en elle depuis des jours. Elle était complètement vide. Et, toujours, ce goût de brûlure entêtant sur la langue.

Elle se racla la gorge, le corps pesant. À l’aide d’un linge à vaisselle souillé, elle essuya les dépôts granuleux amassés à la commissure de ses lèvres. L’envie de s’allonger face à la porte-moustiquaire devenait obsédante. Indispensable. Plus tôt, elle avait un instant failli, trahi Marvin en composant le numéro d’Adal sur le téléphone de la table basse. Il fallait que quelqu’un vienne ! Mais la ligne l’avait gratifiée d’une tonalité accusatrice. Honteuse, elle avait essayé d’appeler une collègue des bureaux de la mine. Seul un bruit d’effritement avait parasité le combiné. Mathilde était-elle si loin, inaccessible au point que la ligne s’était pulvérisée ? Soledad avait toujours été si malhabile dans ses relations amicales : et puis, le plus souvent, les gens fuyaient la morosité, l’insécurité. Une seconde, elle avait pensé à ce père qui l’avait abandonné avant sa naissance, à son enfance austère en familles d’accueils, où elle était surtout considérée comme une source de revenus. Jusqu’à ce qu’elle s’épanouisse graduellement en rencontrant son premier amoureux…

Soledad gémit. Traîna sa masse nauséeuse vers les coussins, le torchon quadrillé de bleu et de blanc dans une main. Elle s’écroula sur le sofa, les yeux rivés sur l’entrée, dont la moustiquaire la préservait des insectes à l’instar de ces tentes protectrices utilisées lors des nuits tropicales. Elle avait été avisée de déplacer le meuble devant la porte pour guetter le retour de Marvin.

Et s’il faisait marche arrière, si, dans sa bienveillance, il comprenait sa difficulté à dire non, son effroi de demeurer seule plus de quelques heures ? Qu’il lui pardonnait son inconstance, de s’être toujours laissé porter par les circonstances, trop sensible à ce qui l’entourait ? Alors, l’existence de Soledad, figée dans l’aridité des mirages depuis le départ de son amoureux, jaillirait des sables tel un puits souterrain. Elle s’y jetterait, ses avant-bras à la peau craquelés prêts à plonger. Même si elle doutait de plus en plus de la possibilité d’une source en quelque endroit que ce soit. Le lac Quévillon existait-il toujours ? Ou s’était-il racorni parmi les légendes ?

Soledad ravala un hoquet. Une substance acide rongea ses gencives. Elle serra les mâchoires au point d’avoir mal. Noua le linge à vaisselle autour de sa tête à la manière d’un bandeau. Dans son ventre, les tiraillements décuplèrent, comme si une oasis cherchait à poindre sous son épiderme. Que la soif trouvait ses propres voies pour s’étancher.

Marvin reviendrait. Il le fallait. Nul autre que lui n’avait cette présence prégnante. Ces histoires qu’il lui racontait, les yeux chatoyants. Complices. Ensemble, ils se consolidaient. Préservaient ce qu’ils aimaient, en contraste avec le commun. Du moins, jusqu’à ce que la dépression rattrape Soledad une nouvelle fois, après plus de trois ans et demi de silence. Souvent, en état de demi-sommeil, l’image récurrente d’enfants fuyants au visage poreux et aveugle la poursuivait dans une forêt d’épinettes brûlées par le soleil. Au fond d’elle-même, Soledad savait bien que, même s’il disait le contraire pour la rassurer, l’absence de descendance chagrinait Marvin.

Les mâchoires serrées, elle posa une main tremblante sur son ventre, puis à la hauteur de sa poitrine. L’impression d’épouser le cours d’un affluent asséché, creusé par la douleur et l’absence, se précisa.

Soledad toussa longuement. Sa bouche se noya dans une salive jaunie dardée de cristaux informes. Un instant libérée, elle considéra les flaques répandues sur le sol, qui avaient taché en larges coulisses sa robe de chambre, déjà souillée. Quand s’était-elle changée pour la dernière fois ? Avait-elle enfilé des sous-vêtements ? Elle ne se rappelait pas. Plus. Elle croyait se souvenir de la brûlure de la douche sur sa peau la semaine d’avant, des jets qui avaient foré sa chair jusqu’à ce qu’elle se précipite, anéantie, hors de la cabine. Du sang avait tavelé ses cuisses, survenant telle une défaite. Pour mieux lui rappeler les attentes stériles de Marvin. Des minutes durant, elle avait tamponné son épiderme avec des serviettes, jamais assez sèche.

La sensation d’ébranlement reprit, persistante. Un filament plus clair suinta du nez de Soledad. La gravité l’arracha à son corps. Elle secoua la tête, les oreilles traversées par un élancement. Du liquide émergea violemment de ses tympans. Elle étendit la main pour toucher les grains pulvérisés mêlés d’humeur aqueuse. Sa bouche se tordit en une expression affolée, ses bras enserrés autour de son ventre qui tremblait. Il fallait qu’elle… Mais elle n’avait plus la force de crier, comme ces égarés des dunes morts de soif qui fusionnent avec elles avant que leurs paupières se désagrègent. Se confondent avec l’essentiel dans la fin.

Au prix d’un grand effort, elle rampa sur le carrelage éclaboussé de beige. Par la porte, le désert s’approchait. Soledad jaugea sa destination.

Elle hoqueta, enfonça ses ongles dans les interstices du plancher. En gémissant, elle réussit à atteindre la porte. Maladroitement, ses doigts agrippèrent la moustiquaire. Déchirèrent le rempart qui la séparait de l’erg. De la brûlure continue et volontaire du soleil. Aurait-elle encore soif de l’océan un jour ? Dans une vie ancienne, il lui semblait que, même si elle appréciait peu la baignade, Marvin et elle s’étaient prélassés dans des baies peu fréquentées. À l’époque où il faisait de la plongée sous-marine.

Un parfum salin lui parvint, semblable à celui que charrient les rives de l’Atlantique. Précisa l’origine de ses souvenirs. Pourtant, elle se trouvait à plus de cinq cents kilomètres à l’intérieur des terres. Au milieu du Québec, là où les cours d’eau se contorsionnent pour couler vers le Nord, rallient la mer arctique et ses berges dépouillées.

Pliée en deux, Soledad cracha de nouveau un liquide granuleux. Tant bien que mal, elle se hissa jusqu’à l’ouverture arrachée à la moustiquaire. Lourdement, elle dégringola les marches instables du balcon, qu’Adal n’avait pas eu le temps de réparer.

Souffrante, Soledad s’agenouilla dans l’allée sablonneuse de la maison, la robe de chambre ouverte, cachée des voisins par les sapins dégarnis.

Elle tourna la tête à demi vers sa demeure. Leur logis, à Marvin et à elle. Des images d’oasis pétrifiées par les rayons caniculaires ricochèrent sur ses rétines. Elle sentit son corps s’ouvrir. Le sable sous elle s’infiltrer dans son sexe. Non. C’était l’inverse. Le sable coulait d’elle. Le liquide brun pâle, de plus en plus compact, fuyait de son corps. De ses pores.

Décontenancée, Soledad s’allongea de tout son long dans l’entrée. La sensation de soif se résorbait. Finalement. En même temps que l’ocre aveuglait son regard. La caresse du soleil devenait de plus en plus ample, miroitait sur sa peau.

Résolue, Soledad resserra le linge à vaisselle autour de sa tête. Des particules chutèrent en un voile beige. Avec ses ultimes forces, elle enfouit ce qui restait de son visage dans le sable.

Lorsque la canicule se retirerait, elle s’effriterait comme une plage balayée par les bourrasques. Sans Marvin, dont le souvenir s’évaporait peu à peu.

Il était temps de rallier la palmeraie, sans un regard en arrière. D’inscrire sur les dunes le décalque de son corps-fossile. Plus jamais seule. Multiple.


Première publication: Brins d’éternité 44, 2016.