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Rainbow Creek, le 24 décembre 1898 – peut-être
Très honoré oncle Henry,
Nous vous écrivons en sachant pertinemment que vous ne donnerez pas suite à cette lettre, pas plus que vous n’avez donné suite à toutes celles que nous vous avons envoyées pour que vous veniez nous soustraire aux mauvais traitements de notre gouvernante.
Rappelez-vous: à la mort, encore inexpliquée, de nos parents, vous avez eu la bonté de nous recueillir chez vous – quitte à vous désintéresser totalement de nous par la suite – dans votre manoir près de Darwin, sis dans une localité isolée appelée Rainbow Creek. Nous y sommes arrivés il y a quelque temps, malades, vidés, après une traversée interminable sur une mer démontée. Nous avons rendu nos dernières aigreurs sur une plage de plomb, écrasés par une chaleur insupportable, sous un déluge qui sévissait, collant à notre peau les vêtements sombres et empesés qui conviennent à des orphelins de notre âge et de notre rang.
Les foudres tombaient de tous côtés.
Une voix à l’accent britannique impeccable a prononcé nos prénoms, de longs pieds chaussés de bottines suraiguës ont avancé vers nous. Mon frère a hurlé et s’est affalé sur moi. Je l’ai serré très fort, cherchant à expliquer sa maladie: non, il n’est pas idiot ni désobéissant. Même s’il n’arrive pas à s’exprimer, même si la lecture et l’écriture lui sont impossibles, il possède des dons incroyables, tel celui de détecter des endroits secrets, comme vous allez le découvrir… Pas émue pour deux shillings, notre gouvernante nous a enfournés dans un carrosse tendu de noir qui nous a emportés, dans le vacarme de la tempête, jusqu’à votre demeure: une bâtisse inachevée et déjà délabrée, hérissée de pignons, de paratonnerres, de tourelles menaçantes. Avant d’y être cloîtrés, le temps de sortir du carrosse et de gravir des marches moisies, nous avons aperçu un paysage d’une indicible beauté: les orages s’étaient dilués dans un ciel d’un bleu minéral, à l’horizon duquel se cambrait un arc-en-ciel chevillé à l’ocre flamboyante des terres, desquelles semblait jaillir un murmure profond, assourdissant, terrible et apaisant…
Notre gouvernante nous a bouché les oreilles et nous a enfermés à l’intérieur, où chaque pièce, encombrée de meubles imposants, semble receler des bouches d’ombre propices à toutes les terreurs.
Nous ne pourrions déterminer pendant combien de temps nous y sommes restés captifs: cloisonnés dans notre souffrance, il nous était impossible de nous repérer dans le temps et dans l’espace, surtout que toutes les fenêtres sont condamnées, grillagées et empêchées de laisser filtrer le moindre rayon du jour, aussi bien dans notre chambre que dans la salle d’école, là où il y a un cellier en forme de cage, dans lequel sont gardés les manuels. Mon frère – lui surtout – et moi ne pouvant satisfaire aux extrêmes exigences pédagogiques de notre gouvernante, nous y avons très souvent été enfermés à tour de rôle, tremblant de peur à longueur d’heures.
Il y avait aussi une planche à fesser, dont notre éducatrice faisait un grand usage, ce qui nous obligeait à dormir sur le ventre, voire à manger d’écœurants porridges debout, jusqu’au jour de notre rébellion. Nos souvenirs devenant de plus en plus vagues à l’heure actuelle, nous ne pourrions vous dire en quoi consista notre révolte, ni quel en fut le déclencheur: peut-être avons-nous contesté une question d’orthographe ou recraché une bouchée d’un mets servi par une cuisinière aussi terrifiée que nous. En tout cas, ce jour, ce soir, ou cette nuit-là, la fameuse planche s’abattit sur nos têtes. Certes, les premiers coups furent d’une douleur insoutenable, mais nous ne tardâmes pas à sombrer dans une noirceur veloutée…
Je ne pourrais vous dire pendant combien de temps je restai inconsciente. En tout cas, revenue à moi, mon premier souci fut de vérifier l’état de mon frère, et grand fut mon soulagement en le voyant sautiller, joyeux, à travers la chambre, me montrant une issue secrète qu’il venait de découvrir entre deux rangées de bibliothèques: aveuglante était la lumière multicolore qui s’en dégageait.
Dans l’embrasure, une silhouette sombre et svelte nous fit signe. Main dans la main, mon frère et moi la suivîmes à l’extérieur. Notre guide – un homme sans âge, aux yeux orangés et aux chairs foncées peinturlurées d’incompréhensibles dessins – nous conduisit jusqu’à une caverne rouge, marquée par l’empreinte de mains enfantines et envahie d’une quantité de galets gigantesques…
— Les œufs du grand serpent Arc-en-Ciel, murmura l’homme.
— Mais où sommes-nous, Sir ? osai-je demander.
— You are in Dreamtime, répondit-il, tout bas, avant de nous dire l’horreur sur laquelle vous avez construit votre manoir: un charnier d’aborigènes rebelles – hommes, mais surtout femmes et enfants –, sacrifiés à votre ruée vers l’or… Après ces révélations, notre guide souffla dans un étrange instrument bariolé, une longue chose en forme de serpent, dont la mélodie sembla surgir du ventre de la terre: au fil des expirations, caverneuses et harmonieuses, le didgeridoo – maintenant, nous connaissons son nom – se métamorphosa en serpent gigantesque, aspirant tout sur son passage: notre gouvernante y passa la première, criant au secours, en vain, dans les applaudissements de petites mains visibles de nous seuls, celles de nos nouveaux amis.
À présent, cher oncle, nous sommes comblés: de concert avec nos joyeux compagnons, nous jouons avec d’énormes rats portant leurs petits dans la poche de leur ventre, nous nous promenons sur le dos de tortues paresseuses alanguies entre les nénuphars, jusqu’au labyrinthe d’eaux marécageuses où reposent les crocodiles de mer qui nous adressent leur sourire gourmand et, assis, nus, au bord d’une falaise vertigineuse, nous contemplons le grand serpent libérateur figé sur l’éternel azur du ciel. Blottis l’un contre l’autre, caressant les perroquets qui viennent se percher sur nos bras, nous rions aux éclats, et nos amis avec nous – car aucune contrée n’est plus joyeuse que le vif paradis des enfants morts.
Vos neveux enfin libres et heureux
Milly & Florian James
Première publication: Solaris 193, 2015.