Une histoire de science-fiction, de Hugues Morin

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Semaine 1

Le tumulte règne autour des mangeoires suspendues au-dessus de la galerie. Les geais bleus disputent aux mésanges et aux junkos ardoisés les variétés de graines disposées là par Hugo. Se détournant de l’agitation aviaire, ce dernier tire l’ordinateur de son sommeil virtuel et dépose sa tasse de thé sur le bureau, à prudente distance de l’appareil. D’un double-clic, il accède au fichier du roman débuté la veille, s’assoit et commence sa lecture.

 

Une histoire de science-fiction [Titre de travail]

Par Hugo Martin

Chapitre 1

Malgré le tumulte qui régnait dans l’astroport et un mal de tête lui fissurant le crâne, Richard se faufila jusqu’à la douane. Son corps lui faisait ressentir les contrecoups de ses semaines de voyage en apesanteur.

Hugo relit les quelques milliers de mots écrits lors de sa première séance de travail sur ce roman. Pas mal pour un début. Une scène particulièrement réussie lui tire un grognement satisfait. Il ne se souvenait pas avoir aussi bien écrit ce passage. Quand on se laisse porter par l’inspiration, parfois, une envolée littéraire procure autant d’émoi que l’envolée des volatiles multicolores qui animent son séjour à la campagne.

La méthode est simple; relecture des passages composés à la dernière séance, corrections mineures, mais surtout plongeon dans l’univers du roman, pour s’y projeter pleinement avant d’en poursuivre l’écriture.

Ce matin, sa lecture l’amène à un passage évoquant le voile lumineux de la lune et le drapé des aurores habillant le ciel étoilé. Il se frotte les mains, prend une grande inspiration, puis ses doigts s’activent sur le clavier, alignant les caractères, noircissant l’écran quelques pixels à la fois.

Hugo n’est pas un auteur discipliné; il est incapable d’adopter un horaire fixe. Après quelques heures d’écriture, il délaisse l’ordinateur, dîne d’une salade, puis s’occupe à des travaux mineurs dans la maison. Il « varnousse », aurait dit sa mère. Hugo n’a rien publié depuis deux ans. N’a rien écrit depuis deux ans. Ce nouveau roman constitue un retour. Une réapparition. Une renaissance? Non, pas à ce point, quand même. J’avais cette idée de roman en tête depuis quelques années déjà. Mais presque.

Après souper, il se rassoit et passe quelques heures de plus sur son manuscrit, puis il monte dans sa chambre. Par la fenêtre, il distingue l’ombre de la maison projetée sur la neige par la lumière de la pleine lune. Les oiseaux ont quitté les lieux depuis la tombée du jour. La nuit vient tôt, en cette saison. Quelque écureuil ou autre rongeur viendra nettoyer les restes sur la galerie d’ici au petit matin. Un renard ou un raton laissera une piste fraîche dans la neige. La nuit tombe mais n’est pas inanimée pour autant.

Hugo est tiré du sommeil par des jappements, qui tournent aux hurlements. Les coyotes. Ils sont une petite meute, trois ou quatre individus dont le territoire croise celui du terrain d’Hugo. Ils s’encouragent l’un l’autre dans leurs aboiements, l’ensemble culmine dans une cacophonie enthousiaste qui se termine aussi abruptement qu’elle a commencée.

Par la fenêtre de la chambre, Hugo en aperçoit deux qui s’éloignent vers le pâturage voisin. Il n’arrive pas à les trouver inquiétants, ni dangereux, même lorsque la meute s’égosille à sa fenêtre. Il les imagine toujours dans le boisé, penchés sur les plans d’un bidule improbable destiné à attraper les geais bleus. Se faire réveiller la nuit par les coyotes fait partie de sa vie rurale.

Au matin, quatre pistes erratiques zèbrent la neige derrière la maison. Jonathan aurait aimé ça ici. Il adorait la campagne. Dommage qu’il n’ait jamais pu venir me visiter.

Hugo avait acquis sa maison de campagne – son refuge, sa cabane – deux ans auparavant. Peu avant la mort de Jonathan. Et le blocage qui avait suivi.

Café en main, Hugo observe la subtile danse des oiseaux par la fenêtre, pendant que son ordinateur se réveille. Un pic chevelu défend sa position face à deux geais un peu trop téméraires à son goût. C’est un mâle, avec une petite crête rouge.

La mer, verte, huileuse et opaque, s’étirait jusqu’à l’horizon. Richard scruta au loin, à l’ouest, dans l’espoir de distinguer la ville frontalière, en vain. Ébloui par l’éclat des deux soleils, il devinait à peine la côte à quelques kilomètres, et ne pouvait imaginer ce qui l’y attendait.

Hugo répète sa routine; relecture, ajustements ici et là, meilleur alignement de la narration sur Richard. Puis il plonge à nouveau, et ses doigts s’activent comme des baguettes magiques dont les mouvements provoquent l’incarnation de ses personnages, la survenance de son histoire. Il a parfois l’impression de la découvrir en l’écrivant, malgré les dizaines de pages de notes accumulées avant d’en entreprendre la rédaction.

Cette histoire de science-fiction, à laquelle il n’a toujours pas trouvé de titre, est un hommage. Le prétexte qu’il a trouvé pour se remettre à écrire. Pour se remettre de la mort de son ami et mentor, disparu dans une fulgurante dégénérescence. Un hommage, qui emprunte au style particulier de Jonathan Chevalier sans tomber dans le pastiche.

Les jours suivants sont similaires : Remplir les mangeoires, déjeuner, observer les volatiles, écrire, diner, varnousser, lire, souper, écrire, se coucher. Et ne jamais oublier de faire une sauvegarde en ligne. Quelques variantes dans les heures, d’autres dans les traces de pattes sur le terrain au matin; une martre, un trio de ratons ou le chat de la ferme voisine remplacent les coyotes. Le renard se fait rare. La routine est banale mais idéale pour la progression du roman. Et ça marche! Chaque matinée est porteuse d’une agréable surprise; Hugo n’a jamais été aussi inspiré ni aussi satisfait à la relecture.

 

Semaine 2

Le matin est calme, le silence n’est brisé que par le croustillement de ses pas dans la neige durcie. Hugo effectue chaque enjambée de manière à éviter de brouiller la piste. Des traces de chevreuil. Les marques distinctives de petits sabots, les arrêts aux quatre pommiers où quelques fruits gelés pendent toujours aux branches nues. Et les « pépites de chocolat » que le cerf a laissées sur son passage. Par-delà le ruisseau qui borde le terrain en contrebas, Hugo aperçoit les vaches de la ferme voisine, regroupées autour d’un ballot de foin.

Une fois à l’intérieur, Hugo allume un feu dans la vieille cuisinière au bois, puis prépare le café avant de s’installer à son ordinateur.

Chapitre 4

Des aurores paresseuses valsaient dans le ciel, étourdissant Richard. Il avait l’impression de ne plus être maître de ses gestes. La voûte étoilée, telle l’oeuvre d’un peintre dément, s’animait d’un mouvement qui le fit chanceler. Il fixa son attention sur un point particulier du ciel, à mi-chemin entre l’étoile polaire et Deneb; Tyl, sa prochaine destination.

Les mots s’alignent sur l’écran, un, deux, dix, cent, mille, les chapitres prennent forme, l’auteur ne prend que deux pauses pour consulter ses notes sur un détail d’astronomie. Il pourrait vérifier ces éléments plus tard, mais il préfère utiliser les bonnes données scientifiques dès le premier jet.

Le manuscrit avance bien, il avance même tout seul parfois, ce qui est déroutant. Hugo n’a pas l’habitude de ces envolées dont il ne se souvient qu’à moitié le lendemain, mais pourquoi ne pas profiter de cette inspiration bienvenue? Il a déjà lu une confession de Stephen King à l’effet qu’il n’avait aucun souvenir d’avoir écrit son roman Cujo. King était fortement sous l’influence de l’alcool à cette période, d’après ce qu’Hugo a compris, mais les histoires d’auteurs n’ayant que peu de souvenirs d’avoir alignés des mots précis sont légion.

Jonathan n’aimait pas écrire. Il aimait raconter des histoires, les inventer, suivre ses personnages, développer les intrigues et créer des univers. Mais l’acte d’écrire, de taper chaque lettre l’une après l’autre, lui était pénible. Il avait pourtant beaucoup écrit et son œuvre lui survivrait longtemps. N’était-ce pas son éditrice, Lisbeth Verreault, qui avait mentionné cette immortalité par son œuvre, à ses funérailles?

Il y avait eu peu de discours, aux funérailles. Étrangement, pour des gens de lettres. Comme à la plupart des cérémonies de ce genre auxquelles Hugo avait assisté, la dépouille exposée dans le cercueil ne ressemblait pas à son ami. Malgré sa foudroyance, le cancer avait eu le temps de ronger le corps de l’écrivain au point de le rendre méconnaissable. On aurait dit un mannequin malhabilement maquillé pour évoquer le souvenir de Jonathan Chevalier.

Ce plongeon dans un passé encore douloureux force Hugo à prendre une pause; il est sorti de l’univers du roman. Il dinera un peu plus tôt que de coutume.

Malgré la reprise de sa routine, il se retrouve le soir venu devant son écran, incapable de se concentrer; il ne cesse d’effacer les mots qu’il vient d’écrire. Rien ne sert de s’obstiner, il n’avance pas. Il se souvient d’un atelier d’écriture donné par Lisbeth Verreault auquel il avait participé à la suggestion de Jonathan. Elle avait conseillé aux écrivains en herbes de ne jamais cesser d’écrire quand ce genre de situation se produisait. Écrire autre chose, jouer avec les mots, composer une chanson, un poème, faire un exercice d’écriture n’ayant aucun rapport avec le manuscrit en cours, mais écrire. C’est donc ce qu’il fait, mais il monte quand même se coucher un peu plus tôt que d’habitude.

Maître Renard profite de la nuit pour venir le visiter, grimpant jusqu’à sa fenêtre, avec dans son bec un fromage. À l’horizon, éclairé par une grosse lune bien ronde, un troupeau de cerfs gambade dans le pâturage. De la base lunaire, Richard lui adresse un clin d’oeil en pointant vers la galerie. Sous les mangeoires vides, quatre geais bleus ont entrepris une partie de cartes, avec des graines de tournesol en guise d’enjeu. La partie se déroule sous le regard bienveillant du chat des voisins. Richard accepte un morceau de fromage lancé vers la lune par maître Renard, mais plutôt que de le manger, il le pétrit et en fait une colle pour réparer le hublot de son vaisseau spatial. Puis la lune se couche, emportant Richard et l’ombre des cerfs avec elle.

Le lendemain commence dans la brume. Dehors, une purée de pois empêche Hugo de distinguer la maison de ses voisins, pourtant sise à moins de cent mètres en contrebas. À l’intérieur, son cerveau est cotonneux et se refuse à fonctionner adéquatement malgré le café. Il s’obstine malgré tout et relit les paragraphes composés la veille.

La capsule oblongue, d’origine étrangère, peinte de couleurs fluorescentes et décorée d’énormes idéogrammes, s’arrima au satellite dans une chorégraphie orchestrée avec une précision millimétrique.

Hugo relit le passage, mal à l’aise. Il n’a aucun souvenir d’avoir composé cette phrase. A-t-il écrit dans une sorte de transe qui n’a pas imprégné sa mémoire? Commence-t-il à développer des problèmes cognitifs? À cinquante-trois ans, ce n’est pas impossible. Il repasse les derniers segments du manuscrit; la prose est meilleure que ce qu’il croyait avoir produit dans la soirée. Était-il retourné au roman après son petit exercice d’écriture? Il lui semblait que non, mais la routine affectait sa capacité à distinguer une journée de l’autre. Il avait peut-être terminé sa séance matinale sur ces passages après tout.

Après une autre session alternative pour se sortir de son blocage, son cerveau semble émerger de la ouate et Hugo se remet enfin à son roman. À l’extérieur, le brouillard, indécis, erre dans les environs toute la journée.

Au crépuscule, il observe le paysage diaphane. À la ferme, les vaches semblent brouter la brume dans la brunante. La galerie est déserte, les mangeoires sont vides; il a oublié de les remplir en matinée.

Hugo décide de se coucher tôt, une fois encore. La routine qui ne fonctionne plus, déjà? Il chasse les pensées sombres qui profitent de ses difficultés avec son manuscrit pour se manifester.

Cette nuit-là, il dort d’un sommeil agité, se réveille sur un inintelligible grognement, puis, incapable de se rendormir immédiatement, se dresse devant la fenêtre. Un mouvement attire son attention; c’est monsieur renard qui traverse nonchalamment le terrain et disparaît dans le boisé. Hugo retourne se coucher.

De gros flocons mouilleux remplissent le ciel à son réveil. Il sort malgré tout pour nourrir les oiseaux puis rentre se préparer à déjeuner. Il rumine un peu contre cette solitude campagnarde qu’il s’est imposée. A-t-il une vision trop romantique de l’écriture? Il répondait pourtant bien, avant, à l’absence de distraction. Il a perdu l’habitude de la routine de l’écriture, c’est tout. Ça va revenir.

Comme pour confirmer cette hypothèse, il travaille à son roman pour deux longues séances, puis répète l’exploit pendant les deux journées suivantes, qui s’avèrent plus productives que prévu.

Sur une impulsion de fin de soirée, il note à la main dans un calepin, la dernière phrase de son manuscrit, puis effectue une copie du fichier en lui donnant un autre nom. Est-ce un indice de troubles de santé mentale d’agir ainsi sur la foi de ses étranges doutes? Ou bien se préoccuper de ces inquiétudes est-elle plutôt une preuve d’équilibre?

Tu te poses trop de questions.

 

Semaine 3

Aux aurores, Hugo confiture ses deux dernières tranches de pain rôti. Il faudra aller en ville pour faire les courses en après-midi. Il prend une note mentale d’acheter du maïs concassé pour les tourterelles tristes, qui apprécient cette variété.

Sur son bureau, la copie manuscrite de sa dernière phrase de la veille repose à côté de son clavier. Il ouvre le fichier de son roman et déroule les pages jusqu’en bas.

Chapitre 6

À l’ouverture du sas, l’air d’une humidité écrasante surprit Richard. La base était équipée pour réguler son atmosphère et on y déambulait toujours dans une brise calme subtilement parfumée par la flore cultivée en serre. La sortie en cette journée caniculaire promettait d’être pénible.

C’est un passage différent de celui transcrit sur le bloc-notes.

D’une main tremblante, il dépose sa tasse de thé, tout à coup effrayé de la renverser. Les battements de son coeur se sont accélérés. Son coeur bat la chamade, pense-t-il, évoquant le cliché, mais il ignore ce qu’est vraiment une chamade et s’étonne de vouloir en chercher la définition.

Il ouvre plutôt la copie qu’il a créée le soir précédent. À la toute fin du fichier, sa phrase à lui apparaît, exactement comme celle transcrite sur la page du calepin. Il formule intérieurement l’évidence: son roman a été modifié au cours de la nuit! Il vérifie la copie en ligne; elle correspond au fichier original.

Est-il somnambule? Écrit-il dans son sommeil? Il consulte l’historique du fichier original. Rien d’anormal, toutes les séances et modifications sont de lui, ou plutôt de son identification inscrite dans son logiciel. Puis un détail lui saute au visage; la dernière sauvegarde remonte à 4h24 du matin!

Comment est-ce possible? S’est-il levé cette nuit pour écrire? Sans en garder aucun souvenir? Quelle idée absurde! Mais quelle est l’explication alternative? Que quelqu’un soit entré chez lui par effraction pour…  pour avancer l’écriture de son roman? Une hypothèse encore plus ridicule!

Il tente d’invoquer l’axiome de Sherlock Holmes… «Lorsque vous avez éliminé l’impossible, l’explication qui demeure, aussi improbable soit-elle, est certainement la vérité». Ou quelque chose d’approchant. Mais qu’est-ce qui relève de l’impossible et de l’improbable dans sa situation?

Incapable de se mettre à l’écriture, il décide de sortir.

La voiture dévore les kilomètres reliant le chemin de campagne à la ville voisine. Hugo change de chaine à répétition à la recherche de musique, en vain. Les quelques postes qu’il capte dans ce coin reculé ne diffusent que des nouvelles ou de la chronique à cette heure. Il éteint la radio et entrouvre une fenêtre malgré l’air glacial. Il tente de se changer les idées, mais n’y arrive pas. Son cerveau vacille de l’effervescence au désespoir, cherchant une explication rationnelle au phénomène qu’est devenu son projet de roman.

Il évalue les options qui s’offrent à lui. Il doit bien exister une application pouvant transformer sa tablette en système de surveillance. Mais l’idée n’est-elle pas aberrante? Il ne va tout de même pas disposer une caméra pour s’espionner lui-même la nuit!

En ville, tout est d’une exaspérante normalité, ce qui ne fait qu’accentuer son malaise. Après quelques courses rapides, il fait le plein et s’arrête pour un végé-burger en guise de dîner. Il épluche les quotidiens en mastiquant, espérant y trouver la nouvelle insolite qui lui permettrait de comprendre.

 

« La terre traverse un nuage magnétique aux propriétés étranges ».

« Un phénomène solaire inexpliqué bouscule le fonctionnement des ordinateurs ».

« Un bogue étonnant est apparu dans la plus récente mise à jour effectuée par Apple ».

« Un mystérieux pirate informatique cause l’émoi chez plusieurs auteurs ».

 

Rien de tout cela ne se trouve dans les journaux. Évidemment. Mais l’idée du hacker n’est pas idiote. Et si un plaisantin lui jouait simplement un mauvais tour? Mais un pirate avec un certain talent d’écrivain? Et pourquoi le viser lui, Hugo Martin, qui n’a rien publié depuis deux ans?

Sur le chemin du retour, il réalise qu’il a oublié le maïs concassé. Il envisage de rebrousser chemin, mais abandonne l’idée. Tant pis.

Après avoir rangé ses achats, il entre du bois de chauffage pour le poêle et remplit les mangeoires avant de monter s’étendre pour une sieste.

Dans les jours suivants, il ignore le roman. Il fait de la raquette dans les sentiers, s’élance sur sa vieille planche à neige dans la petite côte en face de chez lui. Il nourrit ses oiseaux, les observe, lit et fait de longues promenades sur le chemin du village.

Le jeudi soir, il écrit quelques paragraphes à la suite d’un passage qui n’est pas de lui, note ses dernières phrases à la main sur une nouvelle page de calepin, puis programme ses alarmes. Peu avant minuit, après avoir lu distraitement une vingtaine de pages du nouveau roman d’horreur d’un collègue, il se couche. Il tourne et retourne entre les couvertures avant de sombrer, enfin, dans le sommeil.

La première alarme sonne deux heures plus tard. Il sort de la chambre, descend au rez-de-chaussée, tapote la barre d’espacement de l’ordinateur, et demeure interdit. Le fichier du roman est ouvert. Il est pourtant certain de l’avoir fermé avant de monter. Il lit le dernier paragraphe du chapitre en cours, où se trouve le curseur qui clignote comme pour le narguer : ce n’est pas cette scène qu’il a notée en soirée.

Du pouce et l’index droit, il pince avec force son avant-bras gauche. Douleur, il ne rêve pas! Il a froid aux pieds. A-t-on froid aux pieds dans ses rêves? Il se rend à la salle de bain et soulage sa vessie. S’il rêve, il aura mouillé son lit pour la première fois en quarante-cinq ans. Il revient à son bureau… un nouveau paragraphe est apparu à la suite de l’autre, suivi de trois astérisques marquant la fin du chapitre.

Pris de panique, il appuie sur l’interrupteur de l’ordinateur et l’éteint.

Maintenant bien réveillé, il fait le tour de la maison : personne. Évidemment qu’il n’y a personne! C’est toi! C’est toi qui fait tout ça!

Il ne dormira plus, c’est certain! Il hésite, se traite d’idiot, puis rouvre l’ordinateur et le fichier de son roman. Il s’installe devant l’écran et surveille.

Rien.

Puis rien.

Encore rien.

Et toujours rien.

Le temps passe et repasse.

Soudain, les lettres se mettent à apparaître les unes à la suite des autres, à un rythme effréné. Une page est rapidement noircie, puis une autre, à une vitesse impossible à suivre. Hugo tente de lire à mesure, distingue le mot «coyote» à plusieurs reprises, puis tout s’arrête aussi subitement que ça a commencé. Hugo lit la dernière phrase.

« Le collier des coyotes collé à la colza corsée confinait le coeur concis du cochon confit ».

Hugo sursaute. Derrière lui, Lisbeth Verreault, pointe un doigt vers l’ordinateur.

– Je te l’avais dit que ce roman était mauvais! Les coyotes, ça hurle! Ça hurle! ÇA HURLE! AHOUUUU!!

Il entend les coyotes qui jappent et yappent à sa fenêtre ouverte. Un long hululement qui perdure dans la nuit. Un bruit strident, insistant.

II se réveille.

Seule la luminosité de l’écran éclaire la pièce. Avachi sur sa chaise de bureau, Hugo est ankylosé. Il se redresse en réprimant un grognement. Il est 4h10 du matin. Le fichier du roman est toujours ouvert, le curseur clignotant à la fin du chapitre 6.

Hugo appuie sur la touche de retour, puis tape, sous les trois astérisques :

Qui êtes-vous?

Il sauvegarde, referme le document et retourne dans son lit en coupant les alarmes.

 

Semaine 4

À l’aube, le grondement de la déneigeuse qui déblaie le chemin enneigé le tire d’un sommeil profond; sa conscience remonte lentement vers la surface et son cerveau émerge de sa léthargie. Il s’étire… puis se souvient de sa nuit à l’ordinateur. Et de son message.

Il entre dans le bureau, ouvre l’écran, puis le fichier.

Sous sa question, deux lettres se sont ajoutées.

S’il s’agit d’une farce, elle est de très mauvais goût, mais qu’elle est l’alternative? Hugo relit l’ultime passage.

Le soleil presque couché baignait d’une lumière d’or le paysage désertique. La jeune femme tourbillonna dans sa robe jaune. Richard détacha le vêtement qui révéla le corps d’Aileen en glissant soyeusement dans le sable rougeâtre.

* * *

Qui êtes-vous?

JC

JC. Jonathan Chevalier.

Si c’est une mauvaise blague, le pirate en sait beaucoup sur Jonathan et lui. L’utilisation des initiales, sans point, fait écho à une vieille habitude qu’Hugo avait adopté dans ses échanges de courriels avec Jonathan; «Allo JC,…».

L’hypothèse alternative lui donne le vertige. Pourrait-il réellement s’agir de Jonathan? De son esprit? Mais comment?

On a beau écrire de la science-fiction et du fantastique, ça ne signifie pas pour autant qu’on est prêt à croire à un esprit qui hante un MacBook pro!

Hugo décide de jouer le jeu – quel autre choix a-t-il, s’il veut en apprendre plus? Il finira bien par prendre son prétendu fantôme en défaut. S’en suit un dialogue étalé sur plusieurs heures.

 

– C’est bien toi?

– Oui.

Ouais, mauvaise question.

 

– T’es vivant?

– Vivant? Le terme est tellement chargé. Je dirais plutôt que mon cerveau est fonctionnel.

Meilleur.

 

– Comment?

– Avant de mourir, j’ai accepté de faire partie d’un protocole de recherche. On a injecté un sérum stabilisant dans mon cerveau pour le garder en vie avant que mon corps ne meure. Je suis donc cérébralement fonctionnel. On m’a ensuite branché sur un appareil à neurolien, qui représente l’essence du projet de recherche.

Merde, en plein le genre de Jonathan. Aucun pirate ne pourrait simuler ça.

 

– Tant qu’à écrire des histoires de science-fiction, aussi bien en devenir une, c’est ça?

– J’ai réussi semble-t-il à éviter le « crash lucide », qui a emporté la majorité des sujets de l’étude. Quand le cerveau comprend que le corps est mort et que l’activité cérébrale est maintenue artificiellement, la plupart ne survivent pas à cette révélation. Ma curiosité naturelle et mon esprit cartésien ont certainement aidé.

Ok, crédible, mais encore? Comment t’assurer que c’est bien lui?

 

– Je suis un peu sceptique. Je vais te soumettre un test sur des détails que nous sommes seuls à connaître.

– Évidemment. Bien sûr. Ça me rappellera nos quiz lors de salons du livre. Tu te souviens de Rimouski en 97?

Ça commence bien!

 

Après quelques échanges, de jour comme de nuit, Hugo arrive au bout de son test. Les réminiscences et souvenirs viennent graduellement à bout de son scepticisme. Sans qu’il en soit parfaitement conscient, il accepte de plus en plus l’idée qu’il soit en train de discuter avec son ami par ordinateur interposé. Il revient donc peu à peu à ses questions techniques sur la situation de Jonathan.

– Il n’existe actuellement que des contacts synaptiques entre mon cerveau et l’interface de neuroliens qui me permet de communiquer. Je pense d’ailleurs que c’est la communication qui m’a sauvé du crash lucide.

– Comment m’as-tu trouvé?

– L’interface est reliée à un serveur qui est en permanence branché sur le net. On dirait que, faute d’autre chose à faire pendant ses longues périodes au repos, mon cerveau a réussi à établir des connexions et à développer une manière de me faire naviguer. Au fil des mois, j’ai appris à m’y retrouver, puis à chercher des repères connus, des structures connues. Il y a une structure qui a attiré mon attention dans le début de ton roman, que j’ai aperçu dans tes sauvegardes en ligne. Ça a provoqué comme un écho dans ma mémoire. Tu m’avais parlé de ce roman déjà, on avait discuté des méandres et écueils possibles à sa rédaction, tu te souviens? Alors j’ai lu, en ligne d’abord, puis j’ai repéré de quelle adresse IP venaient les sauvegardes, pour aller à la source. Ton roman a réveillé mon appétit d’écrire, qui ne s’est pas amenuisé avec la mort. Je me suis laissé tenter.

Hugo se montre patient. Les échanges sont dispersés, Jonathan ne se manifeste que sporadiquement et pour de courtes périodes.       Questionné par Hugo, il explique ses absences :

– On nourrit mon cerveau avec le minimum requis pour la survie et pour l’étude; on ne me « réveille » que quelques fois par semaine, je n’ai donc pas assez d’énergie résiduelle pour te contacter plusieurs heures par jour. Ni pour contacter autrui. Chaque voyage sur le réseau est coûteux, mon cerveau est stimulé par l’écriture, j’y consacre l’énergie que j’ai.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant?

– Quelle question! On continue notre collaboration : un roman à quatre mains. Tu n’auras qu’à dire que c’est un manuscrit inachevé, que je t’avais laissé pour avoir ton avis et que tu as décidé de terminer.

 

Semaine 8

Sous un soleil éclatant, la neige se tasse et s’égoutte dans le sol gorgé d’eau. Les mésanges se font plus nombreuses, la surface du ruisseau n’est plus gelée, on apercevra bientôt des bourgeons aux branches du lilas devant la galerie.

Le roman avance bien. Très bien. Au cours des dernières semaines, Hugo y travaille de jour, Jonathan y collabore une nuit sur deux. À l’occasion, Hugo laisse une ou deux questions pour son ami, mais ils ont convenu de concentrer l’énergie disponible de Jonathan sur leur roman.

– T’es où? On peut te visiter?

– Je ne sais pas avec précision où on conserve mon cerveau, ni dans quel état. Dans un local du centre de recherche de l’hôpital universitaire, mais dans quel édifice exactement? J’ai l’adresse IP du serveur de l’équipe de recherche!

Chapitre 28

L’étrave du voilier fendait les flots brouillés par les vagues et une rafale arracha le chapeau de Richard, qui frissonna. La vélocité du vent augmentait et celle du voilier devenait soudainement inquiétante. Arriverait-il à destination sain d’esprit? S’en sortirait-il vivant cette fois encore?

Le jeudi matin, dans les sentiers, Hugo découvre une jonchée de plumes éparses sur la neige dans le sous-bois près d’une souche. Un oiseau blessé? Aucune autre trace. Des ailes accrochées par accident dans les branchages? La quantité de plumes semble indiquer un combat. Entre deux oiseaux? Contre un prédateur? Hugo ramasse les plus longues plumes et les emporte avec lui à la maison. Le soleil disparaît derrière la montagne de plus en plus tard.

– JC, t’es réellement immortel alors?

– Non, le protocole a une durée limitée. Ils poursuivront éventuellement les recherches avec un autre groupe. Je tenterai de leur laisser quelques pistes. Je ne leur ai pas tout dit sur mes nouvelles capacités sur le net, de peur qu’ils me débranchent! Quand j’ai signé le consentement, la durée de l’étude était variable mais ne pouvait dépasser cinq ans. Je suis mort depuis combien de temps déjà?

Ils avaient convenu d’échanger dans un fichier distinct de celui du roman et Hugo était méthodique dans ses copies de sauvegarde. Ils poursuivaient surtout l’écriture du roman. Parfois, Jonathan lui laissait de courts messages qu’il découvrait à son réveil.

– Je serai immortel par la fiction, mon ami.

 

Semaine 12

Une fine neige s’abat sur le village, comme un dernier sursaut d’hiver avant que le printemps ne s’installe pour de bon. Les fils qui relient les poteaux sont peuplés de nouveaux visiteurs. Intrigué, Hugo s’empare de ses jumelles pour observer les volatiles qui viennent de s’y poser. Ils sont aussi gros que les geais, ont un corps rondelet tacheté et de petites ailes pointues. Hugo en compte plusieurs dizaines. Ils quittent le fil aussi soudainement qu’ils y sont apparus et virevoltent autour des bouleaux à l’orée du bois.

Une recherche rapide dans un guide offert par un ami l’année précédente lui apprend qu’il s’agit d’étourneaux sansonnets. C’est la première fois qu’il en observe ici. Il écorne la page du livre puis ramasse ses clefs; il doit se rendre en ville pour faire des provisions.

Sur le chemin du retour, la petite voiture zigzague sur la route sinueuse en direction du village. Hugo zappe les chaînes radio à la recherche de bonne musique. Il s’arrête un instant sur un poste de musique classique, idéal pour laisser libre cours à ses pensées.

Il joue le jeu, se prend au jeu, même, mais le doute n’a pas complètement disparu de son esprit. Si l’idée d’un pirate informatique bien informé mais cruel ne lui apparait plus crédible, celle de Jonathan dont on a conservé le cerveau fonctionnel lui semble encore extraordinaire. Y a-t-il une autre explication plausible?

Oui. Toi. C’est toi, et toi seul, qui fait tout ça. Le roman, les séances nocturnes, les échanges dialogués. C’est ton imagination, ton délire, ton ordinateur, tes mains sur le clavier. Toi.

Il zappe à nouveau quand débute une pièce de Malher particulièrement chargée qui le plonge toujours dans une profonde mélancolie. Il tombe sur une mélodie qui lui donne un frisson, un rythme lancinant accompagné d’une voix douce et cristalline, qui fait écho à ses réflexions. « What are you wondering? What do you know? Why aren’t you scared of me? Why do you care for me? When we all fall asleep, where do we go? »

Il quitte la route des yeux et fixe l’écran de la radio. Dans l’espoir que le titre de la pièce ou le nom de l’artiste s’y affiche. Rien. Ce que je me demande, ce que je sais, pourquoi j’ai peur? La pièce se termine et il approche son doigt du bouton pour changer à nouveau de chaîne lorsque que l’animateur reprend le micro. « Vous venez d’entendre la gagnante de cinq Grammys cette année, Billie Eilish. Parlant de gagnant, notre super concours… »

Hugo éteint la radio.

When we all fall asleep, where do we go?

Une métaphore, peut-être.

Quand on meurt, où va-t-on? Dans une matrice branchée à des neuroliens informatiques, pour hanter ses amis?

Ou au sens littéral.

Quand on s’endort, où va-t-on? Faire de l’écriture somnambule?

Arrivé à la maison, Hugo stationne la voiture, coupe le moteur mais demeure dans le véhicule. Le roman est à toutes fins pratiques terminé. Un manuscrit sur lequel peu de travail sera nécessaire avant de le soumettre à l’éditrice. Et si c’était toi qui étais mort? Si tout ça se passait dans ton cerveau, maintenu artificiellement en vie? C’est peut-être de ton crash-lucide qu’il s’agit?

Ce soir-là, avant de se coucher, Hugo laisse un court message dans le fichier d’échange.

– Et si tu utilisais une app vocale, comme Stephen Hawking?

Le lendemain matin, rien de nouveau dans le manuscrit, mais Jonathan a répondu à sa question.

– Je pourrais en avoir une qui ressemblerait à ma voix; il existe des archives numériques d’entrevues que j’ai accordées à des radios et télés. Mais je préfère concentrer mon énergie à peaufiner le roman pour le moment.

Pas d’échanges vocaux, donc.

Comme c’est pratique.

 

Semaine 22

Il pleut à verse. La terre est gorgée d’eau. Le pâturage voisin est devenu un étang, le terrain un marécage, le chemin un ruisseau. Hugo se refuse à descendre dans le vide sanitaire de la maison, certain d’y découvrir une inondation mineure. L’eau se retirera quand la rivière en contrebas évacuera le trop plein du printemps.

Il a mal dormi, réveillé à plusieurs reprises par les orages. Tonnerre et éclairs ont fini par se mêler aux cauchemars venus hanter ses quelques heures de sommeil.

Au petit matin, Hugo découvre un nouveau fichier sur son ordinateur. Un fichier audio intitulé «Bye». La gorge nouée, il hésite à ouvrir le fichier… puis, résigné, il double-clic sur l’icône.

« Bon, bien c’est ici qu’on se dit au-revoir, Hugo… On m’a informé que l’étude se termine. Mon cerveau va être désactivé ce soir. C’est vraiment la fin cette fois-ci. Encore une fois, ça a été un plaisir de te connaître et de travailler avec toi. Prends soin de toi. Et publie notre roman… Bye, mon ami. »

Hugo soupire et se frotte les yeux. Il réécoute le message en boucle deux ou trois fois, ébranlé d’entendre la voix de Jonathan pour la première fois depuis plus de deux ans. Car c’est bien sa voix. Était-ce donc réellement lui? Ce n’est pas juste le son de sa voix, c’est aussi, sa manière de s’exprimer.

Il ouvre le fichier du roman et relit la fin du dernier chapitre.

Richard poussa un soupir, conscient que son aventure s’achevait ici. Étendu sur le dos, il fixait le ciel où les éclairs violacés cessèrent leur ronde effrénée et le roulement continu du tonnerre fit place à des grondements de plus en plus épars. Le temps s’assombrit encore et la pluie tomba longtemps, très longtemps. L’épaisse couche de nuage annonçait une nuit noire. Le corps trempé de Richard gisait, immobile. C’était terminé, c’était la fin de l’histoire.

Hugo essuie les larmes qui ruissellent sur ses joues. Comment peut-on mourir deux fois? Une fois ne suffisait pas?

T’étais mort, Jonathan, pourquoi t’es revenu si c’est pour mourir encore?

J’ai imaginé tout ça. Je développe une schizophrénie, c’est ça l’explication improbable mais possible, pas la résurrection de l’esprit de mon ami! Hallucinations, repli sur moi-même, incapacité à distinguer le réel de l’imaginaire, je deviens prisonnier de mon délire.

Pourtant, le roman existe; il a bel et bien été accepté pour publication. Lisbeth Verreault lui a envoyé la veille ses commentaires et suggestions, en confirmant qu’elle prévoit publier le livre à la rentrée, à l’automne.

Tu l’as écrit tout seul, ce roman!

 

Semaine 30

Hugo récolte ses premières tomates de l’année. Les fèves s’avèrent un peu tardives, quelques concombres commencent à pousser, des poivrons verts aussi, quand ils ne sont pas dévorés par l’écureuil ayant élu domicile dans la pruche en bordure du sentier. Il passe l’essentiel de ses journées à jardiner. La révision d’épreuves est terminée depuis un mois, le roman, annoncé sur le site web de l’éditeur, paraîtra bientôt. Hugo fera la tournée des salons du livre et des émissions culturelles. La run de lait.

Avec la fin du projet d’écriture et l’arrivée de l’été, le calme est revenu dans son esprit. À quoi bon se torturer? Il n’a aucune preuve que Jonathan a collaboré à ce livre. Tout le roman a été écrit avec son MacBook, son traitement de texte. Tous les messages et échanges ont été saisis sur son ordinateur. L’éditrice a bien reconnu le style de Jonathan, entremêlé au sien, mais ne l’a-t-il pas imité habilement? C’était mon intention au départ, de lui rendre hommage, non?

 

Semaine 35

Quelques gros cumulus d’un blanc éclatant parsèment l’horizon à ras les montagnes, seuls éléments discordants dans le bleu du ciel d’été. Sur la galerie, Hugo est déçu de ne pas éprouver la joie et la satisfaction qui accompagnent généralement l’arrivée de ses exemplaires d’auteur. Il ouvre la boîte qu’on vient de lui livrer et s’attarde un instant sur la couverture du livre.

 

Jonathan Chevalier et Hugo Martin

*

Une histoire

de science-fiction

 

Il a conservé le titre, finalement, qui s’applique tout aussi bien à l’intrigue qu’à l’écriture du roman. Il sera toutefois le seul à comprendre ce second degré. L’exemplaire entre les mains, il ne sait toujours pas quoi ressentir envers son nouveau roman. A-t-il halluciné tout ça, emporté par la douleur du deuil? S’est-il senti hanté par la mémoire de son ami, dans une grande envolée créatrice? Est-il plutôt victime d’un début de démence?

Il y a bien le message audio, précieusement conservé, mais s’il a pu écrire à lui seul un roman à quatre mains, il a aussi pu créer un deep fake? Si Jonathan l’a réalisé à partir d’extraits vocaux antérieurs, Hugo a pu faire la même chose.

Tu ne sauras jamais ce qui s’est réellement passé.

Hugo accepte cet état de fait, malgré les questions qui refont surface de temps en temps.

Surtout les soirs où les coyotes hurlent à sa fenêtre et font mine, dans ses rêves, d’entrer dans son bureau et de taper au clavier avec leurs griffes aiguisés en lui adressant un sourire carnassier.

*

Épilogue

À l’aube, la lente dilution de la noirceur fit apparaître un ciel indigo. Richard s’éveilla. Images du passé, réverbérations, couleurs acidulées de la nostalgie. L’odeur de la lavande, la douceur de la peau diaphane d’Aileen, le chant des chardonnerets derrière sa maison sur Terre. Les réminiscences perdaient déjà de leur essence vitale.

Je suis mort, pensa Richard. Il n’éprouverait plus jamais ces sensations. Son corps était mort, mais son essence avait survécu, son esprit avait survécu. Au dernier moment, il avait réussi à encapsuler sa personnalité dans la mémoire de l’ordinateur.

Ne surnageait pour le moment qu’une suite d’images brouillées dans un silence absolu. Mais il existait toujours. Il devait maintenant se recréer de nouveaux sens, trouver un nouveau chemin vers l’extérieur, rétablir une voie de communication.


Les extraits du roman dans la nouvelle sont inspirés de quelques passages et d’un concept empruntés au roman « La Taupe et le dragon » de Joël Champetier (éditions Alire, 1999), éléments utilisés avec l’aimable autorisation des ayants droits et de l’éditeur de Joël Champetier.