L’étrange cas de Nef Matunale, de Jean Pettigrew

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Nous étions à Port Infini depuis moins de quarante-huit heures quand mon maître me demanda d’envoyer les invita­tions.

—  Prévoyez le nombre maximum, très cher, et veillez à ce que les personnes suivantes se présentent.

Je pris la liste qu’il me tendait négligemment et, à la façon dont il me faisait part de son désir, je compris qu’il avait déjà résolu le mystère de Nef Matunale

—  Dois-je prévoir une réception hors de l’ordinaire, Maître?

Il réfléchit quelques instants.

—  Pas vraiment. Soyez seulement simple et de bon goût, très très cher ami, ce sera suffisant pour ces gens. N’ou­blions pas que, malgré l’importan­ce que revêt leur travail pour la galaxie tout entière, ils n’en demeurent pas moins des provinciaux.

Je saluai bien bas son jugement exemplaire pour me retirer aussitôt. Quelques heures plus tard, j’avais établi la liste définitive des personnalités à inviter – les notables et les per­sonnalités scien­tifiques et culturelles de Port Infini, bien sûr, mais aussi ceux de Gantiandre Antioche, Cimnérie Quant, Aulemmie Quant et des autres systèmes voisins – ainsi que le programme de la soirée. Quant au choix de l’endroit où elle se tiendrait, il n’avait pas été très difficile: mon maître, exi­geant toujours que ses réceptions aient lieu dans un espace en quasi-apesanteur, je me devais de regarder essentiel­lement du côté des Anneaux techniques ou, s’il n’y en avait pas, vers celui des villes orbitales. Heureusement, toutes les pla­nètes civilisées des Mondes Partagés possé­daient au moins une roue, même Port Infini, et j’avais donc réservé l’unique Grand Salon de Roue-1.

En le voyant, cependant, je ne pus que gémir: comparé à ceux de l’Anneau de Durudonx, notre dernière escale, il faisait figure de dé à coudre avec ses pauvres mille pieds de diamètre!

—  Port Infini est une planète totalement fermée où ré­sident moins de dix millions d’habitants, monsieur, alors comptez-vous chanceux d’avoir Roue-1 et son Grand Salon, s’emporta le directeur lorsque je lui fis part de mon mécon­tentement.

Je ne répondis pas au rustre, cela va sans dire, et m’em­pressai de biffer son nom de la liste des invités. Je revis ensuite en profondeur le programme de la soirée, annulant plusieurs de ses points forts, et souhaitai me revoir à Durudonx, cette riche planète qui possédait l’un des plus beaux Anneaux techniques de la galaxie avec ses vingt-huit niveaux inter­facés, ses trois cent quatre-vingt-deux ascen­seurs gravifiques le reliant à la planète et ses milliards de citoyens orbitaux. C’est là que, pendant une semaine, mon maître, Inchbutt Inch’E Qual, avait travaillé à la résolution de l’Affaire Klupinits [1], qui s’était avérée être l’un des crimes les plus odieux à avoir été commis depuis des millénaires dans la sphère des Mondes Partagés.

Bien installé dans ses appartements de Nef Qual, elle-même amarrée dans un des prestigieux Parcanef de l’Anneau de Durudonx, mon maître avait compulsé pendant plusieurs jours tous les indices et renseigne­ments disponi­bles sur l’Af­faire Klupinits. Lorsqu’il m’avait donné l’ordre de préparer la réception, j’avais su à son regard qu’il estimait s’être sur­passé pour résoudre cette énigme, aussi m’étais-je surpassé à mon tour.

Tous les représentants du Gouvernement durudonxien s’étaient extasiés devant mes talents et, après cette débauche qu’on avait dite hors du commun même pour la grande Durudonx, mon maître était apparu dans sa plus grande gloi­re pour monopoliser l’attention de tous en dévoilant les con­clu­sions de son enquête sur la disparition de Kili Klupinits, Président en titre de Durudonx.

Après avoir décrit minutieusement la façon dont le criminel s’y était pris pour introduire Klupinits dans un nervofileur monocellulaire déguisé en salle de bains, mon maître avait projeté l’hologranimé redessinant point par point le réseau serré du raisonnement l’ayant mené direc­tement à la cachette où était retenu le Président. Enfin, l’apparition de ce dernier, pauvre homme transformé en un monofilament de quinze mille miles enroulé sur une bobine ADN, avait jeté la fréné­sie dans l’assistance. Mais le choc ultime restait à venir. Quand mon maître, grâce à un traducteur biochimique, avait fait dire au Président le nom de son ravisseur, la réputation de Inchbutt Inch’E Qual s’était élevée au rang de légende vivante dans toute la sphère des Mondes Partagés.

Mais toute cette histoire était chose du passé et il me fallait parer au présent, soit la mise au point d’une réception digne de celles du grand Qual et de son génial maître de cérémonie, c’est-à-dire moi.

 

*

 

J’avais travaillé fort et le résultat, quoique modeste face à mes réalisations précédentes, en valait la peine. La sphère du Grand Salon – sur les Roues, le Grand Salon est toujours au centre, là où les moyeux se rejoignent – ressemblait mainte­nant à une salle de réception de l’époque préstellaire. Pour ce faire, j’avais tendu une surface de néoramique rectiligne pas­sant par le centre afin de rappeler les fausses planitudes pla­né­taires et pratiqué une ouverture à chacune des extrémités. Les invités entraient par l’une, descendant un monumental escalier de pierre, les artistes, les boissons, les victuailles et les surprises arrivaient par l’autre ouverture, un escalier mouvant en forme de vis sans fin.

Sur les surfaces convexes, d’autres murs plans avaient été fixés afin de suggérer les constructions rigides de l’antiquité et servir de support à un décor composé principalement de grandes holofenêtres gothiques, partiellement voilées par des tentures en véritable tissu végétal, et d’une imitation de pierre enrichie de boiseries multiples. Sur le sol, une généreuse couche de terre recouverte d’un gazon résistant accentuait l’illusion passéiste que je voulais créer. Au plafond, un dé­cor d’arches et d’ogives venait fermer l’espace et de gigan­tesques lanternes suspendues assuraient la touche finale.

À travers les holofenêtres on pouvait voir, à droite, un paysage balnéaire typique de ces temps oubliés – une petite plage du nom de Old Orchard – où des individus préstellai­res se baignaient de façon tout à fait décadente, avec maillot, lotion et ballon. À gauche, nous avions droit à un parc d’amusement de la même époque – une île nommée la Ronde – avec ses manèges, ses kiosques peinturlurés et sa foule tout aussi exotique que la première.

La crédibilité de ce dernier décor hologrammé était rehaus­sée par l’intrusion dans le Grand Salon des rails des monta­gnes russes. C’est d’une de ces holofenêtres – fausse, bien entendu! – que surgissait, dans un incroyable tintamarre de ferraille, l’assemblage de wagons fous qui faisait la joie des individus de cette époque. À toute allure, le train et son équi­page hurlant virevoltaient à travers la salle de réception, semant la panique et la confusion, avant de disparaître dans un tournoie­ment affolant par l’escalier de service. Il va sans dire que la composition de cet équipage s’était avérée la diffi­culté majeure de toute mon organisation, si l’on veut bien tenir compte du fait qu’il avait été très difficile de trouver, dans la maigre population de Port Infini, des acteurs capa­bles d’imiter une gravité d’ordre planétaire dans un environ­nement quasiment dénué de toute pesan­teur!

Une petite heure après le début des festivités, les invités – mille personnes triées sur le volet – étaient déjà tous pré­sents. L’ambiance, comme toujours, devenait électrique: tous ces gens, après tout, étaient à Roue-1 pour connaître le fin mot sur l’étrange cas de Nef Matunale, une affaire d’im­portance vitale pour Port Infini et l’ensemble des Mondes Partagés. Car il y avait eu meurtre au beau milieu de Parc Secondaire, l’endroit le plus surveillé des Mondes Partagés!

Voguant à travers la foule, j’écoutais attenti­vement les con­versations, souriant à gauche et à droite, surveillant le bon déroulement de la soirée. Jusqu’ici, les invités sem­blaient aux anges et les quelques surprises avaient eu l’heur de plaire.

Ainsi l’apparition de l’orchestre symphonique – il avait fallu expliquer à quoi servait cet ensemble préstellaire –, cha­cun de ses membres jouant d’un instrument à son, en avait ravi plus d’un. Quant aux airs interprétés, tous s’accordaient sur leur magnifique vétusté se mariant admira­blement au décor.

La prestation de quelques personnages célèbres de ces épo­ques oubliés – des acteurs refigurés et gérés par les identités anciennes directement interfacées – avait, par la suite, dé­ridé l’atmosphère. Donnant raison à mes pré­visions, la plus belle ovation avait été donnée à W. C. Fields qui avait pro­noncé son illustre discours sur la nécessité de se débarrasser à tout jamais des enfants et des politiciens. On se l’était tout de suite arraché afin de lui poser d’innombrables questions bien que certains autres, comme Napoléon, Mère Thérésa, San-Antonio, etc., eussent, eux aussi, fait crouler la foule de rire.

Mais toujours, les conversations revenaient vers l’essentiel et chacun essayait de deviner quelle serait l’explication trouvée par le grand Qual. Ils y en avaient même qui consi­déraient impossible de trouver une solution à un mystère qui avait résisté aux plus grandes IAs libres des Mondes Parta­gés. En entendant de tels propos, je ne pouvais m’empêcher de sourire: n’était-ce pas la preuve de la suprématie de mon maître sur ces amas de silicone puisqu’il avait, lui, trouvé la réponse en moins de quarante-huit heures?

Je me contentais bien sûr de garder cette opinion pour moi, ne voulant pas être taxé de racisme, et relançais la conver­sation sur d’autres pistes, annonçant l’arrivée imminente de mon maître qui s’empresserait dès lors de résoudre devant eux cette incroyable affaire.

—  Matrans U-Than, reconnaissons que cette histoire n’est pas banale, disait le représentant officiel des Mondes Parta­gés. Port Infini est une planète fermée où tous les habitants sont répertoriés un à un et où la création de clones est absolument impossible puisqu’il n’y a aucune installation génétique à moins de dix années-lumière.

—  C’est bien ce qui embête tout le monde, monsieur Ashil. Pourtant, il y a eu mort d’homme et aucun résident de Port Infini ne manque à l’appel.

—  Exact, matrans U-Than, tout à fait exact. D’après moi, il faut plutôt se tourner vers…

Et ainsi de suite, ici et là sur la grande surface gazonnée du Grand Salon, et aussi au-dessus puisque plusieurs rustres n’arrivaient pas à contrôler leur démarche en quasi-apesanteur, brisant irrémédiablement l’homogénéité de ma pres­tation! Mais l’ambiance était survoltée et tous, malgré la virtuosité de mes divertissements, attendaient mon maître, attendaient la solution!

Moi-même, comme toujours, je m’étais passionné pour l’affaire en cours et j’avais essayé, pendant les quelques heures d’inactivité que j’avais pu glaner depuis notre arrivée à Port Infini, de trouver une solution au meurtre qui s’était produit en plein Parc Secondaire. Peine perdue, il va sans dire. Comme à chaque fois, je m’étais consolé en pensant que mon maître était tout à fait incapable d’organiser lui-même ses réceptions. À chacun sa spécialité.

Jugeant l’instant propice – toute réception se doit d’obéir à une minutieuse gradation de tous ses moments – je commen­çai à me mêler à certaines conversations, geste qu’appré­ciaient au plus haut point les invités. N’étais-je pas, après tout, le bras droit du Maître en personne?

Puis, quelques minutes après la dernière surprise de la soirée – la reconstitution de la séance de l’Organisation des Nations Unies qui avait déclenché la Troisième Guerre mondiale – je m’éclipsai par l’escalier de service pour re­joindre la console de contrôle des puces inductives. Là, je supprimai les programmes des diplomates de l’ONU pour investir moi-même la tête des deux cent quatre-vingt-quatre acteurs de cette représentation. Il y eut un certain flottement parmi les invités quand ils s’aperçurent du changement d’in­duction. L’orchestre s’éclipsa à son tour, un certain silence fondit sur le Grand Salon: la réception prenait son véritable envol. À travers mes nombreux corps, je me dispersai dans la salle et commençai à rappeler à tous et chacun les faits qui s’étaient produits voici une quinzaine de jours à Port Infini…

 

*

 

Au matin du 21 mars 7734, dis-je donc simultanément par l’entremise de mes deux cent quatre-vingt-quatre bouches, l’équipage de Nef Matunale, huitième possession des Ponts Glace Neuf, qui devait transespacer comme chaque premier jour du printemps la Masse Ondoyante de Port Infini à Gantiandre Antioche, avait été épouvanté par un phénomène étrange.

Le transespaceur avait commencé ses litanies depuis quelques minutes quand il avait été dérangé par d’étranges refoule­ments sonores qui menaçaient de se changer en un train d’ondes perturbatrices. Sur la passerelle, la capitaine et l’uni­que temporaliste du bord avaient eux aussi été incommodés par ces refoulements qu’ils ne pouvaient cependant définir. Communications et vérifications s’étaient ensuivies et on s’était aperçu bientôt que les litanies du transespaceur, loin de s’amplifier, ne s’échappaient qu’avec peine du mangespace et ce d’une façon tout à fait anormale. Aucun doute n’était possible: la gigantesque trompette de néoramique était obstruée.

La capitaine avait donc ordonné au transespaceur d’arrêter les litanies de départ et ce dernier, à l’aide d’une console d’assistance, avait atteint le sommet du mangespace qui, contrairement à celui des Nefs appelées à franchir les grands vortex noirs, n’était pas rétractable. Il avait distingué vague­ment une masse sombre qui obstruait le passage, sans se douter de la vérité sur sa composition. Il s’était donc mis à l’œuvre pour retirer cette masse inconnue et l’atrocité de sa découverte lui avait presque fait perdre conscience. Car ce qu’il avait dû retirer du mangespace s’était avéré être le corps d’un homme effroyablement transespacé et désinté­gré. Ses compagnons, heureusement, étaient rapidement ve­nus à sa rescousse et on avait finalement déposé le corps sur la passerelle de Nef Matunale puis alerté la Garde de Parc Secondaire.

Autant qu’on avait pu en juger, l’homme, car il s’agissait d’un humanoïde de type soltrois, était vêtu assez miséra­blement: mais il fallait tenir compte de l’état dans lequel se trouvaient les vêtements, désintégrés ou déformés par les litanies.

C’est en vain que de nombreuses personnes de Port Infini avaient défilé devant le cadavre. Celui-ci n’avait pu être identifié, et les marques distinctives de ses empreintes digi­tales, cornéen­nes et génétiques ainsi que ses imprégna­tions alphas post-mortem n’avaient pu être d’aucun secours face à la transformation spatiale due au mangespace. On n’avait découvert sur lui aucune pièce permettant de se faire une idée, même approximative, de son état civil ou de sa con­dition sociale. Enfin, le médecin qui l’avait examiné n’avait pu obtenir aucune précision, les blessures et mutations appa­rentes ne pouvant être datées avec certitude. Toutefois, il semblait que la mort soit due aux litanies du transespaceur car le refoulement sonore n’avait pu venir que d’un homme vivant en train de souffrir le martyre de la transspatialisation sans aucune protection adéquate.

À ces faits, je me permis de rajouter que le mangespace de Nef Matunale ne mesurait que dix-huit pouces de diamè­tre. Autrement dit, le malheu­reux, qui était semble-t-il de corpulence moyenne, n’avait dû y pénétrer ou y être introduit qu’avec peine pour demeurer ensuite coincé dans le cylindre à mi-hauteur à peu près de celui-ci, c’est-à-dire environ cin­quante pieds, là où les filtres à fistules restrei­gnaient encore plus le passage.

 

*

 

Je me tus et le silence fut total dans le Grand Salon de Roue-1. Reprenant momentanément conscience dans la salle de contrôle des inductions, je profitai de ce court moment de répit pour demander à l’ordinateur de me faire monter en Temps-A: le pire restait à venir, c’est-à-dire la période de questions. Instantanément, mes perceptions s’accélérèrent. Toujours induit, je sentis mes multiples battements cardia­ques s’espacer de plus en plus, mes respirations devenir imperceptibles, mes corps se figer. Autour de mes mois, l’u­nivers freinait brutalement lui aussi, laissant mes nombreux invités immobilisés dans leurs postures du moment. Au bout d’à peine quelques secondes selon mes perceptions accélé­rées, j’atteignis le premier plateau du Temps-A, soit un diffé­rentiel d’environ 1000 à 1: j’aurais amplement le temps de répondre personnellement et longuement à chacun de mes invités, grâce à l’inter­médiaire de l’ordinateur qui emma­gasinerait toutes les questions si­multanées pour me les communiquer en T une à une. Il décélérerait ensuite mes réponses à l’échelle temporelle des invités.

Cette partie de la réception est évidemment la plus ennuy­euse pour moi. Si elle ne correspond qu’à environ vingt minutes de temps réel, elle se traduit en Temps-A par une durée de presque deux semaines! Lors des longues pauses séparant les questions que me transmet l’ordinateur, je me plais souvent à espérer que les temporalistes réussis­sent à créer un plateau d’équilibre un peu moins élevé. Néanmoins, lorsque l’ennui devient trop fort – j’ai déjà vu une pause de près de quatre jours en Temps-A sans qu’aucune question ne me soit transmise, preuve du haut degré d’ignorance de certains invités! – je fais de la méditation transcendantale, amenant mon être à un niveau de relaxation idéal pour bien comprendre les explications de mon maître.

Cette fois-ci, les invités me firent honneur: je n’eus à subir aucune période creuse et pas moins de 3837 questions me furent posées, ce qui, bien que n’étant pas un record, repré­sente une somme honorable. Bien sûr, le nombre des ques­tions différentes, lui, s’avéra beaucoup plus bas, de l’ordre d’à peine une centaine, ce qui ne m’empêcha pas de donner une réponse personnalisée pour chaque question et chaque invité, mêlant avec habileté les référents factuels et les implications du moment, à savoir l’invité particulier qui m’avait posé la question et la composition de son groupe. Souvent, même, j’allai jusqu’à assembler deux ou trois de mes corps induits pour les faire interférer l’un avec l’autre, ce qui ne manquait jamais de provoquer son effet sur les invités présents lors de ces rencontres.

J’eus donc beaucoup de questions sur les circonstances du meurtre, mais aussi sur les lieux du meurtre, soit les fameux Parc Secondaire et Nef Matunale, sans oublier l’équipage de cette dernière. Mais avant tout, je racontai vingt-deux fois l’historique de la création de Port Infini et de la découverte des propriétés propulsives inégalées de la Masse Ondoyante. En effet, plusieurs invités n’étaient pas directement impliqués dans sa production et la plupart des dignitaires n’avaient aucu­ne idée de la façon dont on produisait ce carburant universel, prouvant encore une fois qu’il ne s’agit pas de connaître mais de paraître, dans le monde de la diplomatie…

 

*

 

La théorie de la Masse Ondoyante fut développée il y a très longtemps par Elliot Saans, un physicien de l’ancienne Terre. À cette époque, sa théorie fit fureur: le carburant idéal était enfin trouvé. Mais il se passa des siècles avant que l’on puisse réussir à le fabriquer. C’est par hasard que l’Acadé­mie des Cherchistes de Prégencial d’Autoch trouva la solu­tion. On sait que le Cherchiste est une personne qui consacre sa vie à chercher des choses nouvelles à chercher. Le fonda­teur de la secte, Colombien Constant, est mainte­nant célèbre dans toute la sphère des Mondes Partagés. Ses méthodes vont totalement à l’encontre de la méthode scientifique classi­que, puisqu’elles se guident uniquement sur l’intuition du moment, le hasard, et tout ce qui semble inhabituel. Bref, alors qu’ils revenaient d’un congrès sur Phallaag IV, quel­ques Cherchistes de Prégencial décidèrent de faire une expérience en associant quelques sentieurs, temporalistes et microdirec­teurs et de les faire travailler tous à la fois pendant qu’eux réciteraient de vieilles prières arabes aux effets sono­res troublants. Le résultat fut invraisem­blable. D’un seul coup, leur Nef fit un bond en avant de plus de trois années-lumière. La panique fut générale, mais on réussit quand mê­me, après plusieurs semaines d’incer­titude, à se rendre à bon port.

C’est à partir de ce surprenant phénomène que les vraies recherches commencèrent et que, dix ans plus tard, on fondait Port Infini, le seul endroit connu dans toute la sphère des Mondes Partagés où il était possible de fabriquer la Masse Ondoyante. Les recherches permirent en effet de dé­couvrir ceci: à certains points précis de l’univers, baptisé Épicentre Transpatial, les actions combinées d’un sentieur, d’un temporaliste et d’un microdirecteur pouvaient se con­juguer et influencer parfaitement la matière. Ainsi le sentieur localisait et identifiait les particules, le temporaliste modifiait l’écoule­ment du temps et le microdirecteur dirigeait les parti­cules et produisait les réactions souhaitées. On pouvait ainsi produire une matière totalement énergétique, la retenir par certaines configurations et l’isoler par le magnétisme. Une fois cette étape cruciale terminée, il ne restait plus qu’à y piger d’infimes parcelles de l’ordre du milliardième de pouce de diamètre et à les exciter convenablement par des fréquen­ces sonores pour avoir accès à une énergie qui dépassait de loin la puissance même du fractionnement de l’atome.

Pendant des années, on chercha à trouver un épicentre universel. Lorsqu’on en trouva un – en l’occurrence dissi­mulé au fond d’un trou noir – on s’aperçut qu’il y avait une planète gravitant autour de ce gigantesque puits gravifique. On appela la planète Port Infini, on y greffa un petit Satellite-Soleil et une Roue, et on construisit une ville autour des installations destinées à fabriquer la Masse Ondoyante. C’est donc à Port Infini même, dans ces installations maintenant connues sous le nom de Parc Primaire, qu’on termina les recherches devant aboutir à la production actuelle, ajoutant au tout début du processus des moralistes atomistes qui, par leur capacité de rendre la matière désireuse de subir ses futures transformations, rendirent possible, avec les duplica­teurs, la production en chaîne de la Masse Ondoyante.

Parc Primaire, considéré comme le plus important ensem­ble industriel des Mondes Partagés, était donc gardé comme tel. Empruntant la forme d’un gigantesque tore, sous surveil­lance continue, il contenait Parc Secondaire, nom de l’astro­port qui occupait le centre de ce tore, endroit le plus surveillé de l’endroit le plus surveillé de la galaxie connue. C’est dans cet environnement qu’un cadavre avait été découvert, dans le mangespace de Nef Matunale, la seule Nef affectée au transport de la Masse Ondoyante. On imagine sans peine la commotion provoquée par ce corps sur tout Port Infini.

Car Nef Matunale, en dehors de ses voyages saisonniers, était toujours en repos au Parc Secondaire. Afin d’ajouter à l’impossibilité de la découverte macabre, Parc Secondaire était surveillé jour et nuit par une garde spéciale du Corps des Nefs Officielles et la navigatrice et quatrième membre de l’équipage de Nef Matunale, Petaug Han Loek, vivait conti­nuellement à bord en qualité de Gardienne Ultime de Nef Matunale. Comment, dans ces conditions, l’homme avait-il été ou s’était-il introduit dans le mangespace, là où le moindre déplacement des molécules d’air aurait dû être en­registré par des milliers d’ordinateurs et de gardiens de tous acabits?

Fait encore plus curieux, sur une planète fermée comme Port Infini où chaque individu était scrupuleusement recensé, on n’avait pu établir l’identité de l’homme…

—  Les sentieurs ont fait ce qu’ils ont pu, monsieur Ancque, et je les plains car la besogne n’a pas dû être agré­able. La seule conclusion intéressante de leurs travaux, c’est que l’homme en était bien un au départ et qu’il a été incon­scient – sommeil ou commotion, on ne sait – au moins pendant six heures avant le début des litanies.

— Incroyable, mon ami. Vous rendez-vous compte des implications? Un homme était dans le mangespace de Nef Matunale depuis six heures et à aucun moment ce fait n’a été remarqué?

—  Attention, monsieur Ancque, ne déformons pas les faits. Les sentieurs disent que l’hom­me a été inconscient pendant un certain temps avant le début des litanies, mais ils n’ont jamais dit où il se trouvait pendant ce temps. Les mutations ont empêché les sentieurs de compren­dre l’envi­ron­nement extérieur. En fait, le pauvre homme pouvait être n’importe où. Rappelez-vous l’aspect externe du cadavre et vous comprendrez leurs difficultés.

—  Admettons que les ordinateurs du Corps des Nefs Of­ficielles et celui de Nef Matunale aient été bernés d’une façon ou d’une autre: après tout, ce ne sont que de vulgaires ma­chines. Cependant, il y avait une femme à bord, Han Loek. Quel genre de femme était cette travailleuse de l’espace?

—  Petaug Han Loek, dis-je respectueusement à Yli Enh’ Krim, matriarche de Selmiandre, est native de Cimnérie Quant. Humanoïde de type végahuit, elle a soixante-deux ans standard et possède un degré de navigatrice classe 1 depuis trente-huit ans. Célibataire, elle a transespacé dans toutes les parties connues de la sphère. Ses supérieurs la disent bonne navigatrice bien que possédant un esprit moyen et un penchant très accusé pour l’insération chronique. D’ailleurs, elle passe toutes ses périodes libres à dormir et à s’insérer. C’est une adepte du sanng-dragualq, donc d’une fidélité à toute épreuve.

—  Et le reste de l’équipage?

—  Le transespaceur, Qilli Qantêleev, humanoïde de type soltrois, trente ans standard, marié, vient de Aulemmie Quant. Son dossier ne montre que de bons renseignements. La capitaine, Phyp Pyrhr, appartenant depuis quinze ans aux Ponts Glace Neuf, mariée et mère, est membre de l’Élite Aulemmienne. Enfin, le temporaliste, Isaac McPymish, près de quarante-deux ans standard, est un humanoïde de type soldeux, vivant encore avec ses parents communaux.

—  C’est tout? Seulement quatre personnes?

—  Exact, Madame Nulmin. Nef Matunale ne quitte Port Infini qu’une fois par saison, pour un voyage qui ne néces­site que deux ou trois jours. C’est un travail de tout repos. Elle est vouée au transport de la Masse Ondoyante, comme vous le savez, et n’est en fait qu’une navette entre Port Infini et Gantiandre Antioche, où la Masse Ondoyante est fraction­née et dispersée dans toute la sphère des Mondes Partagés…

—  Quelle est la hauteur du mangespace de Nef Matunale?

—  102 pieds du sol à l’embouchure, monsieur Roger.

—  Impossible d’y grimper?

—  Évidemment! Et il n’y a pas de grues aux alentours, si vous voulez tout savoir!

—  Mais les antigravs…

—  Monsieur Roger, n’oubliez pas la surveillance étroite de Parc Secondaire. Même une mouche, que dis-je, un virus n’aurait pu circuler dans Parc Secondaire sans être dûment enregistré.

—  Y a-t-il moyen, à partir de l’intérieur de Nef Matunale, de s’introduire dans le mangespace?

— Aucun, monsieur Bhuttug. Il faudrait y accéder par l’étran­gleur foculaire, et l’ouverture de celui-ci n’est que de treize pouces de diamètre. Après, ce sont les huit rotations du dédimension­naliseur, alors…

—  Y avait-il d’autres Nefs dans Parc Secondaire lorsque toute cette histoire s’est produite?

—  Une seule Nef Officielle se trouvait dans Parc Secon­daire outre Nef Matunale, matrans Bilsisfogar. Il s’agit de Nef O’Gondagne, une Nef Personnelle, qui a stationné pen­dant quarante-huit heures standard non loin de Nef Matuna­le, et qui est partie quelques heures avant la découverte.

—  Un départ de nuit! À qui Nef O’Gondagne appartient-elle?

—  À Sallan Preiid lui-même.

—  Ahhhh…

—  À qui?

—  Sallan Preiid, monsieur Roger, le directeurimage et propriétaire en charge des Ponts Glace Neuf.

—  Et comment se fait-il qu’il s’enfonce si tard dans la nuit vers… vers où au juste?

—  Gantiandre Antioche. Affaires parfaitement normales, matrans Bilsisfogar. À chaque livraison de la Masse Ondoy­ante du printemps, Sallan Preiid assiste à l’arrivée de Nef Matunale sur Gantiandre Antioche et signe le renouvellement symbolique du contrat octroyant à son consortium l’exclusi­vité du transport de la Masse Ondoyante Originale.

—  A-t-on fait enquête sur l’équipage de monsieur Preiid?

—  Bien sûr, Révérencieux Misangui. Il s’agit de Kan Khati, capitaine, Samuel Ronald Isben, transespaceur, et des frères Karoustine, respectivement temporaliste et naviga­teur. Tous de type soltrois, tous de Port Infini depuis au moins trois générations.

—  Donc au-dessus de tous soupçons?

—  Exact, Mademoiselle Rilida, tout comme l’équipage de Nef Matunale. Ne travaille pas qui veut dans l’entourage de Sallan Preiid.

Et ainsi de suite… Au fur et à mesure que le temps passait, les questions demandant des éclaircissements sur des détails s’espacèrent puis on en arriva où on devait en arriver: pas un des invités ne voyait de solution au mystère de Nef Matunale.

—  Mais vous comprenez bien que cette histoire est tout à fait impossible, s’emporta finalement le grand Sallan Preiid lui-même: comment peut-on trouver un cadavre qui n’existe pas dans le mangespace de Nef Matunale qui est dans Parc Secondaire qui est dans Parc Primaire qui est dans une ville fermée où il ne manque personne sur la planète la plus surveillée de l’univers?

—  Vous avez raison, monsieur Preiid, c’est invraisem­blable. Je pense qu’il s’agit de l’affaire la plus inhabituelle à laquelle a eu à faire face mon maître. Comme vous dites, ce cadavre ne pouvait exister ni se retrouver là à ce moment précis. Alors, la question est là, criai-je soudain de toutes mes voix, faisant sursauter les invités: d’où peut bien venir ce cadavre? Et comment a-t-il pu arriver dans ce mangespace?

Une voix tonitruante lança alors du haut de l’escalier d’honneur:

 

Il y a poussé!

 

*

 

Il y eut un subit silence tandis que tous les regards se tour­naient vers l’entrée afin d’apercevoir l’instigateur de cette réception, le seul, l’unique Inchbutt Inch’E Qual. Mon maître s’y trouvait, en effet, et dans toute la ronde splendeur de ses mille livres en état d’apesanteur.

Cependant, ce n’est pas sa masse, tout aussi légendaire que son sens de la déduction, ni le troisième jeu d’articu­lations qu’il venait tout juste de se faire greffer aux bras qui suscitèrent les murmures excités, mais bien le deuxième Inchbutt Inch’E Qual qui apparut derrière lui alors qu’il commençait à descendre l’escalier monumental, puis le troi­sième et le quatrième… et tous les autres qui ne cessèrent d’arriver.

Et lorsque le premier, celui qui avait lancé l’incroyable af­firmation, commença à croiser parmi les invités, tout sourire déployé, serrant à gauche et à droite les mains tendues grâce à la stupéfiante portée de ses bras allongés, étirant son cou de girafe – encore là une élongation, de la colonne cette fois-ci, un peu plus ancienne – afin d’at­teindre quelques joues amies, quelques lèvres estomaquées, lorsqu’une centaine de Qual le suivirent à la file alors que, du haut de l’escalier, il en apparaissait encore et toujours, c’est à ce moment précis qu’il fut possible de lire sur tous les visages des invités, quels qu’ils soient, un sentiment de profond écrasement devant cet invraisemblable déferlement de mastodontes identiques. Comme à chaque fois, l’arrivée de mon maître les faisait tous tomber, littéralement, sous son joug ; ils étaient maintenant prêts à accepter ses paroles comme autant de vérités absolues.

Je profitai de ce moment de confusion totale pour ramener mes corps d’emprunt vers l’escalier de service. Ma presta­tion était enfin terminée ; c’était au tour de mon maître de s’emparer pour de bon – et dans tous les sens du terme – de ses invités.

Lorsque le millième Qual se présenta au haut de l’escalier et qu’il alla rejoindre le dernier invité esseulé, j’avais déjà remis le contrôle de leurs corps à tous mes acteurs. Encore en Temps-A, je me sentis prêt à écouter religieusement, tout comme les mille invités, la résolution de l’énigme de Nef Matunale de la bouche même de mon maître, engoncé tout à côté de moi dans sa propre console de Temps-A.

Voici donc une des mille et une versions de ce qu’il nous raconta, ce soir-là, dans le Grand Salon de Roue-1, à moi et à tous ses invités…

 

*

 

—  Mon ami, mon très très cher ami, je crois bien que vous penserez que je n’ai pas eu beaucoup de mérite à trou­ver la solution de cette énigme, lorsque je vous aurai fait part de mon raisonnement. Car, même si ce mystère vous a semblé, tout comme à bien des gens, d’une épaisseur quel­que peu brumeuse, je dois vous avouer qu’il ne m’a fallu que quelques heures de réflexion pour en trouver la solution et tout au plus une journée pour en faire vérifier l’exactitude.

Je vous l’ai déjà dit, le premier point d’importance, dans la résolution des énigmes, est de bien comprendre les faits. Et de ces faits que vous avez patiemment relatés à nos invités, mon très cher ami, il y en a un qui est primordial: l’affaire s’est passée à Port Infini, dans Parc Secondaire, et nulle part ailleurs. Et que produit-on tout autour de Parc Secondaire? La Masse Ondoyante. À partir de cette base, l’édifice logique conduisant à la résolution du cas de Nef Matunale s’édifie de lui-même, vous en conviendrez.

(Je n’en convenais pas du tout mais le maître étant Mon Maître, je me contentai de hocher la tête, attendant la suite avec défé­rence.)

—  Je passe sur tous ces arguments que vous avez eus avec nos invités. Les faits étant les faits, la conclusion que vous faisiez à monsieur Preiid lorsque je suis entré était tout à fait logique: ce cadavre ne pouvait pas exister en temps normal, encore moins se retrouver dans sa fâcheuse posi­tion. Mais voilà: nous ne vivons pas dans une époque très normale, vous en conviendrez, et, de plus, nous nous re­trouvons à Parc Secondaire. Pourtant, comme vous l’avez si bien dit, il semble strictement impossible qu’un homme ait pu se coincer ou être coincé dans ce mangespace – pensez donc, le mangespace de Nef Matunale, la Nef qui trans­porte la Masse Ondoyante Originale! – sans alerter sur-le-champ toute la planète, que dis-je, tous les Mondes Partagés.

Il nous reste donc peu de solutions. Soit que cet homme se soit téléporté d’une quelconque façon… non, non, très cher, il faut savoir tout envisager sinon vous risquez de passer à côté de la réponse… donc, la téléportation. Cependant, nous savons qu’il est impossible actuellement de se téléporter d’un point à un autre sans qu’il y ait un quelconque récepteur. Et même avec un récepteur, il faut réunir des conditions tout à fait extraordinaires. Par conséquent, cette solution demande une technologie bien en avance sur la nôtre et nous pouvons pour le moment la mettre de côté.

Une autre solution envisageable: les membres de l’équipa­ge de Nef Matunale ont trouvé dans les entrailles du mangespace autre chose qu’un homme. Ce qui est tout de suite infirmé par les analyses subséquentes des médecins, sen­seurs et autres spécialistes. Il s’agit catégoriquement d’un homme. D’ailleurs, cette solution ne serait que partielle puis­que, de toute façon, il faudrait expliquer comment cette mas­se se serait retrouvée dans cette fâcheuse position.

Bien. Nous avons donc un homme, mort, dans le mangespace de Nef Matunale. Deuxième fait à vérifier: quelle sorte d’homme avons-nous? Si on fait abstraction des dom­mages dus au fonctionnement du mangespace, un homme tout à fait normal, affirment les spécialistes, de nouveau caté­goriques.

Alors, mon ami, il ne restait plus qu’une solution, et même si elle apparaissait invraisemblable, il fallait qu’elle soit véri­dique. C’est cette vérité que j’ai clamée en entrant: cet homme, puisque c’en était un, qui ne pouvait s’être introduit dans le mangespace de Nef Matunale en aucune façon, devait obligatoirement y avoir poussé!

(Là, je ne pus me retenir, tout maître et Maître qu’il était!)

—  Vous voulez dire que cet homme s’est formé là, com­me ça, Maître?

—  D’une certaine manière, oui.

—  Mais…

Il me vrilla du regard et ses yeux pétillèrent d’allégresse.

—  Écoutez attentivement, très cher, ce qui va suivre, et vous aurez largement de quoi vous occuper lors de votre prochaine méditation. Lorsqu’un raisonnement impeccable aboutit à une solution invraisemblable, il ne reste plus qu’à expliquer ladite solution, c’est-à-dire à la rendre vraisem­blable.

Ce que j’ai fait sur-le-champ en me remémorant mes con­naissances sur la fabrication de la Masse Ondoyante. C’est là que j’ai trouvé la résolution de l’énigme et c’est à ce moment précis que j’ai ajouté à votre liste d’invités quelques noms afin d’avoir à notre réception le coupable.

—  Quoi? Le coupable est ici?

—  Bien sûr. Et, très cher ami, laissez-moi vous dire que c’est un être d’une cruauté abjecte. Pour assouvir sa haine, il était prêt au pire, et il l’a fait. Mais ne pâlissez pas, très cher, il ne pourra nous causer de tort là-haut – songez que j’y suis très présent! Avant que je ne termine ces explica­tions, l’in­fect individu sera maîtrisé.

(Je ne pus que hocher la tête, attendant la suite. Au même moment, j’entendais des rumeurs au-dessus de nous, des chocs sourds et des exclamations haut perchées.)

—  Les sentieurs, temporalistes et microdirec­teurs qui participent à la création de la Masse Ondoyante sont des spécialistes aux dons bien connus de tous. Ils sont large­ment répandus à travers les mondes. Le sentieur identifie la ma­tière, sa composition et sa provenance, le temporaliste isole des volumes d’espace pour y contrôler l’écoulement tempo­rel, tandis que le microdire­cteur est en fait un télékinésiste de précision à haut pouvoir de résolution, ce qui lui permet de travailler dans l’infiniment petit.

Le duplicateur, pour être plus méconnu, n’a pas une spé­cialité bien compliquée: il permet aux autres spécialistes de travailler sur plusieurs projets semblables au même moment. Les bons duplicateurs peuvent multiplier par mille le travail d’un microdirecteur, ce qui n’est pas rien, nous en convien­drons.

Mais lorsque nous parlons des moralistes atomistes, très cher, nous nageons plus souvent qu’autrement dans la gri­saille de l’ignorance. En effet, ils ne sont qu’une centaine dans toute la galaxie et presque tous travaillent à Port Infini.

En fait, leur spécialité consiste à persuader la matière de coopérer avec les autres spécialistes. Ainsi donc, on raffine artificiellement à leur intention le minerai de soufre pour en obtenir des quantités importantes d’une pureté exemplaire – on emploie le soufre car, de l’aveu même des moralistes ato­mistes, c’est l’atome le plus facile à convaincre – et là, le moraliste atomiste travaille selon la puissance de son psy­chisme et de son expérience. Lorsqu’une masse est convain­cue de la nécessité de coopérer, elle est acheminée vers les autres spécialistes où les traitements de décorpo­ralisation, considérablement facilités par le bon vouloir de la matière, commencent. Vous voyez où je veux en venir, mon très cher ami, vous voyez?

(Je ne voyais pas mais je fis comme si, hochant vigoureu­sement la tête, faisant apparaître dans mes yeux une étincelle de compréhension que j’étais loin de posséder).

—  Si un moraliste atomiste peut convaincre un atome de soufre qu’il est de toute première importance qu’il se laisse transformer en énergie pure, il peut tout aussi bien tenter de convaincre une grande quantité d’atomes de n’importe quoi d’autre… par exemple de se diriger subrepticement vers un point défini de l’espace et de s’y associer de telle sorte que le résultat soit un homme, par exemple.

—  Bon sang, m’écriai-je cette fois-ci, oubliant toute défé­rence, et vous avec donc…

—  Exact, me coupa Qual. J’ai fait faire une enquête sur chaque moraliste atomiste afin de connaître leur vie privée et nous avons découvert que l’un d’entre eux, un trans nommé U’Than, sans nouvelle de son amant depuis un an, possédait des enregistrements subatomiques précis de ce dernier.

Après une enquête de routine, nous avons retrouvé l’hom­me sur Aliochandre V. Il était devenu fou furieux depuis peu, très cher, et au même moment relativiste où le transespaceur entamait ses litanies de départ, une terrible maladie inconnue le terrassait pour de bon.

(En haut, le brouhaha était à son comble. Des cris reten­tissaient, des coups s’échangeaient alors que, dominant le tout, j’entendais les multiples voix de Qual clamer la vérité.)

—  Incroyable, il avait osé!

—  Oui, Doman U’Than avait osé. Une partie des atomes qu’il traitait quotidiennement fut convaincue, je ne sais trop comment, de reproduire dans le mangespace de Nef Matu­nale l’intégrité de son amant perdu. La reproduction, exacte à la quarantième décimale, provoqua le phénomène bien connu sous le nom d’Effet Ubiq. L’amant, à plus de dix années-lumière de Port Infini et de Nef Matunale, devint fou sur-le-champ, son cerveau ne pouvant, en temps réel, supporter la double spatialisation, puis, quelques heures plus tard, il dut subir le châtiment affreux que l’on connaît.

(Dans la salle de réception, le calme était revenu, sinon le silence. Des conversations excitées s’échangeaient de part et d’autre tandis que plusieurs Qual clamaient qu’il n’y avait aucun danger puisqu’ils tenaient fermement l’infâme criminel prisonnier entre leurs masses.)

Nous restâmes silencieux pendant quelques moments, es­sayant de comprendre comment une personne pouvait en arriver à vouloir tant de mal à une autre. Sur un soudain haussement des épaules, mon maître ajouta:

—  Un cas simple, quoique particulièrement crapuleux. Espérons que la prochaine enquête nous réservera plus de surprises. À vous de jouer, très très, très très cher ami.

Encore sous le choc des révélations, je revins en temps réel pour me rendre dans la salle de réception. Il me fallait pré­sider la clôture de cette soirée qui resterait encore une fois gravée dans la mémoire de ceux qui y avaient participé.

 

*

 

Quelques heures plus tard, alors que je finissais de remiser la masse qui avait servi à façonner les mille Qual dans le réservoir biogénétique, je pus enfin jeter un œil sur les nom­breux messages que nous avions reçu depuis notre arrivée à Port Infini. Quelques énigmes tout à fait passionnantes y attendaient le bon vouloir de mon maître.

Mais ceci est une autre histoire…


Première publication: Sous des soleils étrangers, 1989.

[1]     Infothèque Centrale, section Criminologie Appliquée, Qual: Les Enquêtes de Inch’E Qual, p. 387-539.