Hypercruise, de Michel Lamontagne

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Jack me tendit un grilhosse. Comment refuser même si celui qui l’offrait était une canaille? Cette plante vient de la constellation de la Lyre. Ceux qui en font usage disent qu’on ne fume pas le grilhosse mais qu’il vous fume. Et c’était vrai. Dès la première bouffée, une chaleur douceâtre se logea dans mes pieds, puis gagna rapidement mes jambes. La sensation, de plus en plus intense, montait, me consumait, laissant un feu intérieur dans ma poitrine, atteignant ma bouche avec un âcre goût de cendre jusqu’à ce qu’un voile de fumée enveloppe mes yeux.

J’inspectai ma peau. Elle avait perdu son teint bistre. D’un blanc argenté, elle brillait maintenant d’une luminescence pâle et flottante. Le grilhosse fini n’avait pas changé d’aspect. On dit qu’après sa consommation, il a emmagasiné une odeur qui est celle du fumeur ou plutôt celle de son « vrai » moi. Je ne sais si cette théorie a quelque chose de sérieux. Si oui, jamais au grand jamais je n’aurais porté le grilhosse de Jack à mes narines.

Je me mis à rire:

— Jack, dans quel tripot m’as-tu traîné? On dirait que le propriétaire n’a aucune gêne à utiliser ses clients pour réduire ses frais d’éclairage.

Spectacle irréel que ces corps, entourés par la noirceur, qu’on savait attablés, assis ou étendus sur des coussins, projetant une phosphorescence qui soulignait leurs gestes, leurs attitudes. Ils semblaient flotter dans l’espace, un espace dépourvu d’étoiles. La plupart étaient par couples; certains murmuraient très bas, d’autres parlaient très fort, quelques-uns se taisaient, se contentant du seul regard comme contact. Je compris soudain que tout cela, le bar, l’obscurité, ces formes fantomatiques, tout cela se voulait romantique. Ces individus d’espèces et d’aspects très différents n’avaient qu’une idée en tête: séduire ou être séduit.

Moi aussi, je n’avais qu’une idée en tête: trouver du carburant au plus vite et amener ma cargaison à bon port. Malheureusement, sur Péhor, un Gra-val du nom de Jack contrôlait par des moyens plus ou moins louches le négoce de la planète. Impossible de rien obtenir sans passer par ce bandit.

C’était la première fois que je rencontrais un Gra-val. Une masse énorme, une peau verdâtre de batracien tachetée de larges plaques noires, une figure ronde fendue par des lèvres minces toujours souriantes. Un œil, un seul, très grand, mais aux couleurs changeantes, traduisant à chaque instant ses émotions. Les Gra-vals considèrent cette caractéristique psycho-physiologique comme une tare, une faiblesse. Quiconque sait interpréter ce flux et reflux chromatiques peut lire à l’intérieur du Gra-val, sonder ses moindres réactions. Pour compenser, ils ont développé une morale de fer, une logique à la fois raffinée et cruelle qui en fait des êtres dangereux, imprévisibles. Et si je ne me trompais pas sur la série de couleurs qui traversait l’œil de Jack en cet instant précis, il me désirait.

Allait-il falloir que je me prostitue afin d’obtenir ce que je voulais? Je ne redoutais pas une expérience sexuelle avec une race autre que la mienne. Au contraire, c’est un des rares plaisirs que réservent les voyages intergalactiques.

Certains souvenirs, plutôt agréables, me revenaient par bouffées: les femmes éponges de Galia, leurs corps coussinés et moelleux aux ouvertures innombrables, les androgynes de Danaette d’une perversité inimaginable.

Malgré tout, j’avais mes limites. Le corps à corps avec un monstre à peau verte et gluante n’entrait pas dans mes fantaisies personnelles. J’avais toutes les chances d’être la victime d’ébats amoureux dont j’ignorais la nature exacte. J’avais un indice: son prénom était masculin. Par contre ce genre de détails, face à une race non-humaine, ne valait pas grand-chose. Tant pis: s’il fallait aller jusque-là, j’improviserais.

La voix de Jack rompit le silence. À ma grande surprise, elle était très douce, suave, presque séductrice.

Il n’y a pas un corps qui ne porte à l’amour. Le goût de toute créature pour tout autre me devient clair comme de l’eau de roche: je comprends les pires habitudes, les entraînements subits, tout ce que vous croyez immonde, et qui arrache à la fois les cris de l’indignation et ceux du plaisir, ce grand fou. L’arbre même qui enserre mes bras, ma parole. Et moi donc.

— Excuse-moi?

— Tu ne connais pas les poètes de ta planète natale. C’est Aragon que je viens de citer.

Il n’y avait aucun reproche dans cette remarque. Seulement le regret que nous ne partagions pas un goût commun. Son œil ne mentait pas, je lui plaisais toujours. Il continua:

— J’adore les poètes de la vieille Terre. Ils étaient conscients de tellement de choses. Comme nous, leur sensibilité échappait à leur contrôle; elle s’affichait sans pudeur, sans retenue. Un peu comme une maladie qu’ils auraient maudite. Qu’en penses-tu?

— Je ne suis qu’un simple capitaine de stargo, Jack. Mal éduqué, mal payé et qui a bien d’autres choses à faire que de discuter po-é-sie. Mon vaisseau est paralysé sur Péhor faute de carburant. Si je ne livre pas à temps ma cargaison de médicaments, des millions de personnes mourront.

Son œil vira au cramoisi: colère.

— Ne joue pas avec moi, capitaine Reith. Je sais que tu es trafiquant d’armes et que tes soi-disant médicaments ont pour but de « guérir » une rébellion qui vient d’éclater sur Rigel. Ton carburant, tu l’auras si j’en ai envie.

Il était drôlement bien renseigné. Que faire maintenant? Au rouge écarlate succédèrent le bleu, le vert, le gris: remords d’avoir été trop dur. Sa voix redevint langoureuse:

— D’ailleurs, je ne suis pas ici pour parler affaires.

— De quoi veux-tu que nous parlions?

— De tes rêves.

Je ne pus réprimer un ricanement.

— Mes rêves? Cela fait longtemps que j’évite tout face à face avec eux. Ils ont le don de me saisir à la gorge, de me forcer à ouvrir les paupières en me demandant si un astéroïde ne vient pas d’entrer en collision avec nous ou si le vaisseau n’est pas sous les feux d’une attaque. Non, quand je dors, c’est sans témoin. J’aime mon sommeil lisse et noir, sans aspérité comme un bouclier thermique.

— Tu as tort Reith. Écoute un autre poète de ta planète. Il s’appelle Béalu:

Celui qui connaît le sens de ses rêves

N’a plus rien à apprendre de la réalité

Son royaume réside au-delà des galaxies

À cet endroit précis

D’où part le regard.

Silence embarrassé. Curieusement, c’était moi qui avais l’impression d’être nu devant lui, d’être scruté par un œil auquel rien n’échappait. Il commençait à m’intriguer.

— Est-ce que les Gra-vals rêvent, eux aussi?

— Pas comme vous. Cela ne se produit pas pendant le sommeil en tout cas. Il y a un terme que, personnellement, je préfère utiliser et qui décrit mieux ce que nous éprouvons dans cet état. Il s’agit du terme « voyager ».

— Et de quoi ont-ils l’air, ces voyages?

— Un Gra-val ne peut le divulguer qu’à une seule personne: son amant.

À ces mots, les lueurs du désir se rallumèrent au creux de son orbite. Décidément, il savait ce qu’il voulait. Une heure après, j’étais au deuxième étage du bar dans une chambre fortement éclairée. Sur les murs, on avait peint en couleurs fauves des scènes érotiques où s’enlaçaient dans les poses les plus diverses des couples disparates. Un lit immense, recouvert de coussins rouges, trônait au centre de la pièce à même le sol. Le terrain de jeu habituel de Jack, imaginais-je.

Avais-je le choix? Il n’en tenait qu’à lui de me retenir indéfiniment sur Péhor tant que je ne céderais pas à son caprice. Bien que… peut-être… peut-être que tapi au fond de moi, quelqu’un ou quelque chose désirait connaître comment les Gra-vals rêvaient? …Curieuse pensée.

Autre chose: que pouvait-il me trouver? Selon les critères de mon espèce, je n’avais rien d’exceptionnel: trapu, court, nez épaté, bouche lippue, barbe noire et frisée qui, croyais-je, ne m’avantageait que parce qu’elle noyait la moitié de mes traits sous sa toison. À trente ans, j’étais déjà un être renfrogné. Les responsabilités d’un capitaine de vaisseau spatial m’avaient façonné un masque qui était celui de la froideur et du commandement, un masque que j’avais fini par appeler « moi ». Guère attirant comme tableau et malgré tout je lui plaisais. Son œil n’avait cessé de me le répéter avec insistance.

Et maintenant, je me déshabillais lentement tout en regardant Jack. Comment réagir devant cette chose? Étendu, Jack avait l’air d’une baleine échouée. Il s’excitait. Du moins, je le présumais puisque sa grosse tête ballottait de gauche à droite, son œil changeant de couleurs à un rythme fou tandis qu’il murmurait d’une voix languissante: « D’où part le regard… d’où part le regard. »

Dans ce genre de situation, c’est-à-dire l’inconnu, il n’y a qu’un choix: foncer. D’un bond, je m’élançai sur lui. Mais le choc n’eut pas lieu. Pas tout de suite. Il y eut une sensation de déclic, comme une brève seconde d’inconscience lors d’une accélération subite, puis la chute qui me parut très longue, et l’atterrissage sur une surface qui devait être élastique car elle me renvoya valser dans les airs à quelques mètres de mon point d’impact.

Étourdi mais intact, je me relevai tant bien que mal. Jack, le lit et le reste, tout avait disparu. À la place, un désert éblouissant: des dunes blanches, un horizon ondulé et une chaleur étouffante. Mais ce n’était pas le sable que mes pieds foulaient. Le sol était compact, pas du tout granuleux, résistant, très souple et curieusement froid. Pourtant, il régnait une atmosphère d’étuve. Levant la tête, je vis deux énormes soleils qui se déplaçaient rapidement dans un ciel dépourvu de nuages. Ils semblaient aller à la rencontre l’un de l’autre.

J’avais beau fouiller dans mon passé de pilote spatial, rien ne cadrait avec ce décor. Ainsi j’étais nu et seul, sans ressource, au milieu d’un environnement qui m’était totalement étranger. Une seule chose s’imposait à moi: je ne pouvais rester sur place à attendre Dieu sait quoi. Les soleils grimpant vers leur zénith, il faisait de plus en plus chaud. Je devais m’abriter à l’ombre ou mourir d’insolation. Je partis droit devant moi.

Vraiment, j’étais le dernier des imbéciles! Pourquoi n’avais-je pas suivi ma première impulsion au lieu de tenter de discuter? J’aurais dû braquer mon pistolet sur lui et après, imposer mes conditions. Non, je m’étais laissé griser, séduire presque, par ses belles paroles. Mon stargo! Il allait s’en emparer, ainsi que la cargaison d’armes. Je l’imaginais en train de rire en pensant à ce naïf de Terrien.

La chaleur aidant, ces ruminations mentales prenaient une tournure délirante.  Des scènes défilaient sans répit dans ma tête. Immanquablement, elles se terminaient par une vengeance belle et douce où Jack implorait en vain mon pardon. J’avançais lentement. La soif me torturait. Je ne savais pas où le Gra-val m’avait envoyé, mais il avait bien choisi l’endroit. Pas de végétation, pas de vie animale; rien que du blanc éclatant à vous brûler la cervelle. Je décidai d’arrêter un peu et de m’étendre par terre. Le sol, au moins, demeurait toujours aussi froid.

Je goûtais péniblement cette fraîcheur, lorsqu’il me sembla percevoir des cris. D’abord diffus, puis se précisant. Debout, je scrutai les alentours. Quelqu’un ou quelque chose s’approchait de moi à vive allure. Ça ne marchait pas. Ça avançait à grands bonds, gesticulant, lançant des mots incompréhensibles mais qu’on aurait dit empreints de frayeur.

Je finis par reconnaître un Riddir. Que faisait-il ici? D’abord, ce sont des êtres nocturnes. Ensuite, ils se déplacent toujours en groupe. Haut d’à peine un mètre, celui-là paraissait plutôt âgé. Il était essoufflé, une bave blanchâtre coulait de son museau allongé. Dès qu’il fut près de moi, sa patte velue se referma sur ma main. Il haletait et avait de la difficulté à s’exprimer.

— Vite, suis-moi! Il reste peu de temps pour se mettre à l’abri.

— À l’abri de quoi?

— Regarde les soleils. Bientôt ils seront en conjonction. La lumière va disparaître et la température tomber sous zéro en une fraction de seconde. Si tu ne veux pas sentir ton corps se transformer en statue de glace, tu ferais mieux de venir avec moi.

Dans ma situation, je devais me contenter de le croire sur parole. Le Riddir me conseilla de l’imiter et de me servir de l’élasticité du sol pour me déplacer. Incrédule, je lui obéis. Malhabile au début, je partis à sa suite, à chaque saut gagnant un peu plus d’assurance.

Ce qui me surprenait le plus, c’était l’aisance que j’avais à voyager ainsi. Je ne ressentais aucune fatigue. En d’autres circonstances, j’y aurais même pris un certain plaisir, mais le danger nous guettait. Je le voyais bien à la façon qu’avait le Riddir de se retourner constamment pour vérifier la position des soleils.

Une chaîne de montagnes se profilait dans le lointain. À sa vue, le Riddir redoubla d’efforts.

En fait, il ne s’agissait pas réellement d’une chaîne montagneuse. Plutôt une série de pics escarpés comme une immense épine dorsale. Ni très haute, ni très large, je rêvais: un bond puissant et je sautais par-dessus! Je ne comprenais pas pourquoi, mais cette idée m’enivrait. Le Riddir me rappela à l’ordre:

— Tu aperçois le sommet le plus élevé? À mi-hauteur, il y a l’entrée d’une grotte.

Enfin la base; il fallait maintenant escalader. La surface à gravir n’était pas aussi docile. Roches acérées, granit qui s’effritait, pierres lâchant traîtreusement sous notre prise, jusqu’à l’ouverture noire et ronde, pour finalement nous hisser l’un après l’autre. Pieds et mains écorchés, nous étions assis le dos au roc, face à face, épuisés. Le Riddir me fixait d’un air entendu, quelque chose comme un sourire sur son mufle. Son regard plongea vers l’extérieur. Sans se retourner, il me parlait:

— Tu vas entendre une musique. Je crois que, dans tout l’univers, il n’y en a pas de plus douce ni de plus cruelle.

Les deux astres incandescents se fondirent en un seul. Ce qui suivit défiait toutes les lois scientifiques connues. D’abord comme il l’avait prédit, une nuit glaciale succéda brutalement au jour brûlant. Il y eut un rugissement terrible comme si tout ce qui était matière sur la planète craquait, hurlant sa révolte à ce trop brusque changement de température. Puis un vent violent se mit à souffler. Que se passait-il dehors? J’avais des yeux pour voir mais il faisait trop sombre. Je ne pouvais qu’entendre et tenter d’imaginer.

Des tintements cristallins en lent crescendo. Avec des sifflements lourds et graves, des vibrations qui lacéraient l’atmosphère en échos multiples. Certains se répétaient, d’autres se répondaient. Une harmonie mystérieuse et envoûtante se construisait, s’écroulait, se reconstruisait pour mieux s’effondrer comme si une note unique et pure cherchait à naître de toutes ses forces.

D’une manière complètement illogique, je me sentais personnellement impliqué dans l’émergence de cette note. J’avais l’impression (l’illusion?), qu’il n’en tenait, qu’à mon futile désir, pour qu’elle naquît et s’élevât triomphante ou pour qu’elle restât à jamais prisonnière du chaos. Pourquoi étais-je tenaillé par cette impression? Je devais choisir. On voulait que je décide. Mais je ne savais pas, je ne savais rien.

Me secouant, je préférai porter mon attention sur mon sauveur. Il était toujours absorbé dans son écoute; ses paupières brunes étaient closes. À quoi pensait-il? Je n’aimais pas les Riddirs. Leur mentalité de troupeau me désolait. Mais lui était seul. Seul et vieux, car son crâne était dégarni de fourrure, montrant une peau foncée et boursouflée. Il devait avoir quarante-cinq ans. Il n’en avait plus pour très longtemps, une année ou deux au plus. Je décidai de rester sur mes gardes. Un Riddir, même dans son état lamentable, pouvait se révéler menaçant. Surtout avec une mâchoire dont les crocs pointus auraient ouvert sans peine n’importe quelle gorge. Un frisson le traversa brusquement:

— Il commence à faire froid ici. Allons vers le centre.

Une lumière blafarde nous éclairait; pour la première fois depuis notre entrée précipitée, je la remarquais. À l’extrémité de la grotte, un corridor rocheux s’amorçait d’où, vacillante, elle brillait. Sans hésiter, le Riddir s’y engagea. Je le suivis. Une faible dénivellation nous entraînait vers le bas, profondément. Cette descente vers l’inconnu, le mutisme de mon compagnon, il n’y avait rien pour me rassurer. Je risquai une question:

— Pourquoi disais-tu que cette musique était cruelle?

Pas de réponse. Enfin, il se décida et murmura d’une voix à peine audible:

Ils sont deux

Ils sont un

La nuit tourmentée

N’a plus le choix

Ses ailes déchirées

Son corps dénudé

Elle tombe

Noire et violente

Elle tombe

Lourde et puissante

Ils sont deux

Ils sont un

Sur le miroir opaque

miroir dormant

Qu’elle traverse

sans bruit.

Je ne pus en tirer davantage. Il était ailleurs, je le sentais. Peut-être l’étrange concert de tout à l’heure l’avait-il troublé autant que moi? Peut-être que toutes les questions qui m’assaillaient le torturaient lui aussi? … « Ils sont deux. Ils sont un. » Les soleils sans aucun doute. « Miroir opaque, miroir dormant. Traverser. » À quoi faisait-il allusion? …Revenir. Une porte pour entrer, une porte pour sortir. Il fallait attendre. Si le Riddir savait quelque chose, je trouverais bien un moyen de le lui faire cracher.

Lumière et température augmentaient. Enfin nous débouchâmes de la galerie. Voilà ce qu’il appelait le centre: une caverne gigantesque. Non, plutôt une cathédrale aux murs irisés, rendus flous par la chaleur et la fumée qui montait en volutes bleues d’un lac de lave. Seul un rebord de quelques mètres nous séparait d’une chute fatale dans cette masse en fusion. Malgré moi, je m’approchai, fasciné.

Ce lac devait avoir un kilomètre de diamètre et m’apparut parfaitement circulaire. Impossible qu’il pût s’agir d’un produit de la nature. De toute façon, c’était trop calme; à peine si des gerbes de flammes isolées brisaient de temps à autre la superficie uniforme du lac.

Un pressentiment me fit tourner la tête. Le Riddir se jetait sur moi, cherchant à me précipiter dans la lave. Déjà, il avait réussi à plaquer mes épaules au sol quand, par chance, ma main rencontra une grosse pierre. D’un bon coup sur le crâne, je l’assommai.

Son geste me déroutait. On ne sauve pas quelqu’un d’un cercueil de glace pour, après, tenter de le faire rôtir vivant. Rien n’était logique sur cette planète. Et le silence! Il était vivant, trop plein d’une écoute extérieure, comme si toutes mes actions étaient épiées. J’eus le goût de crier, d’accuser l’invisible, de hurler que moi, Reith, je n’étais pas dupe. Dupe du qui? De quoi? Il valait mieux me taire.

Le Riddir était toujours inconscient. Un sentier rocailleux longeait les murs de la caverne jusqu’à son sommet. J’étais descendu de la surface, alors pourquoi ne pas remonter? Avançant prudemment, je lançais parfois des coups d’œil furtifs vers le bas. À une certaine hauteur, le lac s’étalait dans toute sa splendeur. Exactement en son centre, il y avait une tache noire qu’entourait une tache plus grande. Cette dernière était le lieu de brusques et complets changements de couleurs. Un œil de Gra-val, l’analogie était frappante. Encore une fois, mon esprit chavira. Une partie de moi résista, l’autre s’abandonnait. Était-ce le vertige qui m’incitait à sauter ou quelque chose de plus secret, de plus secret? Mon corps se blottissait contre la muraille, incapable d’avancer ou de reculer. Des paroles flottaient dans mon esprit: « D’où part le regard… d’où part le regard… » Jack voulait savoir. Subitement je compris. C’était trop fou, une gageure insensée. Il fallait, je plongeai. J’avais choisi.

***

Pétrifié obscur

Un mur

Un argument

jusqu’à tes lèvres

humides

dents luisantes

qui déchirent

ouvrent et ne

laissent que moi dévoré

lambeaux et

chairs                             vide et noir

tu ne vois plus rien

dévorés ensemble.

Je l’ai écrit pendant ton sommeil. Est-ce que tu aimes?

Bien sûr que j’aimais. Depuis six mois, je vivais avec Jack et cette question, répétée inlassablement, était le centre inconditionnel de tous nos échanges, pensées, amours. À chaque fois, son œil prenait un jaune étincelant: la peur l’étreignait. Ma réaction, toujours positive, dissipait cette couleur. Par contre, après c’était le doute: bleu acier et filament gris. Pour lui, mon visage constituait une barrière infranchissable, le lieu d’une vérité ou d’un mensonge d’où il était à jamais exclu. Ensuite une rage blanche et livide, toute dirigée contre sa propre personne. Toujours trahi, toujours révélé par cette membrane trop mince qui le forçait à voir et à être vu dans toute son intimité.

J’aurais voulu lui expliquer, dire que ce qu’il considérait comme une infériorité était justement la source de l’attraction qu’il exerçait sur moi. Mais parler, énoncer un simple mot n’était pas chose facile avec Jack. Il n’y avait aucune place pour les subtilités, les sens seconds ou pour l’humour. Une parole, c’était un bloc lourd et cassant qui s’abattait sur lui avec des effets immédiats. Je l’avais déjà vu se débarrasser d’un indésirable. Son œil devenait alors d’un vert tendre, presque apaisant. Signe avertisseur, couleur de mort, il valait mieux s’éloigner du Gra-val. Il frappait comme un reptile: son cou s’allongeait et sa bouche devenait un gouffre capable d’avaler une personne au complet. Mais Jack n’était pas cannibale. Sa mâchoire se limitait à décapiter la victime d’un coup net et précis, le tout à une vitesse prodigieuse.

Jamais je n’ai eu peur de lui. Après notre première « expérience » ensemble, j’étais revenu en état de choc, trop perdu pour réagir. Jack n’avait rien fait pour me retenir. Tout le carburant que je désirais avait été mis à ma disposition sur l’heure.

Le lendemain, je retournai au bar. Assis, Jack était seul à une table. Il semblait guetter mon arrivée. Cette attitude me décontenança. Comment avait-il deviné? Peu importait, il avait des explications à me fournir. J’allai droit vers lui. À peine installé, je lançai agressivement:

— J’aurais pu mourir.

— Dans ce cas, que fais-tu ici?

Il venait de marquer un point.

— J’ai… j’ai des questions à te poser.

— Commence.

— Hier, c’était réel, ou m’avais-tu drogué d’une manière que j’ignore?

— Cette cicatrice sur ta joue, tu la sens n’est-ce pas? Tes mains, tes pieds sont bien recouverts d’écorchures? Que te faut-il de plus?

— Où m’as-tu expédié la nuit dernière?

— Je ne t’ai pas quitté un seul instant.

— Oui, de loin en hypocrite. On m’espionnait.

— Calme-toi! Comprend que nous avons été uni un bref et intense moment. C’était quelque chose de très physique et de très mental, comme tout plaisir, d’ailleurs. Je connais bien mon organisme, ses capacités, ses limites. Il en est de même pour mon esprit. Par contre, toi, tu fuis. Tu préfères enfouir ta tête sous le sable. Quand tu as voulu les ténèbres, elles sont venues. Mais à quel prix? Une planète entière plongée dans le noir. Franchement tu exagères! Et cette orgie de températures. Le froid, le chaud; la glace, la lave. Tu es une nature contradictoire, Reith. Mais il y a eu la musique. Tempête et néant, désert immaculé soudainement balayé, brassé, transporté; le vide se met à chanter. C’était beau, bien que trop court. Tu t’es enfermé comme l’espèce d’huître que tu es.

J’étais abasourdi. Il jouait avec moi. Il voulait m’ébranler, c’était sûr. Je cherchais une diversion tout en ayant l’impression de m’empêtrer de plus en plus dans la toile d’araignée que Jack tissait autour de moi.

— Le Riddir, quel rôle jouait-il?

Son œil se voila, noir, trou béant. Cette tristesse inattendue, ma question l’avait provoquée. Il avait perdu son ton grandiloquent:

— Il ne reviendra plus. C’est fini pour lui.

Coupant court, il m’invita à le suivre à l’étage supérieur: il avait une autre chambre à me montrer. J’acquiesçai car ce n’était pas le désir qui brillait dans son regard comme la veille. La fierté, l’orgueil, voilà ce qu’il projetait.

Jack m’expliqua que ce bar, l’Hypercruise, lui appartenait comme la majorité des établissements du genre sur Péhor. Son ascension avait été rapide. En une dizaine d’années, il avait réussi, avec l’aide de quelques complices, à s’emparer des secteurs clés du commerce de la planète. Avec un rire mauvais, il ajouta que ses exploits lui avaient créé de nombreux ennemis.

La pièce où je fus introduit n’était pas verrouillée. N’importe qui aurait pu y pénétrer. L’intérieur me révéla pourquoi. Des livres. Par milliers, en rang sur des étagères métalliques. Qui aurait voulu voler des détritus pareils?

Jack jubilait. Il se promenait dans les allées, commentant au hasard certains des volumes. Celui-ci datait d’au moins cinq siècles. Celui-là, c’était une édition originale dédicacée par l’auteur.

Je ne comprenais pas. Personne ne lisait plus de nos jours. Une activité dépassée, le reliquat d’une période où la connaissance était le fruit d’un apprentissage lent et difficile. Pour tout dire, le papier était devenu une denrée introuvable parce qu’inutile. J’avais de la difficulté à imaginer Jack penché sur de vieux grimoires, parcourant ces textes surannés. Moi qui le percevais comme un être ambitieux, aux désirs violents, impérieux, prêt à tout pour obtenir ce qu’il désirait!

Il avait ramassé une dizaine de volumes qu’il me remit d’une manière solennelle:

— C’est un cadeau, précisa-t-il. Tu sais lire, j’espère?

— Non, mais l’ordinateur de bord peut les décoder pour me les transmettre mentalement. Ces choses t’intéressent?

— Sur ma planète natale, nous ne possédons pas de littérature. Nous avons, bien sûr, un fond de récits mythiques issu de notre passé barbare afin d’expliquer nos origines, mais c’est tout. Les Gra-vals ont une prédilection pour la poésie que nous appelons casma: le masque. Le masque endossé, il faut après l’enlever. Le poème lu, il est coutume de le détruire. Quant aux romans, nous avons trouvé mieux pour projeter nos phantasmes. De toute façon, avec nous, amour ou haine, rien ne dure assez longtemps pour fournir matière à une histoire.

Sur ces derniers mots, son orbite s’était de nouveau obscurcie. Amertume? Mélancolie? Son humeur changeante me déroutait, À cet instant précis, Jack me paraissait faible, indécis: toute son arrogance, sa morgue superbe avait disparu.

J’étais trop intrigué. Une fois à bord, je m’empressai de faire dépouiller les textes par l’ordinateur. Je m’attendais à une espèce de révélation, un message qui aurait donné sens à ces derniers jours. Au bout d’une heure à peine, je recevais le contenu de ce que Jack m’avait donné précieusement. Déception. Contes fantastiques, sagas, longs et courts poèmes, nouvelles, tout s’y mêlait avec un unique point commun: le passé lointain où on les avait rédigés. Même s’ils provenaient d’un peu partout dans la galaxie, quatre sur les dix étaient de la Terre. Je pensai que l’engouement de Jack pour ma personne trouvait son explication dans mes origines. Les Terriens étaient rares dans le secteur. Peut-être constituais-je pour lui une sorte de lien vivant avec ces écrits qu’il aimait tant? C’était bien la seule chose que je pouvais déduire de ce fatras de papier.

Un livre m’avait surtout plu. Son titre: « Les chants de Céraz ». Céraz, c’est le nom d’un des nombreux océans qui noient la surface de Foje, planète sans continent mais parsemée de milliers d’archipels. Le récit se veut mystique, avec des accents religieux dans la pure tradition des témoignages-visions du premier millénaire, date à laquelle il était écrit. Époque primitive où les grands navires à voiles fournissaient l’unique liaison maritime. Une femme, du nom de Castilie raconte de manière naïve sa relation avec Céraz, l’océan qu’on disait mort, les conversations qu’ils échangèrent et comment il la protégea de tout danger.

Elle a dix-sept ans lorsqu’elle s’embarque sur un « puits ». On appelle ainsi de grandes plates-formes en bois surmontées d’un phare à combustion sur lesquelles s’entassent des vivres et de l’eau pour un an. Lâchées à la dérive, elles constituent des îlots flottants, points de secours pour tout bateau en perdition.

On ne compte qu’une seule personne par puits. En général, une religieuse d’une secte vouée à la charité et à l’abnégation. Pour celle-ci, le devoir est double, veiller sur la flamme et, par une transe spéciale, réduire ses besoins vitaux au minimum. Le voyage est périlleux et des centaines de veilleuses ont disparu englouties par la tempête ou rendues démentes par l’isolement, la faim et la soif. D’autres plus heureuses, arrivent à accoster sur une île habitée. Leur chargement renouvelé, elles repartent aussitôt en haute mer. Pour ces femmes, réconfort et courage se trouvent dans l’espoir de sauver ne serait-ce qu’un seul équipage.

Castalie n’est pas différente des autres. Elle explique longuement ses « raisons », le but de son sacrifice, elle s’exhorte à la patience et à la discipline. Lentement, les mois s’écoulent et son discours se transforme. Elle délaisse les sermons pour se livrer au jeu du souvenir, parlant de son enfance et d’évènements qui l’ont frappée. Puis, changement radical, elle raconte ses peurs, les tourments de la solitude et les désirs qui viennent la hanter la nuit. Elle semble se résigner et reprend son journal où ne transparaît plus aucune émotion. Cet épisode est de courte durée. Des voix commencent à l’appeler, à murmurer son nom, d’abord doucement, ensuite pressantes et douloureuses. Est-ce son imagination? Le début de la folie? Castalie lutte, se ferme, fait le vide dans sa tête. Un soir, elle est surprise d’entendre une chanson qu’elle connaît bien: le chant de Céraz, la morte. Les marins l’entonnent souvent:

Je suis jeune

Je suis morte

Qui prendra cette main?

Qui touchera cette peau?

Déjà elle s’écoule entre tes doigts

Déjà elle dort, étendue et froide

Qui me tiendra dans ses bras?

Je suis Céraz, la défunte

L’eau qui t’attend

L’eau qui t’enveloppe.

À partir de ce moment, la jeune fille consacre une partie de sa journée à parler avec l’Océan. Dans son esprit, il n’y a aucun doute: c’est bien Céraz qui cherchait à la contacter. Rien ne se passe mais les voix ont cessé de la harceler. Pendant vingt années, elle va errer sur cette nappe liquide, notant jour après jour les étapes de leur étrange relation. Mystérieusement guidée, elle trouvera sur son chemin une île, un port ou un vaisseau pour la ravitailler, toujours dans les moments les plus critiques.

Un passage m’avait frappé. Je demandai à l’ordinateur de le relire: Combien de fois ai-je voulu fuir? M’évader de cette planche de bois maudite où mon orgueil m’avait clouée? Céraz, attentive, écoutait mes lamentations et mes pleurs sans un mot. Au crépuscule, une mélodie s’élevait, qui remplissait mon âme de sa tendresse et de sa pureté. Souvent des paroles l’accompagnaient, évoquant un amour déçu, un triste abandon. Comment aurais-je pu quitter Céraz?

Moi aussi, j’avais entendu une musique et je me demandais si à l’instar de Castalie, je ne tentais pas de m’enfuir. Je pris une décision. Je retardai mon départ de quelques jours. De retour à l’Hypercruise, Jack trônait à sa place habituelle, des volumes soigneusement empilés devant lui.

— Ceux-là te plairont aussi, je crois.

— Je dois rester encore un peu. Problèmes mécaniques.

— Pauvre Reith. Finiras-tu par comprendre? Rappelle-toi sur la corniche, tremblant de tous tes membres. Chez moi, on dit: « Qui a plongé en rêve, plongera encore. » C’est hier que tu as choisi de ne pas partir.

***

Jack m’évitait. Depuis une semaine, impossible de le rencontrer. « Trop occupé. Affaires importantes à régler. » Pour qui me prenait-il? De toute façon, je savais exactement ce qui avait déclenché ce revirement: une simple question. J’avais remarqué sur ma personne des signes évidents de vieillissement: rides, mèches grisonnantes, fatigue anormale. L’ordinateur était formel, l’année que je venais de passer sur Péhor équivalait à dix ans d’un cycle biologique standard. Dérouté, j’en informai Jack tout en lui demandant ouvertement si nos « contacts » fréquents et prolongés n’en seraient pas la cause. Il entra tout de suite dans une sorte de crise, balbutiant des phrases incohérentes où se mêlaient des reproches à moi, à lui, à l’univers entier. Puis il se leva et quitta le bar avec précipitation.

J’étais habitué à ses sorties théâtrales. La meilleure attitude consistait à attendre que la tempête se calme. Ce fut après cette courte scène qu’il devint pratiquement inaccessible.

J’étais inquiet et en même temps furieux. Jack comptait trop pour moi, maintenant.  Nos rêves dont nous étions les seuls témoins représentaient un monde inépuisable à explorer. J’avais appris à mieux le connaître, ainsi que sa race. Il était probablement un des derniers de son espèce, les siens répugnant à toute reproduction entre eux tellement ils se considéraient des êtres damnés.

Jack n’y pouvait rien; sa réaction violente était pire qu’un aveu public. Il le savait et préférait se terrer. Au fond, j’étais heureux de cette révélation. Inconsciemment, je croyais l’avoir toujours deviné. Jamais, je n’avais réussi à détacher de mon cerveau l’image du Riddir. « Douce et cruelle. » Qu’avait-il bien pu ressentir en me voyant moi, le « nouveau », passant par les mêmes expériences que lui? Douceur du souvenir et cruauté de se voir remplacer? Il avait voulu me précipiter dans les flammes, mais ce n’était pas pour se débarrasser d’un rival. Qu’espérait-il? M’évacuer avant d’avoir eu la chance de choisir? Savourer seul le temps qu’il lui restait?… Et moi, combien pouvait-il m’en rester? Difficile à préciser. Une chose était sûre: quand je m’unissais à Jack, nous étions sur des plans temporels différents. Les mois entiers que je passais « en lui » ne se traduisaient que par quelques secondes de sa vie. Ma réalité traversait sa demi-conscience telle un lambeau de rêve.

Je ne regrettais rien. Vivre ici ou ailleurs, où était la différence? La réalité que m’offrait Jack était aussi concrète, aussi palpable que l’autre qui m’intéressait de moins en moins. Le Gra-val, c’était plus qu’une machine à phantasmes, c’était un univers où tout devenait possible.

Par contre, la situation n’était pas la même pour Jack. Il était condamné à voir ses relations s’éteindre à un rythme excessif. Ses amants vieillissaient et il assistait au spectacle de cette morne usure, impuissant. Je suppose que cela se traduisait pour lui par l’impression de s’emparer d’une chose pour la sentir s’évanouir aussitôt entre ses mains. Il n’étreignait que pour mieux perdre.

Je me sentis soulagé quand Jack décida enfin de rompre son isolement. Il m’invitait à le rejoindre dans notre chambre à l’Hypercruise. Pendant que je m’y dirigeais, ma tête était pleine de phrases toutes faites, de dialogues imaginaires où j’expliquais à Jack que tout ceci ne changeait rien entre nous deux.

Au bar, je gagnai rapidement le deuxième étage, déjà heureux de le retrouver. J’entrai et découvris notre pièce baignant dans l’ombre. Il me fallut un peu de temps avant de le distinguer, tapi dans un coin. Il gémissait faiblement. Je m’approchai. Avec horreur, je constatai que son œil lumineux n’était plus qu’un trou sanguinolent. Tremblant, je demandai à Jack qui l’avait aussi sauvagement attaqué. Il ne répondit pas.

En tâtonnant, sa main me cherchait. Elle rencontra mon bras qu’elle agrippa convulsivement. Je répétai ma question; je devais savoir qui… Cette fois, il répondit:

— Personne.

Sa bouche s’ouvrit démesurément et plongea sur moi. En un clin d’œil, j’étais dans un sac ou une poche élastique, très serré: son estomac. Une puanteur fétide y régnait, un liquide visqueux se collait par endroit sur mon corps. Il m’avait avalé! Je ne comprenais plus rien.

La pensée de Jack m’atteignit avec une clarté tranchante: « Ne t’agite pas tant. C’est inutile. Dans quelques secondes, tout sera terminé. Te souviens-tu de ce casma que je t’avais composé? Il se terminait sur ce vers: dévorés ensemble. Je l’avais lu puis, devant toi, l’avais détruit à la flamme d’une bougie. Étrange, quelque chose de semblable va se produire aujourd’hui. Nos traces seront effacées, nos charpentes physiques dispersées, nos esprits liquéfiés, évanouis. Des cendres partout et une page blanche et lisse. Une page sur laquelle rien d’autre ne viendra s’inscrire. Toi et moi sommes… »

Il n’acheva pas sa phrase. Le silence devint oppressant. Je me mis à crier et à me débattre comme un forcené. En pure perte, Jack ne répondait plus. Il fallait me calmer. Mes mains palpèrent la surface qui m’emprisonnait. Vers le haut, c’était plus dur et strié. En forçant avec les doigts, je réussis à créer une ouverture, à l’agrandir et à me glisser péniblement au travers. Au moins, je respirais et l’odeur s’était atténuée. Je jouai des épaules, avançant centimètre par centimètre. Au bout de quelques contorsions, j’étais dehors. La bouche de Jack était grande ouverte; il était mort.

Du sang coulait abondamment de sa tempe droite, un trou bien dessiné comme par une arme à rayons tirée à bout portant. J’étais seul avec le cadavre de Jack. L’auteur de ce crime avait donc déjà fui.  À côté du Gra-val, il y avait quelque chose que je n’avais pas remarqué en entrant: un dispositif capable d’incendier la moitié de la ville. Même aveugle, il n’avait qu’un geste à faire pour le déclencher.

Lentement je commençais à saisir ce qui venait de se dérouler. Jack s’était mutilé lui-même! Il espérait m’abuser, sachant très bien que jamais je n’aurais approché un Gra-val la mort inscrite dans son regard. Pour m’immobiliser et me forcer à connaître ses « dernières pensées », il m’avait ingurgité vivant comme une vulgaire proie. Cela avait marché. Par contre pouvait-il prévoir qu’un de ses ennemis profiterait de ce moment pour frapper? Sans le savoir, son assassin m’avait sauvé la vie. Jack aurait terminé son discours et nous serions morts « dévorés ensemble ».

***

J’ai pris possession des biens de Jack; je gère maintenant ses affaires. Pas trop difficile pour un ex-trafiquant d’armes. L’espace ne m’attire plus et de toute façon, il me reste encore bien des livres à découvrir dans ce qui est devenu ma bibliothèque personnelle. Je me rends compte que jamais je n’ai vraiment interrogé Jack sur les mondes, les dimensions dans lesquels j’étais projeté. Je le voyais seulement comme une porte que j’avais à franchir pour trouver des lieux neufs, différents. Jack n’y apparaissait que rarement sous sa vraie forme. Parfois, il était partout: dans le ciel, la terre, l’eau. À d’autres moments, une bête fabuleuse, moitié humaine, moitié animale, que j’avais pourchassée des jours et des nuits avant qu’elle ne s’abandonne, vaincue. Jack possédait un don particulier pour les mises en scène grandioses; ses rêves le reflétaient. J’influençais ses créations de manière très différente et, alors, c’était à son tour d’être surpris. Je me rappelle: je n’avais pas atterri au bon endroit. Pendant des heures, il m’avait cherché partout, profondément inquiet. Pouvait-il se douter que ce vent chaud et humide qui fouettait son visage n’était nul autre que moi? Il en avait été bouleversé; j’apprenais trop vite. Nous étions à égalité.

Tout cela est terminé. Comme Jack, je passe mes soirées à l’Hypercruise. Quelqu’un m’accoste, engage une conversation. Si il ou elle me plaît, je lui parle de Jack, de son pouvoir. Après, je l’interroge au sujet de ses rêves, lui dit que j’en ai d’autres à lui raconter, ceux que je faisais avec Jack. Par contre, il y a une condition. Je ne consens à les décrire qu’à mes seuls amants ou maîtresses. « Il n’y a pas un corps qui ne porte à l’amour. Le goût de toute créature pour tout autre… »


Première publication: Solaris 58, 1984.