Les maisons de cristal, d’Annick Perrot-Bishop

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Le vent était de retour et la maison de cristal vibrait d’une voix joyeuse. Une sorte de rire qui tintait par instants, bondissait le long des parois mauves avant de s’égrener en notes effilées à travers les rideaux de pierreries. Puis, la voix s’amplifia en un souffle plus grave, s’engouffra dans les différentes salles, faisant craquer le vitrail des tentures. Tout se mit alors à bouger, à cliqueter, à chanter dans des registres allant du vert aigu au rouge sombre.

Énervée, Amalia se retourna dans son lit. Cela faisait plusieurs nuits qu’elle ne dormait pas. Le vent creusait l’espace d’un souffle frais qui se faufilait entre les draps en murmurant contre sa peau frileuse. Elle se sentait étrangère dans cette maison de cristal, d’habitude givrée de silence, qui soudain s’éveillait, se métamorphosait en pluie de sons rieurs. Heureusement, le vent repartirait bientôt vers Agmur pour ne revenir que l’an prochain et Amalia retrouverait le sommeil.

Depuis qu’elle était venue vivre à Aúd, seule la nuit lui appartenait vraiment. Durant le jour, il lui fallait constamment se tenir sur ses gardes, pour ne pas blesser son père par son indifférence, mais aussi pour éviter de s’anéantir dans son amour paternel. Elle s’étonnait encore des yeux couleur d’ardoise de cet homme, si semblables aux siens. Il y a quelque temps, n’était-il pas pour elle un parfait inconnu?

*

1163e jour, année 145

Il est venu ce matin dans ma chambre et je n’ai pu m’empêcher de sursauter. Quelque chose en lui m’effraie. Et pourtant, il a l’air si inoffensif! Je crains de me noyer dans son regard. D’être engloutie au fond de ces yeux attentifs. De ne plus être. J’éprouve le besoin de résister, de m’affirmer en tant que forme séparée. Différente. Ayant une existence propre. Je suis froide avec lui, agressive parfois. Il en souffre, je le sais.

Par bonheur, nous ne nous voyons pas souvent. Il passe beaucoup de temps dans son cabinet de travail. À étudier, mais aussi à recevoir des malades. Il les aide à retrouver le souvenir de leurs vies antérieures, étant persuadé que le nœud de leur souffrance se situe dans un passé très lointain. Il m’arrive parfois d’entendre des hurlements de douleur ou des pleurs convulsifs: moments tragiques d’une existence oubliée.

Le passé ne m’intéresse pas; ou plutôt, il me fait peur. Je préfère penser aux expériences à venir, prévoir les grandes lignes de mes vies futures. Il me suffit d’observer très attentivement les désirs et les peurs qui constituent mon existence présente. Ils forment l’essence de mon être. Et cette essence va chercher à se manifester à nouveau. Mon prochain destin se tisse ainsi sous mes yeux, et si j’en étudie suffisamment les tendances, je peux même prédire le suivant. Et ainsi de suite. Mais cela reste un secret.

*

Le vent s’était calmé et le soleil se déployait en vagues à travers le vitrail. Tohe clignait des yeux, aveuglé par la lumière. Dehors l’air était frais et la neige avait rougi sous l’effet du vent. Des flaques pourpres se recouvraient constamment d’une fine pellicule de glace qui se brisait avec un son de clochettes.

Tohe tenait Amalia par le bras pour lui éviter de glisser. Sous le mince manteau de peau, il pouvait sentir la chaleur de sa fille. «As-tu froid?» demanda-t-il d’un ton qui se voulait détaché. Elle secoua la tête, l’air préoccupée et tendue. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle avait accepté de l’accompagner à une des nombreuses réceptions qui avaient lieu en cette saison. Un patient les avait invités.

Lorsqu’ils arrivèrent, Mugline les accueillit avec une cordialité qui sembla feinte à Tohe. Celui-ci le connaissait suffisamment pour deviner, derrière le masque enjoué, un être méfiant fermé à toute réelle communication. Quand Amalia pénétra dans le salon bondé de convives, Tohe s’émut du regard traqué de sa fille. Il la vit soudain avec les yeux des autres et elle lui parut très étrange. Pourtant, elle avait abandonné sa coiffure ylaque, avait accepté de porter la tunique à longues manches commandée chez un tailleur renommé d’Aúd. Mais quelque chose d’indéfinissable indiquait qu’elle venait d’ailleurs, qu’elle ne vivait ici que depuis quelque temps seulement. Sa façon de marcher, de regarder les autres dans les yeux? Tohe n’avait jamais osé lui dire qu’avec des étrangers il s’agissait d’une impolitesse.

Amalia s’installa sur un tabouret de jade et se mit à observer les gens autour d’elle, avec un air à la fois ironique et malheureux qui inquiéta Tohe. Puis, le regard de la jeune fille erra sur les somptueuses tentures en vitrail. Essayait-elle d’en déchiffrer les motifs? Son front se plissait avec indécence.

Personne ne venait lui parler. On aurait dit qu’on l’évitait. Tohe s’approcha d’elle et lui tendit un verre de karouk. Pour la première fois, elle le regarda avec ce qui lui parut être une lueur de tendresse. Plus tard, il la vit sourire à Oliane qui s’était adressée à elle. Elle souriait beaucoup mais ses yeux restaient habités par une ombre d’inquiétude. Tentait-elle de plaire, tout en pensant qu’elle n’y réussirait pas ? Tohe eut envie de la prendre dans ses bras, de la consoler, comme une enfant.

*

1164e jour, année 145

J’en ai voulu à père d’avoir insisté pour que j’aille chez Mugline. Je sais qu’il désirait seulement me distraire, mais lorsque je suis revenue, j’étais triste, déçue. J’attendais quelque chose qui ne s’est pas produit. Je reste toujours une étrangère.

Chaque fois que je dois accompagner père à une réception, une part de moi-même a peur et refuse de s’y rendre. Mais une autre me force quelquefois à accepter: elle garde l’espoir de connaître le plaisir mystérieux qui s’étale sur le visage hilare des Aúdiens.

À Ylaque, on ne se réunit jamais ainsi. Dès l’âge de douze ans, chacun habite en solitaire un des îlots du fleuve. On ne se voit, se touche ou se parle que pour des raisons absolument nécessaires. La parole est précieuse. Elle est énergie vitale, et il faut la préserver. La durée de notre vie en dépend et le désir irrépressible de parler sans raison est considéré comme une maladie mortelle. Pour nous, les paroles, une fois formulées, ne se volatilisent pas dans l’espace; elles continuent à exister, à agir par le biais des vibrations qu’elles provoquent. Certaines conservent un pouvoir destructeur longtemps après avoir été prononcées. Elles flottent en ondes colorées avant de pâlir et de disparaître.

Ici, on parle de toutes sortes de choses et les salons grouillent de mots qui ricochent sur les cloisons de cristal, se multiplient à l’infini. Je ne comprends pas la raison de tout ce bruit. À quoi cela sert-il au juste? Pourtant, j’envie la liberté des Aúdiens. Ils ne craignent pas de se dissoudre dans l’espace, de mourir jeunes. Le plaisir leur est essentiel.

Avec moi, ils restent polis mais distants: je ne suis pas des leurs. Ils ne trouvent rien à me dire et Ylaque ne les intéresse pas. Mon regard, qui ne se détourne jamais, les gêne.

La glace recouvrait le sol et de grandes flaques pourpres scintillaient dans les derniers rayons solaires. La lumière diminuait de jour en jour et très bientôt Aúd serait plongée dans l’obscurité, jusqu’au premier jour de l’année nouvelle. Sur le fleuve, des patineurs en habits phosphorescents se grisaient de vitesse. Ils se rendaient tous à la Fête de la Nuit. Le vent les poussait vers le soleil qui allait disparaître.

Amalia savait que son père était resté dans son bureau. Elle fut un moment tentée d’aller le rejoindre; puis pensa qu’il faudrait lui parler et ne sut que lui dire. La solitude lui pesait. Pourtant, elle en avait l’habitude, mais ici tout était différent: elle ressentait parfois le désir de se mêler aux autres, de devenir Aùdienne.

Elle enfila ses chaussures cloutées et prit sa canne. Elle aurait aimé pouvoir se rendre à la Fête de la Nuit, mais la timidité la retenait. Depuis qu’elle avait renoncé à accompagner son père, il ne répondait plus aux nombreuses invitations qu’il recevait. Il demeurait enfermé à étudier, loin des paroles et des rires. Amalia avait compris que c’était pour elle seule qu’il sortait et pensa à lui avec une vague reconnaissance. Toutefois, elle se sentait incapable de répondre à ses attentes. C’était un risque qu’elle ne pouvait prendre. La peur de se perdre, de disparaître à jamais la retenait.

Cela faisait plusieurs jours qu’elle n’était pas sortie et le froid lui parut insoutenable. Soudain, elle se mit à courir sans savoir pourquoi; puis pensa que ses chaussures laisseraient de petits trous noirs sur la glace, qu’on la retrouverait malgré elle. Elle finit par s’arrêter, essoufflée. Le bruit de ses pas continuait à résonner dans sa tête. Autour, tout était silence.

Avec la pointe ferrée de sa canne, elle commença à dessiner sur le sol. D’abord une tête, qu’elle orna de cheveux longs coiffés à la mode ylaque. Puis un corps, dont elle exagéra la minceur et qu’elle laissa nu. Enfin des yeux, qui occupèrent la plus grande partie d’un visage sans bouche. Brusquement, Amalia se mit à piétiner le personnage, le perçant de petits trous noirs qui en brouillèrent les contours. Elle était prise d’une telle rage, qu’elle éclata en sanglots.

Lorsqu’elle releva la tête, elle vit, près d’elle, Oliane qui la regardait sans détourner les yeux.

*

1175e jour, année 145

Depuis que l’obscurité a envahi Aúd, je ne sors plus patiner. J’ai renoncé aussi à me rendre aux nombreuses invitations que père reçoit. J’ai l’impression de me diluer dans les regards qui me fuient, de me fragmenter dans les parois de cristal qui me multiplient à l’infini.

Dans la pénombre de ma chambre, le temps s’inverse parfois et des bouffées d’existences futures m’envahissent de faux souvenirs: je perçois ce que je vivrai comme si je l’avais déjà vécu. Souvent, des visages sans bouche se bousculent dans ma tête en se poursuivant à une vitesse vertigineuse. Je n’ai pas le temps de saisir leurs expressions, de reconnaître leurs traits, de comprendre les paroles que me hurlent leurs yeux avant de disparaître. Je demeure là, immobile, à écouter le vent qui se fracasse contre les persiennes de pierre.

La peur m’étreint parfois. Peur de ne pas savoir ce qui m’arrive, peur d’être envahie par des sentiments terrifiants, des pensées jusqu’ici inconnues. Peur de me perdre dans le foisonnement des personnages qui crient au fond de moi. J’ai pensé repartir à Ylaque pendant un certain temps, mais cela aussi m’effraie. Aurai-je le courage de revenir ici, de rassembler les fils perdus, de tisser les motifs, les repères? De me réinventer jour après jour? L’Amalia que je laisserai à Aúd est à peine ébauchée; elle me regarde déjà avec des yeux qui ne veulent pas mourir.

Oliane, la femme de Mugline, vient souvent rendre visite à père. Parfois, je l’entends le sermonner gentiment, l’incitant à sortir, à voir du monde. Elle dit que cela lui ferait le plus grand bien. D’autres fois, je les surprends à chuchoter ensemble. Ils se taisent dès que je m’approche. Parlent-ils de moi? Depuis un certain temps, Oliane me regarde sans détourner les yeux. On dirait qu’elle attend un signe de ma part. Je ne sais que faire. Mon regard s’accroche néanmoins au sien, dans l’espoir de m’y rencontrer.

*

Oliane s’était bien divertie à la Fête de la Nuit. Le vent s’était calmé et la glace, redevenue transparente, reflétait les vêtements lumineux des patineurs. Elle avait tourbillonné au milieu des chants, dansant jusqu’au matin. Ce jour-là, le soleil ne s’était pas levé mais le vent était revenu balayant les dernières notes de musique, et Oliane était rentrée chez elle avec un vague sentiment de regret.

Depuis qu’elle avait surpris Amalia en train de sangloter, la curiosité l’avait poussée à se rendre fréquemment chez Tohe. Elle enviait la jeune fille de pouvoir ressentir une souffrance si intense. Chez elle, le plaisir faisait généralement place à l’ennui. Amalia la fascinait et l’effrayait tout à la fois. Elle regardait la jeune fille dans les yeux, dans l’espoir de provoquer un événement dont elle ignorait la nature, qu’elle désirait tout en le redoutant.

Lorsqu’Oliane arriva chez Tohe, elle fut surprise de ne pas trouver son parrain. On lui dit qu’il était sorti visiter un de ses malades. Elle s’installa donc dans le salon et attendit un moment; puis, l’ennui et la curiosité la poussèrent à se diriger vers la chambre d’Amalia. La jeune fille était assise à son bureau et écrivait. Soudain, elle se leva, se couvrit de la fourrure qui s’étalait sur son lit et alla se pelotonner dans un coin de la pièce. De sa bouche, sortaient des sons rauques et inarticulés.

Au bout de quelques instants, son regard, jusqu’à présent fixe, redevint mobile. Elle se leva, déposa la fourrure sur le lit et aperçut alors Oliane près du rideau de pierreries. Celle-ci avait gardé une expression de stupeur qui fit rougir Amalia. La jeune fille se cacha le visage dans les mains. Le regard d’Oliane, pourtant dépourvu de malveillance, semblait lui être insoutenable.

 

Je sais à présent que père et moi nous nous rencontrerons à nouveau. Depuis quelque temps, des images de cette vie future se déversent dans ma tête, comme un songe qui ne m’appartiendrait pas. Même lorsque je refuse d’entrer en contact avec ce futur, il s’obstine en moi, effaçant par instants la réalité de ma vie présente. Parfois, je perds tout contrôle sur mes pensées, mes émotions. Une créature vêtue d’une peau de bête m’habite jusqu’à l’obsession.

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1197e jour, année 145

J’ai réussi à apprivoiser la créature, à rassembler les ébauches de cette vie qui se précipite en moi, à y mettre de l’ordre. Cette sauvageonne que je serai n’a pas de nom. Elle appartient à une tribu que les autres appellent Khô mais qui, elle, ne se nomme pas. Chaque nuit, je me glisse au fond d’un terrier creusé dans le flanc de la montagne. Je m’allonge parmi des corps endormis qui ronronnent doucement. Je deviens celle qui me succédera dans sept générations.

Lorsque je me réveille, je suis à nouveau Amalia. Pourtant, je sais que la femme Khô m’habite et qu’à tout moment le temps peut basculer, m’obligeant à me comporter de manière étrange. Oliane m’a surprise au cours d’une de mes transes. J’ai vu ma folie dans son regard et j’ai rougi de honte.

Le soleil était revenu après une longue absence. Aúd, qui avait été plongée dans l’obscurité, s’éveillait dans l’éblouissement de l’année nouvelle. Tous les habitants étaient sortis sur le pas de la porte et poussaient des exclamations de joie. Les maisons de cristal, éclaboussées de lumière, vibraient dans l’air immobile. Le vent était reparti vers Agmur et la neige avait retrouvé sa blancheur bleutée.

Amalia ne put rester indifférente aux éclats de voix, aux couleurs qui se pressaient derrière ses persiennes closes. Elle oublia la nuit et se leva pour jeter un coup d’œil au dehors. L’air frais se colla à sa peau frileuse, chassant les relents d’inertie qui s’attardaient autour de ses paupières. Elle eut soudain envie de courir dans la neige, à perdre haleine. Elle s’habilla chaudement, enfila ses chaussures cloutées et sortit sans prendre le temps de déjeuner.

Dehors, les rues étaient pleines de citadins qui se saluaient, plaisantaient et riaient. Certains avaient l’air très fatigués car ils avaient veillé toute la nuit pour assister à l’arrivée du soleil. Des fêtes s’étaient tenues un peu partout et Tohe même avait passé la soirée à l’extérieur. Amalia, qui s’était obstinée à rester seule, avait fini par le regretter. Elle s’était sentie exclue d’un plaisir qu’elle imaginait intense et l’ennui s’était abattu sur elle. Même sa folie ne l’avait pas distraite: la Khô ne s’était pas manifestée.

La jeune fille décida de se mêler à la foule qui se dirigeait vers le centre de la ville d’où partait le cortège.

D’immenses traîneaux étaient disposés en cercle, décorés de tissus blancs et de fleurs de cristal qui tintaient au moindre mouvement. Sept personnages, aux costumes phosphorescents, tenaient chacun les rênes d’un traîneau. Ils représentaient les sept mois de l’année nouvelle et se suivaient selon les couleurs de l’arc-en-ciel. Dans un huitième traîneau, debout, se tenait une femme drapée de voiles noirs. Son traîneau s’ébranla, suivi des autres, et le cercle se défit.

La foule se mit alors en marche, à la suite du cortège. Un chant joyeux s’éleva et Amalia essaya elle aussi de chanter; mais elle ne connaissait pas les paroles. Celles-ci étaient pleines d’ironie et se moquaient de la femme en noir. Le cortège de traîneaux défila dans les rues, avant de se reformer au centre de la ville. Seul celui de la femme resta à l’écart. La foule se précipita sur elle et, avec une sauvagerie feinte, lui arracha ses voiles noirs. Elle apparut alors en habit de lumière, le visage nu. Amalia tressaillit: elle avait reconnu Oliane.

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2e jour, année 146

En revenant de la Fête du Nouvel An, je me suis précipitée dans la salle de bains et j’ai vomi. La foule était restée en ville, se préparant aux réjouissances. Il paraît que l’on a fait venir de Murg des dizaines de caisses de karouk et des centaines de volailles encore vivantes qu’on a ensuite décapitées, farcies de piol et cuites dans du jus de mala. Je suis partie, écœurée par les odeurs de cuisson. Depuis quelque temps, j’ai de plus en plus de difficultés à absorber de la nourriture, du moins lorsque je suis Amalia. Par contre, lorsque la Khô m’habite, je dévore d’énormes portions de viande que je rejette ensuite. Quand ne serai-je plus du tout consciente de mes actes? La folie m’envahira-t-elle?

J’ai rêvé d’Oliane cette nuit: elle entre dans ma chambre et avance vers le lit où je suis blottie, protégée par la fourrure. Oliane a les dents longues et acérées. Ses yeux brillent. Je ne suis plus qu’une volaille qu’elle se prépare à dévorer. Je tente de m’échapper, de m’envoler par la fenêtre, mais mes ailes refusent de faire le moindre mouvement. Je suis paralysée. Je regarde Oliane: les dents acérées ont disparu. Elle me sourit et se met à parler. Un flot de paroles que je ne comprends pas sort de sa bouche. Mes oreilles bourdonnent de mots. Il faut la faire taire sinon elle va mourir! Je m’approche d’elle et colle ma bouche contre la sienne.

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8e jour, année 146

Ce matin, je suis allée patiner sur le lac. Depuis que le vent est reparti, la glace a retrouvé sa teinte bleutée. Elle est si lisse que mon reflet y plongeait, se mouvant au rythme de mes gestes. Je regardais ce double à peine moins réel que moi-même et me sentais moins seule. Soudain, quelque chose d’étrange s’est produit. Je ne voyais plus mon reflet: sous la glace, une forme s’est mise à bouger. Un visage de femme aux paupières closes et aux oreilles allongées est resté en suspens quelque instants avant de disparaître.

Lorsque je suis revenue, le père m’attendait, l’air inquiet. Il paraît que la glace n’est pas sûre et qu’il vaut mieux ne pas s’aventurer sur le lac. Je trouve que sa peur de me perdre entrave ma liberté. Je n’ai rien dit mais j’étais irritée.

Maintenant, réfugiée dans ma chambre, je continue à penser à ce visage entrevu parmi les reflets de la glace. Cette femme voulait me communiquer quelque chose. J’en suis sûre à présent. Sa bouche s’est entrouverte et ses paupières, à peine relevées, ont laissé filtrer une lueur violette. Venait-elle de mon futur? J’ai hâte qu’elle me contacte à nouveau.

*

Tohe sortit de son cabinet de travail. Il était épuisé par le nombre de malades qu’il avait dû recevoir ce matin. Après l’excitation des fêtes, beaucoup tombaient dans l’ennui le plus profond. Ils perdaient le goût de parler et de rire. Leur vie leur paraissait vaine. Tous appartenaient à la classe des Mogirs qui n’avaient pas de profession et se contentaient d’une vie de loisirs. Un jour, ils finissaient par éprouver le besoin de justifier leur existence, se sentant coupable de vivre. Pourtant à Aúd, ils ne subissaient aucune pression: il était de bon ton de ne pas travailler.

Pour remédier au malaise de ses patients, Tohe cherchait parfois une explication dans leurs vies antérieures, dans des expériences qui les auraient imprégnés de culpabilité. Cela lui était difficile car la plupart refusaient de chercher à comprendre la racine de leur mal. Ils voulaient seulement en finir avec leur souffrance, retrouver le plaisir le plus rapidement possible. Ils réclamaient du dal, une drogue qui changeait totalement leur personnalité. Cette substance dangereuse annihilait tous leurs souvenirs et ils en oubliaient même leurs liens de famille. Mais ils étaient heureux, riant et chantant toute la journée. Pourtant, au bout de quelque temps, ils recommençaient à souffrir: la peur de perdre leur bonheur les tourmentait.

Tohe s’approcha de la chambre d’Amalia. Il écarta doucement le rideau de pierreries: sa fille était couchée et semblait dormir. Il en fut étonné car on était déjà à la mi-journée. «Elle s’ennuie», pensa-t-il. Que pourrait-il bien faire pour la distraire? Il éprouva un sentiment de découragement car Amalia n’était pas facile à satisfaire. Il ne savait comment se comporter avec elle: trop d’attentions l’agaçaient et il pouvait sentir la muette colère de sa fille. Il faisait un effort pour jouer l’indifférent, mais en fait Amalia l’inquiétait de plus en plus. Il avait fini par l’épier, par fouiller dans ses affaires personnelles. «Pour son bien», pensait-il. Un jour, il avait découvert le carnet dans lequel elle écrivait. Il l’avait ouvert en tremblant. Une seule chose lui avait donné quelque espoir: il retrouverait Amalia.

Il remarqua, sur le bureau de sa fille, une carte. Amalia y avait tracé de petits cercles, qui se succédaient dans le futur de façon discontinue, passant d’un univers a l’autre. Il fut tenté d’emporter la carte avec lui pour l’étudier, mais Amalia poussa un soupir plaintif et il s’éclipsa comme un voleur.

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16e jour, année 146

Il est encore venu dans ma chambre ce matin et j’ai fait semblant de dormir. Je sais qu’il m’épie et qu’il fouille dans mes affaires. J’ai fait exprès de laisser traîner mon journal pour qu’il le lise. N’est-ce pas une manière de lui parler? Maintenant qu’il est au courant de ma folie, j’en ai moins peur. Je ne me sens plus responsable. Peut-être tentera-t-il de m’aider?

*

17e jour, année 146

Pourquoi lui ai-je laissé lire mes pensées les plus intimes? Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Je le connais si peu! Il va certainement me haïr, et l’Amalia que je verrai dans son regard me paraîtra insupportable. Pourtant, je ne peux rester enfermée à jamais dans ma chambre, faire semblant de dormir! Son affection m’agace, mais maintenant que je suis sur le point de la perdre, je sens qu’elle va me manquer.

Il parlera certainement de mon journal à Oliane, si ce n’est déjà fait. Elle aussi se détournera de moi. Ils vont tous savoir qui je suis, ce que je cache derrière mon masque de silence…

Oliane se réveillait tôt le matin. Depuis quelque temps, la lumière l’empêchait de dormir. Elle s’infiltrait entre les persiennes de pierre et emplissait la chambre d’une lueur mauve. Lorsqu’Oliane entendait la forte respiration de Mugline dans la pièce voisine, elle avait toujours un mouvement d’humeur et se demandait pourquoi elle avait épousé cet homme. Son parrain n’aurait-il pas accepté de l’héberger après la mort de ses parents ? Il est vrai qu’elle désirait une vie de plaisirs qui lui aurait fait oublier ses longues vagues d’ennui, et Mugline lui avait promis une existence pleine de fêtes.

Elle s’était rendu compte que ce qui la faisait rêver autrefois la laissait à présent indifférente. Elle désirait toujours autre chose. Lorsqu’elle avait rencontré Amalia, il lui avait semblé trouver un but: elle se rendait chaque jour chez Tohe dans l’espoir d’apprendre quelque chose de plus sur la jeune Ylaque. Elle avait harcelé son parrain de questions et Amalia était devenue leur seul sujet de conversation. Oliane s’était même mise à épier la jeune fille, la suivant de loin, déguisée en homme. Elle espérait ainsi la surprendre en état de transe ou d’intense émotion. Lorsqu’elle rentrait chez elle, les immenses salles de sa maison de cristal lui paraissaient étouffantes.

Amalia était, pour elle, sans limites. La folie la grandissait, la remplissant d’une puissance qui engloutissait le temps. Oliane l’enviait. Sa propre vie lui paraissait terne et futile. Elle aurait voulu être Amalia, faire éclater les parois de sa prison, oublier son propre nom. Le corps de la jeune Ylaque, sa peau, la fascinaient. Elle imaginait qu’en la touchant, elle entrerait en contact avec une réalité différente. Mais la réserve d’Amalia la rendait inaccessible, et le découragement l’avait saisie.

Oliane n’avait pu avoir d’enfant mais avait obtenu la garde de deux orphelins qui vivaient à présent à la campagne. Après l’arrivée du premier, elle avait éprouvé un sentiment d’excitation qui s’était vite émoussé. L’enfant avait fini par l’irriter, l’entravant dans sa liberté, et elle s’était résolue à le confier à une nourrice. Plus tard, poussée par l’ennui, elle avait voulu renouveler cette première expérience et avait demandé la garde d’un deuxième enfant. C’était une fille et pendant plusieurs mois Oliane l’avait chérie avec passion, ne pouvant se séparer d’elle un instant. Mais, petit à petit, elle s’en était lassée, et l’enfant était allé rejoindre le premier à la campagne. Oliane en avait éprouvé un vif sentiment de remords mais n’avait pu trouver d’explication à son comportement.

Pour la première fois depuis longtemps, elle se mit à penser à ces deux enfants qu’elle avait négligés. Peut-être pourrait-elle être une mère pour eux et sa vie s’en trouverait ainsi changée; ce sentiment de vide disparaîtrait alors et son existence serait moins morne. Elle savait que Mugline n’avait plus besoin d’elle, qu’il lui accordait moins d’importance qu’à sa collection de vitraux anciens. Il ne lui avait jamais pardonné de n’avoir pu assurer sa descendance. Se sentant trahi, il cachait son dépit en donnant de somptueuses fêtes, dans l’espoir d’être admiré et envié.

Oliane se dit aussi qu’Amalia lui échapperait toujours, et la pensée de renoncer à elle la remplit d’un certain calme. Elle avait souvent surpris la jeune Ylaque, d’habitude si silencieuse, en conversation avec une créature invisible qui semblait l’accompagner partout. Oliane s’était sentie exclue de cette relation qui niait sa propre existence et avait fini par s’éloigner.

Elle décida que le moment était venu d’aller voir la nourrice et de ramener ses enfants. Elle espérait ainsi trouver un nouveau rôle qui ne serait pas qu’un jeu éphémère.

*

30e jour, année 146

La jeune femme aux oreilles allongées me rend visite chaque jour. Elle s’appelle Yba et vit parmi les Ourlandines dans une île oblongue battue par les vents. Des millénaires nous séparent et pourtant nous nous comprenons, car elle m’habite, et moi je demeure en elle, minuscule et pourtant puissante. Dans chaque molécule de son sang s’est glissée une parcelle de mon être qui a survécu, génération après génération. Et Yba, elle, existe déjà dans mes propres cellules, à l’état latent, comme une enfant qui attendrait le moment de naître.

Pourtant elle sait tellement plus de choses que moi! C’est ce qui lui permet de m’aider sans doute. Je suis celle qui l’enfantera, mais de nous deux, elle est la mère. Celle qui me dit que le chaos va disparaître et que ma folie n’aura pas été vaine.

Parfois, lorsque la solitude m’étreint, elle s’approche de moi, me caresse les cheveux, en prononçant des paroles dont je ne comprends pas toujours le sens mais qui me consolent malgré tout. D’autres fois, elle me parle de sa vie à Gma, m’emmène à l’intérieur de l’immense statue qui sert de refuge aux Ourlandines, et je m’émerveille de toutes les choses étranges que je découvre dans cet univers si différent du nôtre.

Cette vie future qui me permet d’oublier ce qui m’entoure, de m’absenter d’une réalité qui m’oppresse, m’est douce et réconfortante. Je suis ailleurs et je suis bien. Et même si je vois, dans le regard de père ou dans celui d’Oliane, les marques du désespoir, elles ne me touchent plus. Je ne fais plus partie de leur monde.


Première publication: Les maisons de cristal, Logiques Fictions, 1990.