Ce mois-ci, dans le cadre du Club de lecture de la République, Caroline-Isabelle Caron, professeure d’histoire et grande lectrice de nos genres, nous suggère Qui a peur de la mort? de Nnedi Okorafor, roman qui s’inscrit dans une nouvelle tendance de la science-fiction.
—–
Jouez avec moi un peu. Fermez les yeux: imaginez la capitale mondiale de la Terre unifiée dans un avenir lointain et glorieux. Où se situe-t-elle? Lorsque vous imaginez les citoyens de cette ville, de quoi ont-ils l’air? Dites, combien d’entre eux ont la peau foncée? Les cheveux crépus?
Maintenant, refaites le même exercice en visualisant notre monde après un cataclysme nucléaire. Que voyez-vous? Qui voyez-vous? Que reste-t-il des cultures humaines? Imaginez-vous un monde gris, froid, neigeux et violent, un peu comme dans d’innombrables produits culturels occidentaux, du téléfilm Le jour d’après (1981) au roman La route de Cormac McCarthy (2006) ou à la superbe BD Hiver nucléaire (2017).
Soyons francs : pour la plupart des consommateurs d’anticipation occidentaux, même inconsciemment, l’avenir est habité d’hommes blancs et se déroule en Amérique du Nord, en Europe, ou peut-être au Japon.
Voilà ce que combat la grande mouvance de l’Afro-futurisme. Bien que le terme n’apparaisse qu’en 1994, cette vision anticipatrice (et l’esthétique qu’elle génère) meut les créateurs de la diaspora africaine en Amérique du Nord depuis près de cinquante ans. Rejoints par d’innombrables artistes africains depuis les années 1990, ces musiciens, cinéastes et auteurs s’imaginent un autre avenir centré sur la perpétuation des cultures africaines, caribéennes et noires dans le futur. Ils voient des mondes tout aussi technologiques et chromés (ou glauques et violents) que ceux qui habitent nos écrans et nos liseuses. Ils cherchent à arracher la SF de l’Occident et la faire fleurir en sol africain. Ils embrassent les mythologies non-occidentales et rejètent les dichotomies faciles. Ils imaginent des uchronies où les Africains repoussent l’Europe avec la vapeur. Après Octavia Butler et Samuel Delaney, ils sont Abdourahman A. Waberi (Aux États-Unis d’Afrique), Sofia Samatar (Un étranger en Olondre), Coleson Whitehead (L’Institutioniste), Lauren Beukes (Zoo City), José Eduardo Agualuza (Barroco Tropical), Ahmed Khaled Towfik (Utopia), Nisi Shawl (Everfair, malheureusement non encore traduit), Nalo Hopkinson (La ronde des esprits), Ben Okri (La route de la faim), N. K. Jemisin (La trilogie de l’héritage) et Nnedi Okorafor, pour ne nommer que des écrivains.
Qui a peur de la mort? de cette dernière en est un bon exemple, non seulement parce qu’Okorafor y renverse les tropes éculés de la littérature post-cataclysmique, mais par son ancrage dans les réalités africaines et sa grande qualité d’écriture. Le roman, gagnant du prix World Fantasy du meilleur livre en 2011 et du prix Imaginales du meilleur roman étranger en 2014, met en scène un Soudan plusieurs décennies après qu’une guerre nucléaire aie dévasté la planète. La nation Nuru, dominante et aux visées hégémoniques, décide de suivre les dictats du Grand Livre et d’exterminer leurs voisins Okeke. Fille de la seule survivante d’un village décimé et enfant du viol, Onyesonwu (dont le nom signifie « Qui a peur de la mort? ») révèle son destin magique par sa peau et ses cheveux couleur de sable. Emplie des pouvoirs surnaturels de ses ancêtres, elle est une eshu, une changeuse de forme. Attachante et vive d’esprit, elle traverse le désert pour arrêter le génocide de son peuple et tuer le général ennemi, son père. Avec une prose nue, présentant de manière aussi réalistes les horreurs de la guerre et les bonheurs de la libération.
Nnedi Okorafor est la fille de parents nigérians de culture igbo. Dans ses fictions, elle met en scène les Arushi de la même manière qu’un auteur nord-américain joue de l’imagerie chrétienne. Ces dieux, ces esprits font partie de la vie et des valeurs ambiantes de ses personnages autant que les ordinateurs, ou même les extra-terrestres dans son roman Lagoon (2014). Les ancêtres accordent des faveurs, les quatre directions transmettent des messages et les forces surnaturelles agissent sur le monde, tout comme l’électricité court dans le câblage.
Nombreux sont ceux qui pensent que le genre science-fictionnel au sens large s’essouffle depuis près de vingt ans. On en a fait encore l’argument d’un billet ici-même. Assurément, l’Afro-futurisme le ravive de sa torpeur, en permettant de ré-imaginer l’avenir à partir d’une perspective noire, de peupler l’espace avec des astronautes et des guerriers à la peau foncée. De toute évidence, quelques exécutifs de la télévision américaine le pensent aussi : Okorafor a annoncé que le roman est en cours de développement pour la télévision à HBO.
Qui a peur de la mort? devrait être un classique de la littérature de l’imaginaire, mais reste inconnu. J’espère que cela changera bientôt.
Nnedi OKORAFOR, Qui a peur de la mort? (trad. Who Fears Death par Laurent PHILIBERT-CAILLAT) Nouvelle édition chez Éditions-ActuSF, à venir en octobre 2017.