Et ton coeur noir s’arrêtera, de Frédérick Durand

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Elles étaient revenues. Elles n’étaient jamais parties. Les sœurs la contemplaient du haut des toits; elles refusaient de se dissoudre au jour levant. Ou était-ce la nuit?

Jeanne retenait son souffle. L’émotion comprimait sa gorge. À ses pieds, l’image de sa mère se dessinait entre deux fissures. Elle se détachait avec une grande netteté – ses cheveux décoiffés, son regard qui s’arrachait au réel… Sa bouche aux lèvres minces rayait son visage comme une incision. Quand ses traits disparaissaient pour laisser place à une peau desséchée que le vent desquamait, elle parlait. Des phrases indistinctes dont le sens apparaissait à Jeanne avec une clarté contre laquelle son ignorance se serait en vain hérissée. Tu n’as nulle part où te réfugier, car, toujours, la mécanique des ombres te retrouvera. Les sœurs t’attendent. Je l’ai su avant ta naissance. Elles me suivaient, plaquées contre mon corps jour et nuit. Elles me pinçaient, me mordaient, perçaient ma peau, l’entaillaient, sectionnaient mes veines. Elles chuchotaient que ces blessures physiques et morales avaient pour but de te préparer au sort qui t’était destiné. Nous avons hâte qu’elle vienne au monde pour la tourmenter, c’est une enfant parfaite, conçue pendant le bon alignement. Ses malheurs nous nourriront pour les siècles à venir, sa vie sera une souillure dont nous nous repaîtrons.

 

Jeanne se détourna en un lent écho. Elle fuyait depuis si longtemps qu’il lui était impossible de retrouver le souvenir de son point de départ. Contrainte à ravauder sans cesse les fils qui maintenaient la réalité en place, elle les sentait se distendre, prêts à éclater et à libérer ce qui rôdait de l’autre côté des murs – façades aveugles, bâtisses grises, effritées, percutées, dont la verticalité la rejetait sur l’asphalte, errante, titubante, ivre d’incompréhension et de solitude.

Parfois, des individus se matérialisaient sur l’arrière-plan des vitres cassées et des entrepôts abandonnés. Quand ils souriaient, c’était pour morceler sa prudence et s’infiltrer dans les failles ainsi ouvertes.

Elle rêvait d’un complice dont la présence rincerait son cœur de ses inquiétudes, mais l’air glacé qui givrait ses doigts embaumait son espoir. Tu seras seule, éternellement endeuillée. Née pour la souillure, Jeanne. Nous t’attendions depuis si longtemps.

 

Encore et toujours – se dérober à l’engrenage dont jaillissaient des mains prêtes à la saisir. On l’observait quand elle échouait sur les avenues fréquentées. Regards de désapprobation ou de moquerie – ceux des émissaires à la solde des deux sœurs.

Sans visage, leur visage avait un goût d’ossuaire. Un vernis argenté recouvrait leur peau; elles trituraient des vers entre leurs doigts flétris, qu’elles embrassaient alors que montaient les chuchotements d’où s’échappait leur venin. Chaque fois, Jeanne se concentrait dans l’espoir de les paralyser. Mais l’illusion était sa geôle.

Qu’elles n’approchent pas, surtout ! Bosselée par leur malveillance, la vagabonde s’épuisait rapidement. Ses forces diminuaient, elle sentait venir le moment où elle s’écroulerait, incapable de résister davantage.

Elle s’appuya contre un conteneur sale, les larmes aux yeux. Oublié sur le sol, un couteau reflétait la lueur de la lune. Jeanne s’en saisit, un instant réconfortée par le contact du manche au creux de sa paume. La voix de sa mère s’immisça dans sa tête, polaire. Il te faudrait les brûler vives. Mais comment y arriver? Elles paraissaient inoxydables… Contaminée, Jeanne sentait des larmes de fer couler sur ses joues.

Elle passa une main tremblante sur son visage et la retira avec un cri. Le mouvement la fit frôler ses cheveux – ils avaient la consistance de la ferraille. Jeanne voulut se redresser, mais déjà la rigidité l’envahissait. Au loin, les sœurs s’étaient tournées dans sa direction. Elles lévitaient, et un gouffre se formait peu à peu autour de leur corps.

– Elles viendront te chercher, peu importe où tu te cacheras. Leurs mains seront calleuses sur ton cou brûlé, Jeanne. Les proies comme toi sont rares. Un alignement exceptionnel. Elles n’en peuvent plus, elles t’épient depuis si longtemps.

 

La course a repris; dans la ville dédale, elle est cernée par les allées étroites. Leurs couleurs froides l’entourent pour drainer son énergie. Les battements de son cœur ralentissent, sa gorge se serre, le voile est de plus en plus opaque. La lumière explose en particules mortes, désormais dépourvues de tout éclat, gangues grises et flasques.

La nuit aura toujours raison. Dans un terrain vague rempli de métal rouillé, Jeanne scrute le sol afin d’éviter les lames de rasoir et les seringues qui perforent la terre. Elle hésite à l’orée de la forêt chromée. Le sang versé les aiderait à sortir des murs. Elles guettent, les immobiles sœurs des gouffres.

 

Souvenirs d’une mère qu’il fallait visiter, le dimanche, dans sa chambre propre et blanche aux fenêtres munies de barreaux. Marélie profitait des moments de solitude passés avec sa fille pour lui transmettre son infection, tandis que les grands-parents s’étaient retirés pour… Elle retombait dans son mutisme dès qu’ils revenaient, une poupée aux yeux crevés pressée contre sa poitrine creuse.

 

Te voilà sur un banc de parc dont la peinture verte s’écaille. Comment es-tu arrivée là? Les feuilles qui se détachent des arbres deviennent des cendres dès l’instant où elles touchent le sol. L’automne abandonne sa caravane feutrée. Tu te voudrais phénix, mais tu t’étioles dans un lieu de cordes, de nœuds et d’ombres. Tu t’anémies dans une nuit interminable avec, dans le cœur, un rêve de Salomé qui jamais ne s’accomplira.

aucun zénith à ton cou

les mortiers se crevassent

et la marée viendra trop tard

Depuis le début, tes rêves subissent d’importantes altérations, tu en as vu les coutures rapiécées. De temps à autre, une ombre surgit pour essayer de les recoudre, mais toujours, le tissu se déchire. Le temps s’est accéléré, d’ailleurs, tu le sais.

tu voudrais un clou dans l’horloge

la nuit t’acquitterait

 

Je commence à sentir des cornes pousser sous mon front. Des petites filles mortes, emmurées derrière les briques, m’invitent à les rejoindre. Quand la première d’entre elles me tendra la main à travers l’ouverture qui s’élargit de jour en jour, elle voudra me griffer jusqu’au sang. La glace se forme au bout de mes ongles, et mes doigts tombent en morceaux. La lune m’offre un plateau où poser ma tête coupée.

 

À présent, il ne reste qu’elle dans le kiosque désert. Silhouette transie, aiguilles plantées dans ses prunelles. Elles sont là, debout près d’un réverbère. Les trous qui s’ouvrent dans leur visage laissent voir les sangles qui maintiendront Jeanne captive lorsqu’elles absorberont les fragments décomposés de ses rêves d’enfant.

Hâte-toi de remonter l’escalier, Jeanne; là-haut, il existe un point de fuite, un étage transfiguré, peut-être. Tu y trouveras, étendu par terre, le corps inerte de la logique. Vite, tu devras te presser pour le réanimer ! Qui sait si tu pourras…

Mais non, car il faudrait les brûler vives

 

Te voilà de nouveau sur l’artère passante. Ces figurants, mannequins en mouvement, se superposent à ton réel sans en faire partie. Sauf celles qui tiennent un oiseau mort dans leurs mains placées en coupe – elles seront calleuses sur ton cou. Bientôt.

Les haut-parleurs diffusent leur voix. Elles chuchotent ton nom. Des taches de couleur dansent dans ton champ de vision, s’interposant entre elles et le monde. L’heure est venue, mais tu cours vers une ruelle pour te soustraire à l’étreinte promise.

 

Dans quelques secondes, une main glacée se posera sur ton épaule. Tu feras volte-face et tu frapperas devant toi, sans regarder. Tu enfonceras la lame du couteau – déchirement de la chair, manche froid contre ta paume. Tu n’arriveras pas tout de suite à la dégager tant elle se sera greffée à toi. Alors, tu pousseras plus loin, plus loin à travers le vivant pour te frayer un chemin. Le sang sera chaud sur tes doigts. Le sang du passant qui avait voulu te demander l’heure. Lorsqu’il s’effondrera, immobile, tu te pencheras pour continuer à le frapper, jusqu’au vertige.

Près de toi, les sœurs partageront le sourire de minuit, heureuses de ton offrande.

Il en faudra d’autres.


 

Première publication: Moebius 148, 2016.