La Louïne, d’Élisabeth Vonarburg

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« Et toi, Mirka, en quoi tu vas te transformer pour la Louïne? »

Mirka hausse les épaules en essayant de prendre un air mystérieux. Il avait beau se faire tout petit dans son coin, il savait bien que la question finirait par lui être posée. Il les regarde tour à tour, Rodge et sa peau noire zébrée de blanc, Marni et ses fines écailles aux reflets nacrés, et Pardell avec sa mince queue de singe qui fouette l’air comme si elle était douée d’une vie indépendante, et cette exaspérante expression de supériorité – être capable de garder sa queue même quand il est sous forme humaine, ça ne le rend sûrement pas plus intelligent!

Ce que Pardell confirme en plaisantant: « Mirka fera comme d’habitude, hé, Mirka? Quelque chose avec des poils, un peu plus longs, et… quoi, verts, peut-être, cette fois-ci? »

Mirka se redresse, et sa fourrure noire se hérisse un peu, mais ça ne se voit pas trop parce qu’il fait sombre dans la petite caverne où la bande a coutume de se réunir. La métamorphose qui lui vient le plus aisément, c’est la fourrure, les animaux à fourrure. Il ne lui a jamais été difficile de rester toujours métamorphosé en partie, comme on l’exige d’eux depuis qu’ils ont quatre ans ; il n’a même pas besoin d’y penser, contrairement à nombre de ses camarades pour qui c’est encore un effort de chaque instant. Depuis qu’il est tout petit, il entend toujours la même moquerie: « De toute façon, Mirka est né avec de la fourrure, c’est juste une bestiole qui s’est trompée en naissant sous forme humaine! »

Pardell ne plaisante pas méchamment, c’est plus une habitude, presque un réflexe, Mirka le sait, et il ne va pas se laisser réagir de la même façon, il est au-dessus de ça depuis longtemps.

« Vous en faites tout un plat, de la Louïne, on n’est plus des bébés, quand même! »

Il s’arrête juste à temps avant de dire qu’après la fête ils seront considérés comme des grands: Pardell trouverait bien moyen de faire l’autre plaisanterie habituelle, même si le passage se fait en accord avec les capacités de chacun, et n’a rien à voir ni avec l’âge ni avec la taille. Mais Mirka a l’habitude: il est le plus jeune, et le plus petit, il l’a toujours été depuis qu’il a commencé l’école, et parfois il se dit qu’il le sera toujours.

« On ne se transforme plus comme des bébés non plus », réplique Pardell, « on le fait tout seuls. C’est ça qui t’ennuie, Mirka, avoue, qu’on n’ait pas de Guide du tout pour cette Louïne-ci! »

Mirka hausse de nouveau les épaules: il ne va pas répondre à ça non plus, c’est vraiment trop gros, il y a longtemps qu’ils n’ont plus vraiment besoin de Guides, ni les uns ni les autres. D’ailleurs Pardell le sait bien, qui enchaîne: « Moi, ce sera avec de vraies griffes, en tout cas, rétractiles et tout. » Il voulait en venir là, se vanter: sa spécialité, c’est de greffer des caractères animaux à la forme humaine, ce qui implique des transformations plus compliquées qu’il n’y paraît: un chien, un chat ou un cheval ont ce qu’il faut non seulement pour se faire pousser une queue mais pour s’en servir – à plus forte raison les singes – mais le cerveau des humains n’a rien, lui, qui serve à gérer cette espèce de membre supplémentaire! Et des griffes rétractiles… la main humaine n’est pas plus conçue pour en avoir que le cerveau humain pour les gérer. Des griffes fixes, ou des serres, oui, ce n’est pas très difficile: après tout, la modification à faire subir aux ongles est minime – Mirka le fait couramment, ou Marni, qui affectionne les oiseaux.

« Moi, je ne sais pas trop », dit justement Marni. « Quelque chose avec des plumes, c’est sûr, mais je n’ai pas encore décidé la couleur. » Elle tend une main devant elle, et au bout de quelques instants les contours semblent se brouiller, tandis que les écailles lisses disparaissent pour laisser place à un fin duvet, comme sur un poussin, mais d’une couleur hésitante, d’abord d’un bleu vaguement verdâtre, qui vire au jaune très clair, poussin, justement, pour revenir à un bleu carrément vert. « Je voudrais bleu franc, mais je n’arrive pas à stabiliser. »

« Je serais toi, je resterais dans le jaune », dit Rodge. « Ou alors le roux. Ça fait plus naturel.

« — Mais justement, c’est trop facile! proteste Marni.

« — C’est la texture qu’ils regardent, vous savez bien, plus que les couleurs », intervient Pardell en détachant les syllabes de “texture” – il aime bien les mots techniques, il est toujours en train de singer les Guides. « Rodge a choisi une couleur uniforme, et je trouve qu’il a raison. Sinon, ça distrairait de la texture. Montre-lui, Rodge. »

Rodge rougirait s’il pouvait – les compliments de Pardell sont rares. Sur son visage, les marques blanches symétriques qui lui entourent les yeux et lui zèbrent les joues s’atténuent et disparaissent tandis que sa peau maintenant entièrement noire se couvre de petites bosses rondes, disposées en formations régulières. Mirka a beau l’avoir déjà vu faire, il est impressionné: la transformation est beaucoup plus rapide qu’avant, Rodge a dû pratiquer en cachette. Quelle sorte d’animal peut bien avoir une peau de cette sorte? Mais ça, Rodge ne le dira pas: ce en quoi on se transforme pour la Louïne doit rester un secret jusqu’au soir de la fête. Même si, entre amis, on peut bien se montrer quelques trucs, comme la texture de la peau, et même si on sait bien quelle est la métamorphose préférée de chacun – mais justement, pour la Louïne, il faut se forcer, inventer, surprendre: l’idéal, c’est que personne ne vous reconnaisse avant minuit.

Marni tend un doigt toujours couvert de duvet de plume, effleure le bras de Rodge: « Ça fait drôle, quand même, de la peau en relief!

« — Attends », dit Rodge. Il ferme les yeux à demi, pour se concentrer, et les petites bosses rondes bougent lentement sur sa peau pour former des lignes, des signes… des lettres majuscules: M… A… R…

Marni se met à rire: « Oh dis donc, ça serait drôlement pratique pour se passer des messages en douce!

« — Il ne va pas assez vite pour ça », dit Pardell, « mais c’est vrai, Rodge, tu devrais t’entraîner à ça aussi.

« — Et toi, alors, Mirka? » dit Rodge: il n’aime pas être trop longtemps le centre de l’attention, même celle de Pardell, Mirka le comprend bien mais ne peut s’empêcher de lui en vouloir – il espérait qu’ils continueraient à discuter de leurs métamorphoses à eux et qu’ils l’oublieraient. Il se lève et s’étire, en se dissimulant une fois de plus derrière un « Vous verrez bien » mystérieux dont il n’est pas sûr que les autres soient vraiment dupes, surtout Pardell.

« De toute façon », enchaîne-t-il pour essayer de dévier la conversation, « je trouve qu’on ne devrait pas faire autant d’histoires. Ils le savent bien, les Guides, de quoi on est capables, ils n’ont pas besoin de la Louïne pour le voir. Comme si on n’avait pas assez de devoirs et d’examens pendant toute l’année, il faut encore se transformer pour la Louïne, en plus!

« — Ce n’est pas un examen! » proteste Marni, « c’est une fête!

« — Mirka n’a pas tout à fait tort, remarquez », dit Pardell de façon inattendue. « Mais c’est plus un rituel qu’autre chose, maintenant. Une tradition », ajoute-t-il, en sentant sans doute que le terme “rituel” n’éveille aucun écho chez ses compagnons. « Mon grand-père m’a dit que dans le temps, c’était beaucoup plus sérieux, une véritable épreuve. » Sa voix baisse d’un ton: « On décidait qui restait ici au village et qui s’en allait chez les Immuables. »

Était-ce là que Pardell voulait en venir, alors? Mirka dit ce qui lui passe par la tête, « Quoi, une épreuve? », il ne veut pas sentir le battement soudain accéléré de son cœur et sa gorge serrée, il ne veut pas laisser s’installer après le mot “Immuables” le silence que Pardell espérait sûrement.

« Ça avait lieu à trois-quatre ans, pas à la naissance. Dans le temps, avant cet âge-là, ils ne savaient pas qui était capable de se transformer. La mutation n’était pas stabilisée. » Comme presque toujours quand il utilise les termes techniques, la voix de Pardell imite celle de Loro, leur Guide principal ; il n’en a sûrement même pas conscience et, en d’autres circonstances, Mirka sauterait sur l’occasion pour se moquer de lui, mais il sent que ses compagnons sont fascinés et lui en voudraient de faire dérailler la discussion. Il dit quand même, d’un ton plus maussade qu’il ne le voudrait: « On sait tout ça. »

« Non, non, reprend Pardell, ils nous ont expliqué ce que c’était, qu’il s’est mis à naître des enfants avec des capacités différentes, la mutation et tout, mais ce qu’ils ne nous ont jamais dit, c’est comment ils faisaient la sélection, au début, quand tout le monde n’était pas un mutant. Et mon grand-père m’a dit que c’était à la Louïne. Une grande cérémonie, très impressionnante, avec de grands feux, des torches, la nuit, tous les adultes se mettaient en cercle, avec les petits au milieu, et alors ils les influençaient pour qu’ils se transforment, et ceux qui se transformaient, ils les gardaient, mais pas les autres. »

Cette fois Mirka ne sait pas quoi dire pour rompre le silence qui s’abat sur le petit groupe. Ce n’est pas le même silence, de toute façon, il est plus incrédule et scandalisé qu’effrayé. On n’influence pas les gens malgré eux, même des bébés, ça ne se fait pas! Mirka peut voir la réaction de ses amis dans les couleurs zigzagantes des émotions de Rodge, le sentir dans l’odeur de pain brûlé qui émane de Marni, et les autres perçoivent sa réaction dans son aura émotionnelle à lui aussi, tout comme ils perçoivent l’aura satisfaite qui environne Pardell.

La première leçon qu’on apprend au village, par simple expérience, avant même d’aller à l’école, c’est qu’on sent les émotions d’autrui comme si c’étaient des perceptions. Une des conséquences de la mutation: de la même façon qu’on peut percevoir le fonctionnement de son propre corps jusque dans le plus petit détail interne, on peut aussi percevoir celui d’autrui, quoique moins clairement, et en particulier sentir les modifications chimiques infimes qui accompagnent les émotions, à l’extérieur bien sûr – de la sueur ou des larmes, ce n’est jamais bien difficile à percevoir! – mais aussi à l’intérieur, ce qui produit la sueur, ou les larmes. Le cerveau établit très vite des équivalences entre émotions et perceptions, différentes pour chacun ; pour Mirka, ce sont essentiellement des couleurs et des odeurs qu’il a appris à interpréter chez les autres comme du plaisir, du chagrin, de la colère, de la curiosité… Marni, comme Pardell, perçoit surtout des impressions tactiles ; Rodge entend plutôt des sons – pour lui, chaque personne a une sorte de musique intérieure spécifique, avec des rythmes et des tonalités qui changent avec les humeurs. Mais malgré les explications répétées de son ami ( « c’est comme tes couleurs et tes odeurs, Mirka, ça ne t’empêche pas de faire la différence avec les vraies couleurs et les vraies odeurs, tu fais le tri automatiquement, non? »), Mirka a du mal à imaginer ce que ça peut faire d’être dans la tête de Rodge, avec toutes ces musiques, tout le temps!

Rodge a raison, pourtant, on apprend à comprendre les autres, ça devient automatique, on n’y pense même plus. Comme on ne pense presque plus à essayer de contrôler ses propres émotions, au bout d’un moment – la ritournelle des Guides, à la petite école, « N’émotionne pas! », Mirka l’a entendue plus souvent qu’à son tour.

Mais l’autre leçon de la petite école, la vraie leçon, c’est celle-ci: on ne doit jamais, jamais, JAMAIS, essayer de contrôler le corps de quelqu’un d’autre. La démonstration est simple, et les Guides ne la font qu’une fois. Mirka avait trois ans, l’âge où l’on commence à se rendre compte qu’on peut justement influencer les émotions d’autrui en jouant avec les siennes, même d’une façon rudimentaire. Il se rappellera toujours la leçon. La terreur aveugle, brutale, incompréhensible, qui s’est abattue sur lui comme sur tous ses camarades dans la petite salle pourtant inondée de soleil. À travers l’horrible cacophonie de couleurs et d’odeurs qu’il avait soudain perçues, toutes ses terreurs de la nuit lui étaient soudain tombées dessus, tous les monstres venus pour déchirer, démembrer, dévorer, et qui font semblant d’être des ombres de vêtements suspendus devant la fenêtre de la chambre, dans la pénombre. Complètement paralysé, avec une certitude absolue, abominable, il avait su qu’il allait mourir, et que ça allait être très long, très lent, et très, très douloureux. Et puis tout avait disparu.

Si brusquement que ça avait presque fait aussi mal et, comme tous les autres, Mirka avait éclaté en sanglots et il avait pleuré longtemps, tandis que les Guides attendaient, les bras croisés.

Les explications étaient venues ensuite. Les émotions, surtout les émotions fortes, s’accompagnent d’émissions de substances invisibles et pourtant perceptibles, les phéromones (Mirka avait compris les fées Romones, mais avait été détrompé, et déçu, en voyant le mot écrit au tableau). Les Guides, qui maîtrisent parfaitement les capacités de leur propre corps, s’étaient délibérément fait subir les transformations intérieures que suscite la terreur, pour produire les phéromones de la peur. C’étaient ces phéromones qui avaient été perçues par les enfants et qui les avaient en quelque sorte contaminés malgré eux, leur faisant ressentir pour de vrai les émotions simulées intérieurement par les Guides: parce qu’ils étaient plus forts et plus habiles que les petits, les Guides les avaient forcés à se mettre en phase avec eux ; d’une certaine façon, ils avaient pris possession de leurs corps.

Et au village, c’était le mal absolu.

Loro avait conclu en martelant ses mots d’une voix sévère, avec une expression sévère, et en émettant les émotions qui allaient avec: « Personne ne le fait, jamais, en aucune circonstance. Le châtiment est simple, et sans appel: on est chassé du village. »

Plus tard, quand il avait commencé les leçons de métamorphose, Mirka avait bien réalisé que les Guides utilisaient un procédé semblable, pourtant. Mais il avait fini par comprendre que ce n’était pas du tout la même chose. Dans la transe d’apprentissage, quand le Guide explique aux disciples l’intérieur de leur corps et comment tout y est relié, comment si on change ça, ici, ça changera ça, là, les disciples et le Guide sont d’accord pour être en phase, réglés les uns sur les autres: ce n’est pas l’un qui fait quelque chose aux autres malgré eux, ils le font ensemble, et en complète confiance. Une confiance qui ne pourrait pas exister si n’existait la certitude absolue qu’aucun Guide, jamais, en aucune circonstance, n’essaierait de manipuler un disciple en manipulant les fonctionnements de son corps liés aux émotions…

On peut mentir, bien sûr – ça, c’est une leçon que personne n’a besoin de donner, et Mirka l’a apprise peut-être plus tôt que d’autres. On contrôle son propre corps, on maquille ses propres émotions, pour empêcher les autres de savoir qu’on a honte, qu’on a peur, qu’on a mal. Pas très bien vu, ce type de mensonge, mais comment l’empêcher? C’est de toute façon bien moins grave que de forcer quelqu’un à se mettre en phase contre son gré. D’ailleurs, il y a la version acceptable, et acceptée, qui est de simplement présenter une surface lisse, neutre – indéchiffrable ( « N’émotionne pas, Mirka! »). On appelle ça « politesse », au village, et c’est vrai, si on ne se contrôlait pas, quelle cacophonie de perceptions pour chacun dans les émotions de tous! Les adultes sont très habiles à cette discipline, et Mirka sait qu’il a encore bien du chemin à faire pour les égaler.

C’est Rodge qui rompt le silence après la déclaration de Pardell: « Ils les obligeaient à se métamorphoser ? Ils les forçaient à se mettre en phase? Mais c’est défendu!

« — Pas dans le temps », réplique Pardell, visiblement content de lui, « parce que c’était nécessaire. Grand-Père dit qu’à l’époque, les tout-petits étaient un peu comme des chenilles de papillons dans un cocon, sauf qu’ils ne pouvaient pas en sortir tout seuls, de leur cocon. Il fallait les aider à en sortir, et ça prenait les Guides pour le faire. Alors, à la Louïne, on rassemblait tous les petits, et on les influençait. Enfin, Grand-Père dit “induisait”, les Guides servaient d’“inducteurs”, mais c’est la même chose. Ils les mettaient de force en phase, et là, ceux qui étaient capables de se métamorphoser le faisaient, et les autres non, et comme ça les Guides savaient qui garder et qui envoyer chez les Immuables. »

La répétition a un peu usé le choc initial, et c’est un silence pensif qui suit les paroles de Pardell.

« Mais maintenant on n’en a plus besoin, dit Marni. « On le sait à la naissance, avec le test de la coupure. »

Mirka ne l’a jamais vu lui-même, et bien sûr il ne se rappelle pas quand on le lui a fait, mais Marni a une nombreuse famille, et elle lui a raconté: quand le bébé est né, on lui fait une petite incision dans la main, et si ça se referme tout de suite sans saigner, c’est bon, l’enfant a la mutation, il sera capable de se métamorphoser – c’est un métamorphe, comme disent les Guides.

Pardell hoche doctement la tête: « Oui. C’est pour ça que la Louïne est seulement une fête, maintenant, une tradition: ce n’est plus si important. Mais ce n’était pas comme ça avant que la mutation se soit stabilisée. Enfin, Grand-Père dit qu’elle a changé, ce n’est plus la même qu’au début. Mais le résultat est pareil, on le sait tout de suite. Alors qu’avant… »

Et il laisse traîner sa voix et l’imagination des autres s’emparer des scènes qu’il a évoquées – la nuit, les torches, les brasiers, le cercle des Guides autour du groupe apeuré des tout-petits. Il y a des tas de façons légales d’influencer les autres, en leur racontant des histoires, par exemple – et quand il se sent moins directement concerné, Mirka reconnaît ce talent à Pardell. Mais le mot “Immuables” est revenu trop souvent dans la conversation pour ne pas l’inquiéter. Oh, il n’en ressent plus autant d’angoisse que lorsqu’il était petit – Rodge et Marni et même l’exaspérant Pardell sont ses amis, il a confiance en eux. Mais c’est plus fort que lui, quand on parle des Immuables, il se recroqueville intérieurement – en essayant de le dissimuler, bien sûr. Son père est un Immuable, tout le monde le sait au village.

« Ce n’est pas un crime d’être un Immuable », lui a expliqué Grand-Mère, le jour où, tout petit, il s’était réfugié près d’elle, en larmes après les moqueries des autres (avant l’amitié, avant Rodge, et Marni, et Pardell). « Ne fais pas attention à ce qu’ils disent, ce sont simplement des ignorants. Tu n’es ni le premier ni le dernier à avoir un Immuable pour parent. C’est rare maintenant, voilà tout, et c’est peut-être dommage. Être un Immuable, ne pas pouvoir se métamorphoser, ce n’est ni un crime ni une maladie. On est différent, Mirka. On n’est pas moins bon, ni meilleur, parce qu’on est différent – on est juste différent. Les Immuables sont différents pour vous, mais vous êtes aussi différents pour les Immuables, penses-y. Et puis, un Immuable, c’est aussi bien qu’un métamorphe, la preuve: ta mère et ton père se sont assez aimés pour t’avoir ensemble. »

Mais pas assez pour rester ensemble. Mirka ne l’avait pas dit – Grand-Mère le savait bien, elle savait tout, et aussi que Mirka habitait dans la Maison des enfants parce que sa mère ne voulait pas vivre au village et qu’il ne pouvait pas vivre avec elle dans la montagne. Mais ça, c’était une autre cause de chagrin, il ne voulait pas y penser davantage. Alors il s’était contenté de renifler en s’installant plus confortablement contre le tronc de Grand-Mère, et il s’était endormi en écoutant la musique de ses feuilles et de ses branches agitées par la brise.

Non, il n’y aura sûrement pas d’attaque en traître de la part de Rodge, ni de Marni, et Pardell, tout exaspérant qu’il soit, s’arrête toujours avant de faire mal. Après tout, s’il pense aux Immuables, ce n’est pas forcément à cause du père de Mirka, mais peut-être seulement parce qu’à la Louïne, les gens du village et ceux du village des Immuables font la fête ensemble. Les enfants des Immuables se déguisent – quelquefois, Mirka les envie: c’est tellement plus simple et plus facile que de se métamorphoser! D’ailleurs, il se dit souvent que toute la vie des Immuables doit être plus facile – en tout cas, mentir est bien plus simple pour eux, ils n’ont qu’à parler ou à se taire, pas de phéromones vagabondes pour les trahir!

« Eh bien, je suis drôlement contente de ne pas vivre dans l’ancien temps! » dit Marni, mettant un point final aux méditations communes, et aux inquiétudes de Mirka. Elle se lève, en se courbant un peu pour ne pas se heurter à la voûte de la caverne – c’est elle la plus grande du groupe: « Allez, on rentre, il faut que j’aide Mère Sonje à faire les gâteaux. À voir la quantité qu’elle a prévue, on jurerait qu’elle veut nourrir tout le monde à elle toute seule! »

Au sortir de la caverne, tandis que les autres s’éloignent, Mirka hésite. Ils vont chez eux, mais chez lui, c’est la Maison des enfants. Il a beau y avoir sa propre chambre, il n’a jamais eu l’impression que c’était « chez lui ». Il n’a pas envie de rentrer, de voir les autres, de subir leur curiosité – moins délicate que celle de ses amis. Il n’a pas envie de voir Mère Domni, qui est la mère de tous les enfants de la Maison mais d’aucun en particulier. Il n’a surtout pas envie de se retrouver entre les murs de sa chambre et de penser à ce qu’il va faire pour la Louïne – parce qu’il ne sait vraiment pas ce qu’il va faire pour la Louïne, quelle métamorphose spéciale il pourrait bien inventer, et c’est dans trois jours! Il voudrait que la Louïne n’existe pas. Il voudrait… ne pas avoir à se métamorphoser, voilà! Mais cela, il ne pouvait pas le dire à ses amis – il ose à peine se l’avouer à lui-même.

Ses pas ont choisi pour lui: ils l’ont entraîné du côté de la forêt où se trouve l’arbre qui est Grand-Mère. On ne sait pas de qui elle est la grand-mère, ni même si c’en est une, quoique elle est si vieille qu’elle pourrait être la grand-mère de tout le monde au village: elle a toujours été là, et tout le monde l’appelle Grand-Mère – si elle a un autre nom, elle ne l’a jamais dit à personne. C’est une métamorphe, voilà tout ce que l’on sait. Pour des raisons que personne ne connaît non plus, qu’elle n’a jamais confiées à personne, et que personne n’oserait lui demander, elle a décidé un jour de devenir un arbre. Quand Mère Domni a expliqué cela à Mirka, après qu’une de ses longues promenades dans la forêt lui eut fait découvrir Grand-Mère, il a ouvert de grands yeux: selon sa taille et son poids – et ses capacités, bien sûr – on se transforme en animal, n’importe quelle sorte d’animal, mais se transformer en plante? Comment fait-on, d’abord? Avec les animaux, c’est facile, surtout une fois qu’on a suivi les leçons des Guides et qu’on comprend ce qui se passe à l’intérieur d’un corps: on se met en phase avec l’animal, et, ma foi, on copie; au bout d’un certain temps, on a l’habitude, et on peut se passer du modèle. Mais se mettre en phase avec une plante? Bien sûr les plantes, comme les humains et les animaux, sont vivantes et suivent un plan bien défini pour pousser, un plan qu’il doit être possible de retrouver en elles et de copier, mais c’est vraiment un plan très différent de celui des créatures mobiles. Et puis, qui voudrait être une plante, fixée dans le sol, même quelque chose d’aussi grand qu’un arbre?

Eh bien, apparemment, Grand-Mère a voulu, ou elle a voulu essayer et elle a dû aimer l’expérience car elle est restée un arbre. Ou enfin, presque un arbre. Elle a fait subir aux cellules de sa chair des modifications considérables pour la rapprocher du végétal, et son corps a disparu sous sa peau devenue écorce, et des branches lui ont poussé, avec des feuilles qui ne tombent jamais l’hiver, un peu plus mobiles que ne devraient l’être celles d’un vrai arbre (Mirka a vu l’une de ces branches écarter, comme un fouet, un jeune cerf qui la broutait avec trop d’appétit). Mais quelque part à travers les feuilles, et l’écorce, et le bois, il reste un cerveau humain, si métamorphosé soit-il pour survivre et fonctionner dans une enveloppe en grande partie végétale. Il reste une personne, qui s’appelle Grand-Mère, qui pense et qui ressent des émotions ; et, même si c’est un peu compliqué de lui parler parce que son temps coule plus lentement que celui des humains, Grand-Mère est l’amie de Mirka, plus peut-être que Pardell, Rodge ou même Marni: elle, il peut tout lui dire.

Mirka s’approche du tronc et, de son index replié, il tape le signal qui est son nom dans le langage que Grand-Mère lui a appris – bien que ce langage porte curieusement un nom d’animal, morse, il a été inventé par les humains, à l’aube des temps. Mirka pourrait attendre que Grand-Mère le voie ou l’entende, puisque toute la surface de l’arbre fonctionne comme des yeux, des oreilles ou de la peau, mais ça va plus vite de signaler au début; après avoir été reconnu, on peut engager la conversation. Il faut attendre, bien sûr, que Grand-Mère se soit fabriqué de quoi parler, une sorte de bouche avec des lèvres et une langue à partir de sa matière végétale animée, et une sorte de poumon quelque part, invisible dans une branche toute proche, afin de produire un souffle capable de soutenir des sons. Pour Mirka, qu’une bouche sans visage autour rend mal à l’aise, Grand-Mère fabrique un semblant de face humaine avec ses feuilles. Heureusement elle a l’habitude, et ça ne prend que quelques minutes, le temps pour Mirka de grimper dans ses branches basses. Sa voix n’est jamais très forte, quelquefois il faut tendre l’oreille pour la distinguer, surtout quand il y a du vent, mais aujourd’hui il fait calme, et le murmure soyeux s’entend très bien: « Bonjour, Mirka. Tu es triste. »

Avec Grand-Mère, il n’y a jamais besoin de tourner autour du pot pour commencer.

« C’est la Louïne », dit Mirka, en s’installant dans la fourche confortable qui est son endroit favori dans l’arbre, à deux mètres du sol, juste en face du visage vert qui lui sourit. « Pourquoi il faut toujours se transformer? Pourquoi les Guides, les apprentissages à l’école, tout ça? Les adultes ne se métamorphosent pas, ils n’ont pas à se trimballer partout tout le temps avec des plumes ou de la fourrure… »

Mirka allait dire « personne ne le fait chez les adultes », mais il s’arrête net: il vient de penser à sa mère, et elle, justement, même si c’est dans la montagne et non au village… Il attend la voix murmurante de Grand-Mère, tout en écoutant les mille bruits qui constituent le silence de la forêt. Dans son irritation, il avait oublié: plus il y a de phrases, plus ça prend de temps pour se rendre de l’écorce qui capte les vibrations de la voix jusqu’au cerveau caché qui interprète et comprend. Il regrette déjà de s’être laissé aller à son mouvement d’humeur qui lui a fait poser une question dont il connaît déjà la réponse: la métamorphose doit être apprise dès l’enfance, avec les Guides, parce que l’organisme humain est trop délicat pour être laissé à l’expérimentation sauvage – c’est ce que les Guides disent, et il sait bien qu’ils ont raison, les leçons sont très claires sur tout ce qui peut mal tourner si on se transforme n’importe comment à l’intérieur.

« Les adultes se transforment d’homme en femme ou de femme en homme s’ils le désirent », murmure enfin la voix lente de Grand-Mère, « c’est ce que tu vas commencer à apprendre après la Louïne. Ils se transforment constamment aussi, comme vous, pour des petites choses qui ne se voient pas, s’ils ont trop chaud, trop froid, s’ils se coupent… Et ils peuvent être obligés de se transformer en animal, en cas d’urgence. Il faut avoir appris pour pouvoir le faire facilement n’importe quand. »

Mirka attend encore après que la voix de Grand-Mère s’est éteinte: il faut être sûr qu’elle a fini avant de commencer à parler soi-même, on ne peut pas se permettre de l’interrompre. C’est drôle, c’est la règle aussi à l’école, avec les Guides et les autres enfants, mais avec Grand-Mère, ça n’agace pas du tout Mirka. En tout cas, elle n’a pas tout à fait répondu comme il le pensait, et pendant qu’il attendait sa réponse, il a eu le temps de réfléchir à ce qu’il voulait vraiment dire. C’est ça qui est bien, quand on parle avec Grand-Mère.

« Mais à quoi ça sert, d’être des métamorphes? Si on n’apprend pas, ça peut faire des catastrophes: ce que je vois, moi, c’est qu’on se transforme parce qu’on est obligés. C’est comme… » Et là, Mirka cherche sa comparaison – mais il sait que Grand-Mère ne l’interrompra pas non plus. « … comme une maladie! » conclut-il.

La réponse de Grand-Mère met longtemps à arriver, plus longtemps que d’habitude: « Ce serait plutôt comme respirer, Mirka. Si tu ne respirais pas, tu mourrais, et tu es obligé de respirer… parce que tu es né comme ça. Voudrais-tu ne pas être né, Mirka? »

Grand-Mère pose toujours de vraies questions, même quand elles semblent ne pas avoir de sens, et Mirka réfléchit sérieusement. S’il n’était pas né, il n’aurait pas à trouver une métamorphose spéciale pour la Louïne, déjà! Mais tout d’un coup, ce problème-là ne lui semble plus si grave, comparé à la perspective de ne pas être né: de ne pas exister! Pas de réunions dans la caverne avec Marni, Rodge et Pardell, pas de jeux ni de courses à travers la forêt, ni les gâteaux de Mère Sonje, la mère de Marni…

Il n’aurait pas dû penser à ça. Marni a une mère, elle, et un père, comme Rodge et Pardell.

« Si je n’étais pas né », dit impulsivement Mirka, « je n’aurais pas de mère ni de père, et je n’en ai pas de toute façon! » Et il se sent soudain si malheureux qu’il se recroqueville dans la fourche de l’arbre et ferme les yeux. Ce serait bien, oui, finalement, de ne pas exister: quelle différence?

Au bout d’un long, encore plus long moment, le murmure de Grand-Mère s’élève de nouveau. Son visage vert a les sourcils froncés et Mirka pourrait presque sentir une émotion exsuder de l’arbre tout entier, quelque chose comme un mélange de tristesse et de colère.

« Tu as une mère, Mirka. Elle était trop jeune quand elle t’a eu, et elle ne voulait pas que tu grandisses comme elle, à la sauvage. Ses parents à elle étaient des Croyants. Ils ne t’ont pas expliqué, au village? »

Mirka murmure: « Si. » Les Croyants croient que la métamorphose a été donnée aux humains pour leur permettre de revenir au Paradis, où leurs ancêtres vivaient en état de grâce, innocents et heureux parmi les autres créatures. Ils demeurent à l’écart des villages, par petits groupes, ou plus souvent seuls. Ils ont développé des techniques mentales qui leur permettent de rester presque tout le temps métamorphosés en animaux. Et quelquefois, quelques-uns oublient complètement qu’ils sont humains, et ne peuvent plus revenir.

« C’est parce qu’elle t’aime qu’Anzia t’a confié à Mère Domni », reprend Grand-Mère, « et c’est parce qu’elle t’aime qu’elle ne vient pas te déranger. Et tu as un père, Mirka, qui ne t’a pas pris avec lui chez les Immuables parce qu’il t’aime aussi: il sait que tu es un métamorphe et que tu as besoin d’apprendre. Tu n’aurais pas pu, avec lui. »

Il y a une pause dans le chuchotement, mais Mirka n’attend pas de savoir si Grand-Mère a vraiment terminé, cette fois: « Et si ça m’est égal? » crie-t-il. « Ça m’est égal de ne pas me transformer, pourquoi ça ne leur est pas égal à eux aussi? »

Il se mord les lèvres, un peu honteux de son explosion. La réponse de Grand-Mère arrive bientôt, mais son visage n’est pas fâché: « Eh bien, si ça t’est égal de ne pas te transformer, c’est tout simple, Mirka: ne te transforme pas. »

Cette fois-ci, c’est à Mirka de rester silencieux. « Mais c’est la Louïne! » dit-il enfin, suffoqué.

« Et alors? Tu as dix ans, tu as fini tes apprentissages principaux, c’est ta dernière Louïne. Si tu ne veux pas te transformer, tu as le droit, Mirka. »

« Les Guides ne nous ont jamais dit ça », murmure Mirka au bout d’un moment.

« Ils ne vous ont jamais dit non plus que vous étiez obligés de vous transformer pour la Louïne », reprend Grand-Mère. « Tous les enfants le font, depuis des années et des années, mais il n’y a aucune loi nulle part disant que c’est obligatoire. »

Elle se tait, et après un moment Mirka croit qu’elle a terminé, mais elle reprend: « Si tu ne veux plus jamais te transformer, Mirka, c’est ton droit aussi. »

Le silence se prolonge. Mirka murmure enfin: « Être comme un Immuable? »

Comme mon père? Mais il ne le dit pas.

« Les Immuables n’ont pas le choix, Mirka. Toi, si… »

Et le visage vert se résorbe dans les feuilles, le signe habituel que pour Grand-Mère la conversation est terminée – c’est toujours elle qui décide. Mirka descend de branche en branche, pensif, donne une dernière caresse au tronc de l’arbre, « Au revoir, Grand-Mère », et repart en direction du village. La lumière a baissé, il a bien passé deux heures à parler avec l’arbre, mais ce n’est pas son tour de cuisine cette semaine, et il peut se permettre de flâner et d’être un peu en retard à la Maison.

 

Mirka aime la forêt d’automne. Avec ses feuilles rouge et or, elle lui semble toujours plus ensoleillée que la forêt d’été aux profondes ombres vertes, plus riche que la forêt de printemps au mince brouillard de bourgeons laissant transparaître les branches nues. Seule la forêt d’hiver a plus de lumière sous le ciel bleu, presque cruelle dans sa blancheur, mais en même temps si moelleuse avec tous ses contours arrondis par la neige…

Et, comme si l’évocation de la blancheur l’avait soudain créé, voilà que quelque chose de blanc apparaît au détour du sentier, étincelant dans un rayon de soleil, et Mirka s’immobilise, le souffle coupé. L’animal s’arrête aussi, et un moment ils restent face à face, Mirka et la tigresse blanche. Ce n’est pas vraiment une tigresse, elle est moins massive, plutôt de la taille d’une grande panthère, mais c’est ainsi qu’on appelle depuis toujours les félins blancs qui vivent dans la montagne au-dessus du village, peut-être à cause de leurs oreilles rondes, et des bandes gris argent qui apparaissent parfois dans leur pelage, comme des fantômes de rayures.

Comme elle reste là sans bouger en travers du sentier, Mirka va s’asseoir sur un rocher plat un peu à l’écart. Elle le regarde, la gueule légèrement entrouverte sur sa langue rose qui goûte l’odeur de Mirka autant que ses narines dilatées. Elle le reconnaît, sûrement, comme il la reconnaît à ses yeux dorés: les vrais tigres blancs ont les yeux bleus. Mais il ne dit rien – comment dit-on bonjour à sa mère quand elle est une tigresse blanche?

Elle s’approche lentement de lui, ses pas élastiques font onduler comme de l’eau son pelage déjà épaissi en prévision de l’hiver. Quand elle est assez près, Mirka peut sentir le corps félin, l’harmonie parfaite de ses muscles, de ses os et de ses tendons, sa chaleur, sa force. Et voilà qu’il est pris, comme les autres fois, qu’il se met en phase malgré lui, que sa fourrure devient blanche…

Mais non! La phrase de Grand-Mère résonne dans son esprit: Les Immuables n’ont pas le choix, Mirka. Toi, si. Il serre les dents, il se concentre, il résiste. Il résiste même si bien cette fois-ci que non seulement sa fourrure redevient noire, mais elle se résorbe et disparaît. Comme c’est étrange, la sensation de l’air sur sa peau nue – ça fait tellement longtemps! Il résiste aussi au réflexe de serrer ses bras contre sa poitrine, reste assis sans bouger, les yeux dans les yeux de la tigresse dont la tête est au niveau de la sienne.

Au bout d’un moment, les yeux dorés clignent, et la tigresse se laisse tomber sur le flanc. Elle pose sa grosse tête sur le rocher, contre la cuisse nue de Mirka à laquelle se communique une vibration de plus en plus forte: la tigresse qui n’est pas une tigresse ronronne.

Mirka reste pétrifié, à la fois stupéfait et, malgré lui, heureux. Il ne sait pas quoi faire, maintenant. La tête de la tigresse s’appuie lourdement contre sa cuisse, insistante, et incroyablement chaude. Il lève une main hésitante, la pose sur le crâne doux et dur à la fois. La tête de la tigresse se renverse, offrant le triangle vulnérable, sous la mâchoire. Mirka ne peut s’empêcher de sourire, il se détend tout d’un coup et s’autorise à caresser la gorge blanche qu’un ronronnement plus fort encore fait vibrer. Une vaste satisfaction émane de la tigresse, et il la perçoit comme une aurore boréale, de grandes draperies lumineuses qui se déploient lentement sur un ciel noir. Rien d’humain là-dedans, et pourtant, Mirka sait, Mirka sent, que quelque part dans le cerveau de la tigresse une étincelle veille: Anzia n’est pas – pas encore ? – de celles qui oublient comment redevenir humaines.

Mirka continue à caresser la gorge offerte, et ses pensées dérivent. Les autres fois, quand il la rencontrait, elle se sauvait presque tout de suite. Pourquoi, aujourd’hui?… Parce qu’il n’est pas entré en phase avec elle, parce qu’il n’a pas commencé à se transformer malgré lui pour lui ressembler? Parce qu’il a résisté? Et pourquoi est-ce si difficile, de lui résister? Elle n’essayait sûrement pas de le forcer en phase, c’est juste… comme si elle était un aimant, et lui des petits bouts de fer. Mais peut-être que c’est normal. Peut-être que c’est pour ça aussi qu’il trouve si facile de se transformer en animal à fourrure (bien qu’il n’ait jamais essayé un tigre blanc, même en miniature): il a eu de l’entraînement avant d’être né! La moquerie habituelle n’est peut-être pas si loin de la vérité, après tout, “Mirka, c’est une bestiole qui s’est trompée en naissant humaine”, mais pas de la façon qu’il croyait quand il était petit… On lui a expliqué, bien sûr, Mère Domni, et Loro: les humains ne peuvent pas rester métamorphosés quand ils font des enfants, il n’a jamais été un petit tigre dans le ventre d’une mère tigresse. Mais même si elle l’a tout de suite confié au village, il est bien resté neuf mois avec elle, neuf mois où elle a été une humaine, mais une humaine qui devait tout le temps penser au moment où elle redeviendrait une tigresse blanche… Qui sait ce qu’elle lui en a passé?

C’est drôle comme quelques mots peuvent changer le paysage. Une seule petite phrase de Grand-Mère, juste l’idée qu’il n’est pas obligé de se transformer, plus jamais, et c’est comme s’il y avait davantage d’espace autour de lui, comme s’il voyait les choses plus tranquillement, parce qu’il les voit de plus loin. Voilà qu’il pense à sa mère de plus loin aussi – c’est peut-être pour ça qu’il l’imagine plus petite, quand elle était une petite fille, dans la montagne, avec ses parents à elle. Peut-être qu’elle n’a pas été très heureuse, la petite fille Anzia. Peut-être qu’elle s’est rendu compte qu’elle ne pourrait jamais vivre au village, mais elle s’est dit que son enfant à elle… Et c’est vrai qu’elle a dû le vouloir, cet enfant: il lui aurait été si facile de le perdre – juste une petite transformation… et Mirka n’aurait jamais existé. Mais elle ne l’a pas fait. Et même, elle est allée lui chercher un père Immuable – s’imaginait-elle que l’enfant ne serait pas un métamorphe si son père n’en était pas un? Ce n’est pas ainsi que fonctionne la mutation: il suffit qu’un des parents l’ait pour que les enfants l’aient aussi. Mais elle ne le savait peut-être pas?…

Mirka se sent soudain plein de tendresse triste pour cette petite fille qu’il n’a pas connue, mais qui est là, cachée quelque part dans la tigresse qui ronronne contre sa cuisse. Il se penche vers elle: « C’est bientôt la Louïne », lui dit-il. Les yeux dorés s’ouvrent, se fixent sur lui. Il a son attention, il le sent: l’étincelle qui est Anzia se déploie dans le cerveau de la tigresse. « Je ne sais pas en quoi me métamorphoser. Mais je ne crois pas que je vais me métamorphoser. »

Il s’arrête, surpris lui-même de ce qu’il vient de dire, et de sentir comme c’est bien, comme c’est juste, comme c’est exactement ce qu’il doit faire. Il reprend: « Je ne vais pas me métamorphoser… » et un grand sourire naît sur ses lèvres quand il imagine le résultat: « … et personne ne me reconnaîtra! Ils ne m’ont jamais vu sans fourrure, pas depuis que j’étais tout petit! Je serai aussi bien déguisé qu’un Immuable. »

Il éclate de rire, et il sent que, dans la tigresse, Anzia rit aussi. Après des semaines d’indécision et d’angoisse, il sait enfin ce qu’il va faire! Et puis il se rend compte qu’il en sait même plus qu’il ne croyait. Il redevient grave. « Et après la Louïne, j’irai vivre un temps avec mon père, chez les Immuables. Pour voir. » Il n’est pas sûr qu’il aimera ça – ni que les Immuables aimeront trop ça, non plus, avoir un métamorphe parmi eux, même un qui ne se métamorphose pas – mais il a envie d’essayer. Il a le droit. Il a le choix, comme l’a dit Grand-Mère.

Il se lève, il se frotte les bras – le soleil a baissé, il a la chair de poule. Il refait pousser sa fourrure – d’un beau roux feuille d’automne, pour changer. La tigresse le contemple, la gueule entrouverte en un sourire félin. Elle se lève aussi, s’étire, la queue toute droite, lui donne un petit coup de tête dans la poitrine et s’en va au petit trot en direction de la montagne. Il ne veut pas la regarder s’éloigner – il sait qu’il la reverra, de toute façon, et plus souvent qu’auparavant. Alors il part en trottant, lui aussi, vers le village, vers les toits qui fument dans la lumière bleue du soir, vers la table odorante de Mère Domni, vers les bousculades et les chamailleries de la Maison des enfants, pour encore un temps, – et vers la Louïne où son père ne le reconnaîtra pas plus que les autres, mais c’est lui, Mirka, qui l’aura voulu ainsi, et il est content sous sa fourrure rousse, Mirka, il sait maintenant qu’il n’est pas obligé de suivre les histoires écrites par les autres, et que la sienne, c’est à lui de l’écrire.

Il a hâte de savoir la suite.


 

Première publication: Le Bal des ombres, Québec Amérique, 1994.

3 commentaires sur “La Louïne, d’Élisabeth Vonarburg

  1. S. Chartrand

    Je me souviens d’avoir lu ce texte en 6e année ; Francine Pelletier et Carmen Marois étaient aussi dans le recueil… Il s’agissait d’une lecture préliminaire à la composition d’un texte d’Halloween. J’avais tellement aimé La Louine ! Le relire une fois adulte me permet de constater que mon appréciation du texte était plus que justifiée (parfois on idéalise les textes lu durant l’enfance, mais ici c’est justifié).

    Et pour m’écarter un peu du sujet :

    Ces souvenirs m’amènent à repenser à la série Tri-Oh! chez Graficor : il s’agissait de recueils de textes pour l’enseignement du français en 3e année primaire dans lesquels se trouvaient de nouvelles extra-courtes de Francine Pelletier et Daniel Sernine (eh oui ! on ne nous offrait pas n’importe quoi comme cahier scolaire, à l’époque!) Ces textes sont pour ainsi dire introuvables, et même les bibliographies n’en font pas toujours mention (obligation par contrat ? je l’ignore). Collectionneur aguerri, il m’a fallu longtemps pour retrouver ces textes…

    Je me demande s’il y a eu d’autres « publications inconnues » de ce genre par les grands noms de la SFFQ pour des cahiers scolaires…

  2. Alain Ducharme Post author

    Intéresant; il faudrait vérifier si les différents volumes de l’Année de la SFFQ recensent ces textes.

    Ça me rappelle, Sébastien, qu’il faudra bien que je trouve le temps de passer à travers ta collection. Je suis certain que j’y trouverais assez de fictions pour les deux ou trois prochaines années de la République…

    1. S. Chartrand

      Je ne crois pas que les textes en cahiers scolaires entrent dans le protocole de recension de l’ASFFQ ; il serait intéressant de lancer un appel à tous pour savoir qui a déjà participer à un cahier scolaire et recenser tout ça en utilisant le centre de ressources didactiques d’un département universitaire de pédagogie… peut-être vais-je m’y atteler un de ces jours.

      En ce qui concerne ma collection, j’avais bien l’intention de t’en parler aux 20 ans d’Alire, mais tu n’es resté que trop brièvement. 🙂

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