La cité de Niba, de Natasha Beaulieu

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Mot de l’auteure

J’entre dans la cité. Toute nue. Le voyage a été long et inconfortable. On ne me donne jamais le choix. Debout pendant quatre-vingts heures à écouter le glissement irrégulier du monorail ancien modèle.

Le soleil brille très haut ce jour-là. On me fait patienter sur le quai. Avec les autres. J’apprécie les rayons brûlants sur ma peau. Je ne crains pas le soleil. Ni les intempéries. Immunisée.

Autour de nous, les curieux s’entassent rapidement. De tous les âges. Pas vraiment de beaux visages. Mais dans leur regard, l’émerveillement et le respect. Et le silence qui accompagne ces deux sentiments.

 

Tout le monde rêve d’aller à Niba. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Il paraît que c’est une chance exceptionnelle pour mes quatre-vingt dix-neuf consœurs et moi d’y être.

Tout le monde peut visiter la cité de Niba. Mais peu de gens ont le goût d’un aussi long voyage. Le désert qui entoure la cité s’étend sur des kilomètres et des kilomètres. On l’appelle le désert Saint-Guillaume, en hommage à un défunt prêtre qui réussit à y séjourner plus d’un mois, il y a de cela des centaines d’années. La construction du monorail menant à la Niba s’est poursuivie pendant vingt-sept ans. Des milliers d’humains sont morts, incapables de supporter l’enfer de la chaleur en pleine puissance.

Après quelques minutes, les curieux se dispersent tranquillement. Ils se réfugient à l’ombre de leurs cabanes. Cinq de mes semblables s’affalent sur le quai. On va probablement nous mener à l’ombre aussi. Non. Les hommes qui s’occupent de nous sont allés se désaltérer. Nous devons encore attendre. Attendre.

 

Je me demande tout de même par quel hasard je me suis retrouvée dans ce groupe de cent élues. Sur quels critères se sont-ils basés pour nous sélectionner? J’espère obtenir la réponse d’ici quelques heures. Peut-être quelques jours, quelques semaines, quelques mois. J’ai même déjà passé plusieurs années (cinq au moins) à attendre dans une sorte d’endroit humide et sombre, sans jamais voir la lumière du jour. Des années difficiles, passées dans l’ignorance du sort qui nous serait réservé. Mais quand on ne possède pas la faculté de parler, de crier ce qu’on ressent, on est soumis à l’endurance et à la patience. Peut-être eût-ce été moins pénible si j’avais pu marcher ou, du moins, bouger. Pas même la faculté de respirer. Et pourtant, je vois, j’entends, je ressens et surtout je pense.

 

Les hommes désaltérés sont revenus. Ils discutent, cherchent une solution. De toute évidence, ils ne savent pas où nous amener pour nous protéger du soleil. Parce que certaines d’entre nous ont plus de cent ans. Moins résistantes. Et puis cent de nombre, c’est beaucoup.

Un vieux citéen de Niba s’avance. Il s’adresse tout bas au chef des hommes qui s’occupent de nous. Il gesticule lentement. Le vieillard barbu suggère sûrement un endroit assez vaste pour toutes nous loger. Oui, mais comment nous y transporter? C’est simple. Cent citéens nous transporteront jusqu’à cette place.

 

Quand j’ai entendu parlé de la cité de Niba pour la première fois, j’avais environ cinq ans. Maintenant j’en ai vingt-cinq. Peut-être que je vivrai jusqu’à cinq cent ans…

Plusieurs fois par année, je subis toutes sortes de chirurgies. Éternelle je suis. Éternellement parfaite. Pour des milliers d’individus, c’est d’ailleurs tout ce que je suis.

Nous sommes toutes pareilles. Seule la couleur des yeux, des cheveux et de la peau varie. Peau brune, yeux verts, épaisse crinière blonde descendant en cascade jusqu’à la chute des reins. Telle est mon image. Les enfants disent souvent que je ressemble à un personnage de bande dessinée. Je ne sais pas ce que c’est qu’une bande dessinée. J’espère que c’est un compliment.

 

Quinze minutes. Les cent citéens nécessaires à notre déplacement sont rassemblés. Chacun prend l’une d’entre nous dans ses bras. Très religieusement. Tel un dévot transportant une idole sacrée. Puis la procession se met en branle. Spectacle étrange.

 

Quand j’ai entendu mes responsables confirmer que je serais du voyage pour Niba, mon émotion fut si intense que je croyais avoir enfin réussi à émettre un son avec ma bouche pourtant muette. Les personnes qui m’entouraient n’ayant aucune réaction, j’en conclus que le son n’était pas allé plus loin que ma pensé. Comme toujours.

Le lendemain de cette heureuse nouvelle, on m’a descendue de mon socle, déshabillée et nettoyée plus que de coutume. Puis, destination chirurgie pour corriger une égratignure sur la joue gauche, un index fracturé et une tache rebelle sur le bras droit. Une heure plus tard, j’étais prête pour le voyage. Nue, sur le quai de la gare, les cheveux au vent, j’étais fière d’être aussi belle.

 

Avant d’atteindre le cœur de la cité, il faut marcher longtemps. Longtemps. Pour tout paysage, des cabanes, des humains desséchés, du sable. Le soleil. Et pourtant, malgré la brûlure insupportable, aucun homme ne se plaint. Parfois l’un d’eux s’arrête. Une femme ou un enfant lui offre à boire. Il boit. Remercie. Continue à suivre le premier, le quarantième ou le quatre-vingtième homme devant lui.

 

***

 

Si j’avais porté attention à certains détails, j’aurais peut-être deviné le sort qui m’attendait.

Mais les premiers jours, en plein cœur de la cité de Niba, je n’aperçus rien d’anormal. Il y avait tant de nouveautés à voir, d’action, des milliers de gens qui circulaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

La procession nous avait menées dans une grande salle blanche bien éclairée. Les objets qui y traînaient et l’atmosphère générale semblaient bien indiquer qu’il s’agissait d’une salle d’hôpital. Mais ce n’était pas très clair pour moi, puisque j’y étais arrivée la tête en bas.

 

Dès le lendemain matin, mon intuition fut confirmée lorsque je vis des individus vêtus de blanc de la tête aux pieds.

Ils nettoyèrent nos corps couverts de poussière et nous désinfectèrent.

Cinq d’entre nous furent ensuite mises sur un chariot et transportées ailleurs. Ils estampèrent une minuscule croix bleue sur le bras gauche des quatre-vingt-quinze autres. Puis, les hommes vêtus de blanc nous alignèrent le long d’un mur sans bornes, blanc comme eux. Ils quittèrent la salle.

Une légère déception m’envahit. Peut-être allais-je devoir patienter encore une fois plusieurs années avant de savoir ce qui allait suivre. Mais éternelle, je n’avais pas le choix. Et puis, la salle, grande, éclairée, propre, était plus agréable que ce que j’avais déjà connu.

 

Petit à petit, je m’habituais à ma nouvelle vie très routinière. Chaque matin, on nous refaisait une beauté: nettoyage, maquillage, coiffure… Lorsque celles qui restaient étaient enfin prêtes, des citéens et citéennes venaient les admirer, et ce tout au long de la journée. En début de soirée, on effaçait la croix bleue sur le bras gauche de quelques-unes. On emmenait alors ces dernières dans un autre endroit. Pour celles qui restaient, le même rituel recommencerait demain. Un jour mon tour viendrait. À moi aussi on effacerait la croix bleue.

J’aurais dû remarquer à quel point les visiteurs qui s’émerveillaient devant notre beauté étaient, eux, très laids…

 

Le fameux jour arriva. On effaça la marque bleue sur mon bras gauche et, avec quatre de mes semblables, je quittai la grande salle blanche, laissant derrière moi encore une trentaine de consœurs.

 

Ma nouvelle vie s’avéra plus agréable que la précédente. Je me retrouvais enfin dans mon décor habituel: sur un socle, dans une vitrine. On m’avait vêtue d’une jupe très courte en plastique rouge et d’un bustier noir fabriqué de fils électriques entrelacés.

Dans les vitrines avoisinantes, se trouvaient plusieurs de mes consœurs, du même voyage que moi, et d’autres mannequins que je n’avais jamais vus.

Les piétons s’arrêtaient souvent devant la boutique. Si j’avais porté attention, j’aurais remarqué que les hommes et les femmes ne regardaient pas vraiment les vêtements que je portais. Leur regard s’attardait sur «moi». C’était pour «moi» qu’ils restaient de longues minutes devant la vitrine…

 

J’étais très à l’aise dans cette vitrine. J’observais l’animation de Niba. Chaque lundi matin, on me changeait de vêtement. Dans les vitrines voisines, on changeait de mannequin. Parfois, en pleine rue, des débats, dont j’ignorais le motif, avaient lieu. Mais les agents de paix avaient vite fait de rétablir l’ordre.

Si j’avais su que ce que je prenais pour de simples manifestations d’opinion étaient en réalité des complots d’enlèvements…

 

Une nuit, une ombre enveloppée de noir s’arrêta devant la vitrine. Tout ce que je pouvais distinguer, c’était les yeux. Très verts. Très brillants. Semblables aux miens. Et, dans ces yeux, je pus lire une grande terreur. Je constatai que c’était moi qui inspirais ce sentiment horrible à ce regard mystérieux…

 

Deux jours plus tard, on me descendait de ma base, me déshabillait et on m’installait dans un véhicule sombre. Ça me dérangeait un peu de quitter la vitrine.

Je crois bien qu’on me ramena à l’hôpital. Mais pas dans la grande salle blanche. Dans une chambre à éclairage directionnel, où trois chirurgiens m’attendaient de toute évidence.

Le tout ne me surprit d’abord pas. J’étais habituée à la chirurgie. Je concevais mal cependant ce qu’on voulait améliorer chez moi cette fois-ci. On m’étendit sur la table d’opération. Puis, l’un des trois hommes masqué de blanc s’avança vers moi avec une sorte de scie…

 

Quand j’ai pris conscience qu’on venait littéralement de me scier en morceaux et que ma tête et mes doigts reposaient sur une table, alors que les autres parties de mon corps s’éparpillaient sur d’autres tables, je ne compris pas ce qui m’arrivait.

Mais le choc fut encore plus violent quelques minutes plus tard, quand la porte s’ouvrit et que je vis entrer les yeux verts de terreur de la nuit précédente.

Elle était là, nue, entre deux hommes qui la maintenaient. La pauvre créature était à bout de force. Elle avait dû se débattre comme une bête. Elle savait ce qui allait se passer. Moi, je ne constatais qu’une chose: j’avais devant moi une jeune femme qui me ressemblait parfaitement…

 

Je sentais la brûlure de mon corps qui fusionnait au sien. Membre par membre. Le plus atroce était la souffrance. L’horrible souffrance que seulement «elle» éprouvait. Les cris qu’elle poussait. À plusieurs reprises, elle perdit connaissance. Je souhaitais qu’elle ne se réveille jamais.

 

L’opération me parut durer des heures. Pour elle, l’étape la plus horrible fut quand on fondit mon visage au sien. Pour moi, ce fut la sensation de prendre vie. Mon sosie humain hurlait à travers moi alors qu’un plaisir m’envahissait, celui de sentir la vie en moi.

 

Je n’étais maintenant plus un mannequin. Mais encore moins un être humain. Sensation atroce. J’étais devenue une espèce d’hybride mi-vivante, mi-morte.

Je souffrais. Je sentais cette présence mourir en moi, cette monstrueuse présence qui voulait bouger, sortir de la prison de plastique qui la recouvrait et qui était «moi». Constamment, tout ce corps, ce cœur, cette âme criait et luttait en moi, cherchant à me déchirer, moi, enveloppe synthétique.

Quelques jours plus tard, on me transporta dans un immense temple dans lequel séjournaient des centaines et des centaines d’hybrides tels que moi. Des milliers de mannequins dans lesquels la chair morte pourrissait dans la matière plastique.

Et c’était là le travail principal des citéens de Niba: entretenir quotidiennement les idoles de la cité. Le culte de la beauté, de la perfection physique.

Chaque jour, entraient dans ce musée, de nouveaux hybrides de beauté. Chaque semaine des étrangers venaient nous admirer. Je pouvais même reconnaître les touristes qui avaient réussi à se rendre jusqu’à Niba. Parce que ces derniers parlaient beaucoup, passaient de nombreux commentaires admiratifs. Tandis que les gens de Niba, eux, nous adoraient en silence. Le silence du respect…

 

Avec les années, la présence de la créature humaine morte en moi s’estompa. Mais jamais elle ne me quitta complètement. Je me demandais si tous les mannequins du temple ressentaient la même chose que moi.

La nuit surtout, lorsque nous nous retrouvions seules, nos yeux brillaient dans l’ombre. Ce que les yeux de mannequins ordinaires ne peuvent faire.

Plusieurs fois également, mais je ne saurais l’affirmer, je crus entendre de faibles sons. Peut-être étaient-ce les plaintes des pauvres innocentes qui mourraient en nous. Ou alors c’était réellement nous. Mais étions-nous encore totalement «nous» ?

 

Ce ne fut que bien longtemps après que je compris le sort de la cité de Niba.

Les hommes et les femmes envoyés sur le projet Niba faisaient partie des éternels êtres indésirables pour les grandes cités. De cette race pauvre et sans intelligence supérieure. On les avait envoyés travailler dans le désert, en leur promettant des rémunérations fabuleuses. Ils devaient construire le monorail jusqu’à Niba. Mais Niba était une cité fictive…

Les quelques survivants de cet affreux cauchemar, n’ayant plus la force de revenir sur leurs pas, s’installèrent en plein désert et fondèrent des familles du mieux qu’ils le purent. La légende devint réalité. Ils créèrent Niba.

Desséchés par le désert, usés par le travail, défigurés par le sable qui rongeait leur peau, ils ne purent qu’engendrer une race laide. Et plus je voyais les habitants de Niba, plus je constatais à quel point ils étaient disgracieux. Même le visage des enfants affichait un air déplaisant. Leur peau sans couleur rappelait déjà celle, fatiguée, des vieillards. Les femmes ne pouvaient coiffer leurs rares cheveux longs et trop fins. Les hommes étaient aussi désagréables à regarder. La majorité, chauves et chétifs, semblaient vides de vie. Un mauvais sort jeté sur un peuple né sous une mauvaise étoile. Seul leur regard exprimait la vie, quand ils venaient nous admirer au sanctuaire.

Parfois, un miracle se produisait: une enfant très belle naissait. Celle-là, on l’élevait dans le secret. On la cachait, pour la garder belle. Et quand l’enfant prodige atteignait l’âge de vingt ans, on cherchait son sosie de plastique, auquel on la fondait.

Le Temple de la Beauté était, pour la population de Niba, la seule preuve qu’ils étaient capables d’«engendrer», eux aussi, des êtres parfaits.

 

Voilà pourquoi, depuis plus de deux cents ans, des milliers de touristes traversent le désert Saint-Guillaume en monorail à destination de Niba; pour visiter les fameuses idoles en plastique du Temple de la Beauté. Ces idoles qui ont l’air tellement «vraies».


Première publication: imagine… 56, 1991.


1 Il y a vingt-cinq ans, je publiais La Cité de Niba, ma première nouvelle dans le magazine littéraire imagine… 56.

En 1991, je ne savais pas que cette première cité allait donner naissance à d’autres cités (Cité de Penlocke, Cité Sans Nom, Kaguesna…) qui aboutiraient à la trilogie des Cités Intérieures, dont le premier tome, L’Ange écarlate, parut aux éditions Alire, en 2000. Curieusement, la Cité de Niba ne fait pas partie de la trilogie du moins, de manière explicite. Elle est pourtant incluse dans cet univers. J’y reviendrai peut-être un jour.

Déjà dans La Cité de Niba, on croise des thèmes qui me sont chers : cité imaginaire, esthétisme sombre, fusion, chair, souffrance physique et morale, mystère… Il n’y manque que les amours déviants quoique les citéens de Niba n’en sont pas dépourvus envers leurs idoles du Temple de la Beauté.

Dans la version originale, publiée dans imagine…, les citéens étaient des citoyens. J’ai pris la liberté de changer citoyens pour citéens car les habitants des Cités Intérieures se nomment tous des citéens. J’en ai aussi profité pour remplacer le mot « ville » par « cité ». Fantaisie d’auteure.

Natasha Beaulieu