Les amis de monsieur Soon, de Daniel Sernine

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…her sullen and aborted currents

breed tiny monsters.

– Jim Morrison, Horse Latitudes.

Le Carnaval se crée constamment de nouvelles distractions. Sur l’eau noire, les lumières de l’archipel et des ponts se décomposent en traits mouvants. Une navette se pose sur l’aire des îles, le jet éblouissant de ses altiveurs engloutit un instant toutes les parcelles de lumière qui remuaient sur le fleuve. Les dames et les sieurs d’Erymède viennent se divertir.

Un manège flottant descend le courant. Je fouille ma poche à la recherche de mes derniers croques, un rouge et un vert. Je croque le vert.

Le manège est une grande barge circulaire, portant un carrousel dont chaque ligne est soulignée par un pointillé de lumières, blanches ou vertes. Graduellement, le croque fait ressortir les vertes, qui deviennent aussi brillantes que les blanches, s’entourent de rayons en X.

Les chevaux, de vrais chevaux blancs, sont harnachés de jade, avec des plumeaux verts sur la tête. Ils trottent en cercle sur une estrade transparente à deux niveaux, dans des directions opposées, ce qui accélère leur mouvement apparent. Mais le croque étire et segmente le temps, comme une longue bande de papier qu’on aurait pliée en accordéon, il divise la durée en fractions distinctes, une vision doucement saccadée. Et le carrousel devient un véritable manège de foire, le trot cadencé des chevaux se fait presque mécanique.

Les guirlandes émeraude dessinent une auréole scintillante sous le chapiteau. De cette aura émergent les cavaliers, jusque là cachés par le vélum. Au bout de fils invisibles ils descendent, cavalières et cavaliers, jusqu’à enfourcher leurs montures en mouvement, avec la précision d’un engrenage

Mais tout en douceur: la lumière est une brume transparente, filamenteuse, les chevaux sont de coton blanc et de velours, les garçons et les filles, en maillot céladon, sont des rêves de beauté.

Au-dessus du fleuve éclate un feu d’artifice, tout de blanc éblouissant, qui illumine le chapiteau du manège, une soie couleur de malachite qui prend sous mes yeux une luminosité profonde, vertigineuse.

Hyper!

Je suce ce qui reste du croque pour faire durer le plaisir.

Le carrousel passe, lentement. Les cavaliers ont arrêté leurs chevaux et leur font faire des figures sur place, des voltes, des cabrioles. Puis ils les remettent au trot et montent debout, bras levés, tout leur corps penché vers l’intérieur comme si la sphère miroitante au centre du manège les attirait.

Le manège s’éloigne, un brasier de rayons verts et blancs, un soleil dérivant sur le fleuve, et pour mes yeux c’est un train d’images qui s’évanouissent l’une derrière l’autre.

Dans les cafés-terrasses du Vieux Quai et les bateaux-restaurants amarrés, les accordéons montmartrent leurs airs révolus. Derrière moi, l’appel canaille des saxophones et le chevrotement des orgues montent des bouges et m’attirent vers le Boulevard des Étoiles.

Il fait chaud et il y a du monde. Ce Carnaval-ci est en train de devenir le plus populaire du continent. Philippe, que j’ai rencontré tout à l’heure sur la terrasse du Belvédère, soutient qu’il y a en ville, cette semaine, près de cent mille personnes.

— Cent mille?!

— Je t’assure: j’ai parcouru la ville toute la journée. Les airbus n’ont cessé d’atterrir depuis quatre ou cinq jours.

Et les navettes, et les astrobus, de la Lune, d’Érymède et de Mars. La population normale de la ville a dû décupler. Il y a des modes, comme ça, des mouvements de foule — Philippe appelle cela des rages. L’été dernier c’était au Festival, en plein Sahara, l’année d’avant à Babylone.

***

Ouf, quel crampon! Solange, une casse-pieds qui passe ses journées à rédiger une «Constitution» qu’elle veut faire proclamer par les Éryméens. M’est avis qu’ils s’en moqueront, comme moi. «Nous repartons à zéro: plus d’états, plus de pays, plus d’intérêts nationaux. C’est le moment ou jamais de proclamer la Charte de l’Humanité». Qu’elle dit. En fait, les gens n’ont pas attendu après elle pour repartir à zéro — et sans assemblée constituante, justement. Maintenant qu’on peut respirer à l’aise sur cette planète, on ne va pas s’encombrer de constitutions.

Il y en a pour chacun, dans cette charte, me disait Solange, et elle cherchait un article qui emporterait mon adhésion à tout le document. «Tiens: liberté de se divertir comme on veut, tant qu’on ne fait de tort à personne.» Parfait: elle est libre de se désennuyer en jouant à la Citoyenne du Monde, mais moi, elle m’emmerde. «Fêtard», c’est le seul titre auquel tiennent les gens.

Je l’ai plantée devant la terrasse du Nègre Bègue, où des lumibulles se sont curieusement mises à tourner autour d’elle comme des mouches.

Le désennui, c’est Marèse, Chris et leur bande qui l’ont trouvé. Et c’est bien trouvé: les scénarios. C’est la grande vogue, de nos jours. Même plus qu’une vogue, selon Philippe: un courant de société. C’est ici que ça a commencé: c’est peut-être ce qui attire les foules.

Je dois retrouver et Chris et Marèse chez le Grand Costumier, où on se choisira des habits des années trente. Mil neuf cent trente, les années de la Première Dépression mondiale. Tout cela est si nouveau pour moi que je ne m’arrête même pas lorsqu’un fournisseur de vertejoie m’interpelle du traditionnel «hache» — une formule qui remonte peut-être au temps où on vendait des armes et où les gens se massacraient dans les rues, comme ça, sans raison.

***

Hyper! Marèse m’a choisi un habit blanc — pantalon et veston — une chemise de soie beige et une cravate brune. Un chapeau pâle à ruban sombre — un Stetson, a dit le grand costumier, qui nous a servis lui-même. Nous portons tous trois un Stetson clair, même Marèse: c’est à cela que nous serons reconnus.

Il a aussi des accessoires, et il nous a prêté à chacun un pistolet en plastique. Chris, qui était branché sur un dispopper, s’est marré pendant cinq bonnes minutes lorsque j’ai tenu mon pistolet par le canon en cherchant le mécanisme. Marèse me l’a remis correctement entre les doigts. Puis elle a décroché le dispopper de Chris: les gangsters du vingtième siècle, a-t-elle dit un peu sèchement, ne se promenaient pas avec un petit flacon et un respinasal accrochés dans la face.

J’ai tiré quelques coups de pistolet: la seule partie métallique est le mécanisme qui fait détonner de minuscules pétards.

Là-dessus, nous sommes partis à la recherche du Friends of Mister Soon. Nous descendons le Boulevard des Étoiles, où la foule est dense comme je ne l’ai jamais vue: il nous arrive par endroits d’être pressés les uns contre les autres, ou de devoir ralentir notre allure à cause d’un embouteillage piétonnier. Nos vêtements attirent parfois les regards: le Carnaval était habitué, jusque récemment, à des costumes d’une excentricité toute gratuite, plutôt qu’à des évocations d’époque.

L’établissement de Monsieur Soon, m’a dit Chris, est en face des Chambres de Nuit de la rue des Rubis. Nous y arrivons justement, c’est une intersection en K où la petite rue Pure débouche sur la rue des Rubis tout près du Boulevard. Ce doit être ça, cet immeuble sans caractère, en biais des Chambres de Nuit.

Je n’avais jamais remarqué cette façade de briques rouges vernies. Sous le porche, deux lions-dragons flanquent la porte; ils ont une gueule féroce. Chris frappe un petit gong, tandis que je jette un dernier regard vers le Boulevard des Étoiles. Comme de toutes les rues transversales, on n’en voit qu’une tranche, telle une vitrine où défileraient les masques et les acrobates du Carnaval, les orchestres ambulants et les danseurs, les chimères et les fantasmes.

On nous ouvre. Par un hall vide et crûment éclairé, nous devons d’abord monter à l’étage, qui est occupé tout entier par une vaste salle à manger, lambris et plafonds à l’orientale, on dirait un temple. Rien qu’à l’idée de manger, le cœur me lève — et il y a des gens qui le font vraiment, servis par des automates en forme d’orientaux, vêtus de noir, presque convaincants malgré la gamme restreinte de leurs mouvements et les roulettes sous leurs pieds. Comme ambiance, déjà, c’est réussi.

Seul le maître d’hôtel est un vrai type, et Marèse lui susurre le mot de passe, «Are we too soon for supper?», à quoi l’autre répond, en feignant de ne pas comprendre, «Soon?» L’air énigmatique à souhait, il nous fait signe de le suivre, comme s’il allait nous assigner une place dans le restaurant. Mais, en face de l’escalier par où nous sommes arrivés, il y a une grande draperie rouge portant un cercle vert qui renferme un idéogramme; le maître d’hôtel écarte discrètement ce rideau pour nous donner accès à un lieu plus fermé, plus exclusif.

Par un nouvel escalier plus étroit, nous montons vers le dernier étage. Une musique assourdie, rythmée, nous parvient maintenant. Au portier qui se tient en haut des marches, notre guide confie à voix basse

— Ce sont des amis de Monsieur Soon.

Sur quoi il se retire, et le portier devient onctueux — mais sournois, je trouve, juste comme il faut. Une porte capitonnée, et nous voici dans le bar, si enfumé que j’ai une toux.

La musique est forte, et tout à fait inconnue pour moi. Marèse explique que c’est ce qu’on jouait à l’époque, quelque chose de sirupeux et pourtant cadencé, même entraînant. Si on joue un Charleston, me promet Marèse, elle me montrera comment le danser, elle a appris. Chris et elle sont vraiment embarqués dans ces scénarios, et commencent à connaître assez bien l’époque qu’ils ont adoptée.

Chris choisit une table non loin du bar. Malgré les lampes à abat-jour rose au-dessus de chaque table, il fait plutôt sombre. Au point que je mets un moment à réaliser que la plupart des gens assis aux tables n’en sont pas. Plutôt des mannequins, animés avec une habileté consommée. Ils savent saisir les cartes à plat sur la table, s’échanger des regards entendus au-dessus de leur jeu, ils ont des tics et des expressions faciales, ils parlent avec des intonations individuelles. Il n’y a qu’un reste de raideur dans certains de leurs gestes — et on ne le remarque qu’à la longue.

Les automates jouent aux cartes et feignent de boire ou de fumer. Les gens, eux aussi costumés, boivent et fument, observent les mannequins — c’est à cela qu’on les reconnaît surtout, leurs regards plus mobiles.

Ce sont tous des amis de Monsieur Soon, me confie Chris. Jusqu’ici, le scénario est connu; après, c’est l’imprévu. C’est ce qu’ils attendent. Nous aussi nous attendons, autour de boissons aux noms invraisemblables.

Moi, ce sont les automates qui m’épatent. Un seul accroc: ils ne se lèvent jamais. Les problèmes de coordination et d’équilibre n’auraient pas encore reçu de solution convaincante? Ou peut-être a-t-on décidé qu’il n’y avait besoin, ici, que d’automates sachant joue aux cartes. J’en discute avec Chris

— Les Éryméens sauraient le faire, affirme-t-il. Ils sauraient faire un androïde à mon effigie, qui pourrait te tromper. Mais ceux qu’il y a ici, ce sont des Terriens qui les ont fabriqués.

— Les Éryméens nous ont fourni la technologie?

— Juste ce qu’il fallait pour que les automates ne puissent tromper personne.

Un décor, et les automates sont des figurants Mais…?

— Regarde, me souffle Marèse.

Oui, j’ai vu: près du mur, une table à quatre joueurs. Un homme, un métis d’Oriental et d’Américain, court et vêtu de sombre avec sa cravate blanche, s’est approché et se penche vers une joueuse pour lui chuchoter à l’oreille. Elle fait des yeux le tour de la salle, puis elle adresse un regard appuyé à son partenaire, en face d’elle. Elle ne peut retenir un sourire, un sourire d’enthousiasme. Elle et son compagnon se lèvent; des humains, qui jouaient aux cartes contre deux automates.

Eux aussi prennent part à un scénario, et on est venu les chercher pour la suite. Ils suivent le type qui a l’air d’un truand, jusqu’à une porte près du bar; ils passent en écartant un rideau de perles enfilées, clinquantes.

— Qu’est-ce qui va leur arriver?

— N’importe quoi, répond Marèse. Une fuite, une poursuite, un brin de conduite.

— Un brin de conduite?

— Les gangsters emmenaient leurs rivaux faire des balades en automobile, et les tuaient dans la campagne ou les jetaient à la flotte avec un poids aux pieds.

— Ça vous est arrivé?

— Oui. Nous étions censés nous libérer: ligotés, mais les cordes pouvaient se défaire. Seulement j’étais trop excitée, je n’ai pu me détacher et ils nous ont mitraillés.

— Ils t’avaient pourtant laissé le temps, observe Chris.

— Chris a été chevaleresque, il n’a pas voulu fuir sans moi.

Les scénarios ajoutent de l’imprévu aux soirées du Carnaval: on danse, on gambade, puis soudain deux ou trois personnes en costume d’époque traversent votre farandole, poursuivies, poursuivant, déclamant, ou n’importe quoi, courant dans leur scénario qu’eux seuls comprennent. Avant-hier, c’étaient deux bandes de soldats armés d’épées qui s’escrimaient Boulevard des Étoiles — lansquenets contre mousquetaires, l’un d’eux m’a expliqué après avoir été tué d’un coup de fleuret.

L’autre jour, une prêtresse babylonienne escortée d’archers, manifestement suivie par des conjurés se cachant le visage avec un pan de leur manteau. Et hier, un procès public, les juges en cagoules pointues rendant leur sentence à la lueur des torches; le condamné était ligoté sur une charrette chargée de fagots. Il y a eu une bavure, cette fois-là; un excité, dans la foule, a lancé une torche sur le bûcher. Le pauvre mec rôtissait lorsque les véhicules-incendie sont arrivés, et je ne pense pas qu’il ait pu survivre. De toute façon, les juges l’avaient trouvé coupable.

Au bar chez Soon, le jeu de repérer des humains parmi les automates semble plus captivant que je le croyais. Cette fille, tout à l’heure…

— Il y en a qui imitent les automates, m’explique Marèse. C’est le nouvel aspect du jeu.

Alors il faut que je regarde encore mieux.

— Et quand on croit avoir deviné?

Toutefois Marèse n’a pas le temps de me répondre: le barman vient de nous faire un signe discret. Nous nous levons, Chris vide son verre d’une lampée.

— Monsieur Soon vous attend à l’arrière, murmure le barman en désignant des yeux la portière en perles de verroterie.

Nous y entrons. La fumée est moins dense, mais elle a un arôme parfumé. Mon cœur se serre un peu; je vais enfin connaître l’énigmatique Monsieur Soon.

L’endroit est si encombré de caisses et d’étagères que je mets un moment à repérer le Chinois. Il porte pantalon noir et une blouse de soie pourpre à dragons rouges. Mains jointes, il s’incline avec un sourire réservé. Court et plutôt mince, le visage glabre et le cheveu blanc.

— Je vous attendais, amis et partenaires. Suivez-moi.

Il replie un paravent de soie translucide cachant le haut d’un escalier qui descend en spirale vers les étages inférieurs. Les marches sont métalliques, mais couvertes de moquette — une issue discrète en cas de coup dur? Au rez-de-chaussée il y a un vaste casino que nous voyons à travers une paroi ajourée. Un tripot, plutôt, enfumé et bruyant: roulette, baccara, poker, zanzibar…

— Les croupiers sont des automates, me souffle Marèse.

J’ai entendu parler de ces tripots. Les enjeux, paraît-il, sont parfois sérieux. Très sérieux.

Nous arrivons au sous-sol. L’air est frais, limpide après la fumée des étages supérieurs. Le plafond bas, une musique insaisissable, de luxueux tapis partout. Soon nous fait asseoir sur des divans bas, dans la lueur tamisée d’un salon-fumoir. Il y a de petites tables laquées avec des pipes à opium, mais Soon ne nous en offre pas.

Il nous sert plutôt de l’alcool, dans de minuscules tasses translucides. Un alcool assez décapant. Il se met à bavarder, comme s’il nous avait spontanément jugés dignes de confidence. Il parle de sa jeunesse à Saïgon, où son père tenait le plus grand tripot de la capitale, en même temps bordel pour tous les goûts. C’était bien avant le Grand Ménage. Ce qui en fait un homme bien plus vieux qu’il ne le paraît: quatre-vingt-dix, peut-être même près de cent ans. C’était la guerre, dit-il, un enfer comme nous ne pouvons en imaginer, nous et notre génération.

Et il parle, envoûtant. Nous sommes inclinés vers lui pour saisir ses mots: il parle tout doucement, musicalement, comme s’il chantonnait une berceuse.

Marèse sursaute, avec une exclamation effrayée; elle fixe un point sous le divan de notre hôte. Il s’excuse en riant:

— Ce doit être Stillsea. Je regrette qu’il vous ait effrayée.

Se penchant, Soon passe la main sous le divan; il y fait noir et je ne vois rien. Il en ressort un petit animal à poil ras, d’un brun foncé qui a des reflets pourpres. Ce que c’est, je ne parviens pas à deviner: Soon le tient contre sa poitrine, sous son menton, et seule une tête dépasse de son poing, Quelque chose comme un hamster? Non, il n’y a pas de museau. Un singe minuscule, alors? Mais il a des oreilles pointues. Ses yeux vifs ne nous quittent pas un instant, nous examinant curieusement l’un après l’autre. Soon le frotte distraitement sur le crâne, ce qui fait fermer les yeux à l’animal.

Soon nous parle des temps que nous vivons — «strange days, dit-il, strange days». Une époque oisive et cynique, insouciante: une société entière ne peut passer son temps en loisirs, elle se lasse vite et cherche son désennui dans des excès de plus en plus malsains. Il a bien raison, je suppose, mais nous on n’a jamais connu autre chose. Mal à l’aise, je cherche un joint dans mes poches, et demande à notre hôte l’autorisation de fumer.

Il fait des pauses pour tremper ses lèvres dans son alcool, et nous l’imitons. Il nous sert à nouveau, avec des gestes aussi doux que son parler. Je pense que je l’aime déjà, cet homme qui se confie si ouvertement en restant à la fois si réservé, si mesuré. Attachant, voilà. Je comprends que Monsieur Soon ait tant d’amis.

— Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous ai fait venir, dit-il enfin après nous avoir servi à nouveau de son alcool.

À cela, les yeux de Marèse brillent. C’est drôle: moi, la conversation de Monsieur Soon aurait suffi pour que je trouve la soirée agréable. On ne m’a pas souvent parlé comme ça.

— Docteur Zôl, lance Soon à voix haute. Venez rencontrer nos visiteurs.

Une tenture s’écarte, et entre un homme qui devait attendre dans la pièce voisine. Il est tout de noir vêtu, et dans sa tunique de soie on distingue des arbres moirés, des pins parasols, noirs eux aussi. Grand, maigre, et quel visage! Où ont-ils trouvé ce type? Une figure osseuse, glabre; mais avec quelque chose de diabolique, comme s’il portait moustache à pointes et barbiche. Un front haut, des cheveux courts et grisonnants, des yeux… gris, mais très pâles, presque liquides, ourlés de rose.

— Docteur Zôl, parlez-nous de vos expériences.

Et lui de nous parler, voix douce et suave, toujours égale, un peu ronronnante. Il a l’air absent, comme s’il poursuivait d’autres pensées tout en nous parlant. Malgré cela, je crois sentir le fauve tendu, prêt à se déchaîner.

Ce type à lui seul valait le déplacement.

Je ne saisis pas tout ce dont il parle, c’est de la biochimie. Des espèces créées par manipulation génétique, des embryons cultivés et littéralement modelés pour donner forme à ces créatures totalement inventées. Je jette un coup d’œil vers Stillsea, l’animal familier de Soon. Le Chinois me sourit. Zôl, à qui rien n’échappe, précise:

— Je ne vous parle pas de Stillsea. Il est le résultat d’interventions sur les gènes d’espèces existantes, et un zoologue pourrait aisément identifier son origine. Ce dont je vous parle ce soir est une étape plus avancée. Mais venez plutôt visiter notre laboratoire.

Ohhh… un étourdissement. Cet alcool montre ses effets quand on se lève! Chris, lui, est déjà rougeaud Quant à Marèse, il lui en faut plus pour qu’elle vacille. Le raide docteur Zôl nous sert de guide, et Monsieur Soon ferme la marche. Une tenture, un couloir, une autre tenture; tout se passe très lentement pour moi. Zôl s’efface en écartant la dernière porte: un métapse! Ce triangle métallique sur sa tempe, jusqu’ici caché par une courte mèche de cheveux: le docteur Zôl est un métapse. Est-ce que les sieurs de Psyché eux-mêmes descendent participer aux scénarios du Carnaval, jouer à nos jeux d’oisifs? La télépathie, la voyance, la précognition, ne suffisent plus à les distraire?

Il a dû remarquer mon étonnement, deviner que j’avais vu sa prise temporale, car il me dévisage d’un regard intense, calculateur. Je passe en détournant les yeux

J’aimais mieux l’antre de Monsieur Soon. Ici, dans un éclairage blanc-rosé, le décor est fonctionnel, le mobilier presque exclusivement constitué d’appareils électroniques. Ce n’est pas d’époque, il y aurait dû y avoir des tables chargées de cornues, de serpentins et d’éprouvettes, vapeurs bleues et liquides effervescents.

Presque rien de cela. Si, pourtant, dans cette autre pièce à demi séparée de la salle par une paroi translucide: des bacs, de vastes bacs d’une eau glauque qui sent…

— La mer, dit Marèse. C’est l’odeur de la mer. De l’eau salée?

— Salée de nombreux sels, et bien d’autres éléments encore. La mer est la matrice du monde.

Dans cette mer sans courants, on aperçoit des genres d’œufs de verre, percés pour infuser… ce qu’ils contiennent. Mais on distingue mal à cause d’un fouillis de fils et de tubes très fins. Des diodes, ou des cristaux, luisent faiblement autour de chaque œuf, toutefois ça ne me permet pas d’y voir clairement.

Zôl nous ramène à la pièce principale, où je remarque que la plupart de ces appareils massifs, électroniques à première vue, sont branchés à des tubes et des boyaux transparents, ou comportent des hublots donnant vue sur des cuves. D’autres encore sont munis de microscopes optiques ou d’écrans vidéo.

Puis il y a toute une batterie de petits incubateurs éclairés de rouge, où se fait la couvaison de je ne sais quelle progéniture artificielle.

Je préférais les soieries et les bibelots du salon de Monsieur Soon.

Au fond de la salle, trois allées entre de longues étagères qui portent des rangées et des rangées d’aquariums. Individuellement éclairés, ils paraissent lumineux dans la pénombre de ce secteur. Le fond de chacun est garni d’un faux sable de couleur vive. Zôl nous invite à nous approcher; je ne sais pas si j’y tiens.

Ce sont des vivariums, il n’y a pas d’eau. Cellules propres, vitres limpides: c’est une animalerie bien tenue. Sauf que les pensionnaires sont invisibles.

Du coin de l’œil, un mouvement: le sable vert a remué dans l’un des vivariums. Comme si quelque chose se terrait sous les gros grains colorés.

Zôl interpelle Chris, qui s’égarait vers une autre allée.

— Ceux-là ne nous intéressent pas. Venez plutôt voir ici.

Chris se rapproche, avec un air bizarre: il est pâle, comme choqué. Qu’est-ce qu’il a aperçu là-bas?

— Regardez, dit Zôl, et il frappe avec son ongle la vitre d’un terrarium.

Aussitôt le sable, le faux-sable vert, bouge et se gonfle d’un petit monticule. Des animaux fouisseurs qui se terrent pour dormir? Scorpion, crabe, serpent? Ou quelque chose de pire? Soon a bien fait de nous imbiber d’un peu d’alcool.

La bestiole émerge. Bon dieu, qu’est-ce que c’est?

Gros comme un poing, des pattes minuscules qui se terminent en esquisses de pieds humains; des bras ridicules, menus comme les doigts d’un bébé. Un corps qui est en même temps, et surtout, une tête. Petites oreilles pointues, deux yeux bridés, cruels, deux trous qui doivent être des narines. Et une bouche. Le tiers de la créature est une bouche, une paire de mâchoires garnies de crocs plats et tranchants comme des incisives humaines. Et cette bouche s’ouvre constamment, comme pour gueuler, caricature de colère et d’agressivité.

Marèse éclate de rire, si fort que je me retourne.

Zôl sourit, un sourire contraint comme s’il venait de faire une bonne blague mais que ce n’était pas son habitude.

— Je les appelle mes Menus Monstres.

— Ou Monstricules, ajoute Soon avec un sourire hilare.

Les créatures sont encore là, cinq ou six, je n’ai pas rêvé. Des piranhas sur pattes. Furieux d’avoir été tirés de leur sommeil, on dirait. Ils gueulent, piaillent et gesticulent avec leurs moignons de bras, tous collés à la vitre. On entend leurs couinements hargneux.

— C’est… c’est une blague!

Des caricatures, il n’y a pas d’autre mot, et je ris à mon tour. Des caricatures outrées faites dans de la plasticine par un sculpteur adroit. Homoncules et diablotins à la fois. Mais ces figurines sont animées. Vivantes: la bouche est humide, une petite langue pointue s’y agite, les yeux sont très mobiles, les narines palpitent.

— Une blague? me reprend Monsieur Soon. Non, ce n’est pas une blague. Avec ces créatures, je deviendrai LE MAÎTRE DU MONDE!

Soon appuie sur un bouton du tableau de contrôle au début de la rangée. Instantanément, éveillés par quelque légère décharge électrique, tous les monstricules bondissent, émergent du sable et se ruent contre le verre de leur vivarium. Il y en a des centaines, leur peau nue varient du rose au pourpre en passant par le rouge écorché.

Vivants, tous. Mais c’est ridicule: il n’y a de place dans ces corps grotesques que pour le plus minuscule des systèmes digestifs, rien qui soit en rapport avec cette gueule démesurée!

Le docteur Zôl me regarde avec ce sourire satisfait, plein d’assurance. Oui, si quelqu’un peut avoir vraiment créé des créatures, ce sont les Éryméens. Ils sont calés en biologie et en génétique, ils auraient même mis au point un traitement de longévité, à ce qu’on dit.

— Hyper!

Marèse: elle est absolument rayonnante.

— Et nous, là-dedans? demande enfin Chris.

— Ah! C’est que je ne suis pas le seul à vouloir dominer la planète, répond Soon avec un rire contenu. Un gang rival veut m’éliminer pour s’emparer du docteur Zôl et de ses créatures.

— Et nous devons vous protéger, comprend Marèse.

— Même les frapper les premiers, corrige Soon. Avant qu’ils n’aient le temps de préparer un coup.

— Comptez sur nous.

Dans les vivariums, la plupart des bestioles se calment. Elles nous observent à travers les vitres comme si elles suivaient notre conversation. Au repos, leur bouche est presque fermée, les babines couvrant à demi les dents. Mais elle s’ouvre périodiquement, en un genre de bâillement de fauve, comme si l’instinct de mordre et de dévorer était trop fort.

Certains monstricules, se désintéressant de nous, ont déjà commencé à se creuser un trou dans le sable avec leurs ridicules bras atrophiés.

Ils sont mignons, en somme. Mais, créer une nouvelle espèce par jeu…?

— Allez, ordonne Monsieur Soon. La bande rivale a son quartier général au-dessus du Nègre Bègue.

Nous saluons le docteur Zôl, qui incline courtoisement le buste, et nous gagnons la porte. Un mouvement attire notre attention sur le mur. Il y a une corniche qui fait toute la longueur de la salle, juste sous le niveau des soupiraux en arc-de-cercle. Stillsea, que Soon avait déposé en entrant dans le labo, poursuit une de ses congénères à fourrure sur la corniche. Il la rattrape et la culbute sous un soupirail. Dans ma griserie, je pouffe de rire en les voyant s’accoupler, un bref coït frétillant.

— Et ça fait des petits? demande Marèse.

— Eux, oui, répond négligemment le docteur Zôl. Mais ce qui serait intéressant, ce serait que mes menus monstres en fassent autant.

***

En hôte affable, Monsieur Soon nous a raccompagnés jusqu’au seuil, sous le porche aux lions-dragons. La musique du Carnaval nous parvient à nouveau, exclamations d’enthousiasme, applaudissements, et une fanfare effrénée, une fanfare de cirque. Les chevaux! Sur le Boulevard des Étoiles défilent les chevaux blancs du carrousel flottant, ils remontent des quais vers le Parc des Cent. Ce sont eux, panaches de plumes vertes et cavaliers acrobates. La foule est en mouvement autour d’eux, derrière eux, criant son allégresse. On pourrait peut-être aller regarder leurs cabrioles avant de continuer notre scénario.

Heureusement, je n’avais pas laissé mon dernier croque dans la poche de mon jean. C’est un croque rouge; il n’y a pas beaucoup de rouge dans cette portion du Boulevard que je vois, mais on s’en contentera.

— Vous avez été imprudent de sortir, Monsier Soon.

C’est Chris, et je comprends un peu tard ce qu’il veut dire: dévalant la rue des Rubis heureusement peu achalandée, une automobile s’arrête dans un crissement de pneus, en biais du Friends of Mister Soon. Et quelle auto! Une Dusenberg, ou quelque chose d’approchant, roues à rayons et marchepieds, rutilante et anguleuse.

— Elle n’est pas d’époque! proteste Marèse. C’est vingt ans trop vieux!

Cinq hommes armés ont jailli de l’auto et commencent à nous mitrailler avec d’incroyables engins à magasin circulaire. Le son des rafales est un peu clair, et les flammèches un peu naïves, mais c’est dans les normes du Carnaval.

— Ton feu, imbécile! me lance Chris en me poussant du coude.

Lui et Marèse ont sorti leur pistolet et se jettent au sol. J’en fais autant, avec un regret pour la blancheur de mon costume.

Le croque agit déjà, ses effets accentués par l’alcool que je viens de boire et par le cannabis. Le temps prend de l’expansion, chaque seconde est un tableau qui s’impose de façon distincte à mon cerveau.

Mon arme fait un bruit de petits pétards et lance des étincelles; elle a des réserves de munitions apparemment inépuisables, et je tire la gâchette sans relâche. Derrière nous, Monsieur Soon s’est tranquillement mis à l’abri d’un lion-dragon; il n’est plus d’âge à se jeter par terre.

Rue des Rubis, des fêtards s’arrêtent pour observer, réjouis. Les lanternes à facettes, rouges, s’entourent de rayons sans nombre, couvrant la rue d’une résille écarlate. Le moindre reflet, sur les chromes de la Dusenberg, brille comme un petit soleil.

Deux des truands de la voiture tombent, foudroyés par notre tir. Les autres se tournent vers les gardes du corps de Monsieur Soon, jaillis d’une ruelle sur le côté de l’immeuble, et les mitraillent sans se soucier des gens à l’arrière-plan. Trois ou quatre badauds, avec quelque retard, songent à s’écrouler. L’un a des contorsions outrées, qui provoquent l’hilarité de ses compagnons.

— Qui est censé gagner? je demande à Marèse.

— Sais pas.

À ce moment une autre voiture, noire et plus rondouillarde, dévale la rue Pure et freine en face du Friends of Mister Soon non loin de la première. Deux hommes en sortent et mitraillent la bande de la Dusenberg. Je tourne la tête vers Chris; mes mots sortent un à un, comme si je m’exerçais à une langue étrangère:

— Une deuxième bande rivale?

Bouche bée, il écarquille les yeux. Je regarde à nouveau.

C’est vrai que leurs pétoires font plus de raffut. Et plus d’effet: les cinq de la Dusenberg gisent sur le pavé, leurs habits s’imbibant rapidement de sang. Les hommes de Monsieur Soon aussi, au coin de la bâtisse. Dans la foule au-delà, huit ou dix personnes ont été fauchées. Certaines ne bougent plus, d’autres se tordent au sol en hurlant ou en râlant. Les badauds s’excitent, s’enthousiasment, plusieurs s’étonnent.

Boulevard des Étoiles aussi, des gens s’arrêtent, leur attention attirée par les salves qu’ils croient d’abord être une pyrotechnie.

Les deux types tournent leurs mitraillettes vers nous.

— Hyper! fait Marèse.

Mais sur un ton plutôt drôle; je la regarde. Elle est blanche, je vois le blanc de ses yeux tout autour de l’iris. Elle a ce qu’elle cherchait: l’imprévu.

Vrai que le scénario va un peu loin.

La mitraillade reprend juste devant nous, assourdissante. La façade du Friends of Mister Soon est d’un rouge coruscant, presque douloureux. Au ras du trottoir, les soupiraux de la cave, vitre dépolie éclairée de rose par derrière, éclatent avec un bruit de cascade, se fragmentent en longs triangles qui se dispersent pour me montrer le labo du docteur Zôl et les rangées de vivariums.

Marèse est agenouillée derrière une borne-fontaine. Sa tête et des parties de son corps dépassent; elle en est parfaitement consciente, je crois, mais elle fait face, regardant de tous ses yeux, avec cet air halluciné, exalté, qu’ont souvent les piqués à la vertejoie.

Une fleur rouge s’épanouit dans son visage, oblitérant les traits familiers en un giclement lumineux, telle une nova liquide.

À portée de ma main, la tête de Chris éclate, comme si une charge venait d’exploser juste derrière son front. Un volcan filmé au ralenti, une éruption de lave rose qui est de la cervelle.

Je ramène mon regard vers la rue Pure, très lentement, il me semble. Avant que j’aie pu retrouver les deux truands, mon épaule explose de douleur et une barre de feu me traverse le corps, de l’omoplate à l’aine. Mon souffle se déchire, se disperse dans mon poumon labouré.

J’attends clairement tous les sons, la céramique émiettée des lions-dragons qui ricoche sous le porche, l’impact étouffé des balles qui hachent Monsieur Soon derrière moi, son crâne ou son poing heurtant le petit gong, les gargouillis grumeleux de sa trachée perforée.

La mitraillade s’interrompt, puis la rumeur du Carnaval entre à nouveau dans mes oreilles bourdonnantes, dominée par les éclats cuivrés de la fanfare de cirque.

Les truands s’approchent, leur pas est sec sur le pavé. Les badauds de la rue des Rubis sont silencieux, sauf quelques gémissements. Certains commencent à trouver ça moins drôle et reculent avec circonspection.

Sous ma joue, la surface rude du trottoir. Puis une sensation liquide. Une rougeur luminescente se répand sur le béton. Un soulier verni, brun et blanc, marche dans la flaque de mon sang.

Les truands, que je ne peux plus voir, secouent Monsieur Soon, le questionnent. Manifestement, il n’est plus en mesure de répondre. Soulever ma tête pour la tourner, porte ma douleur à un sommet intolérable; un voile pourpre obscurcit ma vision.

*

Le voile devient transparent. J’ai dû m’évanouir un instant, mais la conscience me revient avec une lucidité accrue, parfaitement détachée. La sensation de douleur a remplacé la sensation de mon corps. Je suis une souffrance. Je devine, sans la sentir, l’hémorragie qui inonde mon thorax. Ce que j’entends, mais à peine, c’est le sang qui gicle à côté de mon cou et arrose la mare qu’il a formée.

Dans mon nouveau champ de vision, les soupiraux sont des gueules rosées hérissées de crocs de vitre. Je distingue le buste du docteur Zôl. Toutefois, ce que je vois clairement partout sur le trottoir, ce sont les menus monstres.

Rouges comme de petits tas de chair, yeux vifs et dents blanches, leurs grimaces, leurs petits gestes et leurs mouvements composent un grouillement incessant. Un murmure constant, fait de pépiements pointus comme leur langue: Lilliput en colère.

Et, parmi eux, les deux truands, qui s’étaient agenouillés pour regarder dans la cave, peut-être sans avoir remarqué les premières bestioles courant sur la corniche intérieure.

Ça me revient, ce qui m’a ramené de mon étourdissement: Zôl, qui lançait ses créatures à la curée. Il a crié «manger!», ou quelque chose d’approchant. Et maintenant ce sont les truands qui hurlent; le scénario va peut-être plus loin qu’eux-mêmes ne prévoyaient le pousser. Savaient-ils qu’un seigneur de Psyché serait de la partie, cherchant lui aussi à tromper son ennui? Bondissant avec la vigueur de grenouilles, les monstricules s’accrochent à leurs fesses, à leur ventre, par les dents. À leurs couilles aussi, d’après l’énergie avec laquelle les victimes se débattent.

Ils se roulent au sol, battent des bras et des jambes. Mais les menus monstres sont des centaines et, apparemment, rien ne peut vraiment les écraser. Ils submergent les truands tels des leucocytes subitement devenus rouges.

Le brouillard pourpre m’enveloppe à nouveau.

*

— Assez! Assez!

Déchiré par la voix du docteur Zôl, le voile pourpre redevient translucide, mais non plus transparent. La lucidité d’il y a un instant s’estompe avec le déclin de mon pouls.

Les menus monstres refluent, laissant sur le trottoir deux corps qui palpitent encore. Vêtements et peau déchirés, chairs lacérées, ventres ouverts. Les viscères luisent d’une nitescence rouge qui coule et se répand sur le béton. Au doigt de l’un des truands, le grenat d’une bague accroche un reflet et brûle telle une braise.

Boulevard des Étoiles, les chevaux harnachés d’or et de jade disparaissent à ma vue. La foule s’en désintéresse et afflue vers le Friends of Mister Soon pour mieux voir le spectacle inédit. À son silence initial succèdent quelques applaudissements, quelques exclamations enthousiastes.

— Hyper!

— Bien trouvé!

— On s’y croirait!

La plupart n’ont pas vu les rafales faucher les badauds, rue des Rubis, les blessés et les morts sont pour eux autant de figurants. Comme moi.

Les menus monstres ont reculé jusqu’au pied de la façade, rangs tumultueux et désordonnés, montrant les dents et mâchant encore ce que jamais ils ne pourront avaler. Les narines frémissent, les petits yeux noir et vifs regardent partout, j’entends des gloussements/grognements, des vagissements étouffés. Derrière eux, les soupiraux en arc-de-cercle font autant de soleils couchants dans un ciel de brique cramoisie; le Carnaval ne sera plus tout à fait comme avant.

Le voile pourpre s’épaissit, l’hémorragie à mon épaule n’est plus qu’un épanchement continu, faible,

La cohue du Boulevard s’est tue. Je crois qu’ils comprennent finalement.

Les petits amis de Monsieur Soon se tournent vers la foule.


Première publication: Solaris 50, 1983.