Yadjine et la mort, de Daniel Sernine

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…because life is so brief

and time is a thief…

and like a fistful of sand

it can slip right through your hand.

– Rod Stewart, Young Turks

 

1

C’est au carnaval que je l’ai reconnu; je n’aurais pas songé à le chercher là.

Boulevard des Étoiles, les participants à un scénario rocamburlesque importunaient tout le monde. Costumés en guerriers opprimés, tenue de camouflage, foulard au visage et verres fumés, une tranche de lasagne à l’épaulette en guise d’insigne, ils faisaient le blocus d’une intersection en affirmant que la ville leur avait toujours appartenu.

J’ai dû contourner deux pâtés de maisons pour gagner le bar-café La Barbe Barbe, obscur, enfumé de vapeurs de klair et de la fumée subtile du masch. Une tranquille euphorie s’emparait de vous dès les premiers instants. Je me suis trouvé une place, sur une banquette, devant une petite table.

Et je l’ai aperçu, je l’ai identifié immédiatement dans la pénombre rose: Marq Folker. Ses cheveux sombres et bouclés, la fossette à son menton, son air juvénile malgré la vingtaine avancée et, surtout, ce regard d’un bleu intense, en constant mouvement, comme si le décor le plus banal était traversé de changements perpétuels, de sujets nouveaux à chaque instant. Je le reconnaissais, ce regard, je l’avais déjà remarqué: devant ses yeux, d’autres plans de l’univers semblaient en mouvement, d’autres dimensions se déployaient.

Folker était avec un groupe de connaissances dont il suivait plus ou moins la conversation bruyante. Mais il les regardait rarement, son attention était retenue ailleurs par quelque chose de plus intéressant. Un guet? Pourtant, si on l’étudiait, ce regard si mobile et attentif s’avérait ne pas être perçant, ne pas être intense: il recevait des impressions, allait même au-devant d’elles, cependant il ne scrutait rien et rarement le voyait-on fixer longtemps une personne.

Lorsque son regard s’est posé sur moi — plus d’une fois, en fait — j’ai cru qu’il se rappelait m’avoir déjà vue. Mais il en avait tant vu, d’admirateurs et d’admiratrices, que nos visages devaient pour lui se confondre en une moyenne qui estompait toute distinction: des parasites, vivant leurs sensations aux crochets des pilotes de course.

J’en étais à mon deuxième cognac lorsque le groupe de ses connaissances a décidé de lever le camp. Folker a pris ses aises après leur départ, se calant dans le dossier de la banquette comme s’il était là pour toute la nuit.

Sans l’alcool, je n’aurais jamais osé: je me suis levée et je suis allée m’asseoir à sa table.

— Yadjine Asary, ai-je annoncé. C’est mon nom.

— Oui, je me souviens de vous. Vous m’avez interviewé pour Inf-holo ou quelque chose du genre.

— Vidinfo.

Il se souvenait de moi! Quelques questions improvisées, presque dans la bousculade, un prétexte pour lui parler et pour qu’il me parle.

Je me suis assise en face de lui; il suçotait le tube d’une buvière de klair. Je me sentais idiote, décontenancée. J’avais évité de l’aborder par une platitude mais, s’il y a quelque chose de pire, c’est d’être obligé de recourir aux platitudes après une entrée réussie.

— Ils vont aménager le circuit de Parthénope. Il sera aussi ennuyeux que celui de Pallas, à ce qu’on dit.

— Les astéroïdes ne m’ennuient pas. Ce sont des courses de finesse, d’équilibre: l’interaction des centripeurs et des propulseurs…

— Ce sont des courses plus cérébrales. Le public préfère les courses à sensations.

— Mais un bon calcul qui vous fait gagner une place, ça aussi ça donne une sensation de réussite.

— Seulement, le système n’est pas assez perfectionné pour retransmettre ce genre de sentiment avec intensité.

Il a haussé les épaules: ce n’était pas cela que souhaitait le public des topocourses, il le savait. Comme certains de ses congénères, il affectait une certaine indifférence envers ces milliers de partispectateurs qui se branchaient sur les sensations des topocourses. Pourtant il jouait le jeu, comme les autres; comment aurait-il réagi si, du jour au lendemain, il n’avait plus eu de public? Le feedback des partispectateurs, disait-on, y était pour beaucoup dans la passion des pilotes pour leur sport, leurs émotions déjà fortes se trouvant amplifiées par la résonance du sensircuit.

— Je ne cours pas en réciproque, m’a-t-il répondu, nous sommes quelques-uns à ne pas le faire. Le délai de feedback cause trop de confusion.

C’était donc cela! Cette maîtrise si totale qu’on sentait lorsqu’on se couplait à Marq Folker et qui donnait, disait-on, un sentiment de domination tranquille, d’assurance…

— Mais vous ne jouez pas le jeu, alors!

— Le jeu de qui? Les topocourses existaient avant qu’on ne mette au point les sensircuits de grande extension. La participation des spectateurs n’est venue qu’après.

Le pilote seul avec sa machine, je savais que c’était un mythe auquel ils tenaient; mais ils y avaient renoncé en acceptant la participation du public à travers le sensircuit. Toutefois je ne voulais pas que notre première véritable conservation ne tourne en controverse.

— Vous voulez faire l’amour?

Là, il m’a prise de court; c’est généralement l’inverse, j’aime bien décontenancer, mais là… Je me suis reprise assez vite, au prix d’un mensonge:

— Bien sûr, je suis venue vous parler pour ça, non?

Mensonge, ou demi-vérité. Le fait est que je n’en avais tout simplement pas envisagé la possibilité; ça faisait partie de ces fantasmes qu’on entretient sans y croire. Tous ces pilotes, hommes et femmes, me fascinaient; Folker en particulier m’attirait. Le comprendre, comprendre ce qui le poussait à mettre sa vie en péril à chaque course, pénétrer dans cet affect, l’appréhender et peut-être le partager…

— Les Chambres de Nuit de la rue Saphir sont toutes proches, m’a-t-il offert.

— Vous connaissez bien la ville, ai-je observé en cachant ma déception. Vous êtes d’ici?

— Non, de Ganymède; j’ai grandi là-bas. Vous seriez surprise: à vingt ans je n’étais encore jamais venu sur Terre.

— Je vois. Les bolides, c’est tout ce qui vous intéressait.

Commençait-il déjà à me désenchanter? Il correspondait trop au cliché du pilote de course, prompt baiseur et ne s’intéressant qu’à la mécatronique. Sans doute fallait-il chercher plus loin: il y avait autre chose, il y avait plus en lui. Mais, une baise aux Chambres de Nuit, ce n’était pas ce qui allait me rapprocher de lui.

— Je suis à l’hôtel Jardins du Sultan, si vous préférez, Marq.

— Non non, la rue Saphir est juste au coin.

Nous avons quitté La Barbe Barbe. Folker n’a passé son bras autour de ma taille que lorsque je l’eus fait la première. Boulevard des Étoiles, une parade flamboyante avait forcé le blocus des guerriers opprimés; des lumibulles flottaient encore dans son sillage.

Rue Saphir, dans le clair-obscur de notre chambre de style néo-néiste, Marq Folker m’a fait l’amour avec fougue — et avec célérité.

Déçue? Dépitée? Perplexe, surtout, tandis qu’après nos brefs ébats il prenait sa douche. Je n’avais pas le sentiment d’avoir fait l’amour: l’amour était passé sur moi en bourrasque et, le souffre court, je n’étais pas sûre de l’avoir reconnu. On aurait dit que, dans sa véhémence, Marq tentait de rejoindre quelque chose au-delà de l’orgasme, comme si le plaisir était une drogue dont il fallait une dose massive et instantanée pour atteindre un état autre, par-delà nos corps secoués. Et il me fixait, son regard enfin devenu intense, cherchant sur mon visage… je ne sais quoi, mais il cherchait, essayant d’écarter avec la seule force de sa volonté les voiles qui lui cachaient quelque énigme, quelque…

J’étais ridicule. Je tentais de donner un sens, de conférer une profondeur, à une copulation expéditive qui m’avait laissée sur ma faim. Dans un moment, je m’en doutais, il allait me quitter, et je ne le connaîtrais pas plus qu’au début de la soirée.

Quand il est revenu dans la chambre, en slip déjà, l’euphorie du klair semblait l’avoir déserté, consumée dans l’instant de notre étreinte, le laissant grave et taciturne. Mais non pas abattu: sa souplesse, son maintien, étaient ceux d’un athlète au sortir d’une douche matinale. Il a commencé de s’habiller.

Pas de temps à perdre, n’est-ce pas? ai-je tentée de lui lancer, mais quelque chose m’a retenue. Ce n’était pas si simple. Marq Folker n’était pas un homme sans profondeur. Si ce n’était cette fois-ci, ce serait une prochaine fois, mais je tenais à le connaître davantage. Je n’ai pas rompu les ponts:

— Ganymède, dans quelques jours.

— Les essais commencent après-demain. C’est quand même un vol de plusieurs heures, pour s’y rendre.

Il s’en tirait élégamment, peut-être même était-ce vrai qu’il devait prendre cette nuit même l’astrobus pour le système jovien.

— Tu y seras? m’a-t-il demandé en fermant ses chaussures.

— Mes réservations sont faites.

Il ne m’a pas demandé sur quel pilote je serais branchée.

— Alors on se verra sûrement.

Ça m’a fait quelque chose, cette marque de non-indifférence, et je m’en suis voulu aussitôt. Peut-être ne disait-il cela que par politesse. Il s’est penché et m’a donné un baiser, bref, peut-être amical; mais notre étreinte n’avait pas mis la joie dans son cœur, c’était clair.

— Désolé, m’a-t-il dit à voix basse en sortant. Ce doit être quelqu’un d’autre que tu cherches. Ne t’arrête pas, continue de chercher.

2

J’étais assez morose tandis que le globe maculé de Ganymède grandissait devant la baie d’observation de l’astrobus. Sépia, brun et beige se partageaient sa vilaine satelligraphie. Profilé sur l’immense sphère de Jupiter,  il apparaissait tel un furoncle sur une peau douce et rosée.

Scantio est érigée sur le bord du circumorphe de Brahic, une immense plaine vérolée de cratères. De voir approcher la cité dressée sur un coteau, ses minces tours profilées sur la gloire du croissant jovien, cela a fait naître en moi une euphorie qui chassait toute mauvaise humeur.

C’est ici qu’a grandi Marq Folker, pensais-je en marchant sous les verrières de la cité. À moins qu’il ne fût originaire d’Euskankjo, près du pôle sud, l’autre agglomération majeure de cette lune. A l’heure où je débutais mon séjour sur Ganymède, essais et exercices devaient être terminés et les pilotes devaient se reposer pour la course du lendemain.

La traditionnelle réception avait lieu ce soir-là à la résidence du préfet. Une foule chamarrée s’y pressait, en cercles informels gravitant autour des dames et des sieurs de Psyché. Les toilettes éryméennes étaient revenues à la mode, cette année-là, supplantant l’anarchie vestimentaire en vogue sur la Terre. Robes longues et sombres, aux motifs de couleurs vives, pantalons amples et tuniques à mi-cuisse, tout était longiligne et tombant, les bijoux portés avec mesure et bon goût. Je m’ennuyais déjà du Carnaval.

Je n’étais là, en fait, que pour tenter d’échanger ma réservation. Malchanceuse comme à mon habitude, je n’avais pu réserver une place dans le sensircuit qui serait branché sur la course de Marq Folker. Je n’avais eu cette bonne fortune, en fait, que deux ou trois fois, les premiers temps, lorsque Folker faisait ses débuts et que je commençais seulement à m’intéresser à la topocourse. Après, lorsque j’ai commencé à avoir des préférences pour certaines et certains pilotes en particulier, le hasard m’a desservie plus souvent qu’à mon tour; je n’avais plus eu d’occasion de me brancher sur le circuit de Folker. Et ce soir-là, bien entendu, ceux qui avaient des réservations pour sa course n’étaient pas disposés à s’en départir: il était cette année la coqueluche d’une majorité d’amateurs et d’aficionados.

J’avais abordé ce monde des topocourses avec un regard distancié: pilotes et amateurs formant un tout, un système, qui soulevait ma curiosité. Au début, les amateurs me fascinaient autant que leurs idoles: il y avait dans le culte de la vedette une tournure d’esprit, une mentalité, qui frôlait l’aberration. N’était-ce pas une négation presque complète de soi, que de dévouer une si grande partie de son temps à suivre, contempler et admirer autrui? Personne, me disais-je, ne pouvait intrinsèquement mériter qu’autant de gens lui dédient leur existence.

Et puis, graduellement, mon attention avait été captée par Marq Folker. Il n’était pas crâneur ou bravache comme plusieurs autres; ceux-là étaient limpides, en affectant de mépriser le danger ils avouaient leur peur. Mais ceux et celles qui, comme Folker, semblaient perpétuellement calmes et lucides – graves, parfois — ceux-là m’intriguaient. La course, c’était une affaire privée entre eux et 1a mort, nous n’étions que des badauds à qui on n’expliquait rien.

C’est à cela que je pensais une fois de plus, tandis que derrière moi la réception battait son plein. En contrebas du balcon où je ruminais, le jardin était désert, dans la pénombre. Par-delà la grande verrière, c’était le ciel noir de Ganymède, empli par le disque opaque de Jupiter. Le soleil, totalement éclipsé, faisait scintiller la ligne ténue des anneaux, tel un bout de fil de cristal.

Au même instant, peut-être Marq Folker contemplait-il le même spectacle, s’il ne dormait déjà (avait-il des insomnies, devait-il recourir à l’électronarcose?). À quoi songeait-il, s’il veillait? Occupait-il son esprit à vingt et cent détails techniques, récapitulant le parcours de demain, ses caractéristiques, repensant aux performances et au rendement de son bolide durant les essais? Ou au contraire était-il en tête-en-tête avec la mort, les deux se défiant à mots couverts et se courtisant en même temps, telles deux personnes qui sont amantes depuis longtemps, se désirant mais se refusant l’un à l’autre, jouant à qui cédera le premier, évoquant l’étreinte qui les unira une seule fois et pour toujours?

Et s’il était tué, demain? Auparavant, sa mort m’aurait attristée, consternée même, mais de façon extérieure en quelque sorte. Désormais c’était un peu différent. Marq Folker m’avait touchée, m’avait donné un peu de lui-même, un tout petit peu, qu’il le sût ou non. Lorsqu’il mourrait, quelque chose me serait enlevé, quelque chose qui laisserait un vide.

Cette nuit là, j’ai très mal dormi.

***

Vous êtes seul aux commandes de votre bolide. Pas d’ordinateur de vol, pas de pilote automatique: vous ne pourrez compter que sur vos propres réflexes, à quinze cent kilomètres / heure, à une altitude moyenne de dix mètres.

La bulle transparente de votre cockpit vous permet de voir les autres concurrents, leurs bolides tous alignés. Une trentaine d’engins: on dirait de longs insectes rigides, leurs ailes atrophiées ne servant qu’à supporter et orienter les altiveurs. À l’instant du départ, vous l’avez déjà vu de l’extérieur, ce seront trente explosions simultanées, trente corolles éblouissantes qui s’étireront en autant de longues flammes véloces, laissant derrière elles le métal noirci des catapultes.

En orbite stationnaire au-dessus du circumorphe de Brahic, le traditionnel satellite-signal dont l’éclat est fixe, d’un rouge profond, avec une brève flambée aux dix secondes. D’où vous êtes, il paraît proche de l’horizon, de façon à rester dans votre champ de vision tandis que votre regard va et vient entre les indicateurs et la «piste». Votre tension est presque de l’anxiété, vous savez que dans un moment votre vie sera en équilibre sur l’étroit filin de votre adresse et de votre vivacité.

Voici que le satellite-signal passe à l’ambre, son éclat vibrant tel un pulsar emballé. Un étau invisible se resserre sur votre poitrine, mais ce n’est rien à côté de l’écrasement très concret que vous ressentirez dans un instant. Vous commandez l’admission des propergols dans les vestibules où ils passeront à l’état gazeux. Votre pouce est posé sur la mise à feu; aucune lampe-alerte ne sollicite votre attention et vous guettez le signal à travers la visière de votre casque, l’intense signal bleu-vert à partir duquel vos moments de vie seront peut-être comptés.

Éclat vert. Sans vous en rendre compte, vous avez mis à feu. Le paysage se rue vers vous et vous écrase dans votre siège. Déjà «l’entonnoir» est proche, cette zone pourtant immense où l’aire d’envol se resserre et devient «piste» entre deux rangs de cratères convergents. Quelques bolides déjà ont pris de l’avance au départ, leurs pilotes risquant l’étourdissement — donc la perte de contrôle — pour gagner un avantage. Vous reconnaissez l’engin vert à bande blanche de Vanucci, le bolide bleu de Bhoy, et celui couleur de lave que pilote Za Horaist.

Et ce qui risquait d’arriver se produit: sous l’accélération, Bhoy a dû avoir une éclipse de conscience, son bolide dérive vers la gauche, resserrant une marge-écart déjà trop étroite. Il est pris dans la traînée d’éjection de Vanucci, son bolide fait une embardée, heurte au passage celui d’Horaist qui n’a pu l’éviter, et s’écrase au sol en une interminable culbute de métal et de flammes. Horaist, après un tonneau spectaculaire, se désintègre en vol, dispersant ses fragments en une longue gerbe.

Avec précipitation mais sans affolement, vous faites flamber les altiveurs et prenez vivement de l’altitude. Vous survolez à quelques dizaines de mètres les débris encore bondissants et la turbulence des gaz en combustion. Dès que votre vidéo arrière vous confirme que l’obstacle est passé, vous redescendez, car chaque seconde passée en altitude excessive sera débitée à votre chrono. L’écran vidéo vous a aussi montré Derblom contraint à se poser en hâte: son bolide a probablement frôlé un fragment d’aileron en cabriole, et le moindre dommage peut être fatal.

Trois bolides hors de combat, déjà; deux pilotes morts. À l’arrivée, vous ne serez peut-être que dix, vous le savez. Et, bien entendu, vous serez du nombre, ce n’est pas encore cette fois que vous clamserez.

*

Sous le ventre du bolide défile un paysage beige et blond, presque blanc par endroits, un paysage de glace qui luit doucement sous le lointain soleil. Son relief est doux, de survol facile. C’est l’euphorie de la course, sans danger immédiat, avec juste assez de concurrents en vue, devant et derrière, pour que votre ardeur ne se relâche pas. Mais une course n’est pas longtemps reposante: revoici le terrain cratérisé qui forme la majorité du Galileo Regio. Et, grandissant rapidement à l’horizon, cet éperon rocheux qui saille au bord d’un haut cratère, c’est un des repères du parcours. Il porte l’une des estrades, dont vous voyez luire le dôme.

Devant vous, le bolide jaune et noir de Stolkowski ralentit déjà à l’approche du virage. Cent vingt degrés de courbe autour du cratère, puis ce sera la plongée dans le sillon Masson. Vous freinez à votre tour, réduisant le régime des propulseurs, allumant les rétros. Un éblouissement, vous tressaillez: on vous dépasse, sur la droite et en hauteur. Déjà vous l’identifiez, avant de reconnaître son vaisseau: c’est ce roué de Ghovandi, qui un moment plus tôt était à des kilomètres derrière vous. Une ruse pour vous endormir puis une manœuvre casse-cou à l’approche du virage, à l’instant où vous décélériez.

Piqué, vous voulez réagir, mais la pilote sur laquelle vous êtes branché est plus sage et résiste à votre souhait. La paroi du cratère défile à votre gauche, son relief brouillé par la vitesse, et la falaise qui porte l’estrade se dresse à une hauteur qui semble formidable. Les sangles de votre siège vous rentrent dans le flanc tandis que les centripeurs brûlent à plein régime pour garder votre bolide dans le couloir imaginaire de la course.

En avant, Ghovandi freine en catastrophe, dernier mouvement de sa manœuvre casse-cou. Mais, à la vitesse qu’il avait en début de virage, la force d’inertie est trop grande et les centripeurs ne suffisent pas à la contenir. Son bolide dérape, lente divergence par rapport au trajet normal, et se rapproche inexorablement d’un coteau. Au dernier moment, voyant qu’il ne gagnera pas, Ghovandi veut prendre de l’altitude, mais un contrefort surgit devant lui: il le percute à mach 1. La glace se sublime sous l’impact, une immense bouffée de vapeur et de gaz en combustion, constellé d’éclats métalliques et de fragments rocheux.

Un sentiment de triomphe ou de revanche vous traverse, tandis que vous complétez votre virage sans encombre. Ghovandi a été trop effronté, il a couru après l’accident. Mais votre pilote pense à autre chose: la course ne durera pas indéfiniment, il est temps de gagner des places.

*

La mi-course est passée, le bassin d’Euskankjo a été contourné en un large virage à cent soixante degrés, le long du relief qui l’entoure. Le tracé de la «piste» vous contraignait à longer ces entassements de blocs gigantesques, tels un jeu de cubes qu’un géant colérique aurait écartés avec son pied. Vous n’êtes pas fâché d’en sortir: vous avez perçu, de loin, l’explosion d’un bolide, sans doute après impact avec l’un de ces blocs anguleux. Qui était-ce, cette fois? Vous avez des amis parmi les autres pilotes, c’est inévitable. On voudrait ne créer aucun lien privilégié, pour rester à l’abri, n’être pas meurtri à chaque fois qu’il y a mort de pilote. Mais ce n’est pas toujours possible.

Vous revoici dans le réseau de larges bandes claires qui maille la satelligraphie de Ganymède. Ce sont des successions de reliefs et de dépressions parallèles, mais le tracé de la course les franchit en diagonale au lieu de suivre leur axe. Un jeu de montagnes russes: à dix mètres près il faut coller au relief, pour perdre le moins de points possible.

Ici, personne ne songe à rattraper ou à doubler. Garder sa position est déjà assez difficile, le pilotage requiert une concentration de tous les instants. Vous sentez la fatigue, et pourtant la course n’est qu’aux deux tiers faite; vous n’avez même pas le temps de lire l’affichage du classement.

Mais vous avez choisi de vous retirer, de vous débrancher du sensircuit qui vous fait participer à la course par procuration. Votre pilote, elle, doit continuer jusqu’au fil d’arrivée.

***

Je m’étais lassée de la course que menait Chacka, timorée et ennuyeuse; elle allait finir parmi les derniers.

Je suis montée aux tribunes abruptes d’où l’on peut observer le départ et l’arrivée des bolides. C’était la nuit, pour cette face-ci de Ganymède, et les derniers kilomètres de la piste étaient éclairés a giorno par des myriades de projecteurs. Un rideau énergétique était dressé sur la ligne d’arrivée; on le voyait, transparent, chatoyant de lueurs bleutées.

Sur les écrans géants qui surplombaient les gradins, je suivais l’approche de Marq Folker. Il était troisième et ne semblait plus en mesure de rattraper les meneurs, si près de la fin. Toutefois, même une troisième place allait améliorer sa position au classement général.

Une rumeur traversa la foule: les meneurs étaient maintenant visibles au vidéoscope. J’ai braqué le mien. Sur la plaine sombre, deux lueurs allongées suivies d’une troisième. Après un moment elles ont surgi dans la zone éclairée, les bolides brusquement révélés dans leurs couleurs vives.

Et ce fut l’arrivée, chacun leva les yeux de son vidéoscope pour les voir à l’œil nu, fulgurants, un éclair bleu saluant le passage de Niki Relstad au «fil».

Auréolés de l’éclat des rétropropulseurs, on pouvait voir — au vidéoscope à nouveau — les bolides qui freinaient au-dessus de l’aire d’arrivée, se dispersant en éventail pour ne pas s’emboutir, gardant leur altitude jusqu’à la toute fin pour ne pas racler le béton. Ils n’étaient déjà plus que de petits jouets, dans le vidéoscope, lorsqu’ils s’immobilisaient enfin sur leurs amortisseurs.

J’ai éprouvé à ce moment un soulagement tel que je n’en avais jamais ressenti auparavant. Je me suis dit qu’il était temps de cesser. Je ne devais pas m’impliquer davantage: je finirais par être blessée.

Puis je suis allée me préparer pour la réception en l’honneur des pilotes.

*

Je n’ai pas eu la chance d’aborder Marq Folker chez l’édile de Scantio. Il était constamment entouré d’admiratrices et d’admirateurs; je n’allais pas jouer des coudes pour lui adresser quelques banalités. «Jouer des coudes» est peut-être excessif. Taciturne, peu porté à la vantardise, il n’était guère encourageant pour les aficionados et il y en avait donc beaucoup moins autour de lui qu’autour de Vanucci, par exemple. Mais je préférais un tête à tête, et j’étais prête à attendre mon heure.

Puis il m’a aperçue, il m’a adressé un sourire. Amical, sincère; toutefois si bref! Si j’avais été une technicienne de son équipe, je n’en aurais pas eu plus.

***

«Nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à nos sœurs et à nos frères dans le sport. Ils ont terminé avant nous la grande course de la vie; leurs noms sont Blu Bhoy, Sri Ghovandi, Za Horaist, Shanlin San… » Et la liste continuait, tragique énumération, devant la modeste foule assemblée au mausolée le lendemain de la course. De ces columbariums, il y en avait un d’érigé sur chacune des planètes, lunes et astéroïdes où se tenait une topocourse; preuve que la décimation faisait partie du jeu. Plus souvent qu’autrement, «columbarium» n’était pas le terme juste. On parvenait toujours à récupérer un fragment de plastal, que l’on refondait pour le verser dans un moule à l’effigie d’un bolide, mais plus rarement retrouvait-on des restes suffisants des corps pour les incinérer et en déposer les cendres au creux de ces maquettes, singulières urnes cinéraires.

Très ritualistes, c’étaient les pilotes et leurs équipes qui constituaient la majorité de l’assistance aux services funèbres. Marq Folker s’y trouvait; je crois que Za Horaist avait longtemps été une technicienne de sa propre équipe. Lorsque tout fut dit et que les gens commencèrent à se disperser, il ne sembla pas vouloir quitter tout de suite le mausolée. J’ai hésité à le relancer. Ne souhaitait-il pas un tête-à-tête avec ses souvenirs, en repassant devant les alcôves des morts antérieurs? Mais non, il ne s’arrêtait pas, comme aux diverses stations d’un pèlerinage. Il se dirigeait vers la terrasse qu’un passage bordé d’arbres nains reliait au jardin devant le mausolée. À l’arrière de l’édifice, cette terrasse fermée par une coupole dominait la plaine que commande Scantio.

En se retournant à demi pour parler à une personne qu’il croisait, il m’a aperçue du coin de l’œil puis m’a reconnue. Je me suis approchée; je ne voulais pas avoir l’air de foncer vers lui, ni au contraire feindre d’être une promeneuse qui le rencontrerait par hasard. Il m’a regardée venir, et j’étais incapable de deviner si ma présence l’agaçait ou le laissait indifférent.

— Tu étais couplée à l’un des pilotes qui est mort hier?

— Non, ai-je répondu, un peu surprise.

— Tu en connaissais un personnellement, alors.

— Non, vraiment.

— Ah. C’est rare que nous voyions des amateurs ici.

S’il attendait une explication sur ma présence, il ne la pressait point, en tout cas. Ignorait-il vraiment que j’étais là pour lui? Sans se détourner de moi, ce qui aurait été impoli, il a porté son regard sur le paysage, dont la désolation sombre et glacée contrastait avec la blancheur, le gazon, les fleurs de la terrasse.

—«Ils ont terminé avant nous la grande course de la vie», ai-je cité. Elle a dit ça sous l’inspiration du moment, ou c’est une formule consacrée? Il me semble l’avoir déjà entendue.

— Oui, c’est une variante de la formule traditionnelle.

— Est-ce ça, donc? Terminer au plus tôt la «grande course de la vie»? C’est ce qui vous préoccupe?

— Je ne sais pas. Je ne passe pas mes journées à me sonder, je laisse ça à d’autres.

Il a terminé sa phrase avec ce demi-sourire qui faisait son charme, mais le sourire cette fois n’était pas innocent, il cachait incomplètement l’agressivité de sa réplique. Puisque les cartes étaient sur table, j’ai poursuivi:

— Ce n’est pas mourir qui vous effraie, c’est vieillir. C’est la vieillesse.

— La vieillesse n’est plus pénible comme elle l’était, à ce qu’il paraît. Et quand on est trop gâté, on peut s’endormir pour de bon.

— Alors c’est la vie elle-même qui vous effraie.

Il m’a regardée, dans les yeux, comme il le faisait rarement. Si je l’avais désarçonné au début, ou irrité, cela ne paraissait plus. Il a répliqué doucement:

— Je te l’ai dit, Yadjine, tout ça est peut-être vrai, et il y a peut-être bien d’autres choses aussi. Mais je ne vois pas de raison de creuser sans cesse.

C’était clair; insister davantage aurait été grossier. J’ai battu en retraite.

— Je suis descendue à L’Éphèbe; j’y suis jusqu’à demain. Si tu es libre pour dîner, laisse-moi un message, veux-tu?

***

Il n’a pas laissé de message à L’Éphèbe. Les circonstances ne m’ont pas permis de lui parler sur Encelade où avait lieu la course suivante. Ensuite, je me suis jointe à la mission planétographique qui partait explorer Cerbère. Ç’eût été un voyage de dix jours — le double, pour l’aller-retour — si une ligne de long-courrier avait existé. Mais comme il n’y avait pas d’autre vaisseau que le croiseur géant Hermès, moitié moins rapide, et comme il ne ferait certes pas la navette, je partais pour quinze mois.

Une année intéressante, sinon passionnante, à retransmettre à l’humanité les attentes, les trouvailles et les joies de cette mission d’exploration, en un siècle où l’on croyait révolues les grandes découvertes

3

Un rêve m’est venu à plusieurs reprises durant mon exil, surtout durant les premières semaines, tandis que le soleil rapetissait derrière nous jusqu’à n’être plus qu’une étoile brillante.

C’est au mausolée de Ganymède, dans le jardin très classique qui s’étend devant la façade. L’éclairage est artificiel, presque cru; on entend très peu d’oiseaux. Bancs de marbre, statues d’albâtre, cyprès et lauriers, pelouses impeccables. Marq Folker est là; une ombre marche avec lui. Du moins elle a l’inconsistance d’une ombre; elle est quasi incolore, ses teintes comme délavées, et la moitié de sa silhouette est couverte d’une grisaille indistincte. C’est une pilote, on reconnaît la combinaison moulante qu’ils portent sous leur scaphandre.

Elle parle. Je ne l’entends pas, mais Marq l’écoute avec intérêt, les mains derrière le dos, comme on fait pour quelqu’un qui raconte un long voyage à l’étranger et dont le récit est captivant.

À un moment, ils me voient. La fille-mirage paraît irritée de ma présence, mais Marq sourit, trop courtois pour me reprocher mon intrusion. Ils s’éloignent et gagnent la terrasse à l’arrière de l’édifice. Elle est sans coupole, ce qui ne semble poser aucun problème, et un bolide de topocourse attend là, tout blanc. Marq monte dans le cockpit, accompagnant ou accompagné du spectre.

Ils décollent et montent vers Jupiter qui emplit le vide de l’espace – un ciel onctueux, fait de vagues lisières pastel comme l’atmosphère de la planète géante. Je voudrais suivre, mais je n’en suis pas plus capable que les cippes dressés dans le jardin. Le rêve s’achève ainsi.

J’ai fait ce rêve de moins en moins souvent, les premières découvertes sur Cerbère ont pris toute mon attention, chargeant mes journées, écourtant mes nuits, alourdissant mon sommeil et gommant tout souvenir des rêves que je pouvais avoir.

Mais je n’oubliais pas Marq Folker

***

Io, couleur de feu et de sang, couleur de soufre; comment croire que Ganymède, toute de glace et de roc gelé, se trouve à 600 000 kilomètres seulement? Mais ce n’est guère à cela que songe votre pilote tandis que son bolide survole un rift encaissé au fond duquel coule un fleuve de lave. «Fleuve» est excessif, tout au plus s’agit-il d’une rivière, et elle coule bien lentement. Plusieurs cheminées de lave l’alimentent au long de son parcours, et elle finit par se perdre dans une immense faille — c’est à partir de là que vous avez amorcé votre remontée du rift.

Sur Io, l’atmosphère est trop ténue pour que vous voyez un effet de convection. Mais vous n’en avez pas moins l’impression, purement subjective, de survoler une interminable fournaise. Ici, et ici seulement, on n’exige pas que les bolides survolent le terrain à dix mètres ou moins. Mais on exige que vous restiez en-dessous de la crête des falaises qui encaissent le cours de lave. Une infraction entraîne non pas la perte de points mais la disqualification immédiate. Aussi ne prenez-vous pas de risques et restez-vous bien plus près du fond que vous ne le souhaiteriez. À votre droite, à votre gauche, les parois défilent, brouillées par la vitesse; elles sont loin mais, à cette vitesse, elles se rueraient vers vous à la moindre embardée.

Une large courbe avant le dernier droit et… voilà, devant, quatre de vos concurrents qui se suivent à intervalles rapprochés. Un brusque vertige vous saisit à leur vue: il vous semble qu’ils ne peuvent que s’emboutir.

Dans la lumière or et vibrante de la lave soufrée, vous avez peine à les identifier, à reconnaître leurs couleurs. Le plus en tête, là-bas, un peu à gauche, ce doit être Folker, avec son bolide rouge métallique. Juste derrière lui mais plus bas, Relstad, qui ne semble pas se décider à doubler. Puis Vanucci, encore plus bas, impatient, guettant une ouverture. Weng file à mi-chemin entre eux et vous, pas plus tentée que vous l’êtes de se frotter à ces casse-cou.

Et ce que vous redoutiez arrive: ils se décident en même temps. Relstad plonge afin de doubler Folker par en-dessous, à l’instant où Vanucci pousse ses propulseurs à fond. Celui-ci réagit en plongeant vers sa droite et parvient effectivement à éviter Relstad. Cependant, le temps de ralentir et de corriger son embardée, il est déjà presque sur la paroi du rift. Il la longe un instant, luttant pour s’en écarter, mais à la dernière seconde son centripeur frôle une saillie de la falaise et c’est le désastre. Le bolide se rue sur la paroi comme pour s’y anéantir dans un élan de passion; une boule de feu éblouissante, nuancée de rose et de mauve, ponce le roc en éparpillant des fragments de plastal.

Un instant, l’éclat du soufre en fusion a pâli devant cette explosion. Les débris ardents retombent lentement sur le rift et Weng serre à droite autant que possible pour éviter cette grêle mortelle. En vain: dans cette faible gravité, leur chute est lente, et un fragment est happé par son bolide. Minuscule fragment, sans doute, car l’engin reste entier; seul le cockpit pulvérisé, vous le devinez à cette brève nuée de cristal que disperse le bolide. Weng a-t-elle été touchée? Peut-être pas, peut-être même son scaphandre est-il intact. Mais l’engin est hors de contrôle, il amorce une lente vrille et perd de l’altitude; l’un de ses propulseurs s’éteint bientôt, puis un deuxième.

Et c’est l’oblique descente vers le fond du rift: avec horreur, vous n’en manquez rien, car tout cela s’est passé assez loin devant vous. De blanc qu’il était, illuminé par la lave, vous le voyez noircir, fumer, alors que la formidable chaleur consume son revêtement. Toutefois, même chauffé au rouge, ses ailerons commençant à se déformer, le bolide reste entier. Et entier il plonge, dans une flambée de soufre et de gaz dilatés qui laisse une persistance sur votre rétine.

*

En fonçant vers le volcan Pele, avec son éblouissant panache saturé de soufre, vous ne pouvez vous empêcher de repenser à Weng, à son bolide rôti sur toutes les faces, son bolide commençant à fondre avant d’être englouti à jamais. Lorsque vous avez survolé le large cratère du Marduk, à l’instant, vous avez vu rougeoyer le magma dans les crevasses d’une croûte instable. Devant vous, les fumées de soufre tourbillonnaient au passage de Veken, et vous avez imaginé le volcan se réveillant soudain, son éruption vaporisant l’engin au passage.

Veken doit y penser beaucoup, au sort tragique de Weng: c’était sa compagne, malgré toutes les conventions tacites qui interdisent les unions entre coureurs. Mais ce ne sont que cela, des conventions, et rien ne peut empêcher deux personnes de s’aimer; elles savent bien qu’un jour ou l’autre le destin les meurtrira.

Devant vous, Veken fonce, vous croyez sentir sa douleur et sa tension dans la trajectoire rigoureusement droite de son bolide. Sous votre engin défile le terrain sans cesse varié de cette lune vivante, les traînées violettes et pourpres d’anciens épanchements de lave. En face, le panache igné de Pele, son éclat blanc nuancé de jaune, se dresse jusqu’à trois cents kilomètres du sol, comme pour donner à Io une ébauche de protubérance solaire. Cette fois, bien sûr, il ne s’agit pas de survoler le cratère, il n’y a pas là un simple rideau de flammes comme pour les acrobates du Carnaval. La «piste» de course passe sur les versants, survolant en une courbe serrée des rigoles brasillantes et une coulée de lave majeure. L’éruption est intense mais sans soubresauts, les résidus de la combustion retombent à des milliers de kilomètres de là telle une neige cendreuse. Vos mains se crispent sur les commandes tandis que le volcan approche rapidement. Un écran-témoin vous avertit: vous déviez de la trajectoire médiane, vous allez «frôler» les balises. Vous rectifiez. Alors c’est Veken qui dérive! Vous vous fiez à lui, vous le suiviez. Sa triangulation doit faire défaut. Mais ne peut-il se servir de ses yeux? Il doit bien voir qu’il fonce droit sur le cratère, que la corniche suivie par la «piste» se dessine nettement sur la droite?

Veken! Vous voudriez crier, mais c’est inutile.

Le terrain commence à monter, en côtes irrégulières, requérant toute votre attention. Mais, du coin de l’oeil, vous revenez constamment à Veken, qui gravit carrément le versant.

À cette vitesse, tout est consommé en un instant: il monte vers la trombe ardente que crache le volcan, comme s’il y avait là le seuil ultime de quelque Walhalla où sa place l’attendrait. Et vous comprenez, à l’instant où vous voyez le feu du monde happer son bolide, le projeter vers le haut en une giclée de plastal liquéfié, vous comprenez que c’est Weng qu’il voulait rejoindre, dans quelque univers parallèle où les êtres sont des souffles en combustion.

*

La course achève, vous filez depuis longtemps sur les Hautes Terres de Junicia. Après cette nouvelle caldeira et sa foulée figée, commence la dernière ligne droite, le long de l’escarpement Junix.

Voici l’étendue de bioxyde de soufre gelé, dont la blancheur blesse vos yeux. Franchir la crête, descendre dans le cratère d’effondrement, remonter et sortir, cela ne prend pas deux minutes. Devant vous l’antique coulée de lave se prolonge, s’étire sur une plaine déclive. Presque lisse, elle défile sous votre engin, sa couleur marron striée de marbrures ocre que votre œil saisit à peine.

Arbitrairement, la «piste» suit les larges méandres de la coulée, vous contraignant à un slalom qui exige l’usage presque constant des centripeurs. Doubler, dans ces conditions, s’avère presque impossible. Et pourtant vous devez le faire, lorsqu’un concurrent plus timoré se laisse rattraper et vous retarde. Comme celui-là, ce lambin qui doit être Kit Zhou et qui détient quand même la troisième place.

Déjà l’horizon étrangement tranché approche: c’est l’escarpement Junix, un palier long de presque mille kilomètres où le sol d’Io s’est soulevé d’un bloc — ou s’est affaissé, de votre point de vue, puisque vous survolez le plateau et allez bientôt plonger vers la pleine, neuf cent mètres en contrebas.

Le sol d’Io s’ouvre soudain devant vous, l’appareil de Kit Zhou disparaît à vos yeux, ses rétros déjà allumés. Vous tournez à gauche en amorçant la plongée, vous ne faites rien pour freiner. Sur votre gauche la falaise rousse défile, vous survolez Kit Zhou qui a choisi un piqué freiné mais presque vertical. L’ourlet de bioxyde de soufre gelé qui s’étire au pied de l’escarpement vous éblouit de sa blancheur bleutée. Lisse, sans relief, il n’offre pas d’indice visuel de son niveau. Un coup d’æil à l’altimètre vous glace d’épouvante: rétrofusées au maximum, couper les propulseurs, donner pleine puissance aux altiveurs. C’est trop tard. Vous le comprenez lorsque le sol glacé fracasse le ventre de votre bolide et que l’univers s’écrase en grinçant avec vous au milieu.

***

À la réception qui suivait la course, à Inachos, il y avait plus d’animation que de consternation. On ne parlait que des améliorations que Van Aken et son équipe de psioniciens avaient apportées au système du sensircuit. Et des morts qui s’en étaient suivies Vanucci, Weng, Veken, Samio, Thu et les autres, avaient emporté avec eux des dizaines de partispectateurs. Arrêt cardiaque, pour la plupart, mais aussi arrêt brusque des fonctions cérébrales, dans quelques cas où la mort des pilotes avait été inattendue, instantanée.

Certains amateurs, encore ébranlés, parlaient de la brève fureur de Vanucci lorsqu’il avait compris qu’une erreur de Relstad allait le tuer. D’autres confiaient qu’ils avaient partagé la rage désespérée et la brusque impulsion suicidaire de Veken, la brève ivresse du kamikaze. D’autres encore, à peine remis du choc, parlaient de la terreur et de la souffrance qu’ils avaient éprouvée avec Weng, son scaphandre à peine endommagé mais son bolide désemparé, plongeant vers le fond du rift, suffoquant et brûlant vive avant d’atteindre la lave sulfureuse.

Plus nombreux ceux qui étaient morts avec Samio, perdue par sa propre témérité, car personne n’avait eu le temps de se débrancher du sensicircuit. Certains partispectateurs s’étaient évanouis un instant, d’autres étaient restés inconscients durant près d’une heure.

Les médecins, les spécialistes de la psionique, discutaient à perte de vue pour expliquer le phénomène dont personne n’avait prévu la portée. Des solutions étaient déjà envisagées, comme celle d’intégrer un retardateur au sensircuit. Était-ce moi ou le milieu des aficionados qui avait tant changé en quinze mois? Il y avait quelque chose de malsain dans l’attitude des gens face aux désastreuses conséquences de la course.

Certains amateurs, j’en étais sûre, considéraient comme une amélioration du sport le fait de pouvoir en mourir par procuration.

La foule n’avait jamais été si dense, malgré la décimation de cette journée. J’ai aperçu Marq Folker lorsque, sur l’estrade, il a été honoré par l’édile d’Inachos: vainqueur de la course, la première compétition de cette année.

J’avais eu toute la journée pour revenir de ma surprise: après son accident de l’année précédente, j’avais cru qu’il ne courrait jamais plus. Accident mineur, devais-je conclure. Il n’en montrait aucune séquelle et, à en juger par sa victoire de ce jour, il n’avait rien perdu de ses réflexes et de son adresse.

J’ai quitté la salle après une heure ou deux, et j’ai pris l’intracité pour regagner le Genice où j’avais ma chambre. C’est sur le quai, en descendant de la rame, que j’ai aperçu Marq, sorti d’un autre wagon. Nous avions donc laissé la réception à quelques minutes d’intervalle.

À ce moment, j’ai pris conscience que je ne savais pas comment l’aborder, que je n’aurais pas su, si je m’étais trouvée devant lui à la réception. Nous avions fait l’amour brièvement quinze mois plus tôt; se souviendrait-il même de moi? Il s’éloignait; galeries et escalators mettaient de la distance entre nous. J’ai hâté le pas. Il allait au Genice; comme moi, il avait dû y élire domicile pour la durée de la compétition.

Nous nous sommes retrouvés dans le même ascenseur. Il m’a reconnue, du moins mon visage.

— Mais votre nom… a-t-il avoué.

— Yadjine.

J’étais curieuse: se souvenait-il de moi comme de l’amante d’une courte nuit, ou comme de l’importune qui l’avait relancé au mausolée de Scantio, sur Ganymède? Nous avons vite retrouvé le tutoiement et je le lui ai demandé, quand nous avons été assis en face d’un verre, au bar du dernier étage.

— Je me souviens de toi comme d’une femme qui ne tournait pas autour du pot.

Son sourire n’avait pas vieilli d’un mois. Par contre, sa figure disait ses trente ans: de très fines rides au coin des yeux, quelques cheveux gris qu’on ne pouvait manquer, une certaine texture de peau qui n’était plus celle d’un garçon.

— Et à qui sont allées tes assiduités, depuis un an?

J’ai éclaté de rire:

— Mes «assiduités» sont allées à Cerbère, durant quinze mois.

— Tu étais avec l’expédition Hermès?

— Je débarque, ai-je précisé, surprise de son intérêt enthousiaste. Je suis revenue avant-hier.

— Et c’était comment?

Rien ne me tentait moins que de décrire une fois de plus cette planète naine oubliée du Soleil. Mais j’ai joué le jeu; mon tour viendrait de le faire parler. Je lui ai dépeint Cerbère, égaré au-delà même de l’enfer, oublié de son maître Pluton et de son compère Charon, qui s’étaient payé ses têtes en lui confiant la garde d’un séjour où nul n’allait jamais. Je lui ai représenté ce monde obscur où la glace elle-même a froid, changeant de nom et adoptant des structures que seuls les physiciens les plus inventifs avaient imaginées. Folker m’a demandé quels reliefs on y trouvait, je lui ai décrit les réseaux complexes de fractures et de failles, la croûte gelée soulevée en blocs et en plateaux vastes comme des royaumes, ou inclinés et empilés tels des dominos renversés, formant de larges cordillères en dents de scie.

Je lui ai parlé, surtout, de l’ombre insondable qui y règne, sans soleil pour l’éclairer, sans planète géante pour meubler et colorer un peu son ciel. Seulement un poudroiement d’étoiles, leur lueur glaciale ne parvenant qu’à souligner la désolation des lieux. Je ne m’étonnais pas, lui ai-je confié, qu’on eût réservé aux planètes les plus extérieures des noms associés au séjour des morts — la mort, si elle ressemblait à cela, était plus terrifiante que le néant le plus profond.

Tandis que je lui parlais, le paysage d’Io défilait lentement au-delà des baies vitrées, et cette débauche d’ocre, de roux, de marron, le panache embrasé de Prometheus, la sphère luminescente de Jupiter, me semblaient les manifestations les plus exubérantes de la vie malgré ce qui s’y était passé ce jour-là.

— Tu étais branchée sur le sensircuit, aujourd’hui?

— Non, je n’avais pas eu l’occasion de faire une réservation. Pourquoi?

— Si tu avais été couplée à un pilote qui a eu un accident, tu aurais enfin pu connaître son sentiment à l’instant de mourir. Partager son expérience, même.

Je l’ai dévisagé: il ne semblait pas ironiser. Il a contemplé un instant les tours d’Inachos, translucides, illuminées telles de grandes maquettes. Il m’est revenu:

— Les courses sont en train de prendre tout leur sens, en es-tu consciente? Avec cette innovation de Van Aken et de son équipe, les partispectateurs sont enfin confrontés… à ce qu’ils se contentaient de frôler jusque-là.

— Je suis sûre que beaucoup de spectateurs vont se désister.

— Il y aura deux classes de partispectateurs, les timorés et ceux qui veulent aller au bout des sensations possibles.

— Mais le sensircuit est branché sur le cortex des pilotes, pas sur leur âme. S’il y a une lumière après, le départ pour un grand voyage, les partispectateurs n’en ont rien su. L’ultime sensation, la révélation dernière, les partispectateurs ne la reçoivent pas. Les témoins l’ont dit, un blackout, un évanouissement: rien.

— Yadjine, il y en a qui l’ont connue, l’ultime sensation: la révélation dernière comme tu dis. Ils sont morts eux-mêmes, de plein droit, non par procuration. Au dernier instant, c’est leur propre course qui atteignait son dénouement.

Est-ce que je me trompais? Un peu plus d’intensité dans le regard, un peu plus de sérieux dans le visage, un peu plus de ferveur dans la voix? Oui, j’avais toujours eu raison: cela, la mort, était au corps de sa passion pour la course.

— «La grande course de la vie», n’est-ce-pas? C’est ce que dira l’officiant, demain, au service.

Il a fait un vague signe de tête. Ça n’allait pas, ça ne suffisait pas: c’était trop simple. Pourquoi courtiser ainsi la mort?

— Tu viens à ma chambre, Yadjine?

Entre ses bras, dans l’ascenseur, c’est à la vie que je me suis accrochée, à la vie, au concret. La masse ferme et tangible de son corps, sa chaleur, son haleine légèrement parfumée du cognac qu’il avait bu, sa langue remuant dans ma bouche.

Et dans le lit, nos vêtements enlevés en hâte, notre chair pétrie en un désir impérieux, les marques de doigts sur notre peau, nos corps noués, s’étreignant avec la violence d’une lutte, sa poitrine lisse et chaude, son sexe incandescent, la vie giclant dans ma bouche, son poing cherchant le chemin de mon ventre, et moi criant, pleurant…

*

Il n’est pas parti, cette fois: son bras m’entourait, sa main gisait sur mon épaule. Néanmoins il s’éloignait déjà en sentiment, sinon en pensée: son ardeur apaisée, je sentais sa présence tiédir, je le sentais redevenir étranger. Mais je n’avais pas de prise, je ne savais par où le retenir.

— Lorsque tu as eu cet accident, l’an dernier, j’ai cru… j’ai cru…

J’ai cru d’abord qu’il était mort, j’avais mal lu la dépêche. J’ai senti quelque chose sombrer en moi, le temps de comprendre que, non, il n’avait pas été tué, sa vie n’était pas en danger.

Il ne m’a pas laissé le temps de raconter mes désarrois:

— Tu as vu mes cicatrices?

— Non.

— Articulations bioniques au coude et à l’épaule: tu n’as rien remarqué, hein? Elles sont meilleures que les vraies.

C’était juste, il y avait une imperceptible ligne blanche à la saignée du bras, une autre encore plus longue sur l’épaule.

— Et ils m’ont refait une moitié de mâchoire en kéroplaste: la vraie était trop fragmentée.

J’ai senti mon coeur se serrer: dans quel état avait-on dû sortir Marq de son bolide, pour qu’il doive ainsi être refait?

Il m’a raconté, tout décrit: en fin de course, l’aileron faussé par la turbulence d’un bolide approché de trop près, la perte d’altitude, l’atterrissage en catastrophe, le bolide s’écrasant de côté sur un rocher, en bout de course, le cockpit fracassé… Son scaphandre avait subi des fuites mais, à cause de la compression des débris contre son flanc et de la pression atmosphérique sur Titan, il n’y avait pas eu décompression brusque; son masque à oxygène lui avait évité l’asphyxie.

Commotion cérébrale, fêlure du crâne, côtes fracturées — sans compter son bras gauche passé au hachoir — mais il n’y avait pas eu de lésion interne grave.

— Et tu as cru que tu allais mourir?

— Non, pas du tout. Mon atterrissage s’est presque fait en douceur. Si j’avais pu éviter cette mare glacée, je n’aurais pas eu une égratignure.

— Mais, quand tu t’es senti déraper?

— Juste le temps d’avoir peur. Mais je n’ai pas cru que l’impact serait si violent.

La mort l’avait frôlé, toutefois il en avait eu à peine conscience Lorsqu’il avait rouvert les yeux, à l’hôpital, son état n’inspirait déjà plus de craintes. La mort, sa courtisane, l’avait embrassé sur la joue, mais il était assoupi et n’avait pu goûter son baiser glacé. Le mystère, le mystère de son étreinte finale, restait complet.

***

Lorsque je me suis éveillée au matin, j’ai trouvé vide et froide la place de Marq: il était déjà douché, rasé, habillé, et s’apprêtait à sortir.

— Il y a un service à la mémoire des pilotes morts hier, m’a-t-il rappelé.

J’ai fait mine de me lever.

— Je suis déjà en retard, a-t-il précisé.

Et il est sorti, avec un salut amical — affectueux, peut-être, mais sans faire de détour pour m’embrasser.

En m’habillant, j’ai remarqué que ses valises étaient faites; plus tard, je n’ai été qu’à moitié surprise, revenant du petit-déjeuner, d’apprendre que sa chambre était vacante, qu’un automate était venu chercher son bagage pour le porter à l’astroport. Un message m’attendait sur le comterm de ma chambre:

Réunion extraordinaire de l’O.I.T. après l’hommage funèbre. Je ne sais quand elle se terminera. Je dois être demain sur Callisto pour faire les essais d’un nouveau modèle.

Suis certain que le hasard nous rapprochera à nouveau un de ces jours.

M.F.

Le hasard. C’était donc qu’il ne comptait pas aider les circonstances, et il me suggérait d’agir de même. Il voulait rester sans attache. La liberté. Et le renoncement. Le renoncement devait être la part la plus grise de ce contrat avec la vie. Non pas de renoncer à moi, Yadjine Asary: je ne pensais pas lui être indispensable, ni même précieuse, et je doutais de toute façon que nous aurions pu nous accorder longtemps. Mais de renoncer à l’amour autrement que flambées éphémères, passions d’une nuit condamnées à rester inchevées…

Je n’allais pas tout à fait respecter son vœu: j’allais aider un peu le hasard. Après tout j’étais amateure de courses, privée de mon spectacle préférée durant quinze mois. Il était normal que je sois là à la course suivante, parmi les rochers de Mars, dans une quinzaine.

4

Le comité directeur de l’O.I.T. et l’équipe de Van Aken mirent au point des correctifs pour le sensicircuit et ses nouveaux dangers. Mais la décision capitale de l’O.I.T. fut de maintenir les risques de décès. Désormais, les options étaient multiples pour le partispectateur. Il pouvait se coupler au sensircuit en différé, et confier à l’ordinateur le soin de le «décrocher» du réseau au dernier instant en un temps d’une à cinq secondes, la longueur de la transition étant le gage d’un «décrochement» en douceur. Le «décrochement» pouvait aussi être laissé à l’initiative du partispectateur: lui seul, à compter d’une alarme sonore qui lui annoncerait la mort du pilote, pourrait décider de l’accompagner ou non dans son dernier instant.

La troisième option était celle du «direct», où le partispectateur subissait tout ce qui arrivait au pilote, au risque d’être lui aussi tué par le traumatisme comme à la fameuse course d’Io. C’est celle là que j’ai choisie lorsque, sur Mars, j’ai enfin eu l’occasion de me coupler au circuit de Marq Folker, pour la première fois depuis que je m’intéressais vraiment à lui. Combien de fois avais-je déploré que les aléas du tirage au sort ou les contingences des réservations m’aient tenue à l’écart de Marq et de sa course. Après-demain, enfin, j’allais la faire avec lui, sa course, jusqu’au dénouement — quel qu’il fût. Mon seul regret était de ne pouvoir partager ses pensées. Les sensations, oui; les émotions, les sentiments, grâce aux derniers raffinements du système, oui. Mais les pensées conscientes articulées, le monologue intérieur que tout individu se tient constamment, cela n’était pas encore à la portée des partispectateurs — et ne le serait jamais, s’il n’en tenait qu’aux pilotes. Je ne saurais donc pas quel entretien Marq avait avec sa vieille rivale pendant ces heures d’affrontement.

Le jour de mon arrivée sur Mars — c’était plutôt le soir, à Quirinius, sur les bords de l’Agyre Planitia — je suis allée errer au Bolidrome. J’ai choisi un vidéoscope au hasard et je l’ai dirigé vers la plaine où s’élanceraient les bolides. Les fameux rochers étaient visibles, les piliers tourmentés et les immenses stèles, les arches percées par la patience mille fois millénaire des brises martiennes.

Chaque course était spéciale, et celle de Mars ne faisait pas exception: autour des rochers sculptés, des champs répulsifs étaient activés pour repousser les bolides qu’une embardée lancerait contre eux. Ainsi étaient protégées ces précieuses formations géologiques qu’une seule collision aurait réduites en pierraille.

Je suis ensuite descendue du côté de l’immense hangar; il était presque désert, à cette heure tardive. Les engins étaient alignés dans la pénombre, froids et fixes, lourds de présage. Des heurts sonores, quelques éclats de voix, des bruits d’outils électriques, se répercutaient sous la voûte de temps à autre: dernières mises au point avant les essais du lendemain.

Ce qui vous frappe quand vous entrez la première fois dans un tel hangar, c’est l’odeur. On ne le croirait pas, mais les machines ont une odeur: relents de plastal surchauffé, effluves de propergol résiduel, la senteur aigre des huiles panstatiques. Moi, cependant, à chacune des rares fois où je m’y étais aventurée, c’est la démesure de ces engins qui me frappait. Aussi longs que des astrobus, ils n’étaient conçus que pour un seul occupant. Tout ce prolongement mécatronique derrière le pilote, tout cela pour atteindre des vitesses qu’une simple navette décuplait allègrement, tout cela surtout pour gagner une manœuvrabilité supérieure à celle des intercepteurs au temps des guerres.

J’ai aperçu l’appareil de Marq Folker. Chaque pilote a quelques bolides différents à sa disposition: pour les astéroïdes où la gravité est quasi nulle, pour les satellites joviens ou saturniens, pour Mars, pour les lunes pourvues d’atmosphère. Mais tous ces engins ont la même couleur, ou le même motif, pour un pilote donné. Celui de Marq était bourgogne, avec une nuance métallique.

J’ai été un peu saisie de l’apercevoir, lui, près de son bolide. Je l’aurais cru déjà couché, à quelques heures des essais du lendemain.

Il ne pouvait me voir, des véhicules de service me cachaient. Juché sur une plateforme, il semblait regarder les trois énormes tuyères des propulseurs, à la poupe de l’engin, chacune assez grande pour qu’un enfant s’y tienne debout. Inspectait-il le travail de ses techniciens? Pourtant non, il n’examinait rien, se tenant trop loin pour détailler quoi que ce fût. Du reste, dans cet assemblage de métal aux reflets ternes, rien n’était ouvert, nul panneau d’accès, nul capot, et Marq ne portait pas de combinaison de travail. Non, il semblait contempler le bolide. Il avait l’air grave, comme si cette machine et la mort tapie dans ses œuvres vives pouvaient seules venir à bout de l’insouciance, de la sérénité qu’il affichait constamment.

À ce moment, à ce moment précis, j’ai su qu’il y avait dans sa tête toutes ces pensées, ces sentiments qui tant m’intriguaient. Durant les courses, il se livrait à une acrobatie périlleuse avec la mort comme partenaire, ne sachant jamais si elle retirerait le trapèze vers lequel il s’élançait en chute libre, ou si elle donnerait une tape sur la corde où il marchait en équilibre. Mais ici, avant la course, ici avait lieu leur conversation, leur dialogue sans cesse renouvelé — ce que j’appelais ses entretiens avec la mort.

Je n’ai pas bougé, je ne me suis pas montrée, je n’ai pas dit un mot, comprenant enfin que j’étais exclue de ces pensées et de ce dialogue intérieur, que j’en étais exclue totalement et pour toujours. Si je voulais la connaître, la mort, il faudrait que j’aie avec elle mon propre tête-en-tête.

Peut-être n’y avait-il pas qu’une seule mort, peut-être y en avait-il autant que de vivants, subtilement différente dans ses relations avec chacun. Ou peut-être… non. Il n’y avait probablement qu’un seul et vaste vide, obscur, glacé, infini, prêt à nous happer chacun à notre tour, et nos tentatives pour l’apprivoiser n’étaient que futiles soliloques devant l’abîme.

***

Marq est mort le lendemain, durant les essais chronométrés qui déterminent avant chaque course les positions de départ. En passant sous l’arche Bellator, la dernière de la zone des rochers, son bolide a frôlé le champ de force et subi une répulsion qui l’a fait déraper dans le virage qu’il amorçait. Tournoyant comme un samare, il est allé percuter le rocher dit «l’Éperon». C’était le dernier tour des qualifications, le réservoir était aux trois quarts vide et l’explosion n’a pas entièrement désintégré l’engin.

Cela m’a été raconté par des témoins, moi je n’ai rien vu: j’arrivais à peine au Bolidrome et m’étais arrêtée au comptoir pour prendre un jus.

Sa performance durant les essais avait été moyenne et il tentait de compléter un dernier tour dans un temps record, afin de se mériter une meilleure position de départ. C’est peut-être pourquoi il a entrepris son virage avant même d’avoir complété le passage de l’arche. Une fraction de seconde trop tôt, la fraction de l’audace, celle que seul l’instinct peut mesurer — au risque de se tromper parfois.

Il savait qu’il mourrait; ils le savent tous. Les survivants à une carrière de pilote sont très rares. Mais mourir ainsi, bêtement, durant les essais, loin des milliers d’admiratrices et d’admirateurs qui allaient l’acclamer le lendemain…

Son corps a été retrouvé, disloqué mais entier, dans le cockpit resté solidaire de la proue du bolide, à des centaines de mètres de l’Éperon. Il a eu droit, la journée même, à un service où tous ses camarades étaient présents, au mausolée antonien, en périphérie de Quirinus. Ses cendres gisent dans une urne à l’effigie de son bolide, sous une holographie où il apparaît, souriant, comme à ses heures les plus gaies. Peu de gens ont connu cet air grave, intense, qui remplaçait parfois son apparence insouciante.

Et moi? Moi qui le lendemain devait enfin partager avec lui la tension, les craintes et les griseries de la course, la joie du triomphe ou peut-être l’horreur ultime de la mort? Moi qui reste seule, plus seule encore d’avoir été touchée, brièvement, par l’ardeur secrète de son désir, l’intensité de sa force vitale, je me sens comme la phalène qui a frôlé la flamme et s’y est brûlée — pleurant la perte du feu qui l’a meurtrie et voletant égarée dans le noir.

Le croiseur Hermès repart dans quelques jours, réapprovisionné, avec une nouvelle équipe de spécialistes. Cerbère attend cette visite, dans la solitude de son orbite lointaine. Là-bas, je l’avais dit à Marq, c’est le seuil du néant, le royaume des ténèbres, du froid et du silence — les territoires de la Mort. Au bord de l’abîme, à mon tour, j’aurai des entretiens avec elle, l’envoûtante, la captivante, arrogante et sûre d’elle, et je verrai bien ce qu’elle a à me dire…


Première publication: Dix nouvelles de science-fiction québécoise, Montréal, Les Quinze, 1985.