Bientôt sur votre écran, de Éric Gauthier

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Le wagon du métro supportait sans plainte sa douzaine de passagers silencieux. Jaril Quentin, acteur au chômage, inspectait ses chaussures pour ne pas penser à sa destination. Ses doigts polissaient lentement son alliance.

Le sol entre ses pieds se mit à rougir: d’abord comme une jeune fille gênée, puis comme un rond de poêle ou un tissu qui s’imbibe de sang. Un indicatif musical se fit entendre. Des vagues blanches dansèrent sur les murs. Jaril leva la tête. Frank Sinatra lui souriait, fidèlement reconstitué par la phototapisserie qui couvrait toutes les parois du wagon. Frank entama la rengaine publicitaire avec brio et se mit à marcher, nonchalant, en claquant des doigts et saluant chacun des passagers d’un hochement de tête.

— Voilà! Ces trajets sont toujours trop courts. Nous y sommes et je dois vous quitter. Bienvenue à la station Coca-Cola!

Frank s’estompa fantômatiquement. Jaril serra les dents. Maudites annonces! Il aurait dû emporter sa télé avec lui.

On lui toucha l’épaule, timidement.

— Pardon, monsieur? Vous auriez pas un peu de change? C’est pour ma télé. Je peux vous laisser regarder.

Jaril le dévisagea. L’homme avait cette allure courante chez les intellectuels montréalais: manteau trois quarts, cheveux mi-longs, barbe discrète, lunettes de soleil dans un visage plaisant mais ordinaire. Inoffensif. Il tenait un de ces vieux modèles gros comme un manuel de classe.

Jaril lui sourit faiblement.

— Vous tombez à point! Tenez, je m’en occupe.

Il inséra quelques pièces dans la fente au côté du banc, puis attrapa un des deux écouteurs pendant que le barbu branchait l’appareil. Ce dernier lui demanda sans le regarder:

— Les nouvelles sur Télé K, ça vous va?

— Pas de problème.

Ils regardèrent l’écran en silence. Bourse: le Dow à la hausse. Local: la grève des cols bleus évitée de justesse. Télé: la rétrospective de Survivor rouvre de vieilles blessures.

L’inconnu, timidement:

— Hé, dites donc, vous seriez pas… vous savez, là, l’auteur…

— Jean-Claude Éthier?

— Oui, c’est ça!

— Non, non… c’est pas moi. Je suis acteur. Je l’ai joué dans un spécial à la TV.

— « Jean-Claude Éthier: de la plume au poing »!

— Voilà. C’est une erreur que les gens font souvent. Faites-pas cette face-là, ça me dérange pas. J’en suis flatté: ça prouve que quelque part j’ai rejoint les gens.

— Oui, j’ai été impressionné par votre performance. Très humain, très faillible… À qui vous allez vous attaquer, maintenant?

— Bah! J’aimerais bien le savoir. Les contrats se font rares ces temps-ci. J’ai… j’ai perdu mon agent tout récemment. Je fais du travail de bureau en attendant un contrat.

— Ah. Désolé.

Silence gêné. Sports: les joueurs du Canadien tentent de faire réviser les règlements de la ligue pour qu’on limite les heures de fonctionnement des caméras dans leurs maisons. Ce soir sur Télé K: un spécial d’une heure sur la petite Omélie, enlevée par son père il y a déjà trois mois.

— Ben voyons, ça traîne! Sur Conséquences, ils l’ont déjà retrouvée. Vous avez vu ça?

Bavard, l’étranger. Pourtant Jaril se sentait… proche de lui, comme d’un vieil ami. À moins que ça soit juste son empathie d’acteur. Ça lui faisait quelqu’un avec qui parler, en tout cas; n’importe quoi pour se changer les idées.

— Non, je regarde pas Conséquences. J’aime pas leur approche.

— Vous devriez. La petite Omélie, là, c’était de toute beauté. Ils ont jumelé son histoire avec celle du sergent de police suspendu il y a deux semaines.

— Il gardait de la pornographie infantile chez lui, c’est bien ça?

— Oui, c’est ça. Mais sur Conséquences, il était ligué avec le père d’Omélie. Ils vendaient des photos de la petite sur le marché noir. Dégoûtant, mais ça a fait de la bonne télé.

— C’est vrai que c’est ingénieux, mais… pas le temps de les suivre. Je regarde surtout Razz, et depuis leur fusion avec Télé-Réel, c’est assez complexe à suivre. Ils font un marathon d’une semaine pour combiner les histoires des deux chaînes. Tout d’un coup les Iraquiens sont redevenus les auteurs de l’attentat à Philadelphie, on sait plus qui a couché avec qui…

— Je comprends. Ça doit être assommant. Bon réseau, quand même: ça bouge chez eux. Laurier leur doit sa réélection, si vous me demandez mon avis. Le public le trouvait plutôt antipathique jusqu’à ce que Razz lui consacre une série et en fasse un extra-terrestre.

— Hm… C’est vrai. Coudonc, vous faites quoi, vous? Z’êtes analyste en médias ou quelque chose du genre?

— Non… je suis avocat. Mais disons que je me suis pris d’un intérêt personnel pour le sujet.

Les pleurs d’un bébé retentirent quelques bancs plus loin. C’était un de ces robobébés comme on en voyait tellement l’année précédente. Sa « mère » — petite, bien mise, la cinquantaine peu clémente — le berçait en regardant fixement la paroi du wagon. Le bébé se tut une seconde, puis se remit à pleurer plus fort. Les conversations cessaient. La mère prit enfin conscience de tous les regards posés sur elle. Elle fit une moue et baissa le volume du bébé qui continua à se tortiller en silence.

Une vague de tristesse vint rouler sur Jaril. Il regarda son interlocuteur, sentit la sympathie dans les yeux à peine visibles derrière les verres fumés.

— Z’avez un enfant, vous?

L’étranger eut un curieux sourire.

— Non, mais je perds pas espoir.

— Ma femme en veut un. Je suis pas prêt, surtout avec le chômage… ça la travaille, je le sais bien.

— Insécure, monsieur l’acteur? C’est pas si terrible, pourtant. Ma blonde m’en parle des fois. S’agit de savoir discuter.

— Facile à dire. Vous êtes ensemble depuis longtemps?

— Presque un an, maintenant. C’est une petite brune avec un sourire à 200 watts; un démon au lit, je vous dis.

— Bah! Ma femme était comme ça aussi. Elle va changer, je vous préviens.

Sourire narquois de l’étranger. Silence. Programme spatial: on ferme la station spatiale internationale pour une période indéterminée. Société: le citoyen moyen ne sort plus de sa ville qu’une fois aux deux ans.

Décélération. Station Québécor.

— Y avait pas eu une poursuite?

— Quoi?

— Votre écrivain, là, Éthier. Il avait pas intenté une poursuite?

— Ouais, mais ça a pas marché. Il disait qu’on l’avait mal présenté et qu’on avait sali sa réputation. On a fait ce qu’il fallait pour faire un bon show. Personnalité publique, vie publique, y avait pas un mot à dire.

— Vous avez quand même sorti toutes ses vieilles erreurs au grand jour. Vous avez insinué qu’il avait des pulsions, disons, « contre nature » envers sa nièce de quatre ans, et qu’il relâchait sa tension en cherchant la bagarre dans les bars. Enfin, si ma mémoire est bonne. Vous aviez des preuves?

— Non, mais les indices étaient là. Faut savoir extrapoler.

— Ah, oui, vous avez raison. C’est un peu votre drame, de toujours devoir innover, non? Les gens sont assoiffés d’histoires nouvelles pour les distraire de leurs vies banales. S’il faut que les médias devancent la réalité pour les satisfaire, c’est à vous de répondre à la demande.

— Exactement!

— Et c’est bien plus pratique pour vous de jouer avec les événements et les personnes connues du public que de tout inventer à partir de rien. Les bons auteurs se font rares de nos jours, si je comprends bien.

— Oui, justement. Ça s’est toujours fait, de toute manière. C’est pas différent que d’imiter un politicien pour fins de parodie. Et puis y a pas de copyright sur une vie, non? Je l’ai compris, Éthier, pour le jouer. J’ai ressenti sa douleur. Il devrait se compter chanceux. Aux États-Unis ils sont encore pire.

— Ils sont juste un peu en avance sur nous autres, c’est tout.

Jaril s’était mis à suer un peu. Station Molson. Il était presque rendu chez lui. Bientôt ce serait le grincement de la porte, l’accueil glacial habituel, le souper seul pendant que sa femme regardait la télé dans le salon… Il allait la confronter ce soir, il le devait.

— Comment on peut savoir si notre femme nous trompe?

L’étranger leva les sourcils et sourit.

— Je sais pas. Quand elle essaie de vous électrocuter dans votre bain?

Jaril rit jaune. Peut-être que l’étranger avait des dents, après tout.

— On en est pas rendus là. Non, c’est juste… une impression. Elle a changé. Elle est plus distante, plus froide…

— Ça veut pas dire qu’elle vous trompe pour autant. C’est peut-être juste la question des enfants. Les femmes à cet âge-là se remettent en question, elles s’inquiètent pour l’avenir. Vous êtes sûr que vous êtes pas en train de vous inventer une histoire comme ils vous en inventent à la télé? Ça arrive des fois, à ce qu’il paraît. Les gens perdent contact avec la réalité, ils vivent dans leur petit monde. Et puis elle vous tromperait avec qui? Le laitier? Le réparateur-télé? Un de ces policiers vampires du canal Slash?

— Je sais pas, j’ai pas de suspect. Mais des fois j’appelle chez nous à partir du travail, et ça répond pas, et peut-être qu’elle est partie faire des commissions mais ça arrive souvent, et je me dis qu’elle a peut-être de la compagnie et c’est pour ça que le téléphone sonne, sonne, sonne….

— Ben voilà, elle vous trompe.

— Quoi? Hé hé hé, là, vous y allez pas un peu raide? Je vous prenais pour une oreille compréhensive, là. Vous êtes supposé dire des trucs comme « ben non, c’est juste votre imagination, achetez-lui des fleurs et ça va bien aller ».

— Non, j’ai changé d’idée. Elle vous trompe.

— Oh, merci, merci ben. OK, je joue le jeu. Elle me trompe avec qui?

— Avec Jean-Claude Éthier, bien sûr.

— Éthier? L’écrivain déchu, le pédophile inavoué?

— Le soupçonné pédophile. Ou supposé, comme dans « conjecture gratuite des médias ». Y a pas eu d’autre version que la vôtre pour le racheter. Il a plein de raisons de vous en vouloir.

— Oui, mais…

— Non, pensez-y: il vous suit, il vous espionne, vous et votre femme. Il commence à rendre votre vie misérable. Ils vous éclabousse avec son auto, il écrit des lettres anonymes à votre agent et le convainc de vous abandonner comme un oeuf pourri. Il approche votre femme, votre jolie femme malheureuse, mal aimée par un mari au chômage qui ne veut pas d’enfants. Il la voit quelques fois sous un prétexte inventé, puis lui révèle son identité le plus ouvertement du monde et la convainc qu’il n’est pas un si mauvais gars. Ils tombent en amour tous les deux, ils font des plans…

— Non! C’est moi qu’elle aime. On traverse une mauvaise passe, oui, mais ça va s’arranger.

— Non, il est trop tard. Vous avez eu votre chance. Elle a besoin d’un amour neuf, elle a besoin d’aventure, et l’aventure, elle veut la vivre avec moi.

— Non!
L’étranger lui sourit à pleines dents d’un sourire malin. D’un geste calme, il se leva et ôta ses lunettes de soleil. On sentit le wagon décélerer.

Jaril se leva pour faire face à l’évidence. Les cheveux étaient plus longs, la barbe était nouvelle, mais il reconnaissait bien ces yeux qu’il avait souvent vus en photo deux ans plus tôt, alors qu’il essayait de comprendre qui était Jean-Claude Éthier et comment il pouvait l’incarner.

Le wagon s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Éthier sortit à reculons, bloquant le passage à Jaril qui tremblait de peur et d’outrage.

— Je le savais! Je le savais qu’il y avait quelqu’un d’autre! Vous avez pas le droit!

— Pourquoi pas? Vous avez bien joué avec ma vie; je vous rends la pareille.

— Je suis juste un acteur! J’ai pas écrit l’histoire! Je l’ai pas filmée!

— J’ai bien l’intention de m’occuper des autres aussi, mais je voulais commencer par vous. C’est votre visage qui m’a damné auprès du public.

Jaril tenta de passer à côté d’Éthier, mais ce dernier avait prévu la manoeuvre: il poussa Jaril à deux mains vers l’intérieur du wagon. Jaril tomba assis sur les genoux d’un businessman obèse.

Éthier fit un pas en arrière.

— Au revoir, monsieur l’acteur! Votre femme m’attend; ses bagages sont faits. Je vous laisse la télé comme prix de consolation. Qui sait? Peut-être qu’un jour vous y verrez l’histoire de votre vie.

Éthier lui fit un petit salut amical pendant que les portes se refermaient. Jaril se leva, puis retomba, anéanti, sur les genoux du businessman.

***

Jean-Claude Éthier se fondit vite dans la foule. Le train s’enfonça dans le tunnel, le dernier wagon disparut, les derniers passagers débarqués gagnèrent l’escalier roulant, puis la station redevint silencieuse, mises à part les interventions périodiques du programme publicitaire.