L’épée et la relique, de Geneviève Blouin

Sakirel cavale comme un cerf traqué. Secouée par sa course, Dania peine à surveiller les alentours. En d’autres temps, la lumière de la pleine lune se reflétant sur les toits mouillés et les vieilles façades des rues de Lisalonoy serait une vision romantique. Ce soir, cependant, l’humidité rend les pavés glissants et les corniches chantournées menacent de dissimuler…

— Un archer, sur le toit, derrière nous, prévient-t-elle. Il encoche!

L’avantage d’avoir des yeux tout le tour de la garde, c’est qu’on peut surveiller les arrières de son porteur.

Le désavantage, c’est que lorsque ledit porteur pivote brusquement sur lui-même pour lancer un couteau dans l’abdomen de l’archer susmentionné, ça donne salement le tournis. Sakirel le Templier vise juste: l’archer se plie en deux et disparaît, hors de vue.

— Est-ce que… ces chacals… me suivent encore? halète Sakirel en reprenant sa course.

— Ils étaient trois à la sortie de l’auberge, on en a tué un, blessé un deuxième à la cuisse… si l’archer était du même groupe, il est fort probable que tu sois tiré d’affaires, mais…

— Dania, ma chérie… je sais compter jusqu’à trois… Merci.

Peut-être, mais elle remarque qu’il n’ose pas s’arrêter de courir pour autant. C’est tout juste s’il ralentit sa foulée. Et pour cause: le danger immédiat semble écarté, mais il demeure un homme traqué.

— Tu n’aurais peut-être pas dû trahir la Guilde Noire, remarque Dania.

— Je n’ai pas trahi la Guilde, objecte Sakirel.

— Ça ne sert à rien de jouer sur les mots, tu sais! C’était évident qu’ils ne seraient pas heureux que tu aies livré leurs deux meilleurs cambrioleurs à l’Assemblée des Loups.

Vague grognement de Sakirel, qui plonge sous une porte cochère, traverse la cour désertée d’une auberge particulière et ressort dans une nouvelle avenue.

— Remarque, j’aurais dû comprendre ton manège l’autre soir, quand tu as fait mine d’être ivre et que tu as donné à des inconnus tous ces détails du plan pour détrousser la comtesse de Ghaste. Les capes bordées de fourrure de loup, quand on le sait, ce n’est pas très discret comme symbole d’appartenance, n’est-ce pas?

— Suffisamment pour tromper les idiotes. Et les gardes, répond Sakirel.

— Tout de même… Les Loups ont capturé et dévalisé les cambrioleurs de la Guilde?

— Et tués.

— Oh… Tu l’avais prévu?

— Oui. Sans ces deux-là, je devenais le meilleur. Le meilleur voleur de la Guilde. Bien placé pour prendre la tête.

Sakirel débouche sur une place, longe les devantures des boutiques fermées et s’engage dans une nouvelle rue. Il a repris son souffle et halète à peine désormais. Pourtant, voilà une bonne heure qu’il joue à « esquive l’assassin » dans les rues de la ville. Ce n’est pas le meilleur épéiste à l’avoir maniée, mais sa forme physique est réjouissante. Avec ce grand corps élancé, une lame peut s’amuser longtemps… Enfin, quand il accepte d’affronter le danger au lieu de l’éviter d’une pirouette.

— Comment le chef de la Guilde a-t-il compris que c’est toi qui les avais trahis? s’étonne-t-elle. Je ne me souviens pas d’avoir refusé d’éliminer un témoin gênant dernièrement.

— Il n’a rien compris! grogne Sakirel. Il m’a accusé par peur. Peur de mon influence. C’est un hasard s’il a visé juste.

— Alors je suppose qu’on va aller s’abriter chez les Loups? Si oui, tu viens de manquer le tournant, la ruelle des Égorgés, c’est derrière nous.

— Je sais où nous sommes. Et où je vais! s’impatiente-t-il. Est-ce qu’on semble suivis?

— Comment veux-tu que je le sache? J’ai du mal à me concentrer, je coagule dans mon fourreau en ce moment et je ne me sens pas très fraîche… Et puis voilà une demi-lieue que tu n’arrêtes pas de me parler! Je ne peux pas repérer des poursuivants en même temps que je tiens une conversation!

— C’est toi qui pépies, ma jolie.

À quoi bon protester? Elle n’aura jamais le dernier mot avec ce beau parleur. Elle se concentre plutôt sur son ouïe, tend l’escarboucle, analyse les vibrations qui parcourent sa lame. Les pas de Sakirel sur les pavés, un cheval dans une écurie, un bébé qui pleure dans une mansarde, un pot de chambre qu’on vide par une fenêtre, le clapotis d’une fontaine, la rumeur assourdie d’une prière dans une rue voisine…

— Non, je n’entends rien de menaçant.

Aussitôt, il s’arrête. Si brutalement qu’elle se cogne contre sa hanche. Il la malmène ce soir! Croit-il que les épées magiques courent les rues? Il se penche un peu en avant, mains sur les genoux, et reprend son souffle.

— Excellent. J’espérais les semer avant d’arriver ici.

Dania observe les alentours. Pourquoi son porteur aurait-il choisi cette destination? Ils sont dans une rue cossue, bordée de maisons de pierre aux portes renforcées, aux fenêtres de rez-de-chaussée étroites et aux étages en encorbellement. Cela présage des richesses, d’accord, mais également quelques difficultés. Et Sakirel est plutôt un homme de démesure, de plans machiavéliques à l’audace inouïe et aux récompenses immenses. Voler le diadème de la reine en plein couronnement. Dérober le placage d’or de la flèche du temple de l’Amant Solaire. Envisager de remplacer le chef d’une guilde de voleurs. Ou un dieu. Ce genre de chose, quoi.

Le quartier est si tranquille, si ordinaire, il y a même un jardin public plus loin sur la droite, rare îlot de verdure dans cette ville surpeuplée. Ah non, elle fait erreur, ce n’est pas un parc, simplement la cour avant d’un temple. Une fontaine flanque la porte et des bas-reliefs de vagues, poissons et navires ornent le fronton. Un sanctuaire de la Sirène, Borgne Reine des Marées, la déesse de l’eau et de…

Un temple! Évidemment, Sakirel le Templier a encore l’intention de piller un lieu de culte.

— C’est mon objectif de ce soir, ma froide compagne, confirme-t-il.

Aurait-il oublié son serment? Il lui a promis qu’il ne serait pas un vulgaire prince des voleurs. Or, si elle a massacré plusieurs enchantements au moment de la création de l’épée, avec le désolant résultat de s’y retrouver enfermée, la magie qui renforce les serments qu’on prête devant elle est bien active. Enfin, diminuée, mais efficace. Plusieurs de ses anciens porteurs l’ont douloureusement appris. Pourrait-elle manipuler Sakirel afin qu’il s’enferre lui-même?

— Et que vas-tu leur dérober? demande-t-elle innocemment. De l’or? Des joyaux?

Il sourit avec, dans le regard, une lueur que d’autres hommes réservent aux jolies femmes. Sa voix devient un peu rauque.

— Une relique, ma belle.

— Oh… Un objet magique, n’est-ce pas? s’enthousiasme-t-elle à dessein. Un trésor de roi?

Toujours souriant, Sakirel exécute une révérence moqueuse.

— Ne suis-je pas un prince parmi les voleurs?

Dania jubile. Enfin, elle tient sa revanche!

— Tu as juré que ce ne serait pas le cas! Souffre, vil menteur!

Jusqu’au dernier instant, elle n’est pas sûre que l’enchantement se déclenchera. Après tout, son porteur n’a pas encore violé son serment, il en a seulement manifesté l’intention, mais… Oui! Une lumière bleutée les environne, puis pulse d’un éclat vert. Et Sakirel tombe à genoux sur les pavés en se tenant le ventre, le front couvert de sueur. Une diarrhée, une!

— Je te l’avais dit que tu serais gravement malade si tu trahissais ta parole, pavoise-t-elle.

Tout en espérant qu’il ne va pas lui vomir dessus… ou pire.

— À L’AIDE! crie Sakirel à plein poumons.

Est-il devenu fou? Étant donné la qualité de ses enchantements, cela étonnerait à peine Dania. Si leurs poursuivants sont toujours à portée de voix, ils risquent gros. A-t-elle envie de se retrouver entre les mains d’un vulgaire brigand de ruelle?

La porte du temple s’ouvre, projetant sur le jardin une lumière de cierges, et deux prêtres la franchissent, les mines curieuses. En apercevant Sakirel qui se tord sur les pavés, ils n’hésitent pas. Il faut dire que le voleur est habillé comme un gentilhomme. Hormis ses signes évidents de maladie, il inspire confiance. Même si son visage étroit rappelle celui d’un rusé prédateur.

— Êtes-vous souffrant, messire? demande le plus âgé des deux prêtres.

— Oui! Je crains d’être victime d’une malédiction, gémit Sakirel.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Elle n’est pas une épée maudite!

— Ne vous en faites pas, messire, vous ne pouviez pas mieux tomber! Vous êtes devant le temple des Divines Eaux de Guérison. Je suis sûr que nous pourrons vous soigner.

Si Dania n’avait pas été, de son vivant, une jeune magicienne bien éduquée, elle jurerait. Est-il possible d’être aussi malchanceuse? Elle rend enfin la monnaie de sa pièce à son goujat de porteur et celui-ci se retrouve aussitôt sous l’égide de prêtres guérisseurs.

Attendez un peu… Il n’a quand même pas machiné toute cette histoire?

Tandis que les prêtres l’entraînent vers l’intérieur du temple, Sakirel murmure:

— En effet, on dirait une rencontre prédestinée.

Manipulée! Elle a encore été manipulée!

Soutenu par les prêtres, Sakirel pénètre dans le temple. La lueur qui règne dans la vaste salle éblouit un instant Dania. Elle croit d’abord qu’il y brûle une forêt de cierges et de bougies, puis remarque que les lumières ne sont pas si nombreuses, mais se reflètent dans les bassins et fontaines qui parsèment le lieu de culte, de même que dans les miroirs qui ornent les murs et sur le sol dallé de marbre noir, poli à outrance. De petits bateaux de bois peints, porteurs de chandelles, flottent sur les bassins, bénédictions pour des voyageurs aimés ou des cargaisons précieuses. Une statue de pierre bleue émerge du bassin central: une sirène borgne, dressée sur sa queue, son orbite vide dissimulée derrière un cache-œil de velours, un tricorne de pirate posé sur sa chevelure en fils de soie, des coquilles d’argent massif dissimulant chastement sa poitrine nue et un sabre d’abordage en bronze retenu sur sa taille fine par des colliers de perles. La Reine des Marées dans toute sa splendeur arrogante.

Pas le genre de déesse à laquelle on aurait envie de chercher noise.

Habitués à ce spectacle, les prêtres louvoient entre les bassins sans s’attarder, entraînant Dania et son porteur vers l’arrière du temple. Une odeur d’alcool et d’infection s’échappe lorsqu’ils poussent une porte. Ils sont arrivés à la salle de soin. Des malades y reposent dans des rangées de hamacs, suspendus au-dessus de rigoles d’eau courante qui charrient hors des murs du temple les indignités humaines. Le sang, la pisse et la merde, quoi.

— Pourquoi croyez-vous être victime d’une malédiction, messire? demande le prêtre âgé en aidant Sakirel à s’installer dans un hamac.

Ce qui implique de le dévêtir parce que, bon, ses chausses de brocart ne valent plus aussi cher que ce matin.

— C’est mon épée, répond Sakirel. Elle est maudite.

— Maudite? Moi?!?

L’exclamation lui a échappée. Les prêtres sursautent. Zut. La plupart du temps, elle évite de parler en présence d’inconnus, afin de ne pas susciter de convoitises.

— Récifs et déferlantes! fait le plus jeune des deux prêtres, à peine un adolescent. Elle parle!

— Une lame puissante, il n’y a pas de doute, dit le plus âgé. Nous possédons cependant des rituels capables de détruire ce genre d’objet. Désirez-vous que nous essayions, messire?

Ce vieux gâteux réalise-t-il qu’elle l’entend?

— Il n’en est pas question! s’écrie-t-elle. Je ne suis pas une épée maudite!

— Je vous remercie de l’offre, répond Sakirel en l’ignorant superbement. Cependant, cette lame trompeuse est ma compagne, pour le meilleur et pour le pire. Ma vie est liée à la sienne et la détruire m’achèverait. Par contre, si je venais à trépasser…

— C’est faux! Tu es juste un sale voleur, Sakirel le Templier! Ne l’écoutez pas! Je suis une magicienne, une pourfendeuse de démons! Je le sers par force, pas par choix. Il s’est introduit ici pour vous dérober une relique. Il aime les objets magiques brillants et puissants et…

— Une grande pièce de tissu pour la museler alors? offre le prêtre.

— Vous n’oseriez pas!

De fines rides apparaissent au coin des yeux de Sakirel, signe, chez lui, d’indéniable amusement.

— Je crois bien qu’ils oseraient, ma chère, dit-il en l’étendant tout contre lui dans le hamac. Tu troubles le repos des malades avec tes mensonges.

Par toutes les griffes de tous les démons de la Mer des Âmes! Ce vil résidu de fond d’écurie vient de l’enfermer dans une nasse de paroles empoisonnées. Si elle parle, on la réduira au silence. S’il meurt, on la détruira. Elle va encore devoir l’aider à accomplir ses forfaits. Elle le hait!

Mais comme il est habile, le monstre.

Et son flanc est chaud contre le cuir de son fourreau.

Quelle lame y résisterait?

* * *

La nuit passe, puis le jour suivant, tandis que Dania s’abandonne au mutisme et Sakirel aux soins des prêtres et prêtresses. Le temps est rythmé par les chants votifs provenant de la grande salle, les ablutions rituelles effectuées sur les malades, la distribution d’infusions curatives, ainsi que par la mélodie permanente de l’eau qui coule et s’écoule. Dania s’ennuie.

En milieu de journée, tandis que Sakirel somnole, le jeune prêtre qui les a accueillis la veille s’approche du hamac, les mains vides. Il ne semble pas venu pour soigner son porteur. Et, de fait, c’est à elle qu’il s’adresse d’un souffle, la bouche près de sa garde:

— Dame l’épée?

Que de cérémonie! Elle se demande combien de temps il a cogité cette adresse.

— Oui? répond-elle aussi discrètement que possible.

— J’ai eu une vision de la Reine des Marées. Je crois qu’elle désire que je vous dérobe à votre maître… Est-ce que ce serait également votre souhait? Je ne veux pas vous faire violence…

Il est mignon ce petit ecclésiaste! Cependant, elle imagine son futur entre ses mains: accrochée sur un mur, vénérée pendant quelques mois, puis laissée à ramasser la poussière. Il ne pourrait en être autrement, car même s’il n’était pas si timoré et décidait de devenir un guerrier, il ne pourrait la brandir au combat. Dania n’est l’arme que d’un seul porteur. Enfin, un seul à la fois.

— C’est gentil, jeune damoiseau, et tu remercieras ta déesse, mais je dois refuser ton offre. Je m’y suis faite, à ce conteur de charmes. Et puis…

— Et puis pour qu’elle soit libre de t’appartenir et de te servir, il faudrait que tu me tranches la gorge, complète Sakirel.

Le jeune prêtre recule brusquement. Lui aussi croyait Sakirel profondément endormi. Quelques malades s’agitent dans leur hamac, leur repos fiévreux soudain troublé.

— Je ne voulais pas, messire, balbutie l’ecclésiaste, je n’aurais jamais… ma déesse…

— Dire que j’ai toujours eu un faible pour la Reine des Marées, soupire Sakirel. Me voilà bien desservi dans mon affection.

Bafouillant toujours des excuses, le jeunot s’éloigne. Le calme revient dans la salle de soins. Dania sent la main de Sakirel se poser sur son pommeau et la caresser doucement. Ses doigts sont brûlants sur son métal froid. Elle vibre malgré elle.

— Ton refus me touche, ma belle, lui murmure-t-il. Je ne t’aurais pas crue si fidèle.

— Je me suis enchantée ainsi, rétorque-t-elle.

C’est faux. Elle ne s’est imposé aucune obligation de loyauté. Elle aurait pu accepter l’offre du petit prêtre, échapper à Sakirel, ne plus subir l’injure de ses plans blasphématoires. Le désœuvrement et la solitude, toutefois, l’effraient plus que tout. Les souvenirs des jours passés dans l’obscurité, enfermée dans un tombeau avec des cadavres pour toute compagnie, la hantent encore. Si elle pouvait dormir, elle en cauchemarderait. Avec Sakirel, elle sait que l’aventure ne manquera pas. Et puis sa soif de trésors a du bon: même de son vivant, jamais un homme ne l’a regardée avec une telle ardeur. Comme si aucune lame n’était plus puissante, plus désirable… Elle ne s’opposera plus à ses larcins. Après tout, le plaisir qu’il en tire est partagé.

Tandis qu’elle rêvasse, alanguie dans les bras de son prince des voleurs, le soir tombe à nouveau. Les ecclésiastes effectuent une dernière tournée. La boisson du soir est un somnifère, Dania le devine à l’odeur. Sakirel aussi, car elle le voit faire mine de boire, puis, le prêtre ayant tourné le dos, déverser l’écuelle dans la rigole sous son hamac. Le vol serait-il pour cette nuit? Son porteur a pourtant encore les gestes tremblants et le teint pâle.

Les fidèles de la Reine des Marées quittent, dans un chuchotement de prières, de commérages et de robes bleues. Les malades s’endorment un à un, bercés par leurs hamacs. Une fois le silence troublé uniquement par le clapotement de l’eau et les ronflements de la matrone chargée de veiller sur l’infirmerie, Sakirel se glisse hors de sa couchette suspendue. Ses jambes menacent de le trahir tandis qu’il passe sa ceinture sur sa chemise et y suspend le fourreau de Dania. Il tangue à lui en donner la nausée en enfilant ses bottes.

— Recouches-toi, on les volera demain! chuchote-t-elle. Tu as encore besoin de repos.

— C’est un peu tard pour te préoccuper de ma santé, lui murmure-t-il en retour.

Elle ne se soucie pas de lui, mais d’elle-même. S’il se fracasse le crâne ou se noie dans un bassin après un évanouissement, elle sera détruite par les prêtres!

— Aide-moi plutôt à trouver le saint des saints, souffle-t-il encore. C’est là qu’ils gardent la hachette.

Sakirel traverse la pièce sur ses jambes chancelantes et s’approche des portes où les prêtres disparaissent le soir pour mieux revenir le matin.

— Une hachette? On est venus jusqu’ici pour une hachette? s’étonne-t-elle.

Au même moment, une pointe d’inquiétude la saisit. Une autre arme magique? Une rivale?

— Il me semble que ça manque de prestance pour une relique, continue-t-elle. Une hache, à la rigueur…

— C’est la hachette d’abordage de Nille la Pirate, incarnation de la Sirène Borgne, lui répond Sakirel d’un murmure impatient. Elle permet…

Il l’énerve par moment! Elle a été magicienne, pas buandière. Tout lettré connaît la réputation de cette arme-là.

— D’ouvrir l’écorce du fruit-monde et de voyager dans l’arbre-univers, oui, oui, je connais ma mythologie, dit-elle. Mais pourquoi tu voudrais quitter ce monde-ci? Tu ne l’as pas encore pillé de fond en comble à ce que je sache.

L’oreille collée au battant d’une porte, Sakirel grogne.

— Parce que le Dieu Sanglant n’habite pas notre monde.

Ah oui, parce qu’il veut prendre la place d’un dieu, évidemment! Elle n’arrive toujours pas à décider s’il a écouté trop de ménestrels, s’il a sérieusement une telle ambition loufoque ou s’il s’agit d’un écran de fumée pour lui dissimuler ses véritables plans. Elle ne peut pas l’accuser d’être un simple prince des voleurs quand il joue les prétendants divins.

— Encore cette histoire? Tu as échoué à détrôner un simple chef de guilde. Tu crois vraiment que ce sera plus facile de remplacer un dieu? Et celui des morts et de la destruction, évidemment, parce que t’en prendre au Chantre des Vents ou à l’Amant Solaire, ce ne serait pas assez risqué en cas d’échec…

— Justement, je risque gros, l’interrompt-il. Ton aide me serait donc précieuse, ma chérie. Un objet aussi puissant que la hachette, cela doit se remarquer, non, lorsqu’on a manié la magie? Entre objets enchantés, vous avez peut-être un moyen de communication…

— Oh oui, elle et moi on discute décoration intérieure depuis hier soir!

Qu’est-ce qu’il va s’imaginer? Que tous les objets magiques se connaissent? Qu’ils passent la Longue Nuit de la Dame Pâle ensemble, tous les ans? Déjà, la plupart des objets de puissance sont dépourvus d’esprit… Si elle était encore magicienne, elle pourrait peut-être sentir l’aura de la hachette, mais elle n’est plus qu’une lame et elle ressent davantage l’attraction d’un aimant que le poids subtil d’un sortilège. D’ailleurs, quelque chose, à l’ouest, la tiraille et… Oh. Ce n’est probablement pas un aimant.

— Prends vers l’ouest quand tu pourras. Je crois que la hachette est de ce côté.

— Je me disais bien qu’il devait rester un éclat de magicienne au cœur de ton bel acier, lui dit Sakirel avant de lui souffler un baiser.

Vilain flatteur! Sauf qu’elle ne ressent pas la pression d’une magie étrangère contre les frontières de son esprit, elle ne perçoit pas un picotement d’énergies entrelacées dans ses extrémités… Non, la sensation diffère de toutes les expériences magiques qu’elle a connu de son vivant. C’est relié à ses souvenirs de chair, certes, mais c’est plus primaire. Plus animal. Elle se sent tout à la fois attirée et agressée par l’autre présence. Assez semblable à elle-même pour l’aimanter, mais juste assez différente pour être meilleure, enviable, détestable. Dania se sent… jalouse!

Suivant ses indications, Sakirel se glisse de portes en corridors, dans le dédale des quartiers privés du temple, plus silencieux qu’un chat. Il semble reprendre des forces à chaque pas, sans doute revigoré par la proximité de son objectif. Enfin, il arrive devant un battant délicatement ouvragé, gravé de créatures marines et d’avertissements sinistres. C’est l’entrée du naos, le saint des saints, la chapelle réservée aux prêtresses du plus haut rang. La statue gardée dans cette salle est considérée à la fois image et incarnation de la déesse. Dans tous les temples, peu importe le culte, le lieu sert également de chambre aux trésors. Depuis qu’elle sert Sakirel, Dania a donc eu moult occasions de constater que les supposés avatars divins sont aussi inertes, et ramasse-poussière, que les bibelots ordinaires.

La porte est verrouillée, mais Sakirel prétend que la serrure qui résistera à ses rossignols n’a pas encore été forgée. Peut-être a-t-il raison. Celle-ci, en tout cas, couine bientôt sous l’action de ses longs doigts agiles. Le voleur pousse le battant.

Le naos est plongé dans l’obscurité. Dania, inquiète de ce que les ombres cachent, s’illumine sans attendre que son porteur le lui demande. La faible lueur bleutée qui s’échappe de son fourreau suffit à découper les formes. La pièce est petite, à peine une chambre. Sakirel dégaine Dania et la tient haut. Sa lumière révèle un lit de bois ouvragé qui occupe tout le mur du fond. La statue d’une sirène y est étendue, sur une débauche de coussins. Dans la pénombre, avec les mouvements de Sakirel qui font tressauter la lumière et valser les ombres, on pourrait croire qu’il s’agit d’une véritable créature endormie.

Ce n’est qu’une illusion, bien sûr. Et peu importe les élucubrations du petit ecclésiaste, qui s’était cru visité par sa déesse dans une vision.

Les trésors semblent placés dans des coffres, glissés sous le lit. Sakirel tend la main vers l’un. La jalousie de Dania la renseigne: ce n’est pas le bon. Celui-là lui est indifférent.

— Non, l’autre, à côté. Tout au fond.

Elle s’en veut aussitôt: pourquoi le guide-t-elle vers une rivale potentielle? Pourquoi a-t-elle cette envie maladive de contempler la hachette? Son porteur lui jette un regard étrange. Surpris, peut-être. Il est difficile d’être certaine dans cette faible lumière. A-t-il entendu une note de désir dans sa voix? Ou de répulsion? Se demande-t-il pourquoi elle s’échauffe ainsi? Elle l’ignore elle-même.

Il tire le bon coffre, bascule le couvercle et y farfouille d’une main.

Dans leur dos, la porte, laissée entrebâillée, s’ouvre. Obnubilée par ses sensations nouvelles, Dania avait cessé de porter attention à leur environnement. Dangereuse distraction.

— Derrière toi!

Sakirel se retourne et veut frapper l’arrivant. Mais il s’agit du petit ecclésiaste, ce jeunot naïf et courtois, sans poil au menton. Dania refuse de tuer les enfants! Surtout ceux qu’elle connaît! Elle bloque le bras de son porteur. Le coup dévie, sa lame manque la gorge… mais mord dans la poitrine. Le jeune homme gémit de douleur et crispe les mains sur sa robe qui s’ensanglante.

— Dania, arrête de faire ça! se fâche Sakirel en tentant de secouer l’enchantement qui lui a alourdi les bras. Tu sais que je n’aime pas les faire souffrir.

— Mais il est trop jeune pour mourir!

— Alors apprends à être plus rapide, ma belle, parce que pour le moment, tu n’arrives qu’à saloper le travail.

Le jeune prêtre, les yeux arrondis par l’incrédulité, devant la mort qui se profile ou devant le dialogue dont il est témoin, se laisse tomber à genoux, toussant et crachant du sang. Pauvre garçon. Il est condamné, Dania s’en rend compte. Elle relâche son emprise sur les bras de son porteur. Aussitôt, elle se sent plonger en avant. Elle embrasse la chair tendre du cou. Le sang jaillit, chaud, enveloppant. Le prêtre s’effondre. Dania voudrait pouvoir pleurer. Au moins il ne souffre plus.

Sakirel l’essuie distraitement sur les robes du cadavre, puis retourne inventorier le coffre. Encensoirs d’or, vases ornés de pierreries… Il écarte les trésors avec un désintérêt qui ne lui ressemble pas. Enfin, il pose les doigts sur un sac de cuir décoloré par le sel. Oui! Elle le sent. Une vibration remonte à travers la chair de son porteur et vient résonner en elle. C’est cela! Voilà sa sœur ennemie.

Sakirel déballe le paquet et révèle une hachette. La lame de pierre polie gravée de runes a été emmanchée sur la dent démesurée d’une créature marine. Le voleur empoigne l’arme et l’élève pour en jauger l’équilibre et le poids. Pendant un instant troublant, Dania a l’impression que ses sensations et celles de son porteur se mélangent. La faiblesse laissée par la maladie, la dureté des dalles sous ses genoux, la douceur du manche de la hachette dans sa paume, si différent de la froideur de la poignée de Dania dans son autre main, la satisfaction du vol accomplit, le plaisir presque sensuel qu’il éprouve à brandir deux armes magiques, la jalousie qui la consume en mesurant la puissance de la hachette, le désir de Sakirel… Elle doit franchir la distance, protéger, toucher, attaquer, posséder…

Prenant le contrôle des bras de son porteur, Dania se précipite à la rencontre de la hachette. Sakirel n’a pas le temps de réagir. La lame de fer rencontre celle de pierre. Et la fracasse.

Déferlement.

La substance du monde vacille devant Dania. Friable. Papier usé séché au coin du feu. L’arbre-univers se dessine, par-delà les frontières de l’écorce du réel. Arbre, colonne, mât, montagne… La mer des âmes roule sous les racines de l’arbre, écume de mourants, récifs de damnés… Écho d’un été sur une plage, son corps d’humaine repu de soleil et de vin. Les autres fruits-mondes sont pendus aux branches de l’arbre-univers… Là-haut, la lueur de l’Amant et de sa Dame…

Aïe! Froid, dur. Elle est tombée au sol. Les débris de la hachette la percutent. Petits chocs mats. Qu’est-ce qui… Où? Le temple. Le naos. La hachette brisée. Sakirel les a lâchées toutes les deux.

— Qu’as-tu fait? s’écrie-t-il.

Bonne question. Elle a… Quoi? Elle n’en est pas trop sûre non plus. Hormis de l’évidence:

— Je n’allais quand même pas te laisser me remplacer!

Des bruits se font entendre au loin, dans les corridors du temple. On parle haut, sans la cadence d’une prière. L’absence de Sakirel doit avoir été remarquée dans la salle de soins. Ou alors on cherche le jeune ecclésiaste. Bientôt, les prêtres les trouveront.

— Te remplacer? se récrie Sakirel en la ramassant. Mais tu es la seule personne qui n’essaie pas de me tuer!

Sakirel semble sincère. Et désespéré. Fondait-il tant d’espoir sur son plan délirant pour remplacer un dieu? Il dit vrai à tout le moins: elle est la seule à se soucier de son bien-être. Lui-même l’oublie parfois. Comme maintenant.

— Il faut partir, le presse-t-elle.

Il se penche pour ramasser les débris de la relique morte.

— Laisse ça, ce n’est même plus magique! Les prêtres la répareront s’ils le peuvent. On la volera à nouveau plus tard.

Il se rend à sa sagesse. Le voilà courant vers la grande salle du temple, en bottes et en chemise. L’alarme est donnée, les bassins de la grande salle bouillonnent. Heureusement, les prêtres et prêtresses sont encore engourdis de sommeil. Et sur la terre ferme, leurs pouvoirs sont limités. Sakirel louvoie entre les bassins, évite quelques jets brûlants, franchit la porte.

Dehors, il grêle de petites épines de glace. Sakirel rentre la tête dans les épaules, serre les dents et fonce malgré tout. Sitôt la cour avant du temple traversée, des flèches se mêlent aux grêlons et s’écrasent autour d’eux sur les pavés de la rue.

— Ça pince, foutue grêle! Mais… Qu’est-ce qui se passe encore? s’exclame Dania tandis que Sakirel accélère la cadence et s’engage dans une ruelle couverte. Ce n’est certainement pas le clergé de l’eau qui nous attendait en embuscade!

Il glousse, mais elle entend qu’il est déjà à bout de souffle. Il n’est toujours pas remis de l’épreuve qu’elle lui a infligé. Elle s’illumine pour éclairer l’allée obscure. Ce n’est pas le moment qu’il heurte un obstacle et trébuche.

— Non, ma belle, ça ce sont les Loups qui m’ont retrouvé et m’attendaient.

— Mais pourquoi?

— Je les ai trahis. Heureusement, la grêle les a surpris. Qui a dit qu’il ne fallait pas multiplier les ennemis?

Par tous les visages de la Dame Pâle, il est impossible! Comment va-t-il se sortir de ce mauvais pas cette fois? Leurs poursuivants les suivent sur les toits, elle les entend courir, glisser et jurer. Bientôt, la ruelle arrivera à son terme et ils seront à nouveau à découvert. Et martelés de grêlons. Leur sortie brutale a dû surprendre les Loups embusqués, mais la prochaine fois, ils viseront mieux. La chance de Sakirel ne lui suffira pas. Il faudrait une bifurcation inattendue, une voie de traverse…

Dania sent la substance du monde s’amincir, se préparer à céder. Qu’est-ce que… La fin de la ruelle se profile, droit devant. Sakirel, épuisé, ferme les yeux un instant, sans cesser de courir. Elle pousse un peu, juste un peu, avec ce sens nouveau…

L’obscurité, la lumière, l’espace, les murs de maçonnerie, défilent, plus clair, du bois, plus proche, non, de l’écorce, défile, comme de la glace, se craquelle et si…

Oh là! Elle abandonne brusquement tout effort, se retire en elle-même. Le monde cesse de s’étirer, de se déformer. La cadence de Sakirel connaît un accroc. Il ouvre les yeux. Ils débouchent de la ruelle, sur une place. Le voleur pivote à droite, se lance dans l’embrasure de la première porte cochère qu’il rencontre. Il s’y effondre, respirant à grands bruits, les jambes molles, couvert de sueur. L’averse de glace hors saison s’essouffle.

— Tu as trompé les Loups aussi? s’exclame Dania pour faire diversion. Dis-moi, est-ce qu’il y a quelqu’un que tu n’as pas trahi?

— Tu peux bien parler.

Que répondre? Sinon qu’il a raison. Enfin, en partie. Dans son état d’épuisement, combien de temps mettra-t-il avant de se rendre compte qu’il a franchi trois quartiers de la ville en deux enjambées? Que la ruelle dans laquelle il s’est engagé n’aurait pas dû déboucher sur la place où ils sont à présent? Peut-être ne le saura-t-il jamais, car le voilà qui se relève et qui s’enfonce en titubant dans une venelle qu’il a dû reconnaître, sans s’étonner de la trouver sur son chemin. Au bout, une auberge borgne l’accueillera pour la nuit. Demain, il croira avoir rêvé.

Mais elle saura qu’elle ne l’a pas privé du pouvoir qu’il convoitait. Elle se l’est approprié.

Voilà qui ouvre de nouvelles perspectives.