Noël entre vrais amis, de Natasha Beaulieu

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Avertissement: Ceux qui connaissent la plume de Natasha Beaulieu savent qu’elle fait davantage dans le latex que la dentelle. Le conte qui suit s’adresse à un public averti.

Trois ados, tuque enfoncée jusqu’aux yeux, longent, en silence, le côté d’un entrepôt abandonné. La neige, qui s’accumule depuis hier, s’insère dans leurs bottes. Aziz, le leader imposant, avance avec assurance. Derrière lui, le délicat Kid suit, yeux bleus remplis d’appréhension. Dylan, le grand maigre nerveux, ferme la marche.

Même si Kid soupçonne une ruse, la curiosité l’emporte sur le risque de se faire piéger dans une situation dangereuse ou humiliante, voir les deux à la fois. Ce ne serait pas la première fois que ses amis profiteraient de sa naïveté.

Aziz s’arrête sous un espace placardé. Il tire sur la planche, qui glisse vers le bas, et se hisse sur le rebord d’une fenêtre.

— Pourquoi on vient ici ? demande Kid.

Dylan lui pousse dans le dos pour l’inciter à imiter Aziz.

Une fois à l’intérieur du lieu interdit, les trois jeunes avancent dans un long couloir. Aziz, en tête de file, éclaire avec la lampe de poche de son cellulaire. À en juger par la décrépitude des murs, l’entrepôt est abandonné depuis longtemps. Une odeur de moisi persiste dans l’air glacial. Kid n’aime pas ce genre d’ambiance.

Le trio entre dans une grande pièce faiblement éclairée par quelques bouts de chandelles plantés dans une assiette. Kid distingue une silhouette assise sur une chaise. Il remarque une forte odeur de sapin. Sans hésiter, Aziz avance vers un bureau éventré de ses tiroirs. Il y dépose son cellulaire à la verticale, appuyé contre une tasse sans anse. Le faisceau lumineux révèle, ligotée sur la chaise, une jeune fille rousse aux magnifiques yeux verts. Sa bouche est couverte d’une bande de ruban adhésif gris. Elle ne se débat pas mais affiche un air renfrogné. Dylan se dépêche d’aller coller un gros chou de Noël rouge sur la tête de la prisonnière dont le visage s’empourpre, puis il revient près d’Aziz en ricanant. Kid, bouche bée, reste figé. Ses amis, debout derrière lui, se donnent un coup de coude complice et lancent :

— Joyeux Noël !

Kid observe la fille séquestrée. Il se sent mal. Une vague de chaleur se propage en lui. Une sensation d’angoisse. Une oppression dans sa poitrine.

— C’est qui ? demande-t-il.

— Ben, c’est Mégane, explique platement Aziz.

— Ouais, on est le vingt-cinq décembre, faque on voulait te faire un cadeau de Noël, précise Dylan en se grattant la joue droite.

— Comment ça, un cadeau ? Pourquoi ?

— Ben, on est tes amis, lui rappelle Aziz.

— Pis on voulait te donner quelque chose de spécial, faque…

Dylan tourne la tête vers Aziz. Il ne sait pas comment terminer sa phrase.

Aziz tend la main ouverte vers Mégane :

— On a pensé à ça. Ben… heu… à elle.

Tout le corps de Kid se crispe. Il souffre. Il se tourne vers ses amis et hurle :

— J’en veux pas de votre cadeau !

Mégane s’agite sur sa chaise. Elle affiche un regard vexé et marmonne sous le ruban adhésif. Kid, dans un mouvement incontrôlé, avance vivement vers elle. Il ne sait pas pourquoi. C’est plus fort que lui. Au moment où il s’apprête à… à… il ne sait pas à quoi, il s’immobilise. Il voit une aura dorée émaner du corps de la jeune fille. Ses yeux luisent de manière surréelle. L’odeur de sapin lui pique le nez. Il cligne des yeux, incertain de la réalité. Derrière, dans l’ombre, Aziz et Dylan ricanent d’excitation.

— Tu peux la toucher, propose Aziz.

— Ouais, même ses boules.

Aziz lui flanque une taloche. Mégane fusille Dylan du regard. Les amis chuchotent et se disputent, oubliant Kid magnétisé par la prisonnière rousse. Une musique ensorcelante s’infiltre dans les oreilles du garçon. Il prend conscience qu’il veut toucher Mégane. Il a besoin de la toucher mais il en est incapable.

Il ne se passe plus rien. Aziz et Dylan s’impatientent. Ils discutent un moment à voix basse, puis Aziz se rend près de Kid.

— Tiens, dit-il en lui mettant un canif dans la main, si t’es pas game de profiter de ton cadeau, tu peux le laisser partir.

Aziz retourne vivement près de Dylan. Kid sort de sa bulle. Son regard passe de la lame, aux yeux de Mégane. Incertain, il recule d’un pas. Il a très chaud. Il se sent nerveux. Il avance. Ses amis ricanent et parlent en catimini. Ils tentent de deviner la suite des événements.

La musique envoûtante s’intensifie dans la tête de Kid. Il se penche vers Mégane qui tente de reculer sur sa chaise. Le regard fixe, et en état de transe, il avance la main qui tient le canif vers la poitrine de la fille mais, dans sa tête, il voit cette même main s’apprêter à caresser la peau. Mégane hurle sous son bâillon. Le visage de Dylan se décompose de stupeur. Aziz se précipite vers Kid. Dans la tête de ce dernier, les images se mêlent… sa main qui va caresser la peau… sa main qui tient le couteau… Dylan crie mais Kid ne l’entend pas. Aziz est sur le point d’empêcher son ami de planter la lame dans la chair lorsque la musique s’arrête. Un éclat lumineux doré ébloui Kid suivi d’une vision de la fille rousse, vêtue d’une longue robe verte, qui virevolte à travers des milliers de sapins. Sourire plein de bonté et de promesses mystérieuses, elle lui tend la main et l’invite à la suivre dans la forêt.

Kid revient brusquement dans la réalité. Il glisse la lame sous la corde et tire de toutes ses forces.

Aziz et Dylan soupirent de soulagement. Kid recule en tremblant. Le canif tombe sur une plaque d’eau gelée.

Mégane se libère des cordes aussi vite que possible. Elle retire le ruban adhésif, arrache le chou de Noël dans ses cheveux et elle se lève, calme et majestueuse. Sous l’œil fasciné des trois garçons, elle défroisse sa robe et replace ses cheveux avant de s’adresser à Kid :

— T’aurais pu me faire mal…

Elle jette un regard d’acier vers les deux autres ados.

— …mais tu as choisi de me libérer. Tu mérites un cadeau digne de toi.

Mégane prend la main de Kid dans la sienne et, sans aucune hésitation, elle l’entraîne avec lui vers le mur le plus près où ils disparaissent tous les deux.

Aziz et Dylan restent sans bouger un long moment.

— Y sont où ? demande Dylan.

Aziz récupère son cellulaire sur le bureau. Il éclaire le mur au pied duquel sont entassées des branches de sapin.

— Ben, ils doivent être partis s’amuser ailleurs, conclut Aziz.

— Ah ! Faque finalement, on lui a fait un vrai beau cadeau de Noël.

— Ben, c’est normal, on est ses amis.

— Ouais, ses meilleurs amis.