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« La matière effectue donc un saut spectaculaire
lorsqu’elle opte pour l’état cristallin.
Et dès lors,
les choses se précipitent: le cristal
engendre le
cristal. »
-Marie Perennou
Quand naissent les cristaux
À L’atelier 1986: Charles, Danielle, Élisabeth,
Francine et Jean.
Elle dit:
« T’as envie de prendre une douche avec moi? » L’homme répond:
« Des endroits sont prévus pour ce genre de truc, mademoiselle. » Une
heure du matin, le boulot terminé, il rentre au bercail donc pas question de se
faire casser les pieds par qui que ce soit. Le wagon est désert, seulement elle
et lui.
Il la
regarde et la trouve encore plus repoussante qu’à son entrée, il y a deux
arrêts. La vingtaine, mais la peau meurtrie, pleine d’ecchymoses, et des
vêtements sales et déchirés comme si des bêtes sauvages s’étaient disputé sa
personne. C’est vrai qu’une bonne douche ne lui ferait pas de tort. Les cheveux
épars, elle dodeline de la tête, le fixant avec de grands yeux fiévreux. Il
aurait envie de lui dire: « Tu t’es gourée, petite fille. Ici, c’est la
zone industrielle. Pas de cave magique, de bar-torture ou de machine à
sensations. Rien que des types comme moi qui se croisent entre deux périodes de
travail. La zone des plaisirs, c’est l’autre bout de la ville. » Mais il
se tait et tourne ses regards ailleurs. Trop fatigué.
—
Proucke-moi.
Il a pâli,
et elle a dû tout de suite s’en apercevoir car la voilà qui continue:
« Allons! C’est ta chance, pas de témoin. Proucke-moi, je te dis… »
Le ton monte de plus en plus hystérique. Il voudrait rester calme mais son
corps le trahit: des gouttes de sueur perlent sur son front, ses mains
tremblent.
Son trouble
semble grandement amuser la fille puisqu’elle ricane maintenant, étendue de
tout son long sur la banquette. Elle se rassoit brusquement saisie par une
idée. Son discours change. Le ton devient plus insinuant, plus pervers:
« Peut-être que tu n’as jamais proucké, c’est ça? Pauvre chéri! Voyons, tu
ne sentiras rien. Indolore, incolore, inodore. Le grand vide. La tête coincée
dans les nuages. Délicieux, délicieux et en même temps horrible. J’adore.
Alors, beauté, qu’en dis-tu? »
Le train
fonctionne sans opérateur donc personne à bord pour l’aider à maîtriser cette
folle. Il y a un levier d’urgence, mais trop près de l’endroit où elle est
assise. Pas le choix, dans quelques minutes, ce sera le prochain arrêt; il
descendra juste avant la fermeture des portes. Elle n’aura pas le temps de
réagir.
Le train
ralentit. Il se prépare à mettre son plan à exécution, mais elle s’est déjà
levée. Lentement, elle approche de lui avec un sourire acéré. Quelque chose
d’irréparable va se produire, il en est sûr. Sa gorge se noue. Elle est devant
lui, elle se penche. Il sent ses lèvres humides sur sa bouche. Le train
s’arrête; elle sort. Claquement sec des portes qui se ferment, le train repart.
Il est toujours là, assis au même endroit comme paralysé.
« Elle
m’a proucké! » Cette pensée le frappe de plein fouet. Premier symptôme ou
réaction nerveuse, il se met à vomir longuement sur la banquette. Une odeur
fétide se répand dans le wagon en même temps que sa tête tourne de plus en
plus. « Elle m’a proucké, elle m’a proucké! Pourquoi moi? » Il doit
sortir de là avant de devenir fou. De nouveau le wagon s’immobilise, et il se
rue sur les portes à moitié ouvertes.
Personne
sur le quai. Heureusement, il doit avoir une tête abominable. Vers le fond de
la station, il distingue des bancs. Il s’affale bruyamment sur le premier qu’il
rencontre.
Il lui faut
quelques minutes pour réaliser où il est: station Nord-Ouest. Quelle heure
est-il? Une heure douze. Tout s’est déroulé si rapidement.
Les pensées
se bousculent dans sa tête: « Rien à faire. Elle m’a proucké, un point
c’est tout. Myriale qui m’attend! Elle doit sûrement dormir. Vais-je lui
dire?… Ils vont me traquer. Ça arrive à chaque semaine, un homme ou une femme
en fuite. Les agents l’ont cerné. Le fuyard doit être armé. Ils tirent, il le
faut. Légitime défense. » Il regarde autour de lui. Rien. Pas un bruit,
pas un murmure. Une gare déserte, et lui qui a peur.
Il se
résout finalement à regagner son domicile à pied. Une demi-heure de marche à l’air
frais l’aidera à mettre de l’ordre dans ses idées.
« Peut-être
qu’il ne s’est rien produit, » pense-t-il. Personne ne sait vraiment à
quelle transgression ou acte criminel proucker fait référence. Non, c’est faux.
Quelqu’un, quelque part doit bien le savoir puisque que des gens sont éliminés,
souvent de jour et en pleine rue.
« Une
clause visant à vous protéger » lui avait-on dit avant de signer le
contrat de travail. Un blanc légal qui donnait plein pouvoir aux autorités
d’agir sans fournir d’explication si l’urgence de la situation l’exigeait. Le terme,
il était venu plus tard, une fois arrivé sur place. Dans tous les lieux
publics, on avait placardé cet avertissement: interdiction de proucker ou d’être proucké. La majorité
l’interprétait comme un message codé l’invitant à la vigilance face à une menace
invisible et silencieuse.
« Ils
sont rapides, très rapides. La police n’a pas le choix d’agir vite », lui
avaient assuré d’un air complice de nouveaux voisins. De qui ou de quoi
parlaient-ils au juste? Ils ne le savaient pas plus que lui, mais eux se
tenaient du bon côté de la Loi. De ça, ils en étaient sûrs.
Pour lui et
sa femme, « proucker » ou « être proucké » n’avaient aucune
importance. Les deux avaient quitté Chade, une colonie de dixième ordre pour
aller travailler sur Tramaine, la seule productrice de cristaux à haute énergie
de tout le secteur habité de la galaxie. Ils feraient de l’argent. Rien d’autre
ne les intéressait.
Sans trop
s’en rendre compte, il arrive chez lui. Une maison avec un jardin. Une petite
maison avec un jardin minuscule. Une espèce de boîte carrée sur un bout de
gazon. Subitement tout lui fait horreur, même le lieu où il habite.
Il entre.
Tout est silencieux. Myriale doit dormir. Sur le bout des pieds, il se dirige
vers la cuisine. Il va simplement prendre de l’eau, se rincer la bouche et
aller se coucher.
Comme il
n’a allumé aucune lumière, il doit chercher à l’aveuglette pour trouver un
verre sur le comptoir. Il accroche une série de bouteilles dont une va éclater
avec fracas.
— Brikit? C’est
toi?
Il l’a
réveillée.
— Oui, oui,
tu peux te rendormir.
Il l’entend
qui se lève.
— Quel
raffut! Veux-tu bien me dire à…
Elle a
déclenché l’interrupteur, et la lumière inonde la pièce, aveuglant Brikit un
bref instant.
— Qu’est-ce
qui t’arrive? Tu es blanc comme un drap.
Elle le
détaille, le front soucieux, guettant une réponse. Il préfère tirer une chaise
et s’asseoir. La tête entre les mains, il frotte nerveusement ses cheveux.
— Parle… Tu
es malade?
À ce
dernier mot, il sursaute.
— Dans le
train, en revenant du travail, j’ai été… proucké.
Myriale, il
la voit qui se mord les lèvres, son visage est blême. Les yeux pleins de
larmes, elle balbutie: « Les salauds! Ils avaient promis de ne pas te
toucher si je me taisais. »
— Qu’est-ce
que tu racontes?
— Il y a
trois ans. Une semaine après notre arrivée. Ils m’ont prouckée moi aussi. Tu
étais parti travailler, et moi je revenais de deux quarts de travail
consécutifs. Ils étaient quatre. J’étais épuisée. Je n’ai pas su réagir et je
les ai laissés entrer. C’était horrible. Horrible!
Lui
reviennent à la mémoire les paroles de l’inconnue du train. Inconsciemment, il
les répète tout haut: « Horrible et délicieux. »
— Pourquoi
tu dis ça?
Ce n’est
pas une question, c’est une bombe qui explose dans les oreilles de Brikit. Il a
déclenché quelque chose. Myriale l’accuse, un doigt pointé dans sa direction.
Ils étaient heureux sur Chade. Elle avait accepté de tout quitter par
faiblesse, parce qu’elle craignait sa réaction si elle refusait. Le contrat, le
stupide contrat, elle avait hésité avant de le signer. Il lui avait dit de
penser à l’argent. Une fois les poches pleines, ils trouveraient un petit coin
tranquille où ils pourraient s’établir à leur compte et ne plus travailler pour
une grosse entreprise qui les méprisait du haut de sa richesse et de son
pouvoir. Tout ce qu’elle avait enduré, obligée de cacher, tous les jours, pour
qu’il ne se doute de rien. Elle, prouckée, et maintenant lui…
Il voudrait
la calmer, tenter de s’expliquer. Au moins raconter ce qui lui est arrivé ce
soir. Il en est incapable. Il y a ce vide béant en lui. Non, plutôt cette chose
qui s’est installée dans son organisme et dont il perçoit les mouvements,
prenant petit à petit toute la place.
Effondrée,
elle a enfoui son visage dans ses mains. Elle pleure… Il se lève, la prend
doucement par les épaules et l’entraîne vers la chambre à coucher. Cette scène
lui paraît interminable: traverser le corridor, murmurer: « Tout va s’arranger,
tout va s’arranger. Ne crains rien. » Elle fait un pas, un autre,
vacillante, agrippée à son bras.
Dans la
chambre, il lui enlève son peignoir blanc et l’installe dans le lit. Docile,
elle se laisse faire. Les somnifères sont dans le premier tiroir de la commode.
Il lui
explique: « Dors… Il n’y a rien à faire pour l’instant. Demain nous
chercherons ensemble une solution. » Elle prend les cachets qu’il lui tend.
Il reste, le temps que les somnifères fassent effet. Quand il est certain
qu’elle dort, il ferme la lumière et quitte la chambre pour le salon.
Assis dans
un fauteuil, Brikit réfléchit: « Proucker … » Il réalise que le
mot avait fini par prendre à son insu une charge émotive, sans doute alimentée
par un souvenir d’enfance.
Ils étaient
trois: ses parents et lui. À cette époque, il n’y avait pas encore de ville-coupole
sur Chade. Une tour blanche et gigantesque se dressait, plantée au milieu d’un
paysage volcanique à l’atmosphère irrespirable. Cinq cents étages, mille
résidents par étage.
Il revoit
très bien les murs sans fenêtres, les corridors infinis aux portes ouvertes ou
closes, les coins obscurs et secrets où, enfant, débutaient toujours ses jeux.
L’un d’eux consistait à se moquer d’un pauvre type, mineur de son état,
l’unique survivant d’un accident qui lui avait arraché les trois-quarts du
visage. Il s’appelait Prall.
Comme
toutes les autres compagnies, celle qui opérait sur Chade n’offrait que de
maigres compensations aux victimes de ce type d’incident. Prall avait dû se
contenter d’une reconstruction faciale à rabais, suivie de l’ordre de retourner
au travail sans délai. Voulant exprimer sa colère, le mineur avait modifié son
nouveau visage déjà affreux pour en amplifier la laideur et l’aspect robotique.
Ce masque,
où le métal rongeait la chair, glaçait d’horreur autant qu’il fascinait les
enfants de l’étage. Au fil du temps, l’homme était devenu une espèce
d’épouvantail que les adultes n’hésitaient pas à brandir en cas de
désobéissance: « Dors tout de suite ou monsieur Prall viendra te mordre
les pieds avec ses grosses dents pointues. »
Il faut
dire que Prall prenait soin d’entretenir sa légende. Il vivait seul,
n’adressait la parole à personne et, s’il lui arrivait de rencontrer un de ses
jeunes tortionnaires, il faisait aller ses mâchoires avec un sinistre
claquement de couperet.
Sa famille
habitait l’appartement voisin de Prall. Les murs, plutôt minces, laissaient
passer le moindre son dont le fameux claquement quoique étouffé.
Un jour,
Prall tomba malade. Aussitôt on plaça tout l’étage en quarantaine. Par le
passé, des colonies entières avaient été décimées par de brusques mutations de
virus, fréquentes en milieu industriel. Si dans les vingt-quatre heures un
second cas se déclarait on « désinfecterait » la section avec une
dose massive de radiations. Sinon, il fallait attendre le décès ou la guérison
du malade. La Loi était formelle: quoi qu’il arrive, la maladie devait suivre
son cours. Il n’y avait pas d’autres moyens de connaître les effets et la force
du virus en présence.
Pas de
vivres, aucun contact avec les autres habitants de la tour. Seulement écouter
sa propre respiration en guettant l’apparition d’un symptôme quelconque. Au
début, son père se rendait tous les jours au chevet de Prall, car il avait été
chargé par l’étage de surveiller l’état du malade. Celui-ci résistait. Son
corps du moins puisque la fièvre l’avait plongé dans un violent délire où
s’entremêlaient paroles et sonores bruits de mâchoires.
Heureusement
aucun autre cas n’avait été signalé. Par contre la nourriture et l’eau se
faisaient de plus en plus rares. Une langueur pesante s’était abattue sur tout
le monde. Son père n’avait même plus la force de franchir le corridor pour voir
où en était rendu Prall. L’entendre à travers la cloison lui suffisait.
Brikit
n’avait jamais oublié la scène: blotti sur le divan près de sa mère, il
écoutait. Suspendu à ce battement sec qui grugeait leurs espoirs. Finalement
son père avait craqué. D’un mouvement brusque celui-ci s’était levé. Dans ses
yeux, une panique si pure, si absolue qu’elle avait traversé Brikit comme un
poignard, lui arrachant un cri de douleur, long et plaintif.
Une
réaction avait suivi. De la terreur, son père était passé à la colère. Ses
poings s’étaient fermés, et une lueur mauvaise avait brillé dans son regard. Il
s’était élancé dehors.
Au bout
d’un moment, un rire traversa la cloison. Puis cette phrase: « Mort, il
est mort. » Prall n’était plus depuis plusieurs jours. Ce qu’ils avaient
entendu, ce n’était que le bruit d’une prothèse déréglée qui obéissait à la
dernière impulsion reçue: claquer sous l’effet de la fièvre.
Après
quelques dernières vérifications, la quarantaine fut levée, et la vie reprit
son cours sur l’étage.
Cet épisode
de son enfance explique sans doute le lien instinctif qu’il fait entre proucker
et contagion virale. Malgré lui, il doit admettre que certains faits semblent soutenir
cette impression. Dans les autres colonies, un certain laisser-aller règne. Le
seul mot d’ordre est la productivité. Beaucoup de comportements limites sont
tolérés en autant qu’ils ne nuisent pas au travail. Les cas problèmes voient leur
contrat résilié, et la compagnie se charge de les retourner illico sur leur
planète d’origine. Les colonies n’ont ni temps, ni argent à investir à traquer
les indésirables et à les emprisonner.
Sur
Tramaine, c’est différent. Des interventions rapides et constantes. Pas
d’explications données à la population qui, de toute façon, préfère regarder
ailleurs. Une police qui agit avec « proucker » et « être
proucké » comme seuls actes d’accusation.
Pourtant le
silence des autorités autour de la situation est facile à comprendre: prononcez
le mot épidémie et vous obtenez à coup sûr la panique. Les cristaux
énergétiques jouent un rôle trop important dans l’économie pour en ralentir la
production même si des foyers d’infection persistent à éclore. La machine
fonctionne, la situation demeure sous contrôle. Mais l’est-elle vraiment?
Depuis quelques semaines, il avait cru remarquer une intensification des
opérations policières.
Brikit
reste ainsi un bout de temps, ruminant images et pensées. Le souffle régulier
de Myriale endormie lui parvient. Lui aussi devrait aller se coucher. Il se
lève de son fauteuil et va la rejoindre dans la chambre. Il prend des
somnifères et s’étend à ses côtés.
***
Le
lendemain, au réveil, Brikit se sent en pleine forme et légèrement euphorique.
Bien sûr, ce n’est qu’un effet secondaire des somnifères; au bout d’une
demi-heure, cette gaieté s’estompera. Mais il a une raison de se réjouir. En
ouvrant les yeux, cette pensée l’attendait: si cela a duré des heures pour
Myriale, cela veut dire qu’ils n’ont pas vécu la même chose. Donc il n’a pas
été proucké, mais elle si. Il entend la trivision qui joue du salon. Son épouse
a dû se réveiller avant lui.
Il la
découvre assise sur le divan dans sa robe de chambre, les yeux rivés sur
l’écran. Il lui parle, mais le visage renfrogné, elle refuse de desserrer les
lèvres. De tout façon, il n’a pas le temps d’amorcer une discussion, le travail
l’attend. Elle, il s’agit de sa journée de congé. Pour l’instant, l’important
est de sauver les apparences.
C’est déjà
l’après-midi et, en sortant, il constate qu’un soleil radieux règne dehors,
ajoutant à sa bonne humeur. Il peine à croire que la météo prévoit un froid
glacial pour la nuit. En marchant, il pense à son épouse: il lui en veut de
s’être tue aussi longtemps, même pour le protéger.
À la
station, il y a foule. Il réussit malgré tout à s’infiltrer dans le premier
wagon qui se présente. Les passagers sont serrés les uns contre les autres,
filant tous dans la même direction: le complexe industriel. S’agit-il de la
cohue, de la drogue dont les effets s’évanouissent, ou de ce wagon qui lui
rappelle les évènements de la veille? Mais il réalise d’un coup sa naïveté. Et
si c’était lui qui avait été proucké et pas elle? Comment savoir? Il faut à
tout prix qu’il la questionne en revenant. À son tour d’accuser: dans le fond
qui lui dit que cette séance de « prouckage » à cinq ne s’est pas
répétée depuis? Il sait bien ce qui a fait réagir Myriale hier: quand il a dit
le mot « délicieux ». Ce n’était donc pas si désagréable…
Dernier
arrêt: il doit descendre. De la passerelle du quai, on peut voir le complexe
industriel dans son immensité délirante. Rien pour accrocher l’œil, pas de
tours, hangars, machines en hauteur, un vaste horizon alignant de grandes cuves
carrées, creusées à même le sol et bordées de béton. Il y en a des centaines de
milliers, réparties en rangées, des cases violettes ou rouges comme un gigantesque
damier. La seule chose qui rompt la monotonie de ce plat paysage, ce sont les
baraquements, discrètement placés à l’extrême droite, comme une arrière-pensée.
Pour une
raison qu’il ignore, on les a peints d’un blanc éclatant, presque médical. Ils
sont donc toujours gris, recouverts d’une fine couche de poussières, résidus des
réactions chimiques dans les cuves à cristaux.
Tarmel
l’attend près de son casier. Il a déjà revêtu une partie de son scaphandre.
C’est un homme dans la cinquantaine, grand, un peu grassouillet, au visage
rubicond et sympathique. Leur travail étant extrêmement dangereux, une solide
amitié s’est établie entre eux. Il pourrait lui raconter ce qui est arrivé.
Plus tard peut-être.
Brikit
commence à enfiler son scaphandre. Les pièces sont lourdes et massives.
Nerveux, il éprouve de la difficulté à les assembler. Il finit par y arriver.
Ne reste plus qu’à installer l’électrode et la provision d’oxygène, et les
voilà prêts tous les deux à partir.
Ils montent
sur le plateau de transport, une plaque anti-G qui les amène rapidement à la
section assignée pour la journée. Des travailleurs ont déjà commencé: la
surface de leur cuve est agitée de violents bouillonnements accompagnés de
lueurs intermittentes provenant du fond. Quand la synthèse des cristaux à haute
énergie est terminée, de violet, l’acide sera devenu rouge sang.
La plaque
s’immobilise lentement. Tarmel se dirige vers une extrémité de la cuve, Brikit
vers l’autre, face à face. Ils sautent. Le poids des scaphandres les fait
couler rapidement. La chute est brève. Quatre mètres de haut, quatre de long,
la cuve est un cube parfait aux parois vitrifiées et glissantes.
Pour
l’instant, Brikit ne distingue pas grand-chose, à cause de la densité de la
soupe chimique où ils baignent. Il déclenche la batterie qui alimente
l’électrode fixée sur son dos. Tarmel doit faire la même chose dans son coin.
Aussitôt, Brikit le voit devant la paroi opposée. Des éclairs d’énergie zèbrent
l’espace au-dessus de sa tête, là où se trouvent les fines tiges argentées de
l’électrode.
Commence un
ballet familier: Tarmel qui avance, lui qui recule, un pas à gauche, deux à
droite. Il faut éviter les poches d’énergie: une trop forte concentration de
cristaux à un lieu précis, conditions idéales pour un
« court-circuit ». La mort instantanée.
Brikit doit
se concentrer pour déceler les changements de densité dans l’acide, signe que
des ponts cristallins s’organisent. La zone lumineuse en haut du casque de
Tarmel est son seul guide. Dès qu’une zone d’ombre masque son opposé, il amorce
un mouvement jusqu’à ce qu’il retrouve l’image en clair. Il n’y a pas de
règles, de coordination entre son compagnon et lui, seulement l’expérience et
l’instinct. Le plus dur, c’est qu’ils ne peuvent pas communiquer par radio. Les
électrodes créent un champ ionique très puissant. Impossible d’utiliser un
appareil à circuits électroniques. C’est pourquoi il y a des humains dans les
cuves et pas des robots.
Comme les
cristaux possèdent des charges différentes, ils se repoussent, s’agglutinent,
ce qui provoque des remous dans l’acide. Plus tard, des figures géométriques se
forment, semblables à des flocons de neige. Elles se mettent à joncher le fond
de la cuve.
Au bout de
deux heures, tout est terminé. On vide la cuve, on retire les cristaux, et les
ouvriers recommencent ailleurs.
Brikit se
sent mieux. Le travail a presque réussi à lui faire oublier les évènements de
la veille. Il a même faim. Cela veut dire que la pause est proche.
Après la
deuxième cuve, ils retournent aux baraquements. La cafétéria est au sous-sol. Les
murs sont nus, le mobilier de second ordre et le plancher usé depuis longtemps
par la circulation des travailleurs. Des panneaux distributeurs fournissent la
nourriture. C’est propre, c’est le mieux qu’on puisse en dire.
Son cabaret
rempli, Brikit va s’installer dans un coin isolé. Tarmel le rejoint. Ils
mangent silencieusement. Brikit va enfin se confier à son ami quand arrivent
Org et Sil, les deux cabotins du département. Ils prennent la table voisine et
commencent à débiter leurs âneries habituelles. « Hé! les copains, demande
Org, devinez qui j’ai croisé dans le corridor, il y a cinq minutes? » Et
de leur faire un clin d’œil comme si Tarmel et Brikit savaient déjà la réponse.
Tarmel
hausse les épaule et répond d’une voix lasse: « Dis-moi donc qui tu as
rencontré, Org. » Les deux comparses se regardent, hilares. « Le
grand patron en personne, s’exclame Org. « Et vous savez quoi? » Ce
petit jeu de devinettes commence à taper sérieusement sur les nerfs de Brikit.
« Et vous savez quoi? répète Org. Vous auriez du voir sa tronche. Les yeux
vitreux, les traits étirés. Je vous jure qu’ils ont dû proucker toute la nuit
dans les hauts quartiers. » Au mot « proucker », Sil se met à
caqueter sans arrêt: « Prouck! Prouck!… » L’autre poursuit:
« Ces gens-là ont tout: l’argent, le luxe. Ils sont devenus blasés, c’est
normal. Maintenant il leur faut des sensations inédites, des trucs
inimaginables. Pas de danger qu’ils partageraient. Non, réservé aux patrons, interdit
aux minables qui travaillent pour eux. Ça doit être une espèce de drogue
illégale. Ils la font entrer sur Tramaine en contrebande. Ils peuvent, ils sont
riches et ils se fichent des lois. C’est leur secret, leur petit vice caché. Le
témoin gênant, celui qui a vu, vite il faut l’éliminer… » Et l’imbécile de
continuer son discours au son des « Prouck! Prouck! » de Sil.
« Vous
allez vous taire à la fin! » C’est Brikit qui a crié. Les deux idiots le
regardent, les yeux écarquillés. Brikit va se jeter sur eux, mais Tarmel le
retient par la manche. « Laisse tomber », lui souffle-t-il. Les deux
autres se lèvent, prennent leur cabaret. Ils ont visiblement décidé d’ennuyer
quelqu’un à une table plus loin.
Brikit se
rassoit, furieux. Tarmel lui demande: « Tout va bien? » Il regarde
ailleurs. « Oui, oui, un peu de fatigue accumulée… » Comment se
confier à son compagnon maintenant? Cette boule qui lui serre l’estomac, la
peur, la peur!
Des pensées
affreuses l’assaillent: les gens qu’il a rencontrés aujourd’hui, il les a
prouckés, contaminés. Son imagination s’emballe. Il se voit. Il parle. Son air
est maladif, son teint verdâtre. Sa peau commence à boursouffler sans que
personne en fasse la remarque. Des plaques de chair tombent par terre. Sa tête est
devenue une masse sanguinolente d’où s’échappent malgré tout des mots, des
gloussements de rire.
« Tu
rêves, Brikit? » Tarmel le ramène à la réalité. « Viens, c’est
l’heure », ajoute-t-il.
De retour
aux cuves, l’esprit de Brikit vagabonde, mettant à plusieurs reprises leur vie
en danger. Par bonheur, Tarmel s’active pour deux. La journée terminée, il ne
pose aucune question, ne fait aucun reproche.
Il fait
nuit noire maintenant et très froid, la météo n’avait pas menti. Brikit a
l’habitude de laisser passer les premiers trains au retour. Après le travail,
il a besoin d’éviter la cohue et de prendre un peu de temps tranquille pour décompresser.
Le quai est ouvert, et on sent très bien la morsure du vent. Tarmel tend ses
gants et sa casquette. « J’habite tout près, je n’en ai pas vraiment
besoin. Toi, tu risques de prendre froid avec ta manie d’attendre »,
explique-t-il. Ce geste émeut Brikit, qui bredouille un vague merci. Non, il ne
peut pas mêler son compagnon à cette affaire. Il ne lui dira rien.
Le quai se
vide lentement. Tarmel est parti. Quand, il n’y a plus personne, Brikit
embarque dans un wagon.
Il est
assis et il pense à toutes sortes de fuites possibles… Demander un congé et
partir pour ne plus revenir? Ils doivent posséder des moyens à l’astroport pour
détecter les porteurs de virus. Tout avouer? Rien n’indique que la sentence
serait différente.
Et proucker, pourquoi ce mot fantôme?
Brikit sait. Parce qu’avec proucker,
pas d’émotion, pas de tumulte, pas de question. Une simple chirurgie. On
prélève les cellules malades puis on les détruit. Avec en prime le doute. Parce
qu’il n’est sûr de rien. Est-il proucké? Oui ou non. « Indolore, incolore,
inodore. » Elle avait bien raison. Elle… Il la voit, elle vient d’entrer.
Il ne rêve pas, c’est bien l’inconnue d’hier qui passe à côté de lui pour
s’asseoir à l’autre bout du wagon. Elle ne lui a même pas jeté un coup d’œil.
Il n’est plus sûr de rien. La folle qui l’a proucké était sale, en loques.
Cette fille-ci a l’air de sortir d’une soirée mondaine: une robe longue, noire
et pleine de petits brillants, des gants en dentelle et un vaste chapeau, noirs
eux aussi.
Il faut
qu’il sache. Il se lève et part s’installer sur le banc en face d’elle. Il la
dévisage avec insistance. Elle ne bronche pas. On dirait une somnambule.
Il est sûr,
c’est la même: maquillée, coiffée, habillée en femme du monde, mais la même.
L’effet est totalement différent et il ne peut faire autrement que la trouver
très séduisante, attacher son regard à ses traits délicats, ses yeux légèrement
bridés, sa bouche à la moue enfantine, suivre la courbe de ses épaules,
descendre jusqu’à ses mains dont elle a retiré les gants. Ses doigts sont très
fins, comme ceux d’une musicienne. Il remarque dans sa main droite une bague
sur laquelle scintille la réplique d’un cristal à haute énergie. Il aurait dû
s’en douter: un membre du comité de direction.
Son regard
continue de descendre, et il arrive aux pieds de la fille pour constater qu’ils
sont nus, rendus violacés par le froid. Folle, elle est folle. Elle a dû errer
pendant des heures, marcher Dieu sait où. Le froid…
Comme elle
est de petite taille, ses pieds touchent à peine le plancher. Elle se met à les
balancer d’un mouvement d’abord lent, puis qui va en s’accélérant. Chaos total
dans la tête de Brikit: …elle saigne… c’est interdit… elle doit souffrir… on
n’a pas le droit…
Une idée
émerge, qui lui donne le frisson: … elle n’a pas erré, non. Elle le cherchait
et, maintenant, elle l’a trouvé.
Les pieds
s’arrêtent. Ils se posent par terre. Brikit lève la tête. Elle est debout, elle
le fixe, un sourire sur les lèvres, le même qu’elle avait avant de le proucker.
Puis c’est le noir…
Des voix
qui chuchotent. Le brouillard se dissipe lentement. La tête bourdonnante,
Brikit entend: « Ne bougez pas. Restez étendu. Tout est terminé. »
Brikit
regarde autour de lui. Il est dans le wagon, couché sur une banquette. Des
policiers en uniforme circulent.
« Vous
allez mieux, j’espère? » La question fait sursauter Brikit. L’homme qui
l’a posée est en civil. C’est un vieux, les cheveux blancs, le visage sillonné
de rides. Brikit veut parler mais l’homme l’a devancé: « La fille? Problème
réglé. N’y pensez plus. » Ses yeux bleus fixent un instant Brikit avec
intensité, semblant guetter une réaction. « Je suis en charge de l’enquête,
reprend-il. Je m’appelle Littrow. J’ai peur qu’il ne vous faille me suivre au
poste pour quelques petites questions. Simple formalité. »
Brikit
s’assoit. Peut-être ne savent-ils pas qu’il s’agit de sa deuxième rencontre
avec la fille? Une chance, il lui reste peut-être une chance de s’en sortir.
Ces pensées lui donnent la force de se lever et de suivre Littrow, qui lui
indique le chemin.
Dehors, il
fait encore nuit. Le train a été immobilisé en rase campagne. Deux gros
appareils, des transports de troupes, sont posés autour. Une opération bien
montée, pense Brikit. Il comprend soudain la raison de son évanouissement: ils
ont dû faire pénétrer un gaz anesthésiant à l’intérieur du wagon. C’est une de
leurs techniques habituelles.
Littrow le
conduit à un petit biplace. Ils s’installent à bord, puis décollent.
L’homme est
souriant. Avec bonne humeur, il dit à Brikit: « J’ai vu vos papiers. Vous
venez de Chade. Une petite colonie sympathique, je connais. Vous savez, au tout
début, Tramaine lui ressemblait assez. Puis les cristaux sont arrivés et tout a
changé… »
— La fille,
interrompt Brikit, vous l’avez éliminée?
— Oui. Dès
qu’un nom apparaît sur la liste, nous avons quarante-huit heures exactement
pour retracer la personne. Pourquoi quarante-huit heures? Je ne pourrais vous
le dire. Nous avons ordre d’éviter tout contact avec le coupable et d’utiliser
des armes désintégrantes. Il ne doit rester aucune trace du corps. Vous saviez
qu’il s’agissait de quelqu’un d’important?
— Non, ment
Brikit.
— Une
grande patronne. Mais elle a proucké. La Loi s’applique à tout le monde.
— Vous avez
une idée de quoi il s’agit, proucker?
— Non, pas
plus que vous. Comme tout le monde, j’ai mes théories. Saviez-vous que des gens
s’adressent à nous pour dénoncer un voisin ou une connaissance? Bien entendu,
nous ignorons ces informations. Nous fonctionnons uniquement avec la liste. Et
vous, quelle est votre idée sur la chose?
— Moi, je préfère
me mêler de mes affaires.
Littrow
ricane:
—Excellente
attitude.
Un silence
suit que le policier finit par combler:
— Proucker, un drôle de mot, vous ne
trouvez pas? Je pense connaître son origine. Le groupe de protection citoyenne,
le G-proc, ça vous dit quelque chose? Ça ne doit pas, vous êtes trop jeune. Des
gens s’étaient regroupés pour former un corps policier. Des volontaires, rien
d’officiel. Au commencement, Tramaine, c’était le far west. Ils possédaient
même une prison, une rareté en colonie. Procké
était le terme utilisé pour désigner ceux qui y séjournaient. Avec le temps, la
prononciation a changé, le sens s’est peu à peu perdu. Il a resurgi aujourd’hui
avec sa part de mystère.
— Un mot
fantôme…
— Un mot
fantôme? Oui, j’aime bien. Bon, nous sommes arrivés.
Brikit
sursaute. Ils n’ont même pas atteint les limites de la zone administrative. Il
se retourne vers Littrow pour demander une explication, mais l’autre le regarde
en braquant une arme sur lui. « Nous allons au cryo-parc. J’ai quelqu’un à
vous présenter. »
Lentement
l’appareil atterrit sur une pelouse pleine de fleurs. « Pourquoi ici? »,
se demande Brikit. Il devine: l’endroit est désert, isolé. Qui aurait l’idée
d’une balade nocturne parmi des cercueils en verre où reposent des hibernés?
« Descendez! »,
ordonne Littrow. Brikit obéit. Le parc est à peine éclairé. Un silence total y
règne.
« Vous
allez prendre la petite allée à gauche. » Des deux côtés du chemin de
gravier où ils avancent sont alignés des « lits », larges bases en
marbre surmontées de cages transparentes. Dans chacune se trouve couché un
hiberné. Le corps, baignant dans une douce lumière, est vêtu d’une combinaison
blanche laissant le visage découvert.
—
Pensez-vous qu’ils soient heureux? demande brusquement Littrow.
— Ils sont
en hibernation. Ils ne ressentent rien.
— Il y a
une femme. Je ne la connais pas personnellement, mais elle vient ici tous les
jours. Elle m’a déjà dit qu’il lui arrive d’entendre des mots, des noms à peine
murmurés. Elle prétend que ce sont les hibernés qui nous appellent dans leur
sommeil de glace. Qu’en pensez-vous?
— Je pense
que cette femme est folle.
Littrow
éclate de rire. « Très bien, dit-il, très bien. C’est ce que je pense
moi aussi. Arrêtez-vous. »
Littrow
quitte le chemin et se place près d’un cercueil. À l’intérieur, se trouve un
enfant, une petite fille. « Je vous présente ma fille. Si jeune… elle
n’avait que huit ans lorsque ce stupide accident l’a mortellement blessée. Un
chauffard. Mais elle est ici. Depuis trente ans. Et moi, j’ai vieilli. Je me
demande si elle va me reconnaître au réveil ce soir. »
— Que
voulez-vous dire? demande Brikit, interloqué.
— Depuis
trente ans, j’attends la cure miracle qui va me rendre ma fille. Eh bien, j’ai
fini d’attendre. Hier, j’ai tout vu, la fille et toi.
Brikit se
met à trembler. Littrow continue:
— Comme
tout le monde, j’étais dans le noir. Pourtant, il y avait des indices. Tramaine
qui, du jour au lendemain, se lance dans la fabrication de cristaux que
personne n’a jamais réussi à synthétiser ailleurs. Nous, les policiers, en état
d’alerte permanent et le mutisme de nos patrons sur une situation aux allures
de crise majeure. Puis, petit à petit, l’image s’est précisée. Une image
incroyable. Ils l’ont su. Ils savent tout. Ils se sont mis à me parler dans ma
tête. Ils me faisaient des offres. Ils savaient très bien ce que je désirais.
Mais j’ai résisté, et les voix se sont tues.
Brikit
voudrait s’enfuir, mais l’arme est toujours braquée sur lui. Littrow, le visage
empourpré, est au comble de l’excitation:
— Ils, vous
savez qui, n’est-ce pas? Les êtres de cristal. Ils sont parmi nous, invisibles.
Ils nous écoutent, ils nous regardent et parfois ils arrivent à toucher notre
conscience. Ils m’ont dit: « Ton corps nous avons besoin de lui. Donne-le-nous
le et nous guérissons ta fille. » J’ai failli accepter, mais comment être
sûr qu’ils tiendraient leur promesse? Un jour, j’ai eu la preuve de leur
pouvoir. À moi tout seul, j’avais réussi à coincer un proucké dans une ruelle
déserte. Une cible facile. Je tire. Rien. Mon arme désintégrante ne fonctionne
pas. Heureusement, j’ai toujours sur moi un révolver, une vieille pétoire à balles.
Je tire, j’atteins le proucké en plein cœur. D’abord, il tombe. Puis il se
relève et prend ses jambes à son cou. J’étais trop surpris pour réagir, et l’autre
en a profité pour s’enfuir. C’est à partir de ce moment que j’ai formé le plan
d’en capturer un. La fille du train, je l’ai repérée assez vite. Je l’ai filée,
mais l’occasion ne s’est jamais présentée. Toujours un témoin gênant.
— C’est du
délire! Vous cherchez à me faire peur pour que j’avoue, balbutie Brikit.
— Tu n’as
rien à avouer. J’ai tout vu. J’étais tapi dans le wagon d’à côté. Vous vous
pensiez seuls, n’est-ce pas? À présent, tu vas faire ce que je te dis.
Tout en le
maintenant en joue, Littrow se penche. Près du sol, sur la base de marbre, une
petite fente en métal est visible. Il y introduit une carte plastifiée. Dans la
cage, Brikit voit le corps de la fillette éclairé par un rouge intense. Cela
dure plusieurs minutes, puis tout s’éteint. Ne reste plus qu’une forme humaine
baignant dans une lumière incertaine.
Lentement,
un des panneaux de verre coulisse vers le bas. Littrow ordonne: « Vas-y!
Proucke-la! »
Brikit
plaide: « Je ne peux pas. Je ne sais pas ce que c’est. Vous vous trompez… »
— Tais-toi
et obéis!
L’esprit de
Brikit chavire. Les êtres de cristal. Pas un virus, non. Une entité pensante,
logée en lui, prête à s’éveiller et à prendre le contrôle. Comme un somnambule,
il marche vers le cercueil.
La voix de
Littrow lui parvient, mais de très loin lui semble-t-il: « Ils ont fait un
pacte. Le secret des cristaux à haute énergie contre quelques corps qu’ils
pourraient habiter. Ils ont oublié une chose: le cristal et sa tendance à se
multiplier et à prendre tout l’espace disponible… »
Brikit
introduit sa tête à l’intérieur du cercueil. Que doit-il faire maintenant? Il
regarde le visage de l’enfant. Ses yeux sont clos, comme si elle était plongée
dans un sommeil paisible. Un geste lui vint à l’esprit, celui qui a tout
déclenché. Ses lèvres se posent délicatement sur celles de la fillette. Ce
baiser semble durer l’éternité.
Sans trop
savoir comment, il est de nouveau dans l’allée, face à un Littrow qui exulte:
« J’ai été le plus fort! Je l’ai tous déjoués. Les êtres de cristal, ils
vont la prendre, et elle va se réveiller… Je veux la voir… comprenez-vous?
Intacte, pas mourante et affreusement blessée. »
Brikit
n’entend plus. Il n’existe plus. Il a déjà abandonné sa personne au cristal.
Littrow le met en joue, il s’apprête à tirer quand un gémissement se fait
entendre.
« Vous
entendez? C’est elle! », s’exclame Littrow. La fillette a bougé dans le
cercueil. Elle peine pour sortir. Elle y parvient, elle est debout. Elle fait
un pas. Du sang, de ses yeux, de sa bouche, du sang coule. Elle trébuche et s’écroule
sur le sol.
La scène a
sorti Brikit de sa torpeur. Littrow se précipite vers sa fille, la prend dans
ses bras. Il serre le petit corps contre le sien. Le regard tourné vers Brikit,
il ne peut que répéter d’une voix hagarde: « Mais qu’est-ce que vous lui
avez fait… qu’est-ce que vous lui avez fait? »
Brikit
recule à pas lents. Il se détourne et se met à courir de toutes ses forces. Il
sait: d’un moment à l’autre, il va entendre un grésillement, il y aura un grand
éclair jaune et tout sera terminé. À sa grande surprise, il est toujours en
vivant lorsqu’il atteint le bout de l’allée. « Le biplace! »
pense-t-il tout à coup. Redoublant d’effort, il continue sa course en direction
de l’appareil. À bout de souffle, il parvient à son but. Littrow n’a pas encore
réagi, mais il ne peut s’agir que d’une question de secondes. Le cockpit est
déjà ouvert. Brikit s’introduit à l’intérieur et s’installe aux commandes. Par
miracle, l’appareil est prêt à décoller. Littrow, craignant des visiteurs
inattendus, avait tout réglé pour un départ hâtif.
Avec un
bruit de tonnerre, l’engin décolle. Pendant plusieurs minutes, il file droit
devant à vitesse maximum, jusqu’à ce que Brikit reprenne son calme. « Un
fou, j’ai échappé à un fou! », s’écrie-t-il à haute voix. Ce que Littrow
lui a raconté? Le fruit d’un cerveau malade. Et pourtant Brikit se met à
scruter ses mains posées sur les commandes comme s’il redoutait une brusque
mutation. Il en vient même à souhaiter un symptôme, un signe, quelque chose. Il
saurait à quoi s’en tenir. Reste Myriale. Elle peut peut-être lui apporter des
réponses. Fébrilement, Brikit introduit dans l’ordinateur de bord les données
qui vont le ramener chez lui.
***
Elle est
partie. Il a trouvé une note laconique. Elle retourne sur Chade peu importe les
conséquences. Elle le supplie d’en faire autant et de venir la rejoindre avant
qu’il ne soit trop tard. Brikit vérifie leur compte bancaire: un billet a bel
et bien été acheté à l’astroport. Le départ a eu lieu.
Que doit-il
faire maintenant? Si Littrow a donné son signalement, il ne pourra jamais
quitter la planète. Et elle, qu’a-t-elle vécu? Il n’en a toujours aucune idée.
Il va fouiller dans les affaires de sa femme. Peut-être trouvera-t-il un
indice.
Au fond d’une
garde-robe, dissimulée derrière une valise, il tombe sur une vieille boîte à
chaussures. Il l’ouvre. La première chose qu’il voit, c’est une arme à rayons,
un petit modèle, mais puissant, capable de percer les matières les plus
solides. Ensuite un bout de papier avec une adresse inscrite dessus. Puis ce
qui intrigue le plus Brikit, une pastille de plastique faite de matière noire.
En la manipulant, il constate qu’une des faces a été enduite d’une substance
qui adhère à la peau. L’arme, le papier et la pastille noire sont glissés dans
une des poches de son veston.
***
Il croit
connaître l’adresse. C’est en marge de la zone industrielle, et il ne lui faut
pas beaucoup de temps pour dénicher l’endroit. L’immeuble a deux étages et
l’apparence banale d’un entrepôt. Brikit en fait le tour. Pas de fenêtres,
uniquement de grandes portes de garage. L’entrée est éclairée; son arrivée ne
passera pas inaperçue. Tant pis. La porte cède facilement. Il entre, traverse
un court corridor qui le conduit jusqu’à une porte vitrée. Des espaces de
travail, des ordinateurs, des filières, le bureau d’affaires sans aucun doute.
Bien entendu, c’est verrouillé. Par contre le couloir bifurque à droite et il
atteint une cage d’ascenseur dont les portes sont grandes ouvertes. L’appareil
est en état de marche. « On m’attend », se surprend à penser Brikit.
Il pénètre
à l’intérieur. Son doigt effleure la touche pour monter. Silencieusement les
portes se ferment. Brikit sort l’arme de sa poche. Prêt à faire feu, il attend
que la cage s’immobilise.
Les portes
coulissent. Avec circonspection, il avance dehors. À première vue, il s’agit
d’une espèce de dépôt aux murs de métal et au plafond bas. De petites caisses
en bois sont amoncelées en tas un peu partout. Brikit s’apprête à en ouvrir une
lorsqu’il entend le claquement des portes de l’ascenseur qui se ferment. « Quelqu’un
veut monter! » Dans un coin de la salle, une masse de caisses plus
imposantes lui offre une cachette. Il a tout juste le temps d’en déplacer
quelques-unes pour se faire une niche que l’ascenseur est de retour. Un homme
en sort, avance jusqu’à un espace dégagé vers le milieu de la salle et s’assoit
par terre. Brikit en est certain, sur son front, il porte une pastille noire.
Durant les
minutes qui suivent, le même manège se reproduit: quelqu’un arrive, un homme ou
une femme, s’assoit sur le sol près du premier. Bientôt les arrivants forment
un cercle d’une vingtaine de personnes. Tous ont une pastille noire sur le
front.
Une porte
vient de s’ouvrir à l’opposé de l’endroit où se cache Brikit. D’abord on
distingue seulement une vague silhouette qui reste ainsi, sans bouger. Elle
avance et l’image se précise. C’est une femme. Son crâne est rasé, son corps
vêtu d’un collant gris très serré qui le moule parfaitement. Tranquillement,
elle va occuper le centre du cercle formé par le groupe. Elle reste debout, son
visage est impassible, ses yeux semblent fixer le lointain. Puis d’un geste
théâtral, elle exhibe une pastille noire qu’elle tient entre le pouce et
l’index. L’auditoire réagit immédiatement: murmures, faibles lamentations. La
femme écarte les jambes, sa poitrine penche vers l’avant dans une pose
provocante. Ses traits sont tordus par une grimace affreuse. La langue tirée,
elle dépose sur son front une pastille noire. Aussitôt les hurlements
commencent. De violents spasmes secouent le groupe, leur arrachant des cris
inarticulés. L’acoustique aidant, ce concert prend une intensité démentielle.
Subjugué,
Brikit regarde. La pastille dans sa poche, que se passerait-il si… Brikit la
trouve et, prenant une bonne respiration la colle sur son front. Un éclair de
douleur le frappe. Une douleur si forte qu’il doit se mordre son poing pour ne
pas hurler comme les autres. Il arrache la pastille. Haletant, il contemple le
petit objet noir entre ses doigts. Jamais il n’a rien éprouvé de tel: une
souffrance pure, lancinante, submergeant son corps, tailladant son esprit. Il
comprend maintenant leurs réactions.
Les cris se
sont atténués. La femme a changé de posture. Le corps bien droit, la tête levée
en direction du plafond. La rumeur s’est tue.
Une étrange
béatitude est peinte sur les traits de chacun. Visiblement, ils sont tous
plongés dans une transe profonde. Un bref instant, Brikit songe à poser de
nouveau la pastille sur son front pour savoir ce qui se passe. Seule la crainte
d’une autre expérience traumatisante le retient.
Longtemps,
ils demeurent immobiles, comme figés dans leur extase commune. Enfin un homme
se lève. Il chancelle un peu, retrouve l’équilibre. Comme pris de panique, il
court vers l’ascenseur et s’y engouffre.
Un à un,
ils s’extirpent de la transe et s’empressent de fuir les lieux de la même
manière. Il ne reste bientôt plus que la femme.
Brikit est
sorti de sa cachette. L’arme au poing, il marche vers elle. À quelques pas
d’elle, il s’arrête. « J’ai des questions à vous poser », dit-il.
Elle ouvre
les yeux, regarde Brikit et réplique avec une pointe d’ironie: « Je
m’appelle Léa. Vous n’aimez pas mes séances de psychothérapie, monsieur Brikit
Fan? »
Brikit est
décontenancé. Elle sait son nom.
— J’ai
senti votre présence pendant l’exercice. C’est un des avantages d’occuper le
centre du cercle: la capacité de sonder les esprits à proximité. Eh bien, vous
êtes dans de beaux draps. Ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui vous
intéresse.
— Pourquoi?
rétorque Brikit agressivement.
— Parce que
je n’ai aucune idée si vous avez été proucké.
— Mais ce
qui vient de se produire…
— N’a rien
à voir avec la question qui vous obsède, coupe-t-elle. Ce que vous avez vu est
une illusion. Les acteurs qui y participaient, des fantômes. La seule présence
réelle, c’était la peur. L’avez-vous sentie monsieur Fan? Oui bien sûr parce
que je peux voir au travers de vous. Vous êtes un fantôme, comme eux. Savoir,
vous voulez savoir, mais dans le fond vous désirez seulement agripper quelque
chose de solide, empêcher vos mains de fantôme de passer au travers du décor.
C’est ce que je fais, je leur donne quelque chose de solide et, en prime, la
douleur.
Brikit
pense à Myriale. Il la voit assise en cercle parmi les autres. Toutes les
tortures qu’elle a subies…
— Vous
croyez que je suis une espèce de sadique, continue Léa. Que je prends plaisir
au spectacle de ces gens se tortillant sous l’effet de la souffrance. Mais tous
ce qu’ils ressentent lors de l’exercice, je le vis avec la même intensité. Eux,
ils ne viennent qu’une fois par mois. Moi, c’est toutes les nuits que des
groupes défilent ici. De plus en plus de gens ont besoin du cercle.
— C’est
faux, s’exclame Brikit. Vous profitez seulement de la situation. C’est
l’interdiction de proucker qui vous donne tout votre pouvoir.
— Comment
vous expliquer? Le cercle sert à remplir un vide. Un vide menaçant. D’abord,
ils subissent cet acte étrange: ils sont prouckés. Ensuite ils s’introduisent
ailleurs à quatre ou cinq, forcent quelqu’un d’autre à porter la pastille. Ils
ont proucké. Leur crime est complet, mais, au moins, ils savent. Ils découvrent
aussi quelque chose qu’ils avaient oublié: qu’ils possèdent un corps. Pas le
corps biologique, un autre aux terminaisons invisibles, un corps infini. Ils
ont besoin du cercle. La preuve, il n’y a jamais eu de dénonciation.
— Et si moi
je vous dénonçais?
— Aucune
importance. La police est au courant de nos activités. Des agents sont déjà
venus ici pendant le jour. Ils m’ont posé des questions, et je ne les ai jamais
revus.
Brikit
examine Léa. Elle n’a pas vraiment d’âge. Ses traits sont lisses et réguliers.
Ceci ajouté à la nudité de son crâne, donne l’impression de contempler un
masque parfait, ne trahissant aucune émotion. Tout ce qu’elle a dit, elle l’a
proféré avec le plus grand calme, sans passion, et, vaguement, il la croit
sincère quand elle affirme que les gens ont besoin du cercle. Un seul point
demeure obscur à ses yeux:
— Je
n’arrive pas à comprendre quel est votre intérêt personnel dans tout ceci.
— Ne soyez
pas naïf. Je ne suis pas seule dans cette histoire. Ceux qui ont inventé la
pastille veulent de l’argent. Ils ont imposé une contribution financière à tous
ceux qui participent au cercle. Mais je me doute qu’ils ont d’autres intentions
qu’ils n’ont pas jugé bon de me révéler. Moi, c’est différent… Quelque chose
s’est produit cette nuit. Quelque chose que j’anticipais. Voyez-vous, je veux
explorer, sentir mes limites jusqu’à faire craquer mon être. La douleur est
simplement un bistouri, un outil de dissection. Bien sûr, au début, c’était
comme une drogue. Cette surprenante découverte qu’au bout de la souffrance, il
y a l’extase. Un fait connu des chamans et des mystiques. Pour moi, il y a eu
d’autres découvertes, la télépathie par exemple. Mais j’étais prisonnière du
cercle, incapable de retrouver seule les mêmes états ou de diriger mes
capacités nouvelles… Cette nuit, j’ai brisé le cercle…
— Que
voulez-vous dire?
Léa ne
répond pas. La transe s’est de nouveau emparée d’elle. Au bout d’un certain
temps, Brikit réalise qu’il serait vain de tenter de la sortir de son état. De
toute façon, elle ignore ce qu’il veut savoir. Myriale n’a pas été prouckée. Il
peut partir avec cette consolation.
***
C’est le
matin. Brikit a d’abord traversé des rues désertes cherchant un endroit où se
cacher. Puis une idée lui est venue. Il a gagné un grand espace public sans
jamais tenter de dissimuler son visage aux caméras de surveillance. Une heure s’est
écoulée et aucune intervention policière. Il prenait un risque énorme, mais il
voulait vérifier sa théorie. Maintenant il en est sûr: son nom n’apparaît pas
sur la liste. Littrow a dû la trafiquer afin de pouvoir le kidnapper. Ce qui
expliquerait aussi pourquoi ce dernier ne s’est pas encore manifesté. Il n’a
pas intérêt à attirer l’attention en se lançant à la poursuite d’un fugitif. On
lui poserait trop de questions, et il pourrait se trahir.
Un moyen
existe pour savoir une fois pour toute: aller à l’astroport. Si la police est à
ses trousses, Brikit le saura assez vite. De toute façon, il n’a plus rien à
perdre.
***
Brikit est
en route vers Chade. À sa grande surprise, il a réussi à acheter un billet et à
monter à bord d’un vaisseau sans attirer l’attention de la sécurité portuaire. Jusqu’à
la dernière seconde, il a redouté un message annonçant l’interdiction à l’appareil
de décoller. Cinq jours ont passé depuis son départ et aucun symptôme n’est
apparu chez lui signalant une invasion virale ou la présence d’un être de
cristal.
Il occupe une cabine minuscule: une couchette, une toute petite table de travail et une chaise. Sur un des murs, il a accès à la trivision. Des nouvelles de Tramaine lui parviennent. Suicide au cryo-parc. Un détective du nom de Littrow est retrouvé mort. Fait inusité, il a utilisé une vieille arme, un révolver, pour mettre fin à ses jours. Troubles sociaux: des gens s’affichent ouvertement dans les lieux publics avec un point noir dessiné sur le front pour protester contre l’arbitraire des opérations policières. À leur tête, une femme au prénom de Léa. Parfois il quitte sa cabine pour accéder aux espaces publics. Il s’installe dans un grand fauteuil confortable et, par un grand hublot panoramique, il plonge son regard dans l’espace interstellaire. Il réfléchit. Il pense à Prall, à comment son souvenir ne l’a jamais tout à fait quitté. Il revoit la fille du train qui avance vers lui, ou le visage désemparé de Littrow, sa fille agonisant dans ses bras. Et, présente dans tous ces instants: une peur souterraine, toujours prête à refaire surface. Quand il se calme, quand il cherche du réconfort, Brikit pense à Myriale et alors il sourit. Il retourne sur Chade, il retourne chez lui.
Première publication: Solaris 83, 1989.