Contagion, de Michel Lamontagne

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« La matière effectue donc un saut spectaculaire

lorsqu’elle opte pour l’état cristallin. Et dès lors,

les choses se précipitent: le cristal engendre le

cristal. »

-Marie Perennou

Quand naissent les cristaux

À L’atelier 1986: Charles, Danielle, Élisabeth, Francine et Jean.

Elle dit: « T’as envie de prendre une douche avec moi? » L’homme répond: « Des endroits sont prévus pour ce genre de truc, mademoiselle. » Une heure du matin, le boulot terminé, il rentre au bercail donc pas question de se faire casser les pieds par qui que ce soit. Le wagon est désert, seulement elle et lui.

Il la regarde et la trouve encore plus repoussante qu’à son entrée, il y a deux arrêts. La vingtaine, mais la peau meurtrie, pleine d’ecchymoses, et des vêtements sales et déchirés comme si des bêtes sauvages s’étaient disputé sa personne. C’est vrai qu’une bonne douche ne lui ferait pas de tort. Les cheveux épars, elle dodeline de la tête, le fixant avec de grands yeux fiévreux. Il aurait envie de lui dire: « Tu t’es gourée, petite fille. Ici, c’est la zone industrielle. Pas de cave magique, de bar-torture ou de machine à sensations. Rien que des types comme moi qui se croisent entre deux périodes de travail. La zone des plaisirs, c’est l’autre bout de la ville. » Mais il se tait et tourne ses regards ailleurs. Trop fatigué.

— Proucke-moi.

Il a pâli, et elle a dû tout de suite s’en apercevoir car la voilà qui continue: « Allons! C’est ta chance, pas de témoin. Proucke-moi, je te dis… » Le ton monte de plus en plus hystérique. Il voudrait rester calme mais son corps le trahit: des gouttes de sueur perlent sur son front, ses mains tremblent.

Son trouble semble grandement amuser la fille puisqu’elle ricane maintenant, étendue de tout son long sur la banquette. Elle se rassoit brusquement saisie par une idée. Son discours change. Le ton devient plus insinuant, plus pervers: « Peut-être que tu n’as jamais proucké, c’est ça? Pauvre chéri! Voyons, tu ne sentiras rien. Indolore, incolore, inodore. Le grand vide. La tête coincée dans les nuages. Délicieux, délicieux et en même temps horrible. J’adore. Alors, beauté, qu’en dis-tu? »

Le train fonctionne sans opérateur donc personne à bord pour l’aider à maîtriser cette folle. Il y a un levier d’urgence, mais trop près de l’endroit où elle est assise. Pas le choix, dans quelques minutes, ce sera le prochain arrêt; il descendra juste avant la fermeture des portes. Elle n’aura pas le temps de réagir.

Le train ralentit. Il se prépare à mettre son plan à exécution, mais elle s’est déjà levée. Lentement, elle approche de lui avec un sourire acéré. Quelque chose d’irréparable va se produire, il en est sûr. Sa gorge se noue. Elle est devant lui, elle se penche. Il sent ses lèvres humides sur sa bouche. Le train s’arrête; elle sort. Claquement sec des portes qui se ferment, le train repart. Il est toujours là, assis au même endroit comme paralysé.

« Elle m’a proucké! » Cette pensée le frappe de plein fouet. Premier symptôme ou réaction nerveuse, il se met à vomir longuement sur la banquette. Une odeur fétide se répand dans le wagon en même temps que sa tête tourne de plus en plus. « Elle m’a proucké, elle m’a proucké! Pourquoi moi? » Il doit sortir de là avant de devenir fou. De nouveau le wagon s’immobilise, et il se rue sur les portes à moitié ouvertes.

Personne sur le quai. Heureusement, il doit avoir une tête abominable. Vers le fond de la station, il distingue des bancs. Il s’affale bruyamment sur le premier qu’il rencontre.

Il lui faut quelques minutes pour réaliser où il est: station Nord-Ouest. Quelle heure est-il? Une heure douze. Tout s’est déroulé si rapidement.

Les pensées se bousculent dans sa tête: « Rien à faire. Elle m’a proucké, un point c’est tout. Myriale qui m’attend! Elle doit sûrement dormir. Vais-je lui dire?… Ils vont me traquer. Ça arrive à chaque semaine, un homme ou une femme en fuite. Les agents l’ont cerné. Le fuyard doit être armé. Ils tirent, il le faut. Légitime défense. » Il regarde autour de lui. Rien. Pas un bruit, pas un murmure. Une gare déserte, et lui qui a peur.

Il se résout finalement à regagner son domicile à pied. Une demi-heure de marche à l’air frais l’aidera à mettre de l’ordre dans ses idées.

« Peut-être qu’il ne s’est rien produit, » pense-t-il. Personne ne sait vraiment à quelle transgression ou acte criminel proucker fait référence. Non, c’est faux. Quelqu’un, quelque part doit bien le savoir puisque que des gens sont éliminés, souvent de jour et en pleine rue.

« Une clause visant à vous protéger » lui avait-on dit avant de signer le contrat de travail. Un blanc légal qui donnait plein pouvoir aux autorités d’agir sans fournir d’explication si l’urgence de la situation l’exigeait. Le terme, il était venu plus tard, une fois arrivé sur place. Dans tous les lieux publics, on avait placardé cet avertissement: interdiction de proucker ou d’être proucké. La majorité l’interprétait comme un message codé l’invitant à la vigilance face à une menace invisible et silencieuse.

« Ils sont rapides, très rapides. La police n’a pas le choix d’agir vite », lui avaient assuré d’un air complice de nouveaux voisins. De qui ou de quoi parlaient-ils au juste? Ils ne le savaient pas plus que lui, mais eux se tenaient du bon côté de la Loi. De ça, ils en étaient sûrs.

Pour lui et sa femme, « proucker » ou « être proucké » n’avaient aucune importance. Les deux avaient quitté Chade, une colonie de dixième ordre pour aller travailler sur Tramaine, la seule productrice de cristaux à haute énergie de tout le secteur habité de la galaxie. Ils feraient de l’argent. Rien d’autre ne les intéressait.

Sans trop s’en rendre compte, il arrive chez lui. Une maison avec un jardin. Une petite maison avec un jardin minuscule. Une espèce de boîte carrée sur un bout de gazon. Subitement tout lui fait horreur, même le lieu où il habite.

Il entre. Tout est silencieux. Myriale doit dormir. Sur le bout des pieds, il se dirige vers la cuisine. Il va simplement prendre de l’eau, se rincer la bouche et aller se coucher.

Comme il n’a allumé aucune lumière, il doit chercher à l’aveuglette pour trouver un verre sur le comptoir. Il accroche une série de bouteilles dont une va éclater avec fracas.

— Brikit? C’est toi?

Il l’a réveillée.

— Oui, oui, tu peux te rendormir.

Il l’entend qui se lève.

— Quel raffut! Veux-tu bien me dire à…

Elle a déclenché l’interrupteur, et la lumière inonde la pièce, aveuglant Brikit un bref instant.

— Qu’est-ce qui t’arrive? Tu es blanc comme un drap.

Elle le détaille, le front soucieux, guettant une réponse. Il préfère tirer une chaise et s’asseoir. La tête entre les mains, il frotte nerveusement ses cheveux.

— Parle… Tu es malade?

À ce dernier mot, il sursaute.

— Dans le train, en revenant du travail, j’ai été… proucké.

Myriale, il la voit qui se mord les lèvres, son visage est blême. Les yeux pleins de larmes, elle balbutie: « Les salauds! Ils avaient promis de ne pas te toucher si je me taisais. »

— Qu’est-ce que tu racontes?

— Il y a trois ans. Une semaine après notre arrivée. Ils m’ont prouckée moi aussi. Tu étais parti travailler, et moi je revenais de deux quarts de travail consécutifs. Ils étaient quatre. J’étais épuisée. Je n’ai pas su réagir et je les ai laissés entrer. C’était horrible. Horrible!

Lui reviennent à la mémoire les paroles de l’inconnue du train. Inconsciemment, il les répète tout haut: « Horrible et délicieux. »

— Pourquoi tu dis ça?

Ce n’est pas une question, c’est une bombe qui explose dans les oreilles de Brikit. Il a déclenché quelque chose. Myriale l’accuse, un doigt pointé dans sa direction. Ils étaient heureux sur Chade. Elle avait accepté de tout quitter par faiblesse, parce qu’elle craignait sa réaction si elle refusait. Le contrat, le stupide contrat, elle avait hésité avant de le signer. Il lui avait dit de penser à l’argent. Une fois les poches pleines, ils trouveraient un petit coin tranquille où ils pourraient s’établir à leur compte et ne plus travailler pour une grosse entreprise qui les méprisait du haut de sa richesse et de son pouvoir. Tout ce qu’elle avait enduré, obligée de cacher, tous les jours, pour qu’il ne se doute de rien. Elle, prouckée, et maintenant lui…

Il voudrait la calmer, tenter de s’expliquer. Au moins raconter ce qui lui est arrivé ce soir. Il en est incapable. Il y a ce vide béant en lui. Non, plutôt cette chose qui s’est installée dans son organisme et dont il perçoit les mouvements, prenant petit à petit toute la place.

Effondrée, elle a enfoui son visage dans ses mains. Elle pleure… Il se lève, la prend doucement par les épaules et l’entraîne vers la chambre à coucher. Cette scène lui paraît interminable: traverser le corridor, murmurer: « Tout va s’arranger, tout va s’arranger. Ne crains rien. » Elle fait un pas, un autre, vacillante, agrippée à son bras.

Dans la chambre, il lui enlève son peignoir blanc et l’installe dans le lit. Docile, elle se laisse faire. Les somnifères sont dans le premier tiroir de la commode.

Il lui explique: « Dors… Il n’y a rien à faire pour l’instant. Demain nous chercherons ensemble une solution. » Elle prend les cachets qu’il lui tend. Il reste, le temps que les somnifères fassent effet. Quand il est certain qu’elle dort, il ferme la lumière et quitte la chambre pour le salon.

Assis dans un fauteuil, Brikit réfléchit: « Proucker … » Il réalise que le mot avait fini par prendre à son insu une charge émotive, sans doute alimentée par un souvenir d’enfance.

Ils étaient trois: ses parents et lui. À cette époque, il n’y avait pas encore de ville-coupole sur Chade. Une tour blanche et gigantesque se dressait, plantée au milieu d’un paysage volcanique à l’atmosphère irrespirable. Cinq cents étages, mille résidents par étage.

Il revoit très bien les murs sans fenêtres, les corridors infinis aux portes ouvertes ou closes, les coins obscurs et secrets où, enfant, débutaient toujours ses jeux. L’un d’eux consistait à se moquer d’un pauvre type, mineur de son état, l’unique survivant d’un accident qui lui avait arraché les trois-quarts du visage. Il s’appelait Prall.

Comme toutes les autres compagnies, celle qui opérait sur Chade n’offrait que de maigres compensations aux victimes de ce type d’incident. Prall avait dû se contenter d’une reconstruction faciale à rabais, suivie de l’ordre de retourner au travail sans délai. Voulant exprimer sa colère, le mineur avait modifié son nouveau visage déjà affreux pour en amplifier la laideur et l’aspect robotique.

Ce masque, où le métal rongeait la chair, glaçait d’horreur autant qu’il fascinait les enfants de l’étage. Au fil du temps, l’homme était devenu une espèce d’épouvantail que les adultes n’hésitaient pas à brandir en cas de désobéissance: « Dors tout de suite ou monsieur Prall viendra te mordre les pieds avec ses grosses dents pointues. »

Il faut dire que Prall prenait soin d’entretenir sa légende. Il vivait seul, n’adressait la parole à personne et, s’il lui arrivait de rencontrer un de ses jeunes tortionnaires, il faisait aller ses mâchoires avec un sinistre claquement de couperet.

Sa famille habitait l’appartement voisin de Prall. Les murs, plutôt minces, laissaient passer le moindre son dont le fameux claquement quoique étouffé.

Un jour, Prall tomba malade. Aussitôt on plaça tout l’étage en quarantaine. Par le passé, des colonies entières avaient été décimées par de brusques mutations de virus, fréquentes en milieu industriel. Si dans les vingt-quatre heures un second cas se déclarait on « désinfecterait » la section avec une dose massive de radiations. Sinon, il fallait attendre le décès ou la guérison du malade. La Loi était formelle: quoi qu’il arrive, la maladie devait suivre son cours. Il n’y avait pas d’autres moyens de connaître les effets et la force du virus en présence.

Pas de vivres, aucun contact avec les autres habitants de la tour. Seulement écouter sa propre respiration en guettant l’apparition d’un symptôme quelconque. Au début, son père se rendait tous les jours au chevet de Prall, car il avait été chargé par l’étage de surveiller l’état du malade. Celui-ci résistait. Son corps du moins puisque la fièvre l’avait plongé dans un violent délire où s’entremêlaient paroles et sonores bruits de mâchoires.

Heureusement aucun autre cas n’avait été signalé. Par contre la nourriture et l’eau se faisaient de plus en plus rares. Une langueur pesante s’était abattue sur tout le monde. Son père n’avait même plus la force de franchir le corridor pour voir où en était rendu Prall. L’entendre à travers la cloison lui suffisait.

Brikit n’avait jamais oublié la scène: blotti sur le divan près de sa mère, il écoutait. Suspendu à ce battement sec qui grugeait leurs espoirs. Finalement son père avait craqué. D’un mouvement brusque celui-ci s’était levé. Dans ses yeux, une panique si pure, si absolue qu’elle avait traversé Brikit comme un poignard, lui arrachant un cri de douleur, long et plaintif.

Une réaction avait suivi. De la terreur, son père était passé à la colère. Ses poings s’étaient fermés, et une lueur mauvaise avait brillé dans son regard. Il s’était élancé dehors.

Au bout d’un moment, un rire traversa la cloison. Puis cette phrase: « Mort, il est mort. » Prall n’était plus depuis plusieurs jours. Ce qu’ils avaient entendu, ce n’était que le bruit d’une prothèse déréglée qui obéissait à la dernière impulsion reçue: claquer sous l’effet de la fièvre.

Après quelques dernières vérifications, la quarantaine fut levée, et la vie reprit son cours sur l’étage.

Cet épisode de son enfance explique sans doute le lien instinctif qu’il fait entre proucker et contagion virale. Malgré lui, il doit admettre que certains faits semblent soutenir cette impression. Dans les autres colonies, un certain laisser-aller règne. Le seul mot d’ordre est la productivité. Beaucoup de comportements limites sont tolérés en autant qu’ils ne nuisent pas au travail. Les cas problèmes voient leur contrat résilié, et la compagnie se charge de les retourner illico sur leur planète d’origine. Les colonies n’ont ni temps, ni argent à investir à traquer les indésirables et à les emprisonner.

Sur Tramaine, c’est différent. Des interventions rapides et constantes. Pas d’explications données à la population qui, de toute façon, préfère regarder ailleurs. Une police qui agit avec « proucker » et « être proucké » comme seuls actes d’accusation.

Pourtant le silence des autorités autour de la situation est facile à comprendre: prononcez le mot épidémie et vous obtenez à coup sûr la panique. Les cristaux énergétiques jouent un rôle trop important dans l’économie pour en ralentir la production même si des foyers d’infection persistent à éclore. La machine fonctionne, la situation demeure sous contrôle. Mais l’est-elle vraiment? Depuis quelques semaines, il avait cru remarquer une intensification des opérations policières.

Brikit reste ainsi un bout de temps, ruminant images et pensées. Le souffle régulier de Myriale endormie lui parvient. Lui aussi devrait aller se coucher. Il se lève de son fauteuil et va la rejoindre dans la chambre. Il prend des somnifères et s’étend à ses côtés.

***

Le lendemain, au réveil, Brikit se sent en pleine forme et légèrement euphorique. Bien sûr, ce n’est qu’un effet secondaire des somnifères; au bout d’une demi-heure, cette gaieté s’estompera. Mais il a une raison de se réjouir. En ouvrant les yeux, cette pensée l’attendait: si cela a duré des heures pour Myriale, cela veut dire qu’ils n’ont pas vécu la même chose. Donc il n’a pas été proucké, mais elle si. Il entend la trivision qui joue du salon. Son épouse a dû se réveiller avant lui.

Il la découvre assise sur le divan dans sa robe de chambre, les yeux rivés sur l’écran. Il lui parle, mais le visage renfrogné, elle refuse de desserrer les lèvres. De tout façon, il n’a pas le temps d’amorcer une discussion, le travail l’attend. Elle, il s’agit de sa journée de congé. Pour l’instant, l’important est de sauver les apparences.

C’est déjà l’après-midi et, en sortant, il constate qu’un soleil radieux règne dehors, ajoutant à sa bonne humeur. Il peine à croire que la météo prévoit un froid glacial pour la nuit. En marchant, il pense à son épouse: il lui en veut de s’être tue aussi longtemps, même pour le protéger.

À la station, il y a foule. Il réussit malgré tout à s’infiltrer dans le premier wagon qui se présente. Les passagers sont serrés les uns contre les autres, filant tous dans la même direction: le complexe industriel. S’agit-il de la cohue, de la drogue dont les effets s’évanouissent, ou de ce wagon qui lui rappelle les évènements de la veille? Mais il réalise d’un coup sa naïveté. Et si c’était lui qui avait été proucké et pas elle? Comment savoir? Il faut à tout prix qu’il la questionne en revenant. À son tour d’accuser: dans le fond qui lui dit que cette séance de « prouckage » à cinq ne s’est pas répétée depuis? Il sait bien ce qui a fait réagir Myriale hier: quand il a dit le mot « délicieux ». Ce n’était donc pas si désagréable…

Dernier arrêt: il doit descendre. De la passerelle du quai, on peut voir le complexe industriel dans son immensité délirante. Rien pour accrocher l’œil, pas de tours, hangars, machines en hauteur, un vaste horizon alignant de grandes cuves carrées, creusées à même le sol et bordées de béton. Il y en a des centaines de milliers, réparties en rangées, des cases violettes ou rouges comme un gigantesque damier. La seule chose qui rompt la monotonie de ce plat paysage, ce sont les baraquements, discrètement placés à l’extrême droite, comme une arrière-pensée.

Pour une raison qu’il ignore, on les a peints d’un blanc éclatant, presque médical. Ils sont donc toujours gris, recouverts d’une fine couche de poussières, résidus des réactions chimiques dans les cuves à cristaux.

Tarmel l’attend près de son casier. Il a déjà revêtu une partie de son scaphandre. C’est un homme dans la cinquantaine, grand, un peu grassouillet, au visage rubicond et sympathique. Leur travail étant extrêmement dangereux, une solide amitié s’est établie entre eux. Il pourrait lui raconter ce qui est arrivé. Plus tard peut-être.

Brikit commence à enfiler son scaphandre. Les pièces sont lourdes et massives. Nerveux, il éprouve de la difficulté à les assembler. Il finit par y arriver. Ne reste plus qu’à installer l’électrode et la provision d’oxygène, et les voilà prêts tous les deux à partir.

Ils montent sur le plateau de transport, une plaque anti-G qui les amène rapidement à la section assignée pour la journée. Des travailleurs ont déjà commencé: la surface de leur cuve est agitée de violents bouillonnements accompagnés de lueurs intermittentes provenant du fond. Quand la synthèse des cristaux à haute énergie est terminée, de violet, l’acide sera devenu rouge sang.

La plaque s’immobilise lentement. Tarmel se dirige vers une extrémité de la cuve, Brikit vers l’autre, face à face. Ils sautent. Le poids des scaphandres les fait couler rapidement. La chute est brève. Quatre mètres de haut, quatre de long, la cuve est un cube parfait aux parois vitrifiées et glissantes.

Pour l’instant, Brikit ne distingue pas grand-chose, à cause de la densité de la soupe chimique où ils baignent. Il déclenche la batterie qui alimente l’électrode fixée sur son dos. Tarmel doit faire la même chose dans son coin. Aussitôt, Brikit le voit devant la paroi opposée. Des éclairs d’énergie zèbrent l’espace au-dessus de sa tête, là où se trouvent les fines tiges argentées de l’électrode.

Commence un ballet familier: Tarmel qui avance, lui qui recule, un pas à gauche, deux à droite. Il faut éviter les poches d’énergie: une trop forte concentration de cristaux à un lieu précis, conditions idéales pour un « court-circuit ». La mort instantanée.

Brikit doit se concentrer pour déceler les changements de densité dans l’acide, signe que des ponts cristallins s’organisent. La zone lumineuse en haut du casque de Tarmel est son seul guide. Dès qu’une zone d’ombre masque son opposé, il amorce un mouvement jusqu’à ce qu’il retrouve l’image en clair. Il n’y a pas de règles, de coordination entre son compagnon et lui, seulement l’expérience et l’instinct. Le plus dur, c’est qu’ils ne peuvent pas communiquer par radio. Les électrodes créent un champ ionique très puissant. Impossible d’utiliser un appareil à circuits électroniques. C’est pourquoi il y a des humains dans les cuves et pas des robots.

Comme les cristaux possèdent des charges différentes, ils se repoussent, s’agglutinent, ce qui provoque des remous dans l’acide. Plus tard, des figures géométriques se forment, semblables à des flocons de neige. Elles se mettent à joncher le fond de la cuve.

Au bout de deux heures, tout est terminé. On vide la cuve, on retire les cristaux, et les ouvriers recommencent ailleurs.

Brikit se sent mieux. Le travail a presque réussi à lui faire oublier les évènements de la veille. Il a même faim. Cela veut dire que la pause est proche.

Après la deuxième cuve, ils retournent aux baraquements. La cafétéria est au sous-sol. Les murs sont nus, le mobilier de second ordre et le plancher usé depuis longtemps par la circulation des travailleurs. Des panneaux distributeurs fournissent la nourriture. C’est propre, c’est le mieux qu’on puisse en dire.

Son cabaret rempli, Brikit va s’installer dans un coin isolé. Tarmel le rejoint. Ils mangent silencieusement. Brikit va enfin se confier à son ami quand arrivent Org et Sil, les deux cabotins du département. Ils prennent la table voisine et commencent à débiter leurs âneries habituelles. « Hé! les copains, demande Org, devinez qui j’ai croisé dans le corridor, il y a cinq minutes? » Et de leur faire un clin d’œil comme si Tarmel et Brikit savaient déjà la réponse.

Tarmel hausse les épaule et répond d’une voix lasse: « Dis-moi donc qui tu as rencontré, Org. » Les deux comparses se regardent, hilares. « Le grand patron en personne, s’exclame Org. « Et vous savez quoi? » Ce petit jeu de devinettes commence à taper sérieusement sur les nerfs de Brikit. « Et vous savez quoi? répète Org. Vous auriez du voir sa tronche. Les yeux vitreux, les traits étirés. Je vous jure qu’ils ont dû proucker toute la nuit dans les hauts quartiers. » Au mot « proucker », Sil se met à caqueter sans arrêt: « Prouck! Prouck!… » L’autre poursuit: « Ces gens-là ont tout: l’argent, le luxe. Ils sont devenus blasés, c’est normal. Maintenant il leur faut des sensations inédites, des trucs inimaginables. Pas de danger qu’ils partageraient. Non, réservé aux patrons, interdit aux minables qui travaillent pour eux. Ça doit être une espèce de drogue illégale. Ils la font entrer sur Tramaine en contrebande. Ils peuvent, ils sont riches et ils se fichent des lois. C’est leur secret, leur petit vice caché. Le témoin gênant, celui qui a vu, vite il faut l’éliminer… » Et l’imbécile de continuer son discours au son des « Prouck! Prouck! » de Sil.

« Vous allez vous taire à la fin! » C’est Brikit qui a crié. Les deux idiots le regardent, les yeux écarquillés. Brikit va se jeter sur eux, mais Tarmel le retient par la manche. « Laisse tomber », lui souffle-t-il. Les deux autres se lèvent, prennent leur cabaret. Ils ont visiblement décidé d’ennuyer quelqu’un à une table plus loin.

Brikit se rassoit, furieux. Tarmel lui demande: « Tout va bien? » Il regarde ailleurs. « Oui, oui, un peu de fatigue accumulée… » Comment se confier à son compagnon maintenant? Cette boule qui lui serre l’estomac, la peur, la peur!

Des pensées affreuses l’assaillent: les gens qu’il a rencontrés aujourd’hui, il les a prouckés, contaminés. Son imagination s’emballe. Il se voit. Il parle. Son air est maladif, son teint verdâtre. Sa peau commence à boursouffler sans que personne en fasse la remarque. Des plaques de chair tombent par terre. Sa tête est devenue une masse sanguinolente d’où s’échappent malgré tout des mots, des gloussements de rire.

« Tu rêves, Brikit? » Tarmel le ramène à la réalité. « Viens, c’est l’heure », ajoute-t-il.

De retour aux cuves, l’esprit de Brikit vagabonde, mettant à plusieurs reprises leur vie en danger. Par bonheur, Tarmel s’active pour deux. La journée terminée, il ne pose aucune question, ne fait aucun reproche.

Il fait nuit noire maintenant et très froid, la météo n’avait pas menti. Brikit a l’habitude de laisser passer les premiers trains au retour. Après le travail, il a besoin d’éviter la cohue et de prendre un peu de temps tranquille pour décompresser. Le quai est ouvert, et on sent très bien la morsure du vent. Tarmel tend ses gants et sa casquette. « J’habite tout près, je n’en ai pas vraiment besoin. Toi, tu risques de prendre froid avec ta manie d’attendre », explique-t-il. Ce geste émeut Brikit, qui bredouille un vague merci. Non, il ne peut pas mêler son compagnon à cette affaire. Il ne lui dira rien.

Le quai se vide lentement. Tarmel est parti. Quand, il n’y a plus personne, Brikit embarque dans un wagon.

Il est assis et il pense à toutes sortes de fuites possibles… Demander un congé et partir pour ne plus revenir? Ils doivent posséder des moyens à l’astroport pour détecter les porteurs de virus. Tout avouer? Rien n’indique que la sentence serait différente.

Et proucker, pourquoi ce mot fantôme? Brikit sait. Parce qu’avec proucker, pas d’émotion, pas de tumulte, pas de question. Une simple chirurgie. On prélève les cellules malades puis on les détruit. Avec en prime le doute. Parce qu’il n’est sûr de rien. Est-il proucké? Oui ou non. « Indolore, incolore, inodore. » Elle avait bien raison. Elle… Il la voit, elle vient d’entrer. Il ne rêve pas, c’est bien l’inconnue d’hier qui passe à côté de lui pour s’asseoir à l’autre bout du wagon. Elle ne lui a même pas jeté un coup d’œil. Il n’est plus sûr de rien. La folle qui l’a proucké était sale, en loques. Cette fille-ci a l’air de sortir d’une soirée mondaine: une robe longue, noire et pleine de petits brillants, des gants en dentelle et un vaste chapeau, noirs eux aussi.

Il faut qu’il sache. Il se lève et part s’installer sur le banc en face d’elle. Il la dévisage avec insistance. Elle ne bronche pas. On dirait une somnambule.

Il est sûr, c’est la même: maquillée, coiffée, habillée en femme du monde, mais la même. L’effet est totalement différent et il ne peut faire autrement que la trouver très séduisante, attacher son regard à ses traits délicats, ses yeux légèrement bridés, sa bouche à la moue enfantine, suivre la courbe de ses épaules, descendre jusqu’à ses mains dont elle a retiré les gants. Ses doigts sont très fins, comme ceux d’une musicienne. Il remarque dans sa main droite une bague sur laquelle scintille la réplique d’un cristal à haute énergie. Il aurait dû s’en douter: un membre du comité de direction.

Son regard continue de descendre, et il arrive aux pieds de la fille pour constater qu’ils sont nus, rendus violacés par le froid. Folle, elle est folle. Elle a dû errer pendant des heures, marcher Dieu sait où. Le froid…

Comme elle est de petite taille, ses pieds touchent à peine le plancher. Elle se met à les balancer d’un mouvement d’abord lent, puis qui va en s’accélérant. Chaos total dans la tête de Brikit: …elle saigne… c’est interdit… elle doit souffrir… on n’a pas le droit…

Une idée émerge, qui lui donne le frisson: … elle n’a pas erré, non. Elle le cherchait et, maintenant, elle l’a trouvé.

Les pieds s’arrêtent. Ils se posent par terre. Brikit lève la tête. Elle est debout, elle le fixe, un sourire sur les lèvres, le même qu’elle avait avant de le proucker. Puis c’est le noir…

Des voix qui chuchotent. Le brouillard se dissipe lentement. La tête bourdonnante, Brikit entend: « Ne bougez pas. Restez étendu. Tout est terminé. »

Brikit regarde autour de lui. Il est dans le wagon, couché sur une banquette. Des policiers en uniforme circulent.

« Vous allez mieux, j’espère? » La question fait sursauter Brikit. L’homme qui l’a posée est en civil. C’est un vieux, les cheveux blancs, le visage sillonné de rides. Brikit veut parler mais l’homme l’a devancé: « La fille? Problème réglé. N’y pensez plus. » Ses yeux bleus fixent un instant Brikit avec intensité, semblant guetter une réaction. « Je suis en charge de l’enquête, reprend-il. Je m’appelle Littrow. J’ai peur qu’il ne vous faille me suivre au poste pour quelques petites questions. Simple formalité. »

Brikit s’assoit. Peut-être ne savent-ils pas qu’il s’agit de sa deuxième rencontre avec la fille? Une chance, il lui reste peut-être une chance de s’en sortir. Ces pensées lui donnent la force de se lever et de suivre Littrow, qui lui indique le chemin.

Dehors, il fait encore nuit. Le train a été immobilisé en rase campagne. Deux gros appareils, des transports de troupes, sont posés autour. Une opération bien montée, pense Brikit. Il comprend soudain la raison de son évanouissement: ils ont dû faire pénétrer un gaz anesthésiant à l’intérieur du wagon. C’est une de leurs techniques habituelles.

Littrow le conduit à un petit biplace. Ils s’installent à bord, puis décollent.

L’homme est souriant. Avec bonne humeur, il dit à Brikit: « J’ai vu vos papiers. Vous venez de Chade. Une petite colonie sympathique, je connais. Vous savez, au tout début, Tramaine lui ressemblait assez. Puis les cristaux sont arrivés et tout a changé… »

— La fille, interrompt Brikit, vous l’avez éliminée?

— Oui. Dès qu’un nom apparaît sur la liste, nous avons quarante-huit heures exactement pour retracer la personne. Pourquoi quarante-huit heures? Je ne pourrais vous le dire. Nous avons ordre d’éviter tout contact avec le coupable et d’utiliser des armes désintégrantes. Il ne doit rester aucune trace du corps. Vous saviez qu’il s’agissait de quelqu’un d’important?

— Non, ment Brikit.

— Une grande patronne. Mais elle a proucké. La Loi s’applique à tout le monde.

— Vous avez une idée de quoi il s’agit, proucker?

— Non, pas plus que vous. Comme tout le monde, j’ai mes théories. Saviez-vous que des gens s’adressent à nous pour dénoncer un voisin ou une connaissance? Bien entendu, nous ignorons ces informations. Nous fonctionnons uniquement avec la liste. Et vous, quelle est votre idée sur la chose?

— Moi, je préfère me mêler de mes affaires.

Littrow ricane:

—Excellente attitude.

Un silence suit que le policier finit par combler:

Proucker, un drôle de mot, vous ne trouvez pas? Je pense connaître son origine. Le groupe de protection citoyenne, le G-proc, ça vous dit quelque chose? Ça ne doit pas, vous êtes trop jeune. Des gens s’étaient regroupés pour former un corps policier. Des volontaires, rien d’officiel. Au commencement, Tramaine, c’était le far west. Ils possédaient même une prison, une rareté en colonie. Procké était le terme utilisé pour désigner ceux qui y séjournaient. Avec le temps, la prononciation a changé, le sens s’est peu à peu perdu. Il a resurgi aujourd’hui avec sa part de mystère.

— Un mot fantôme…

— Un mot fantôme? Oui, j’aime bien. Bon, nous sommes arrivés.

Brikit sursaute. Ils n’ont même pas atteint les limites de la zone administrative. Il se retourne vers Littrow pour demander une explication, mais l’autre le regarde en braquant une arme sur lui. « Nous allons au cryo-parc. J’ai quelqu’un à vous présenter. »

Lentement l’appareil atterrit sur une pelouse pleine de fleurs. « Pourquoi ici? », se demande Brikit. Il devine: l’endroit est désert, isolé. Qui aurait l’idée d’une balade nocturne parmi des cercueils en verre où reposent des hibernés?

« Descendez! », ordonne Littrow. Brikit obéit. Le parc est à peine éclairé. Un silence total y règne.

« Vous allez prendre la petite allée à gauche. » Des deux côtés du chemin de gravier où ils avancent sont alignés des « lits », larges bases en marbre surmontées de cages transparentes. Dans chacune se trouve couché un hiberné. Le corps, baignant dans une douce lumière, est vêtu d’une combinaison blanche laissant le visage découvert.

— Pensez-vous qu’ils soient heureux? demande brusquement Littrow.

— Ils sont en hibernation. Ils ne ressentent rien.

— Il y a une femme. Je ne la connais pas personnellement, mais elle vient ici tous les jours. Elle m’a déjà dit qu’il lui arrive d’entendre des mots, des noms à peine murmurés. Elle prétend que ce sont les hibernés qui nous appellent dans leur sommeil de glace. Qu’en pensez-vous?

— Je pense que cette femme est folle.

Littrow éclate de rire. « Très bien, dit-il, très bien. C’est ce que je pense moi aussi. Arrêtez-vous. »

Littrow quitte le chemin et se place près d’un cercueil. À l’intérieur, se trouve un enfant, une petite fille. « Je vous présente ma fille. Si jeune… elle n’avait que huit ans lorsque ce stupide accident l’a mortellement blessée. Un chauffard. Mais elle est ici. Depuis trente ans. Et moi, j’ai vieilli. Je me demande si elle va me reconnaître au réveil ce soir. »

— Que voulez-vous dire? demande Brikit, interloqué.

— Depuis trente ans, j’attends la cure miracle qui va me rendre ma fille. Eh bien, j’ai fini d’attendre. Hier, j’ai tout vu, la fille et toi.

Brikit se met à trembler. Littrow continue:

— Comme tout le monde, j’étais dans le noir. Pourtant, il y avait des indices. Tramaine qui, du jour au lendemain, se lance dans la fabrication de cristaux que personne n’a jamais réussi à synthétiser ailleurs. Nous, les policiers, en état d’alerte permanent et le mutisme de nos patrons sur une situation aux allures de crise majeure. Puis, petit à petit, l’image s’est précisée. Une image incroyable. Ils l’ont su. Ils savent tout. Ils se sont mis à me parler dans ma tête. Ils me faisaient des offres. Ils savaient très bien ce que je désirais. Mais j’ai résisté, et les voix se sont tues.

Brikit voudrait s’enfuir, mais l’arme est toujours braquée sur lui. Littrow, le visage empourpré, est au comble de l’excitation:

— Ils, vous savez qui, n’est-ce pas? Les êtres de cristal. Ils sont parmi nous, invisibles. Ils nous écoutent, ils nous regardent et parfois ils arrivent à toucher notre conscience. Ils m’ont dit: « Ton corps nous avons besoin de lui. Donne-le-nous le et nous guérissons ta fille. » J’ai failli accepter, mais comment être sûr qu’ils tiendraient leur promesse? Un jour, j’ai eu la preuve de leur pouvoir. À moi tout seul, j’avais réussi à coincer un proucké dans une ruelle déserte. Une cible facile. Je tire. Rien. Mon arme désintégrante ne fonctionne pas. Heureusement, j’ai toujours sur moi un révolver, une vieille pétoire à balles. Je tire, j’atteins le proucké en plein cœur. D’abord, il tombe. Puis il se relève et prend ses jambes à son cou. J’étais trop surpris pour réagir, et l’autre en a profité pour s’enfuir. C’est à partir de ce moment que j’ai formé le plan d’en capturer un. La fille du train, je l’ai repérée assez vite. Je l’ai filée, mais l’occasion ne s’est jamais présentée. Toujours un témoin gênant.

— C’est du délire! Vous cherchez à me faire peur pour que j’avoue, balbutie Brikit.

— Tu n’as rien à avouer. J’ai tout vu. J’étais tapi dans le wagon d’à côté. Vous vous pensiez seuls, n’est-ce pas? À présent, tu vas faire ce que je te dis.

Tout en le maintenant en joue, Littrow se penche. Près du sol, sur la base de marbre, une petite fente en métal est visible. Il y introduit une carte plastifiée. Dans la cage, Brikit voit le corps de la fillette éclairé par un rouge intense. Cela dure plusieurs minutes, puis tout s’éteint. Ne reste plus qu’une forme humaine baignant dans une lumière incertaine.

Lentement, un des panneaux de verre coulisse vers le bas. Littrow ordonne: « Vas-y! Proucke-la! »

Brikit plaide: « Je ne peux pas. Je ne sais pas ce que c’est. Vous vous trompez… »

— Tais-toi et obéis!

L’esprit de Brikit chavire. Les êtres de cristal. Pas un virus, non. Une entité pensante, logée en lui, prête à s’éveiller et à prendre le contrôle. Comme un somnambule, il marche vers le cercueil.

La voix de Littrow lui parvient, mais de très loin lui semble-t-il: « Ils ont fait un pacte. Le secret des cristaux à haute énergie contre quelques corps qu’ils pourraient habiter. Ils ont oublié une chose: le cristal et sa tendance à se multiplier et à prendre tout l’espace disponible… »

Brikit introduit sa tête à l’intérieur du cercueil. Que doit-il faire maintenant? Il regarde le visage de l’enfant. Ses yeux sont clos, comme si elle était plongée dans un sommeil paisible. Un geste lui vint à l’esprit, celui qui a tout déclenché. Ses lèvres se posent délicatement sur celles de la fillette. Ce baiser semble durer l’éternité.

Sans trop savoir comment, il est de nouveau dans l’allée, face à un Littrow qui exulte: « J’ai été le plus fort! Je l’ai tous déjoués. Les êtres de cristal, ils vont la prendre, et elle va se réveiller… Je veux la voir… comprenez-vous? Intacte, pas mourante et affreusement blessée. »

Brikit n’entend plus. Il n’existe plus. Il a déjà abandonné sa personne au cristal. Littrow le met en joue, il s’apprête à tirer quand un gémissement se fait entendre.

« Vous entendez? C’est elle! », s’exclame Littrow. La fillette a bougé dans le cercueil. Elle peine pour sortir. Elle y parvient, elle est debout. Elle fait un pas. Du sang, de ses yeux, de sa bouche, du sang coule. Elle trébuche et s’écroule sur le sol.

La scène a sorti Brikit de sa torpeur. Littrow se précipite vers sa fille, la prend dans ses bras. Il serre le petit corps contre le sien. Le regard tourné vers Brikit, il ne peut que répéter d’une voix hagarde: « Mais qu’est-ce que vous lui avez fait… qu’est-ce que vous lui avez fait? »

Brikit recule à pas lents. Il se détourne et se met à courir de toutes ses forces. Il sait: d’un moment à l’autre, il va entendre un grésillement, il y aura un grand éclair jaune et tout sera terminé. À sa grande surprise, il est toujours en vivant lorsqu’il atteint le bout de l’allée. « Le biplace! » pense-t-il tout à coup. Redoublant d’effort, il continue sa course en direction de l’appareil. À bout de souffle, il parvient à son but. Littrow n’a pas encore réagi, mais il ne peut s’agir que d’une question de secondes. Le cockpit est déjà ouvert. Brikit s’introduit à l’intérieur et s’installe aux commandes. Par miracle, l’appareil est prêt à décoller. Littrow, craignant des visiteurs inattendus, avait tout réglé pour un départ hâtif.

Avec un bruit de tonnerre, l’engin décolle. Pendant plusieurs minutes, il file droit devant à vitesse maximum, jusqu’à ce que Brikit reprenne son calme. « Un fou, j’ai échappé à un fou! », s’écrie-t-il à haute voix. Ce que Littrow lui a raconté? Le fruit d’un cerveau malade. Et pourtant Brikit se met à scruter ses mains posées sur les commandes comme s’il redoutait une brusque mutation. Il en vient même à souhaiter un symptôme, un signe, quelque chose. Il saurait à quoi s’en tenir. Reste Myriale. Elle peut peut-être lui apporter des réponses. Fébrilement, Brikit introduit dans l’ordinateur de bord les données qui vont le ramener chez lui.

***

Elle est partie. Il a trouvé une note laconique. Elle retourne sur Chade peu importe les conséquences. Elle le supplie d’en faire autant et de venir la rejoindre avant qu’il ne soit trop tard. Brikit vérifie leur compte bancaire: un billet a bel et bien été acheté à l’astroport. Le départ a eu lieu.

Que doit-il faire maintenant? Si Littrow a donné son signalement, il ne pourra jamais quitter la planète. Et elle, qu’a-t-elle vécu? Il n’en a toujours aucune idée. Il va fouiller dans les affaires de sa femme. Peut-être trouvera-t-il un indice.

Au fond d’une garde-robe, dissimulée derrière une valise, il tombe sur une vieille boîte à chaussures. Il l’ouvre. La première chose qu’il voit, c’est une arme à rayons, un petit modèle, mais puissant, capable de percer les matières les plus solides. Ensuite un bout de papier avec une adresse inscrite dessus. Puis ce qui intrigue le plus Brikit, une pastille de plastique faite de matière noire. En la manipulant, il constate qu’une des faces a été enduite d’une substance qui adhère à la peau. L’arme, le papier et la pastille noire sont glissés dans une des poches de son veston.

***

Il croit connaître l’adresse. C’est en marge de la zone industrielle, et il ne lui faut pas beaucoup de temps pour dénicher l’endroit. L’immeuble a deux étages et l’apparence banale d’un entrepôt. Brikit en fait le tour. Pas de fenêtres, uniquement de grandes portes de garage. L’entrée est éclairée; son arrivée ne passera pas inaperçue. Tant pis. La porte cède facilement. Il entre, traverse un court corridor qui le conduit jusqu’à une porte vitrée. Des espaces de travail, des ordinateurs, des filières, le bureau d’affaires sans aucun doute. Bien entendu, c’est verrouillé. Par contre le couloir bifurque à droite et il atteint une cage d’ascenseur dont les portes sont grandes ouvertes. L’appareil est en état de marche. « On m’attend », se surprend à penser Brikit.

Il pénètre à l’intérieur. Son doigt effleure la touche pour monter. Silencieusement les portes se ferment. Brikit sort l’arme de sa poche. Prêt à faire feu, il attend que la cage s’immobilise.

Les portes coulissent. Avec circonspection, il avance dehors. À première vue, il s’agit d’une espèce de dépôt aux murs de métal et au plafond bas. De petites caisses en bois sont amoncelées en tas un peu partout. Brikit s’apprête à en ouvrir une lorsqu’il entend le claquement des portes de l’ascenseur qui se ferment. « Quelqu’un veut monter! » Dans un coin de la salle, une masse de caisses plus imposantes lui offre une cachette. Il a tout juste le temps d’en déplacer quelques-unes pour se faire une niche que l’ascenseur est de retour. Un homme en sort, avance jusqu’à un espace dégagé vers le milieu de la salle et s’assoit par terre. Brikit en est certain, sur son front, il porte une pastille noire.

Durant les minutes qui suivent, le même manège se reproduit: quelqu’un arrive, un homme ou une femme, s’assoit sur le sol près du premier. Bientôt les arrivants forment un cercle d’une vingtaine de personnes. Tous ont une pastille noire sur le front.

Une porte vient de s’ouvrir à l’opposé de l’endroit où se cache Brikit. D’abord on distingue seulement une vague silhouette qui reste ainsi, sans bouger. Elle avance et l’image se précise. C’est une femme. Son crâne est rasé, son corps vêtu d’un collant gris très serré qui le moule parfaitement. Tranquillement, elle va occuper le centre du cercle formé par le groupe. Elle reste debout, son visage est impassible, ses yeux semblent fixer le lointain. Puis d’un geste théâtral, elle exhibe une pastille noire qu’elle tient entre le pouce et l’index. L’auditoire réagit immédiatement: murmures, faibles lamentations. La femme écarte les jambes, sa poitrine penche vers l’avant dans une pose provocante. Ses traits sont tordus par une grimace affreuse. La langue tirée, elle dépose sur son front une pastille noire. Aussitôt les hurlements commencent. De violents spasmes secouent le groupe, leur arrachant des cris inarticulés. L’acoustique aidant, ce concert prend une intensité démentielle.

Subjugué, Brikit regarde. La pastille dans sa poche, que se passerait-il si… Brikit la trouve et, prenant une bonne respiration la colle sur son front. Un éclair de douleur le frappe. Une douleur si forte qu’il doit se mordre son poing pour ne pas hurler comme les autres. Il arrache la pastille. Haletant, il contemple le petit objet noir entre ses doigts. Jamais il n’a rien éprouvé de tel: une souffrance pure, lancinante, submergeant son corps, tailladant son esprit. Il comprend maintenant leurs réactions.

Les cris se sont atténués. La femme a changé de posture. Le corps bien droit, la tête levée en direction du plafond. La rumeur s’est tue.

Une étrange béatitude est peinte sur les traits de chacun. Visiblement, ils sont tous plongés dans une transe profonde. Un bref instant, Brikit songe à poser de nouveau la pastille sur son front pour savoir ce qui se passe. Seule la crainte d’une autre expérience traumatisante le retient.

Longtemps, ils demeurent immobiles, comme figés dans leur extase commune. Enfin un homme se lève. Il chancelle un peu, retrouve l’équilibre. Comme pris de panique, il court vers l’ascenseur et s’y engouffre.

Un à un, ils s’extirpent de la transe et s’empressent de fuir les lieux de la même manière. Il ne reste bientôt plus que la femme.

Brikit est sorti de sa cachette. L’arme au poing, il marche vers elle. À quelques pas d’elle, il s’arrête. « J’ai des questions à vous poser », dit-il.

Elle ouvre les yeux, regarde Brikit et réplique avec une pointe d’ironie: « Je m’appelle Léa. Vous n’aimez pas mes séances de psychothérapie, monsieur Brikit Fan? »

Brikit est décontenancé. Elle sait son nom.

— J’ai senti votre présence pendant l’exercice. C’est un des avantages d’occuper le centre du cercle: la capacité de sonder les esprits à proximité. Eh bien, vous êtes dans de beaux draps. Ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui vous intéresse.

— Pourquoi? rétorque Brikit agressivement.

— Parce que je n’ai aucune idée si vous avez été proucké.

— Mais ce qui vient de se produire…

— N’a rien à voir avec la question qui vous obsède, coupe-t-elle. Ce que vous avez vu est une illusion. Les acteurs qui y participaient, des fantômes. La seule présence réelle, c’était la peur. L’avez-vous sentie monsieur Fan? Oui bien sûr parce que je peux voir au travers de vous. Vous êtes un fantôme, comme eux. Savoir, vous voulez savoir, mais dans le fond vous désirez seulement agripper quelque chose de solide, empêcher vos mains de fantôme de passer au travers du décor. C’est ce que je fais, je leur donne quelque chose de solide et, en prime, la douleur.

Brikit pense à Myriale. Il la voit assise en cercle parmi les autres. Toutes les tortures qu’elle a subies…

— Vous croyez que je suis une espèce de sadique, continue Léa. Que je prends plaisir au spectacle de ces gens se tortillant sous l’effet de la souffrance. Mais tous ce qu’ils ressentent lors de l’exercice, je le vis avec la même intensité. Eux, ils ne viennent qu’une fois par mois. Moi, c’est toutes les nuits que des groupes défilent ici. De plus en plus de gens ont besoin du cercle.

— C’est faux, s’exclame Brikit. Vous profitez seulement de la situation. C’est l’interdiction de proucker qui vous donne tout votre pouvoir.

— Comment vous expliquer? Le cercle sert à remplir un vide. Un vide menaçant. D’abord, ils subissent cet acte étrange: ils sont prouckés. Ensuite ils s’introduisent ailleurs à quatre ou cinq, forcent quelqu’un d’autre à porter la pastille. Ils ont proucké. Leur crime est complet, mais, au moins, ils savent. Ils découvrent aussi quelque chose qu’ils avaient oublié: qu’ils possèdent un corps. Pas le corps biologique, un autre aux terminaisons invisibles, un corps infini. Ils ont besoin du cercle. La preuve, il n’y a jamais eu de dénonciation.

— Et si moi je vous dénonçais?

— Aucune importance. La police est au courant de nos activités. Des agents sont déjà venus ici pendant le jour. Ils m’ont posé des questions, et je ne les ai jamais revus.

Brikit examine Léa. Elle n’a pas vraiment d’âge. Ses traits sont lisses et réguliers. Ceci ajouté à la nudité de son crâne, donne l’impression de contempler un masque parfait, ne trahissant aucune émotion. Tout ce qu’elle a dit, elle l’a proféré avec le plus grand calme, sans passion, et, vaguement, il la croit sincère quand elle affirme que les gens ont besoin du cercle. Un seul point demeure obscur à ses yeux:

— Je n’arrive pas à comprendre quel est votre intérêt personnel dans tout ceci.

— Ne soyez pas naïf. Je ne suis pas seule dans cette histoire. Ceux qui ont inventé la pastille veulent de l’argent. Ils ont imposé une contribution financière à tous ceux qui participent au cercle. Mais je me doute qu’ils ont d’autres intentions qu’ils n’ont pas jugé bon de me révéler. Moi, c’est différent… Quelque chose s’est produit cette nuit. Quelque chose que j’anticipais. Voyez-vous, je veux explorer, sentir mes limites jusqu’à faire craquer mon être. La douleur est simplement un bistouri, un outil de dissection. Bien sûr, au début, c’était comme une drogue. Cette surprenante découverte qu’au bout de la souffrance, il y a l’extase. Un fait connu des chamans et des mystiques. Pour moi, il y a eu d’autres découvertes, la télépathie par exemple. Mais j’étais prisonnière du cercle, incapable de retrouver seule les mêmes états ou de diriger mes capacités nouvelles… Cette nuit, j’ai brisé le cercle…

— Que voulez-vous dire?

Léa ne répond pas. La transe s’est de nouveau emparée d’elle. Au bout d’un certain temps, Brikit réalise qu’il serait vain de tenter de la sortir de son état. De toute façon, elle ignore ce qu’il veut savoir. Myriale n’a pas été prouckée. Il peut partir avec cette consolation.

***

C’est le matin. Brikit a d’abord traversé des rues désertes cherchant un endroit où se cacher. Puis une idée lui est venue. Il a gagné un grand espace public sans jamais tenter de dissimuler son visage aux caméras de surveillance. Une heure s’est écoulée et aucune intervention policière. Il prenait un risque énorme, mais il voulait vérifier sa théorie. Maintenant il en est sûr: son nom n’apparaît pas sur la liste. Littrow a dû la trafiquer afin de pouvoir le kidnapper. Ce qui expliquerait aussi pourquoi ce dernier ne s’est pas encore manifesté. Il n’a pas intérêt à attirer l’attention en se lançant à la poursuite d’un fugitif. On lui poserait trop de questions, et il pourrait se trahir.

Un moyen existe pour savoir une fois pour toute: aller à l’astroport. Si la police est à ses trousses, Brikit le saura assez vite. De toute façon, il n’a plus rien à perdre.

***

Brikit est en route vers Chade. À sa grande surprise, il a réussi à acheter un billet et à monter à bord d’un vaisseau sans attirer l’attention de la sécurité portuaire. Jusqu’à la dernière seconde, il a redouté un message annonçant l’interdiction à l’appareil de décoller. Cinq jours ont passé depuis son départ et aucun symptôme n’est apparu chez lui signalant une invasion virale ou la présence d’un être de cristal.

Il occupe une cabine minuscule: une couchette, une toute petite table de travail et une chaise. Sur un des murs, il a accès à la trivision. Des nouvelles de Tramaine lui parviennent. Suicide au cryo-parc. Un détective du nom de Littrow est retrouvé mort. Fait inusité, il a utilisé une vieille arme, un révolver, pour mettre fin à ses jours. Troubles sociaux: des gens s’affichent ouvertement dans les lieux publics avec un point noir dessiné sur le front pour protester contre l’arbitraire des opérations policières. À leur tête, une femme au prénom de Léa. Parfois il quitte sa cabine pour accéder aux espaces publics. Il s’installe dans un grand fauteuil confortable et, par un grand hublot panoramique, il plonge son regard dans l’espace interstellaire. Il réfléchit. Il pense à Prall, à comment son souvenir ne l’a jamais tout à fait quitté. Il revoit la fille du train qui avance vers lui, ou le visage désemparé de Littrow, sa fille agonisant dans ses bras. Et, présente dans tous ces instants: une peur souterraine, toujours prête à refaire surface. Quand il se calme, quand il cherche du réconfort, Brikit pense à Myriale et alors il sourit. Il retourne sur Chade, il retourne chez lui.


Première publication: Solaris 83, 1989.

Un commentaire sur “Contagion, de Michel Lamontagne

  1. Élisabeth Vonarburg

    AH, chouette texte que j’avais complètement oublié (honte !).
    Mais j’avoue avoir du mal à lire blanc sur fond noir…

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