Club de lecture – Élisabeth Vonarburg et l’œuvre d’Alice B. Sheldon : Par-delà les murs du monde

Le club de lecture de la République fait son retour !

Ce mois-ci, la Grande Dame de la science-fiction québécoise nous introduit à l’œuvre d’Alice B. Sheldon, écrivaine américaine aussi connue sous le nom de plume de James Tiptree Junior. Bien des nouvelles à découvrir!


À la toute fin des années 65, un nouvel astre apparaît dans la galaxie SF anglophone : James Tiptree Junior. Totalement inconnu et s’appliquant férocement à l’être – ne correspondant que par lettre et boîte postale, ne venant jamais aux conventions de SF –, il se met à publier des nouvelles qui lui valent bientôt des prix. On sait vite qu’il s’agit d’un pseudo, via les fragments de biographie consentis par l’auteur : grand voyageur, il travaille dans une agence gouvernementale assez secrète et, comme Cordwainer Smith, préfère ne pas mélanger sa vie littéraire et sa vie professionnelle. S’il devient vite, pour ses collègues masculins, l’homme à battre (pour les prix…), la grande vague féministe qui s’abat sur la SF à partir des années 60 le voit comme cet oiseau rare, cette merveille, un homme qui comprend, un auteur, ma foi, féministe.

C’est ainsi que je l’ai lu alors dans les traductions françaises de nouvelles publiées dans Fiction, puis en anglais, une fois rendue au Canada. Une nouvelle en particulier avait réglé l’affaire pour moi : “Women Men Don’t See’’ – les femmes que les hommes ne voient pas. Pas “invisibles”, attention (cela pourrait prêter à confusion) : elles sont là, mais les hommes ne les voient pas. Une mère et sa fille, perdues avec leur pilote (le narrateur, bon mâle ordinaire) dans une jungle d’Amérique du Sud, et qui préfèrent s’en aller avec des Aliens qui se promènent dans le coin plutôt que de rester sur cette planète-ci, avec les hommes humains. Il y avait eu d’autres textes. “The Girl Who Was Plugged in”, ancêtre du cyberpunk, où une fille bien laide contrôle à distance un parfait spécimen androïde de féminité traditionnelle (l’histoire d’amour finit mal). “A Momentary Taste of Being” : toute l’humanité, dans son mouvement frénétique vers les étoiles, n’est que le sperme cosmique d’un ovule cosmique. “Houston, Houston, Do You Read?” : des astronautes se retrouvent dans le futur où l’humanité est uniquement femelle, essaient de s’en accommoder mais ne le peuvent pas – trop agressifs – et finissent par être euthanasiés, sauf (peut-être) le narrateur, qui prend le parti des femmes. “The Last Flight of Dr. Ain” (qui a certainement inspiré le film “Les Douze Singes”), où un biologiste en amour avec la Terre-Gaïa déclenche délibérément, en voyageant autour du globe, une pandémie qui éradique l’humanité. Et tant, tant d’autres, dont seulement onze sont rassemblées dans Le Livre d’or de James Tiptree, par le regretté Pierre K. Rey. Parce que, surprise, rien d’autre des nombreux recueils de nouvelles de Tiptree n’a été traduit, sinon un texte ici et là dans des anthologies (in Histoires de Survivants, 1983; Histoires de Médecins, 1983; Histoires de mondes étranges, 1984, dans la collection La Grande Anthologie de la Science-Fiction). Et le premier roman de Tiptree, Up The Walls of The World (Par-delà les murs du monde), chez Denoël, une œuvre d’amour à mes débuts de traductrice – j’avais supplié Élisabeth Gilles, alors directrice de la collection Présence du Futur, de me le donner à traduire. Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là (1978), la nouvelle avait fini par percoler jusqu’à moi : une femme était James Tiptree Junior. Et parce que j’avais alors relu dans la foulée tous les textes que j’avais de James Tiptree Jr. et qu’il m’apparaissait maintenant évident qu’une femme les avait écrits, évident, voyons !… mais NON, je n’en avais pas eu le moindre soupçon auparavant.

Il est difficile aujourd’hui de comprendre le choc que fut cette révélation pour toute une génération de lecteurices et d’auteurices – et leurs collègues masculins. Ce n’était pas la première fois qu’une femme prenait un pseudo masculin (voir par exemple George Eliott, pour les Anglos, Georges Sand, pour les Francos) mais ça s’était vite su alors, et surtout c’était passé, pittoresquement et sécuritairement consigné dans les livres d’histoire littéraire, pas ici, pas maintenant, pas sous notre nez, m’enfin !!! Et puis Alice Bradley Sheldon n’avait pas “fait un Émil Ajar” comme Roman Gary dans les années 80, non, la démonstration assénée par ce pseudo masculin délibérément entretenu par une femme allait plus loin – ce n’était pas le même contexte qu’Ajar en France (les cécités de la mode dans un milieu littéraire français sclérosé) ; les questions posées coupaient plus profond : même si c’était aussi sur ce qui constitue la “voix” auctoriale, c’était la question de l’existence ou non d’une “écriture féminine” (avec tous les stéréotypes ambiants, aussi bien féminins que masculins), et, en déroulant le fil, outre le problème de la réception par les lecteurs-éditeurs-critiques du milieu (à l’époque massivement masculins) celle de la place des femmes dans la littérature en général et la SF en particulier.

Pour quiconque veut se faire une bonne idée de la chose – qu’on soit féministe ou non – je conseille la lecture de l’excellente biographie de Julie Phillips, The Double Life of Alice B. Sheldon, pour voir la façon dont l’évolution de la situation des femmes depuis le début du XXe siècle, et en particulier après la Seconde Guerre Mondiale, a modelé plusieurs générations d’auteurices de SF – pas seulement Alice. Cependant je suis censée parler ici de fictions – le côté socio-politico-psychologique de l’affaire Tiptree n’est pas à négliger, puisque tout passait par les textes, mais donc, justement, qu’en est-il des textes, aujourd’hui, quarante ans plus tard ?

Je les ai relus. Tous. Et ils tiennent remarquablement bien la route, à mon avis (peut-être biaisé, ce sera à vous d’en juger). Le pessimisme écologique de Sheldon quant à la survie de l’humanité en particulier, sonne encore plus horriblement juste aujourd’hui. Quant aux questions concernant l’écriture féminine ou pas, et tout le reste – telles qu’elles se posent à travers les textes – elles sont encore (hélas !) d’actualité.

Je voudrais terminer sur une nouvelle écrite par un autre alter ego d’Alice, Racoona Sheldon, qu’elle espérait peu à peu substituer à James – et qui a fourni aussi des aliments à la controverse, car les textes de Racoona, publiés en même temps que ceux de Tiptree, étaient en général moins bien reçus. Qu’ils étaient été “plus faibles” au début, le débat reste ouvert : la relation d’Alice Sheldon à sa persona masculine était extrêmement complexe, son abandon a provoqué chez elle des bouleversements personnels profonds et une persona féminine ne jouait peut-être pas le même rôle créateur essentiel pour elle. Mais “The Screwfly Solution” (1977, “Comme des mouches”), publié sous le nom de Racoona Sheldon, a gagné le Nébula de la meilleure nouvelle pour cette année-là. Et ce texte est du pur Tiptree. Dans une narration de type collage, qui alterne les points de vue des protagonistes, (lettres entre une femme et son mari), et des coupures de journaux et autres médias d’information, c’est la fin du monde : un virus rend les hommes meurtriers et ils se mettent à systématiquement massacrer les femmes, avec toutes sortes de rationalisations misogynes (par exemple de caractère religieux); quand presque toutes les femmes sont mortes, ils commencent à massacrer les garçons. Ayant perdu sa fille et son mari (l’une tuée par l’autre qui se suicide ensuite, horrifié, dans un dernier éclair de lucidité), Anne s’enfuit vers le nord – le Canada… – et découvre de quoi il s’agit, bien trop tard évidemment : des extraterrestres ont trouvé cette élégante solution biologique pour débarrasser la Terre de ses mauvaises herbes humaines, avant de pouvoir s’installer sur le terrain d’expansion convoité.

Rassurez-vous, il y a des nouvelles de Tiptree moins “Argh !”. Considérées comme mineures, elles ne sont souvent pas traduites. Certaines sont vraiment désopilantes, cependant, avec un degré d’humour absurde qui en font les égales de certains textes de Sheckley et de Dick (en passant, ne pas oublier que les années 70, c’est aussi la décennie de la Nouvelle Vague et de ses expérimentations littéraires). Ce n’est pas mal comme compagnie, Sheckley ou Dick, hein, pour une femme ?

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