Pointillé, de Claude Bolduc

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C’est en s’adonnant au rituel quotidien de la préparation du café qu’un bon matin, Claude Dupont aperçut pour la première fois de petits points noirs sur le cadre en plastique blanc de la fenêtre. Croyant d’abord à des miettes de pain grillé qui auraient pu se retrouver là, il souffla dans leur direction jusqu’à ce qu’elles eussent disparu. Cette entorse au quotidien éliminée, Claude put retourner à son café et, enfin, entreprendre du bon pied une journée qui s’avéra, pour son plus grand bonheur, sans surprise aucune.

Lorsque toutefois, au lendemain à la même heure, il trouva d’autres petits points noirs exactement semblables au même endroit, sa première réaction en fut une d’étonnement. Avait-il donc soufflé de façon à ce que les graines retombent à leur place? Jamais de la vie! Il les avait bien vu disparaître, vraisemblablement parties dans un coin plus discret de la cuisine. Alors quoi? Un coup d’œil au plafond le rassura: la peinture n’était pas en train de s’écailler, tout était impeccable. Il n’y avait pas de miettes ailleurs sur le comptoir ni rien qui ressemblât à ces curieux granules. Peu friand de mystère, Claude étira le cou au-dessus de l’évier afin d’examiner ceux-ci avec plus d’attention.

À son grand étonnement, il s’avéra que ces petits points, à peine plus gros que la mine d’un crayon, étaient pourvus de pattes. Mieux, l’une des bestioles se mouvait, oh! bien faiblement, avec d’infinitésimales enjambées, tandis que les autres demeuraient inertes. Plusieurs gisaient qui sur le dos, qui sur le côté, rondes comme des billes.

D’où diable pouvaient-elles provenir? De l’extérieur? La température étant maussade, plusieurs jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait ouvert une fenêtre. Il se trouvait bien une mince rainure sur le pourtour intérieur de la fenêtre mais, essentiellement décorative, elle ne menait nulle part. Quelques millimètres de profondeur tout au plus, supposa-t-il, mais il lui aurait fallu casser la vitre pour s’en assurer puisque celle-ci l’empêchait de se placer au-dessus de la rainure. La pointe d’un couteau, finalement, confirma sa supposition: il n’y avait guère là de profondeur. Au moment de déposer son outil sur le comptoir, il aperçut une de ces minuscules bêtes sur la lame. D’un geste sec, il la projeta dans le drain de l’évier et fit couler l’eau. Quant à ses congénères, après les avoir saisies une par une en y appuyant le bout de son doigt, Claude leur réserva le même sort. Et au cas où il y en aurait eu d’autres prêtes à se manifester, il s’empara du premier contenant qui lui tomba sous la main dans l’armoire – un détergent liquide – et en répandit dans la rainure au bas de la fenêtre. Voilà, pensa-t-il, comment l’homme s’est taillé une place dans la nature. C’était écrit. La fatalité veille sur l’ordre des choses.

Petite vermine, toute petite vermine qui ne demandait qu’à vivre. Si petites, ces créatures, par rapport à la maison que, ramenées à ses proportions à lui, il aurait sans doute été incapable de les distinguer si d’aventure elles s’étaient extraites de son propre corps en remontant les pores de sa peau. Un frisson le traversa à la pensée d’êtres aussi minuscules en train de le grignoter de l’intérieur, mais Claude retrouva bientôt son aplomb. Il n’y avait plus de bestioles dans la cuisine maintenant, et si jamais d’autres avaient projeté de s’y immiscer, elles marinaient dorénavant dans le détergent au fond de la rainure. Tout étant revenu à la normale, il ne resta plus à Claude qu’à s’occuper de la préparation du café, puis à plonger dans une journée délicieusement prévisible.

Délice qui dura jusqu’au lendemain matin, lorsqu’en posant le pied dans la cuisine, il regarda d’instinct en direction du bord de la fenêtre où, bien alignés, gisaient nombre de petits points noirs. Deux d’entre eux se traînaient misérablement, allongeant vers l’avant une seule patte à la fois comme si ce mouvement eût exigé toute l’énergie disponible. En dépit de leur taille minuscule, les bestioles déployaient un si grand effort qu’il devenait perceptible et, pendant quelques secondes, Claude se surprit à haleter à leur rythme – du moins le supposa-t-il. D’autres animalcules, déjà, avaient roulé sur le côté comme autant de réfugiés morts d’épuisement. D’autres encore cherchaient à extirper leur rondeur de la rainure au bas de la fenêtre.

Nullement ému ni le moindrement attendri, Claude ouvrit la porte de l’armoire aux produits nettoyants et en tira un liquide fleurant bon l’ammoniaque, dont il aspergea la rainure. Il disposa ensuite des créatures qui étaient à sa portée de la façon habituelle, dans le drain de l’évier, après quoi il put entreprendre dans la joie l’immuable rituel du café.

Les jours subséquents, avec de moins en moins de surprise, Claude fut confronté à de nouvelles bestioles noires au bas de la fenêtre de la cuisine qu’il s’empressait alors d’éliminer, inondant la rainure de tous les produits nettoyants qui lui tombaient sous la main. L’exercice s’imbriqua peu à peu dans sa routine, à tel point que la frustration d’origine s’en trouva réduite à un simple grognement pour la forme. C’était devenu la chose à faire le matin, après la douche, avant le café, avant le départ pour le travail, et si était arrivé un matin sans petites créatures noires sur le cadre de la fenêtre, sa routine en aurait été perturbée et il s’en serait trouvé contrarié.

Chaque matin nouveau les voyait déployer l’ultime langueur de qui s’est vidé, de qui s’est tué à la tâche afin de s’extirper de son trou. C’est ainsi qu’en plus de s’enchâsser dans le quotidien de Claude, ces insectes devinrent non seulement matière à contemplation, mais aussi matière à réflexion. N’était-ce pas un peu la vie qui quittait la maison, de la même façon qu’elle semblait quitter ces créatures dès qu’elles parvenaient enfin à la lumière? Se formait alors dans l’esprit de Claude l’image d’un minuscule parasite cherchant à fuir son hôte comme s’il n’y avait plus rien à en tirer. Tout prendre, et ensuite tout donner pour en sortir. Une existence sous le sceau de la fatalité, encore une fois. La fatalité est une chose terrible, pensa-t-il.  Comme dans une histoire de Thomas Owen.

La vue continuelle du calvaire de ces petites bêtes provoqua un jour la résurgence d’un curieux souvenir dans son esprit: un soir qu’on l’avait exceptionnellement invité à manger chez des amis, il avait abusé, trop mangé, sous le charme d’une nourriture succulente dont il n’avait pas l’habitude. Il était revenu chez lui si alourdi, la panse tellement gonflée qu’il ne s’était plus traîné qu’avec peine. Il s’était laissé tomber sur le sofa, cherchant une position moins douloureuse pour son ventre distendu. En sueur, il s’était ensuite étendu sur le côté, de trois quarts en fait, un coussin en guise de soutien sous son ventre, en se demandant si sa dernière heure n’était pas venue.

En dépit de leur comportement peu démonstratif, ces insectes étaient devenus ses animaux familiers, sa famille presque. Il leur adressait la parole au lever, avant de se rendre au travail, commentait l’actualité, les entretenait de la pluie et du beau temps. De quoi vous nourrissez-vous pour être aussi rondes? Ce n’est pas bon pour vous, au soleil comme ça. Allons donc, jamais ils ne passeront cette loi sur les jeunes contrevenants. Vous savez que si Tiger Woods était là en ce moment, il s’emparerait d’une cuiller et d’un seul élan vous propulserait loin de votre petit coin adoré?

Parfois il poussait l’audace jusqu’à leur demander d’où elles venaient même si, tout au fond, il savait bien que le mystère, à jamais, demeurerait. Nulle part ailleurs dans la maison il ne trouva jamais une de ces bestioles. C’était là que cela se passait, autour de la rainure au bas de la fenêtre de la cuisine.

Précis comme un métronome, Claude, tous les matins, mettait fin de manière abrupte à la conversation en offrant à l’évier de la cuisine sa ration de bestioles quotidienne. C’était, en quelque sorte, le signal du départ. En direction du travail pour lui, et en direction de leur destinée pour ses petites amies. Destinée, fatalité: même combat.

Un bon matin toutefois, lorsque, au sortir de la douche, Claude se dirigea vers la cafetière, il ne trouva aucun petit point noir sur le rebord de la fenêtre. La surprise fut telle que, confus, il lui fallut prendre appui sur le comptoir.

Étaient-elles donc parties pour de bon? En avait-il finalement éliminé jusqu’à la dernière? Par-delà l’idée de se retrouver soudain tout seul chez lui, il y avait celle, plus contrariante, d’une brusque cassure dans la continuité d’une routine acquise au cours des dernières semaines. Cela le laissait un peu perdu, en déséquilibre.

Puis, alors qu’il se demandait si cette rupture aurait des répercussions sérieuses sur sa façon d’aborder le quotidien, un sourd craquement parcourut l’échine de la maison, faisant tinter la vaisselle dans les armoires. Sans laisser à Claude le temps de réagir, tout s’écroula avec fracas, l’ensevelissant avec son quotidien perturbé.

Par miracle, il réussit à s’extirper des ruines en se traînant misérablement, tel un insecte écrasé qui jute un sillage de sa propre substance. Ce n’est qu’une fois rendu à la petite allée longeant la maison qu’il rendit son dernier soupir, au moment où la voisine accourait, affolée par le bruit, son inévitable tasse de café à la main, chaussée de ses éternelles pantoufles de cuir, toujours les mêmes. À cette pensée, Claude partit rassuré.