Une bonne idée, de Pascal Raud

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Elliot ne s’était jamais vraiment posé de questions. Sur quoi que ce soit. Fils cadet, il était né et avait grandi dans une famille plutôt ordinaire de banlieue aisée. Une famille sans tache, qui respectait sans faillir la norme imposée. Son père avait été un honnête pharmacien, et sa mère une dévouée mère au foyer. Adolescent, il avait choisi de devenir ingénieur, car c’était une carrière honorable, qui lui fournirait à la fois des revenus confortables et un statut plus que respectable. Il y était arrivé sans trop de difficulté, mais sans trop d’éclat non plus, afin de ne pas se démarquer des autres. Il détestait attirer l’attention.

Elliot n’avait pas non plus un physique exceptionnel: taille moyenne, carrure d’homme qui ne fait ni excès ni exercice; pas laid, un visage aux traits réguliers, mais un singulier manque d’énergie dans le menton. De caractère doux – certains auraient dit « mou » –, il était le collègue idéal, acquiesçant avec un sourire poli aux commentaires ou jugements que vous portiez devant lui, évitant habilement d’émettre une opinion personnelle. S’il était vraiment acculé à l’obligation de donner un avis, il répondait systématiquement sur le ton de la modestie la plus obséquieuse possible: « Oh, vous savez, moi, je ne connais rien là-dedans. Je ne peux pas vous dire. »

Elliot était un parfait modèle de correction incolore.

Il rencontra sa femme Éveline la troisième année après son entrée chez Bombardier, où il travaillait à la conception de pièces de moteurs d’avions. Il la demanda en mariage après un raisonnable six mois, à la condition qu’elle ne travaille pas et reste à la maison pour s’occuper de leurs futurs enfants, ce qu’elle accepta avec un enthousiasme sincère. Ils eurent rapidement une coquette maison à deux pas de chez ses parents à elle, dans un quartier résidentiel très convenable de Kingston en Ontario, un chien, une fille, puis un garçon. Une famille idéale qu’il faisait bon avoir comme voisins.

Quand il y réfléchissait, ce qui n’arrivait que rarement, Elliot se disait que sa vie lui convenait parfaitement telle qu’elle était, et que cela devait se rapprocher de ce qu’on appelait le bonheur.

Jusqu’au soir du 27 avril 2007. Alors qu’il était à Montréal pour un congrès, ce qu’il détestait plus que tout au monde – aucun hôtel ne remplaçait jamais le confort du foyer –, il assista à un événement plutôt curieux.

Elliot se promenait tranquillement sur la rue Sainte-Catherine, lorsqu’une terrible envie d’uriner le mena dans une ruelle sombre à l’écart de la circulation. Il était bien ennuyé de devoir s’exécuter en « pleine nature », mais l’idée même de tacher son pantalon dans le cas où il ne rentrerait pas assez vite à l’hôtel lui était insupportable. Réfugié entre deux énormes conteneurs, il se soulagea rapidement. Vite, refermer sa braguette. Vite, vite, réajuster son veston et sa cravate dont il avait lancé l’extrémité sur son épaule pour ne pas être gêné.

Il se préparait à sortir de sa cachette lorsqu’il vit la créature sortir par une bouche d’égout à quelques mètres de lui. De la taille d’un homme adulte, elle avait une peau luisante verdâtre et une tête… démesurée. Elle se déplaçait en produisant un son léger. Elle… cliquetait. Elliot sentit un long doigt glacé parcourir son échine. Il pria pour que la créature ne le voie pas. Il était terrifié. Il ne savait pas qu’on pouvait être terrifié à ce point-là.

La bête se dirigea vers le fond de la ruelle et passa devant lui sans lui accorder la moindre attention. Elliot vit alors plus clairement ce qu’il avait tout d’abord pris pour une difformité: la bête transportait un homme sur son dos, en le maintenant en place de ses grosses mains griffues. L’homme n’émettait aucun son, ni ne se débattait. Il était probablement déjà mort. Une chance: Elliot détestait les cris.

Arrivée tout au fond de la ruelle, la créature déposa précautionneusement l’homme à terre, sur ce qu’Elliot pensa être un voile ou une toile. Puis se redressant, comme aux aguets, elle dévoila des protubérances sur son torse. Des seins. La bête avait des seins! Et, plus étrange encore, elle portait sur le front une sorte de bijou rouge qui eut un léger éclat lorsqu’elle bougea la tête de gauche à droite, puis de droite à gauche. Elliot retenait son souffle, hypnotisé. Enfin, après ce qui lui parut être une éternité, la créature ouvrit toute grande sa gueule aux crocs acérés et commença à engouffrer l’homme. Sans prendre la peine de lui retirer ses vêtements. Elle avala la tête, puis le torse avec les bras, tout y passa, jusqu’aux pieds encore chaussés. Sans aucun bruit. Sinon ce cliquètement quasi métallique. Lorsqu’elle eut fini, moins de deux minutes après avoir entamé son… repas, elle replia la toile sur son dos (une aile! c’était une aile!), retourna vers la bouche d’égout, avec une agilité presque surhumaine, et se glissa dans l’orifice, où elle disparut aussi vite qu’elle était apparue.

Elliot n’attendit pas plus longtemps et se précipita hors de la ruelle, le diable aux trousses. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé à la porte de son hôtel. Il reprit contenance pour ne pas avoir l’air ridicule devant l’employé et monta dans sa chambre. Il n’était pas sûr de ce qu’il venait de vivre.

Le mot « meurtre » clignotait devant ses yeux. Mais en était-ce vraiment un? Après tout, il n’y avait pas de cadavre. Aller voir la police? Pour leur dire quoi? Qu’une créature non répertoriée, à sa connaissance, venait d’avaler un homme sous ses yeux dans une ruelle?

Son éducation stricte l’incitait à rejeter ce qui ne faisait pas partie des choses concevables. Il décida finalement de se taire, du moins pour le moment. Il prit une douche et se coucha tranquillement. Il s’endormit comme un bébé à la morale sauve, en laissant la télévision allumée sur les nouvelles du soir. Au milieu de la nuit, il s’éveilla en sueur. Il ne se souvenait plus de son rêve. Il n’en gardait qu’un malaise confus, une sensation d’irréalité.

Il resta éveillé jusqu’à l’aube à retourner ses idées dans tous les sens. Aux premières lueurs du jour, il retourna dans la ruelle où s’était produit l’événement et examina le sol à l’endroit où l’homme avait été dévoré. Pas une goutte de sang, ni même un cheveu ou un bout de peau. Aucune trace non plus du passage de la créature.

Lorsqu’il fut ressorti de la ruelle, encore éberlué, il s’engouffra dans une brûlerie où, en plus de commander un latté à la vanille et un croissant frais, il lut les premiers journaux du matin. Rien n’indiquait qu’il y avait eu un meurtre ou une agression étrange rue Sainte-Catherine pendant la nuit. Il rentra à l’hôtel après avoir acheté de la nourriture dans un fast-food, puis téléphona au responsable du colloque pour lui indiquer qu’il était souffrant et se décommander des tables rondes de la journée. Il alluma la télévision, choisit une chaîne d’information et passa le reste de la journée à la regarder, comme hypnotisé. En début de soirée, il réalisa que personne d’autre que lui ne savait ce qui s’était passé. Il ne restait rien dans cette ruelle qui pût faire penser à un événement grave. Elliot fut conforté dans sa résolution de ne rien dire à la police: il ne voulait ni ennuis ni soupçons sur sa santé mentale. Pourquoi attirer l’attention inutilement? Il en était là de ses réflexions, satisfait par sa décision, lorsque le sommeil, enfin, le gagna.

Pour la première fois depuis très longtemps (probablement depuis les premiers mois de leur mariage), il rêva de sa femme, Éveline. Celle-ci lui parlait, mais il n’entendait pas ce qu’elle lui disait, sa voix lui parvenait comme s’il avait la tête sous l’eau. Elle se tenait dans la cuisine de leur maison préfabriquée, qu’ils avaient faite construire à la naissance de leur aînée. Éveline portait son joli tablier de cuisine à motif de marguerites, et semblait avoir cuisiné, à en juger par l’incroyable désordre qui se présentait sous ses yeux: d’innombrables casseroles et marmites s’empilaient sur le comptoir central, et des traces de sauce, de sang et de gras maculaient la surface du poêle. Sa femme cadençait ses paroles à coups de cuillère de bois sur l’évier. Voyant qu’elle ne se faisait pas comprendre, elle alla vers le frigo, en sortit un paquet bien enveloppé dans un torchon humide et le posa sur le plan de travail. Elle déplia le torchon et saisit à pleine main la tête d’Elliot qui y était enveloppée, puis la brandit comme un trophée. Éberlué, et vaguement inquiet, Elliot recula vers la sortie, mais ne rencontra que le mur. La porte avait disparu. Éveline avançait sur Elliot, l’air menaçant. Ses cheveux virèrent au rouge sang, sa peau se couvrit d’une substance luisante. Sa bouche s’étira en un sourire maniaque. Elle s’élargit, et s’élargit encore, au point d’occuper tout son visage. Ses yeux n’étaient plus que deux fentes noires. Éveline était si près maintenant! Elle lui parla, du moins il pensa qu’elle lui parlait, mais il n’entendit rien d’autre qu’un horrible cliquètement métallique…

Elliot s’éveilla en sursaut.

Il n’avait jamais fait ce genre de cauchemar auparavant. Il en gardait un léger malaise. Était-ce le cheeseburger géant qu’il avait englouti au souper ? Après réflexion, il se dit que la scène à laquelle il avait assisté y était aussi pour quelque chose. Il était un peu en colère. Pourquoi une telle mésaventure lui arrivait-elle, à lui? Il passait une deuxième mauvaise nuit, et tout ça à cause d’une idiote créature affamée qui avait eu l’indélicatesse de se nourrir devant lui. Il eut envie d’appeler sa femme, puis décida de ne pas l’ennuyer avec si peu. Il resta allongé, scrutant le plafond de la chambre, sans savoir que penser de toute cette histoire et de son cauchemar. Éveline disait toujours qu’il y avait nécessairement du bon dans toute chose, qu’il n’y avait jamais de hasard. L’esprit cartésien d’Elliot l’amenait à être en parfait accord avec cela. Il devait forcément y avoir quelque chose de positif et d’utile à tirer de tout ceci. C’était obligé: il lui fallait un sens.

Au petit matin, après s’être tourné et retourné en vain dans son lit à la recherche du sommeil, il refit le même circuit que la veille: ruelle, café, latté à la vanille et croissant, journaux du matin, etc. Toujours rien. Il décida de faire une courte promenade pour se dégourdir les idées avant de se rendre au colloque. Il repassa devant le fast-food de la veille, où il ne mettrait plus les pieds, car il soupçonnait la viande de ne pas y être fraîche. Il dépassa le sex-shop attenant, puis flâna devant la vitrine d’une boutique d’articles de cuisine. Là, entre une mandoline high-tech et un hachoir à fines herbes nouvelle génération, il y avait de mignons coquetiers en forme de fusées, des couteaux à viande très effilés et des plats en inox très design. Il passa quelques minutes à rêvasser devant ces objets au profil parfait, tout en repensant à son rêve. C’est alors que l’évidence le frappa.

*

Plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’Elliot ait le courage d’aller proposer les plans de son invention. Lorsqu’il fut sûr de son brevet, il démissionna de Bombardier. Il leur évita ainsi d’avoir à le licencier en cette période de crise. Il était si fier de sa création, fruit de son expertise technique comme ingénieur; mais surtout il était merveilleusement heureux d’avoir su tirer le meilleur parti de la situation, comme il l’avait toujours fait. Sa femme était elle aussi gonflée d’orgueil à l’idée que son mari ait pu inventer cet outil si utile à la ménagère.

Imaginez! Le « broyeur à déchets de cuisine », qu’il avait baptisé avec une pointe d’humour « Le Prédateur », intégrait sur le côté un compartiment dans lequel on fixait un sac à ordures petit format: lorsque le déchet était broyé, il tombait directement dans le sac, sans aucune tache ni aucune saleté, tout en économisant du volume du fait du broyage. Facile à démonter et à nettoyer – les lames et parties en titane permettant une utilisation quotidienne –, il se rangeait aisément même dans une petite cuisine grâce à son format compact. En plus, contrairement aux broyeurs et autres mixeurs habituels, il était parfaitement silencieux, mis à part un léger cliquetis. La touche finale avait achevé de séduire l’entreprise: le couvercle qui s’arrimait au socle se déclinait en plusieurs couleurs, mais, surtout, on pouvait ajuster sur l’entrée du broyeur un embout représentant la tête de son animal préféré, la « gueule » ouverte, prête à avaler les déchets. Pour cette invention, Elliot avait même eu droit à un petit article dans le quotidien local, dans la section « Initiatives de chez nous ». Il l’avait découpé et mis dans un joli cadre métallisé – rien de trop voyant –, qui trônait désormais dans la cuisine, au-dessus du comptoir.

Lorsque Éveline lui avait demandé comment il avait eu cette idée, Elliot lui avait répondu avec une tendresse inhabituelle et presque gênante qu’elle avait toujours été sa source d’inspiration. Éveline avait rosi de plaisir et soupiré d’aise, tandis qu’elle lui préparait ses biscuits préférés – beurre d’arachide et pépites de chocolat.

En ce charmant dimanche matin d’été, alors que le soleil entrait à flots par les fenêtres de la cuisine, ses chauds et éclatants rayons mettant en valeur la silhouette d’Éveline dans son joli tablier à motif de marguerites et teintant ses cheveux d’une inhabituelle nuance rouge sang, Elliot eut la certitude qu’il ne s’était jamais trompé.

Il était heureux, et c’était parfait ainsi.


Première publication: Solaris 179, 2011