La chaise berçante, de David Dorais

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Depuis que le grand-père est mort, sa chaise berçante fait partie, non pas des meubles de la maison, mais de la maison elle-même. Placée à la jonction du salon et de la cuisine, elle semble avoir toujours été là. D’aussi loin qu’on se souvienne, le grand-père s’y balançait, à tel point que les patins ont fini par creuser des sillons dans le plancher. Bien qu’elle puisse osciller, elle paraît en même temps inamovible. Jamais on ne la change de place. On la contourne, voilà tout.

On ne s’y assoit jamais non plus. Pourquoi? Difficile de le savoir. Les raisons sont enfouies dans l’esprit de chacun. Peut-être par respect pour l’aïeul, à qui l’on considère que le fauteuil continue d’appartenir? Peut-être par dédain pour ce siège peu confortable et passé de mode? Ou peut-être à cause d’un malaise que l’on ressent quand on la frôle, une sorte de peur qui fait faire un léger détour quand on circule à côté? On s’écarte de quelques centimètres à peine, mais ils suffisent pour tenir à distance l’impression désagréable qui émane du meuble, le mélange de crainte et de dégoût qu’il instille.

Personne ne s’assoit dans la chaise à bascule, sauf Mortimer, le petit dernier de la famille, qui est né le même jour où le grand-père est mort. Depuis qu’il sait marcher et grimper, il aime s’y installer. À intervalles répétés, il a besoin d’y retourner, comme si les bras du fauteuil étaient ceux de sa mère. Il s’y hisse, puis il se dandine pour se placer au fond, contre les barreaux, et ses pieds ne dépassent pas le bord du siège.

Chaque fois qu’il y est assis, il tombe dans une espèce de torpeur. Ses yeux se ferment et sa bouche s’entrouvre. Il est plongé dans le noir. Une lumière ne tarde pas à apparaître, un rayon qui trace un chemin. Mortimer le suit. Il se retrouve dans une pièce sombre. Un drôle d’être l’accueille avec un sourire. Il est tout nu, avec une peau sombre. Il porte des cornes. Un long bâton lui sort de la bouche, qui est entourée d’épines. Il a des griffes autour des seins. Mortimer comprend que la créature l’invite à rester avec elle. Mais le petit garçon ne voit pas de jouets dans la pièce, aucun. Seulement un lit. Mortimer veut se sauver, et en même temps l’odeur de bois sec qui règne ici lui plaît. Et puis, la créature, même si elle donne froid dans le dos, l’aime beaucoup. L’enfant devine qu’elle désire le serrer dans ses bras, même si elle n’a pas de bras. Elle a plutôt des ailes faites en draps sales et déchirés.

Quand il s’amuse dans la cour, le petit garçon pointe une fenêtre au sommet du bâtiment. Il s’agit d’une fenêtre carrée, opaque en permanence. Elle ne correspond à aucune pièce de la maison. Impossible de se rendre à cet endroit, relégué dans l’un des pignons. S’il y a un espace derrière cette vitre, il doit être minuscule et se situer au-dessus du dernier étage. Pourtant, même si l’on scrutait les plafonds (ce qui n’a jamais été fait), on ne trouverait la trace d’aucune trappe qui mènerait vers ce grenier mystérieux. Alors on l’oublie. Qui a besoin de ce lieu isolé? La vie se déroule très bien sans lui.

Depuis qu’il a commencé à former des phrases et qu’il s’est fait expliquer la mort, Mortimer dit qu’il veut mourir. Qu’il va bientôt s’en aller, qu’il ne se trouve plus dans la famille pour longtemps. On essaie de le rassurer, de lui faire comprendre que, non, les petits enfants ne meurent pas, mais il refuse d’en démordre. Une vieille tante a passé le commentaire selon lequel il avait « l’âme mal attachée ».

Lui, il continue de grimper dans la chaise berçante.


Première publication: XYZ 130, 2017.