Collaboration spéciale
J’ai lu récemment le roman récipiendaire du prix Jacques-Brossard, Celui qui reste, de Jonathan Brossard. Saint-Lieu, un petit village québécois perdu dans l’arrière-pays rimouskois. Un meurtre-suicide appréhendé sur lequel, dès le départ, pèse un doute. Le narrateur, expatrié à Montréal et devenu écrivain, revient à Saint-Lieu des années plus tard, poussé par la curiosité: un compatriote rencontré à Montréal lui a fait des révélations étonnantes sur l’affaire, il veut la tirer au clair. Le village tout entier a occulté un terrible et fantastique secret. Que je ne puis révéler évidemment, faute de gâcher le plaisir. Car plaisir il y a à lire ce récit sans surprise mais bien agencé, émouvant par endroits dans sa description des rapports entre pères et fils – qu’ils soient d’amour réciproque ou d’abus, les héritages se transmettent – et sympathique par la bonne oreille qu’il a pour le parler québécois ordinaire. La technique narrative, sans fioriture, est appropriée: le narrateur écrit – réinvente – ce qui s’est passé, sous le regard de l’Autre monstrueux. Le motif qui m’a retenue le plus, bien sûr, puisqu’il y est traité des deux manières dont on s’attend à le trouver dans un récit fantastique moderne: incompréhension et rejet, compassion et accueil. J’ai pensé un peu au statut des monstres chez Esther Rochon, ces détenteurs de secrètes merveilles…
Mais ma lecture a tourné à autre chose: je me suis de plus en plus instamment demandé pourquoi ce roman s’est vu attribuer le prix Jacques-Brossard. Question que je ne me serais pas posée en le lisant avant l’attribution du prix, évidemment, mais que je n’ai pu empêcher de colorer ma lecture – on ne lit pas seulement ce qu’il y a dans les pages d’un livre, on lit tout ce qu’il y a autour, et avec ce qu’on est. Sur ce plan, on sait, j’espère, que “l’objectivité” est un idéal vers lequel on tend sans jamais l’atteindre (à moins de le prétendre, en mentant). J’ai un biais. Pas contre le fantastique, du tout, mais pour la science-fiction. Or il est paru cette année un roman de science-fiction, Le Jeu du Démiurge, par un jeune auteur débutant, comme Jonathan Brassard, dont la narration était particulièrement habile, et même à mon avis bien plus ambitieusement périlleuse, que celle de Celui Qui Reste, de même qu’était inventive et fascinante la nature multiple et complexe des Autres rencontrés, où l’on pouvait lire aussi un rapport parents-enfants émouvant, comme dans Celui Qui Reste. Le Jeu du Démiurge était finaliste. Il n’a pas été lauréat.
À ce stade, je dois signaler, bien sûr, par souci de transparence, que le jeune auteur en question, Philippe-Aubert Côté, a participé au fil des années à mes ateliers d’écriture, et que j’ai lu une toute première version du Jeu du Démiurge – ce qui m’a surtout permis en aval d’apprécier davantage, je crois, la qualité de ce premier roman et le tour de force littéraire qu’il constitue.
J’ignore bien sûr quelles ont été les délibérations du jury. Les jurés du Grand Prix, chaque année, changent, ce qui est censé garantir la variété des choix. Il m’avait semblé ces dernières années remarquer une dérive continue vers le fantastique ou, disons, le “transgenres”, que je notais avec intérêt (en étant moi-même coupable) comme une possible évolution du milieu lui-même: il ne s’écrivait pas de science-fiction vraiment science-fictionnesque au Québec depuis un moment, bon, peut-être signe des temps et toute cette sorte de choses. Cependant, lorsqu’un véritable roman de science-fiction est en lice, d’une ambition et d’une maîtrise étonnantes chez un jeune auteur, il est écarté par les jurés du Grand Prix? J’ai été surprise, tout en sentant s’affirmer une inquiétude qui, en fait, a crû ces dernières années, et que je vais tenter d’exprimer ici.
Le roman de P.-A. Côté a reçu le prix Aurora-Boréal – décerné par les autres agents du milieu, essentiellement les lecteurs sur place au moment du congrès Boréal. Mon inquiétude – qu’on pardonne à une vieille dame de la SF québécoise de l’exprimer – c’est une possible divergence entre l’expression du milieu, dans ses productions comme dans leur validation, et l’évaluation de ces productions par les jurés choisis pour le Grand Prix, même s’il y en a toujours au moins un pour représenter les lecteurs de genres. Il y a aussi des lecteurs venant d’horizons différents – cinéaste, personnalité de théâtre, de radio… Des lecteurs plus “mundane”. Mais si “plus ordinaires” commence à vouloir dire “moins habitués aux codes de lecture des genres” et qu’un souci de diversité mais aussi de respectabilité et de possible visibilité hors-milieu fait choisir plutôt des lecteurs plus généraux que… génériques, peut-être y a-t-il un problème naissant qu’il faudrait adresser.
Nous en sommes tous d’accord: nos genres sont de la littérature. Mais nous savons que n’importe quel lecteur de littérature non genrée ne peut les aborder et en apprécier les qualités spécifiques aussi aisément que les lecteurs habitués. On ne peut nier que la lecture des genres devient de plus en plus complexe à mesure qu’on s’écarte du “réalisme”, de l’ici & maintenant. Presque tout le monde peut lire du policier, beaucoup de monde peut lire du fantastique. Lire de la SF ou de la fantasy, c’est à mon avis une autre paire de manches. Non parce qu’elles seraient supérieures, évidemment ! Mais elles sont souvent plus difficiles à décoder, demandant peu ou prou une culture préalable pour en apprécier la réussite – en particulier la science-fiction, un genre qui se construit constamment sur son héritage. Ainsi, on peut être un lecteur occasionnel de SF sans être nécessairement apte à en apprécier les productions contemporaines de pointe. Avoir lu Asimov, ou même Dune de Frank Herbert (choisissez vos propres exemples…) ne vous rend pas nécessairement apte à lire et à évaluer les thématiques et la complexité de Greg Egan, Charles Stross, ou Iain M. Banks (choisissez… idem).
On peut admirer la réussite d’auteurs comme le Français Bernard Werber, qui parviennent à ouvrir largement les questionnements les plus fondamentaux de la SF à un public non spécialisé. Et l’on peut apprécier le roman de Jonathan Brassard, dont la réussite serait un peu équivalente pour un public québécois non-adepte de fantastique. Mais jusqu’à quel point la facilité d’accès à un texte joue-t-elle comme un critère de sélection, et jusqu’à quel point le doit-elle lorqu’il s’agit de désigner un ouvrage au public en le couronnant d’un prix ? Dans les jurys ainsi diversifiés, tend-on aussi parfois à choisir ce qui, pour un lecteur plus ordinaire, ressemble davantage à la littérature à laquelle on est peut-être plus habitué ? C’est peut-être au risque de formater la production en la nivelant par quelques dénominateurs littéraires communs trompeurs, tout en effaçant l’histoire et l’évolution des genres au Québec. Pour avoir participé à cette histoire depuis le début, je le regretterais profondément.