Lamente-toi, Sagesse!, de Jean-Louis Trudel

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Pour Jean-Claude Dunyach

Sagesse avait fait couper ses mains pour son vingt-deuxième anniversaire.

Elle se souvenait encore de la longue journée passée dans un réduit fraîchement repeint, les mains enfermées dans une boîte noire lourde comme une cangue d’autrefois. Même sur Nea-Hellas, la procédure — expressément interdite sur les autres planètes de la République — demeurait une technique expérimentale qui ne pouvait être obtenue qu’en soudoyant des docteurs. À l’intérieur du boîtier, l’appareillage avait dirigé l’assaut des nanomachines tailladant l’épiderme et le derme sous-jacent, sectionnant les vaisseaux sanguins, séparant soigneusement les neurones sans les abîmer outre-mesure et grugeant enfin l’os. Elle avait passé les longues heures d’attente à lire et relire les articles traitant d’expériences antérieures avec la même technique et des prouesses à la portée des orchestrants qui avaient subi l’opération…

Sagesse secoua la tête pour disperser les souvenirs qui s’insinuaient en elle à chaque fois qu’elle enlevait ses mains. Elle releva ses manches pour exposer les larges anneaux noirs qui encerclaient ses poignets. Il lui fallait regarder de près pour distinguer au sein de la profusion de molettes et voyants lumineux la fine ligne noire équidistante des deux bords de ce qui ressemblait à un bracelet. Les doigts de sa main droite s’affairèrent, effectuèrent les réglages indispensables et enfoncèrent finalement la séquence correcte de boutons avant de déconnecter d’un coup sec sa main gauche dont la chaleur se dissipait déjà. Après avoir enfoncé son poignet gauche dans la première console, Sagesse dirigea les gestes de la main mécanique qui servait habituellement aux réparations urgentes de micro-circuits pour faire de même avec sa main droite. Lorsqu’elle eut bien ajusté ses deux mains à l’homoncule programmé d’après ses caractéristiques physiques — type sanguin, métabolisme et lymphocytes, Sagesse brancha ses deux poignets à la console de musique.

Grâce à l’interface informatique, elle pouvait faire vibrer les cœurs d’une multitude assemblée ou faire chanter un mur ou une plaine, mais chaque performance nécessitait une centaine de répétitions, et chaque décollement de ses mains endommageait infinitésimalement les connexions nerveuses de ses poignets. Un jour, ses mains ne seraient plus que des appendices gourds et malhabiles; alors, elle serait obligée de choisir entre des prothèses plus efficaces et un raboutement de fortune après la destruction des neurones détériorés par les excès de son art.

Et elle ne ferait plus jamais résonner l’air, le roc et la plaine de ses mélodies.

En y pensant, Sagesse ferma les yeux et une inspiration convulsive souleva sa poitrine. Ses lèvres articulèrent les premiers mots du récitatif qu’elle préparait pour sa prochaine prestation, comme si la prémonition qu’ils exprimaient pouvait conjurer le sort. Mais il ne suffit pas de fermer les yeux pour faire disparaître une menace et Sagesse savait que le jour venu, elle serait bien obligée de choisir. En attendant, elle restait une orchestrante et elle dépensait infailliblement autant de sueur et d’efforts pour une simple répétition que pour une véritable performance.

***

Le temps fuyait et les pierres revenaient.

Le sable coulait et les années s’effritaient.

 

Écoutez-moi, je suis le temps des roches! Lente et sans merci!

Je suis l’herbe qui pousse dans les fentes,

Je suis la poussière que le vent pousse où il veut,      

Je suis la mousse qui ronge le granit, je suis le lichen sur la glace,

Je suis l’algue bleue, je suis son respir, je suis la vie…

 

Ne vous retournez pas, le temps vous dévorera!

Je suis la montagne qui vous écrase,

Ne vous retournez pas, touchez le sommet,

Avant que je vous rattrape!

     

Le temps fuit et les années ne reviennent pas.

Les pierres s’effritent et le sable coule.

Le temps s’enfuit. Qu’attendez-vous?

***

Sur sa table de travail, le papier était une créature blanche, nue, vulnérable, prête à être enflammée par les mots qu’elle y jetterait afin de compléter l’obligato. L’art de Sagesse combinait des hologrammes dynamiques, des vents psychogènes, des réseaux de microphones, haut-parleurs et arrose-drogues s’allongeant sur des kilomètres, des collines entières de plastique mémoriel, des systèmes neuronaux à un cheveu de la conscience de soi et des ordinateurs capables de gérer une ville mais affectés à rien de plus que l’acoustique d’une performance. Pourtant, elle préférait composer les paroles de ses incantations sur ce matériau fragile dont l’antiquité la rassurait, comme s’il pouvait l’aider à rejoindre l’inconscient collectif encore plus ancien des foules qui viendraient l’écouter… Comme si écouter ne constituait pas qu’une facette mineure de la participation des masses aux performances de Sagesse.

Cela faisait si longtemps que l’art musical s’était scindé en composantes quasi-incompatibles, représentées sur Nea-Hellas par les performances d’artistes archaïsants pour de petits auditoires de tavernes, avec des instruments aussi rudimentaires que le bouzouki ou l’orgue chromosonique, et par les concerts monumentaux pour des populations entières, dirigés par des orchestrants qui n’étaient que partiellement humains. Sagesse avait reconnu que son talent était du côté des seconds, lointains descendants des premiers groupes de musiciens qui avaient accepté de devenir les adjoints de la technologie pour former un tout qui était bien plus que la somme scalaire des efforts individuels. En six mois, la jeune femme aux mains fraîchement coupées avait fait son apprentissage d’orchestrante et elle avait vite acquis une réputation garantie par des performances qui éclipsaient ses rivaux. De ses rares prestations, les amateurs revenaient vidés, essorés, mais la tête remplie de chansons semblables aux fragments d’une lamentation de l’Univers tout entier.

Les mots se déversèrent soudain et coururent d’une marge à l’autre de la feuille. Sagesse voulait chanter la tragédie du temps, de l’entropie qui gâchait tout, de l’accumulation mortelle et inévitable des poisons qui entraînait la mort des enfants au berceau comme des rois des étoiles. Au bout de quelques phrases, elle baissa les bras, fatiguée sans raison.

Quand elle se redressa, chassant sa lassitude par un violent effort de sa volonté, et tenta de reprendre dans sa main le fin cylindre du crayon, ses doigts ne se refermèrent pas.

Elle cligna des yeux. Non, c’était un rêve éveillé qui l’avait prise, ce n’était pas possible. Elle n’avait pas vu ses doigts refuser de bouger. Elle n’était pas…

Elle enfonça brutalement ses dents dans sa langue, un goût de sang emplit sa bouche et elle sut qu’elle était tout à fait réveillée. Un sourire tenta de recouvrir son désarroi et ses doigts n’obéirent pas plus à une commande renouvelée de son cerveau.

Un mouvement du bras cogna sa main contre la table et le crayon fut soudain entre ses doigts, comme si un mauvais contact avait été rétabli.

«Non…» soupira Sagesse.

***

Après avoir laissé un message pour Sathros, sans lui dire où elle fuyait, Sagesse s’était réfugiée dans une des tavernes les moins cotées de la ville, le Parmenion, dont la direction essayait d’attirer à la fois le public des archaïstes et le public des modernistes, parfois lors de la même soirée, mais ne réussissait qu’à se faire négliger par les deux. La taverne s’était rapidement méritée une réputation parfaitement médiocre et les esthètes — TechnoAèdes ou archéodistes — que Sagesse connaissait ne risquaient pas de s’y trouver.

Le lent coucher du soleil, filtré par un treillis de vignes non loin de la table de Sagesse, avait été salué par une performance de Lukas Dékaénia. Celui-ci avait tiré des accords déchirants de son bouzouki au bois patiné et des larmes avaient mouillé les coins des yeux de Sagesse. Elle aurait été portée à en accuser l’ouzo, qui la rendait invariablement triste, mais elle savait qu’elle était venue au Parmenion pour s’apitoyer sur elle-même, toute seule et sans aide.

La nuit venue, Lukas Dékaénia avait quitté la scène et Sagesse avait commandé une bouteille de retsina, oublieuse du mal de tête qu’elle aurait à bannir le lendemain matin avec une pastille. Quand la scène s’éclaira à nouveau, elle était vide et austère, car les murs de la salle avaient été dégagés pour dévoiler leur nudité toute blanche. Les tuiles immaculées du plancher et du plafond avaient été astiquées au point de paraître se refléter mutuellement, et l’œil se perdait un peu dans l’espace de blancheur ainsi révélé.

La musique commença d’abord, une mélodie complexe où les notes se pressaient et où les rythmes se succédaient, se chevauchaient, s’interrompaient ou se reprenaient. Sagesse reconnut un morceau issu des studios scolaires, dont les jeunes compositeurs se passionnaient pour les styles les plus récents venus de la Terre ou de Bueno et produisaient des œuvres qui exploitaient les limites de la résolution temporelle et du spectre auditif de l’oreille humaine. Il fallait avoir moins de vingt ans ou des additions bioniques pour distinguer l’entièreté de l’harmonie, car certaines des hautes fréquences n’étaient perçues que par les oreilles plus jeunes.

Puis les murs, le plancher et le plafond se déformèrent. Des pseudopodes d’abord informes prirent l’apparence de figures humaines, blêmes et incertaines. La musique explosa en séquences distinctes diffusées à partir de divers points de la salle et les fantômes se répandirent dans la salle, dansant et bondissant au gré des syncopations, paraissant se volatiliser et se matérialiser à volonté.

Des hologrammes, pensa d’abord Sagesse, mais des hologrammes dont les talons résonnaient en frappant le plancher. Puis un des danseurs s’arrêta devant sa table, pencha son visage peint en blanc et prit la main droite de Sagesse dans la sienne. Sagesse essaya instinctivement de retirer sa main — l’indocile, la rebelle — mais celle du danseur était bien réelle, comme l’invitation qu’elle voyait luire dans les yeux de l’homme. Elle comprit en se levant pourquoi elle avait été choisie : elle s’était vêtue de noir pour faire ressortir sa blondeur, comme avant une performance, et le contraste avec le blanc éclatant des combinaisons de la troupe était absolu.

Elle dansa et elle oublia tant qu’elle dansa.

Mais après, dans les coulisses, lorsqu’elle se fatigua d’interroger son partenaire pour savoir comment telle ou telle illusion avait été créée, elle lui demanda son nom.

«Vassili,» répondit-il en enlevant le haut de son costume. Elle fixa ses yeux sur le poignet gauche de l’homme. Un large rond de peau neuve s’y trouvait, à la naissance de la paume. Trop égayée par le vin pour se soucier des convenances, elle posa un doigt sur le raccommodage de l’épiderme.

«Et ça, qu’est-ce que c’est?

— Ça, c’est parce que j’aime faire l’amour à l’agonie, au risque de ma vie, comme toi tu aimes faire l’amour aux foules.

— Tu m’as reconnue!» accusa-t-elle.

Il revêtit une longue blouse blanche à la dernière mode, éclaboussée de taches rouges irrégulières qui avaient la teinte exacte du sang frais, du sang artériel riche en oxygène. Au lieu de répondre, il lui tendit une assiette avec des parts de gâteau au chocolat. Les autres membres de la bande de Vassili, affamés après leur performance, vinrent se servir.

«Moi, je me contente d’un baklava après un spectacle, dit-elle.

— Mais le chocolat importé de Bueno est le meilleur!» protesta une jeune femme.

Sagesse haussa les épaules, amusée malgré elle. Elle n’aurait su dire si elle était riche ou pauvre. Chaque performance de son art coûtait une fortune, même si, à chaque fois, les recettes étaient du même ordre. Hors de son art, elle avait des goûts simples.

Elle resta à bavarder, divertie malgré elle par les ambitions un peu naïves que les membres de la bande avouaient sans ambages. Ils rêvaient de pouvoir se payer un enregistrement holovisé complet de leur répertoire, qui s’adapterait aux psychocapteurs stimulant directement les centres visuels et auditifs. Leurs numéros feraient ainsi le tour des planètes habitées.

En élaborant des spectacles dont les acheteurs se délecteraient dans l’intimité de leur propre crâne, Vassili et ses compagnons se situaient aux antipodes de ses propres goûts. Elle préférait séduire les foules. Elle se défendait mal aussi d’afficher la condescendance qu’elle éprouvait : certains de ses interlocuteurs avaient dix ans de plus qu’elle mais à peine un dixième de sa célébrité ou de son expérience.

«Il faut que je rentre,» dit-elle enfin. La nuit tirait à sa fin et, si cette rencontre fortuite lui avait procuré la détente et l’oubli qu’elle espérait, il faudrait qu’elle se remette au travail dès le lendemain.

«Où sont tes gardes du corps? demanda Vassili.

— Je n’en ai pas, répondit-elle.

— Permets-moi de t’accompagner.»

Elle le considéra d’un air surpris et qui dut lui paraître offusqué car il s’empressa de se répandre en excuses. Elle ne s’était jamais inquiétée de sa sécurité dans les rues de Sybaris. En cas de coup dur, elle cachait des capsules psychogènes dans des cavités de ses bracelets : un frémissement de ses nerfs et une bouffée de gaz jaillirait en plein visage d’un assaillant. Elle portait aussi un implant dont le signal radio était suivi en permanence par une agence de sécurité dont elle louait les services. Si elle modulait le signal pour émettre un appel à l’aide en code, leurs agents interviendraient en quelques minutes.

Elle s’en voulut de sa réaction et offrit:

«Allons-nous dans la même direction? Je veux bien t’escorter chez toi.»

Il sut apprécier et la pointe et l’intention. Avec un grand sourire, il s’inclina et accepta en déclinant son adresse.

Le Parmenion se trouvait dans la nouvelle ville. Projet de la Ligue Marchande, le centre moderne de Sybaris affectait la forme d’un cône tronqué haut de trente étages, dont l’intérieur, creux, figurait un gigantesque amphithéâtre d’un kilomètre de diamètre. Construit tout d’une pièce, il comptait cinq cent mille habitants, dont le tiers jouissaient d’appartements spacieux avec un balcon plus ou moins ensoleillé. En termes géométriques, il s’agissait donc d’un tore de coupe approximativement triangulaire. En termes architecturaux, d’une arcologie à l’élégance sans rivale sur Nea-Hellas. En termes sociaux, de la forteresse de l’élite.

Vassili habitait dans le même secteur que Sagesse, sur le versant extérieur faisant face au nord. L’ensoleillement réduit de ce secteur avait pour effet de pousser les loyers au plus bas et nombre d’artistes s’y étaient installés. Sagesse, qui aurait pu se payer un des logis occupant la crête de l’arcologie, avait choisi le secteur parce que son ancien imprésario l’avait recommandé.

Ils prirent le métro constitué d’une seule rame sur une seule ligne qui se mordait la queue. La rame entière s’immobilisait toutes les minutes, ce qui correspondait à une distance de cinq cent mètres. Les ascenseurs étant espacés de cent mètres, personne ne se trouvait à plus de cinq cent mètres de marche de chez-soi.

En débarquant dans une galerie déserte, Sagesse prit le bras de Vassili:

«Je t’offre le thé de la nuit?»

Sagesse faillit se mordre la langue en entendant ces mots sortir de sa bouche. Le jeune homme à ses côtés sursauta.

«Il ne vaut certainement pas le mien,» protesta-t-il.

La musicienne ne répondit pas tout de suite. Échauffée par le vin et par la danse, elle subissait le vertige de la liberté qu’elle s’était accordée pour une nuit. Pourquoi pas? La cadence infernale des répétitions, les préparatifs qui l’absorbaient pendant des journées entières, les performances épuisantes lui laissaient rarement le temps de se laisser aller. Elle avait appris à redouter les amours de rencontres avec des hommes qui voulaient tout de suite s’immiscer dans sa vie pour ensuite s’enfuir dès qu’elle faisait mine de souhaiter se les attacher. Mais pour une nuit… Pourquoi pas? Sa bouche ne l’avait pas trahie, elle n’avait fait qu’anticiper ses désirs.

«Un danseur qui sait faire du thé? dit-elle. Je veux bien y goûter.

— Tu le dis du bout des lèvres, mais j’espère que tu chanteras bientôt un autre air… C’est par ici.»

Et ils s’engouffrèrent dans un escalier tournant dont les murs étaient couverts de proclamations politiques et de graffiti obscènes. Après avoir grimpé une trentaine de marches, Sagesse sentit sa tête tourner, emportée par le mouvement, et elle saisit la main offerte de Vassili. Mais les doigts de sa main gauche n’enregistrèrent pas tout de suite la pression timide des phalanges du jeune homme. Quand le contact de la paume moite de Vassili s’imposa à ses sens, ce fut comme si la main de son compagnon venait de se matérialiser dans la sienne.

Vassili ne comprit sans doute pas pourquoi les doigts de Sagesse se crispèrent soudain, s’imprimant dans la peau du jeune homme avec une cruauté désespérée.

Un pan de mur coulissa. Ils débouchèrent dans un corridor éclairé par des plaques-lumière. Les portes des appartements ouvraient au fond de petites niches encombrées de parapluies encore mouillés, de souliers alignés sur des étagères de rotin, de jouets oubliés ou de manteaux suspendus aux patères.

La main de Vassili s’appesantit sur l’épaule de Sagesse pour l’arrêter devant l’entrée de sa demeure. L’orchestrante entreprit de se déchausser tandis que la porte interpellait le danseur:

«Il est tard, Vassili, et tu as une répétition demain à dix heures.

— Ils m’attendront bien jusqu’à onze heures.»

En dépit de sa petite taille, l’appartement était spacieux. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression et rangé contre les murs. Des nattes de joncs recouvraient des pans du carrelage de terrazzo.

Une table basse était appuyée contre un mur. Vassili l’installa sur le plancher et un petit robot apporta aussitôt une théière.

Sagesse sourit nerveusement et s’assit en tailleur. Vassili servit le thé de la nuit dans des tasses de cristal de roche. Comme le voulait la coutume, ils n’étaient éclairés que par la lueur tremblotante d’une unique chandelle et la flammèche réagissait à chaque respir passant au-dessus de la table en se tordant comme une âme tourmentée.

Entre deux gorgées du liquide amer et brûlant, Sagesse se livra à demi-mot. Elle distinguait à peine les traits de Vassili et les frayeurs dont elle se déchargeait lui semblaient se dissoudre dans l’obscurité tel des cris se perdant dans l’immensité de la nuit. Sa tasse était presque vide quand elle lui confia que ses mains l’abandonnaient.

«Les orchestrants traditionnels s’accommodent des bracelets d’interface, dit-il doucement. Tu ne crains pas d’avoir fait le mauvais choix?

— Oh, j’ai essayé les bracelets d’interface, mais la bande passante ne suffit pas à coordonner toutes les composantes d’une véritable performance. La méthode radicale donne les meilleurs résultats: les orchestrants des autres mondes n’arrivent pas à la cheville des artistes comme moi.

— Tu n’es pas modeste… mais tu as raison, sans doute. Ta carrière aura été brève, c’est vrai, mais au moins tu en auras eu une.

— Que veux-tu dire?

— Tu étais au Parmenion, cet après-midi. Tu as entendu Lukas Dékaénia jouer, non? Un clone de Lukas Sarakina. De nos jours, les clones envahissent tous les arts de la scène. Ils ont le métier dans le sang et ils se tiennent les coudes comme c’est pas possible. Impossible de rivaliser avec eux. Peut-être que c’est ta solution qui est la bonne: on ne peut être original qu’en étant radical…»

Sagesse hocha la tête. Au lieu de reproduire les œuvres, Nea-Hellas reproduisait les créateurs. Par le fait même, c’était toute une génération de jeunes artistes qui se retrouvait exclue. Les meilleurs imprésarios s’arrachaient les contrats des clones sans jamais s’intéresser aux nouveaux comme Vassili qui essayaient de se faire une place sans bénéficier de l’image de marque de leur code génétique.

«C’est ce que j’ai toujours cru, affirma-t-elle. Pour percer, il faut tout risquer.»

Sagesse devina plus qu’elle ne vit Vassili esquisser un geste de protestation face à son arrogance. Mais il refusait de voir la terreur griffue, bavante, frénétique à peine recouverte par ce fragile orgueil. Maintenant que l’heure de payer ses succès était arrivée, Sagesse se raccrochait de toute son énergie à la certitude d’avoir au moins foulé les sommets dont elle avait toujours rêvé. Mais Vassili pensait peut-être qu’elle traduisait ainsi une satisfaction aveugle, nourrie d’illusions et de vanités mesquines. La voix de l’homme baissa d’un ton et se fit cinglante:

«Il y a deux sortes d’imbéciles: les imbéciles heureux qui se contentent de ce qu’ils ont et les imbéciles malheureux qui croient pouvoir changer le monde.

— Et toi?

— Moi, je refuse d’être un imbécile!»

Sagesse réfléchit un instant:

«Alors, si tu dis non, le monde ne me satisfait pas, mais je ne prétends pas le refaire au gré de ma fantaisie… Alors quoi, Vassili?»

Le danseur ne répondit pas tout de suite. Sagesse baissa la tête, confuse et presque honteuse, pour cacher une moue de dépit.

Dire qu’elle fuyait avec persistance ce genre de discussion depuis son vingt-deuxième anniversaire. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais réussi à s’en tirer indemne. Hors de son art, elle se pensait sotte. En coupant ses mains, elle avait cru retrancher en même temps toutes les maladresses de sa jeunesse, toutes les folles espérances et les révoltes idéales.

Ses parents vivaient encore dans une commune rurale d’Anactorion, mais ils étaient des archaïsants qui n’avaient jamais compris sa passion pour les concerts monumentaux où les participants étaient des hommes et des femmes anonymes, se fondant dans la masse pour connaître une nuit d’oubli échevelée, fiévreuse, délirante, impossible à résumer le matin venu… Pourtant, ils lui envoyaient encore leurs vœux une fois par année, le jour avant son anniversaire.

Vassili n’avait toujours rien dit. La tasse qu’il tenait rendit un son cristallin au contact de la soucoupe de porcelaine marbrée. Le son d’une tasse vide.

«Et si changer le monde était au-dessus de mes forces?» prononça-t-il d’une voix altérée.

Les yeux du danseur luisaient dans la pénombre, mais Sagesse n’arrivait pas à lire l’expression de son visage. Plus tard, elle accuserait le vin, la fatigue, le désespoir qui la taraudait comme une dent pourrie, mais le même refrain irrésistible s’insinuait entre ses pensées — Pourquoi pas? Pourquoi pas? — et elle s’entendit déclarer:

«Il reste alors des êtres humains, Vassili, dont tu peux changer la vie… au moins pour une nuit.»

Au bout d’un moment, Sagesse dénoua son foulard et en arrangea les plis soyeux sur un coin dégagé de la table devant elle. Si Vassili ne savait pas déchiffrer le message clairement exprimé par le tissu chiffonné…

Il dut saisir. En se relevant, il écarta la table du bout du pied.

«Tu es sûre? demanda-t-il en l’embrassant.

— Oui,» souffla-t-elle.

La chandelle s’éteignit et Sagesse sentit se rompre le dernier lien qui la rattachait encore aux évidences du jour précédent, quand elle n’avait pas encore vu sa main récalcitrante refuser de reprendre son crayon. Au même moment, elle sentit les bras de Vassili l’entourer et elle perdit le sentiment de la durée. Le temps cessa d’exister. La nuit l’avala et la nuit était faite de deux bouches qui se rencontraient et qui se buvaient goulûment, d’une langue qui se glissait entre des lèvres chaudes, de hanches collées au point de se confondre, de vêtements qui tombaient, d’ongles qui râclaient la peau nue en suscitant des frissons prolongés, de la toison bouclée d’une poitrine masculine chatouillant les pointes durcies de ses seins comprimés, d’une valse infiniment lente qui les entraînait vers le fond de l’appartement…

La première, elle heurta du mollet le bord du lit. Puis Vassili prit conscience de la proximité de la couchette.

«Projecteur,» murmura-t-il entre ses dents, et l’appartement réagit en l’enveloppant d’un cône de lumière. Sagesse entrevit le corps maigre, les muscles noueux et la peau olivâtre du jeune homme au moment même où apparaissait entre ses doigts un scalpel.

Sagesse n’eut même pas à retenir un cri, tant elle s’était détachée de toute son existence, assistant de très loin à la montée de chaleur dans tout son corps, heureuse d’avoir été laissée dans l’ombre par le faisceau lumineux, comme si elle n’était pas vraiment là.

Vassili avait calculé son coup de scalpel au millimètre près. Le sang de son poignet droit gicla, chaque battement de cœur expulsant un filet rouge assez mince pour leur donner le temps d’aller jusqu’au bout.

«Minimum,» jeta Vassili, et une vague luminosité se substitua à l’éclairage agressif du projecteur.

Sagesse regretta la disparition de l’obscurité. Dans la pénombre, elle distinguait à nouveau les traits de Vassili et les contours de la pièce où elle se trouvait. L’espace d’un respir, elle les détesta avec une passion venimeuse. Ils la reliaient au monde, ils la rattachaient au temps qu’elle avait cru vaincre, et elle ne voulait pas!

Un goût de fer dans la bouche. Sagesse léchait la plaie de son partenaire et elle perdait à nouveau l’équilibre. La nuit était devenue rouge, le monde devenait horizontal et Vassili était au-dessus d’elle, pressant la forme de son membre durci sur la peau veloutée de ses cuisses.

Dans le calme de l’appartement, Sagesse entendit sa propre voix articuler tout bas:

«Si tu perds du sang, ça doit faire baisser ta pression sanguine. Comment maintiens-tu ton érection?

— Oh, un simple anneau élastique suffit.»

Mais peut-être avait-elle imaginé à la fois la question et la réponse, car la langue de Vassili fouillait à nouveau sa bouche, confondant la saveur acide de leurs sueurs mêlées et la fadeur écœurante du sang frais.

Il lui caressa le sein de sa main trempée et le liquide tiède, visqueux déjà, l’excita au lieu de la dégoûter. Elle s’ouvrit et l’attira en elle…

Ce fut un peu court, tout de même.

Après, renversé sur le lit, le sang gouttant de sa blessure sur le carrelage de terrazzo, Vassili ferma les yeux et dit dans un râle:

«Usumacinta.»

Un méditech surgit de sa cachette et happa la main de Vassili, refermant ses mâchoires caoutchoutées en amont du poignet.

Redressée sur un coude, Sagesse assista à la résurrection du danseur. Le petit robot devait avoir en réserve deux ou trois litres de plasma et d’hémoglobine. À la lueur des plaques-lumière rallumées, l’orchestrante vit le visage exsangue de Vassili se colorer peu à peu.

Enfin, il battit des yeux. Le méditech libéra alors la main droite du danseur. Un gel cicatrisant recouvrait l’entaille fermée par les soins du robot. Avant de réintégrer sa niche dans le mur le plus proche, le méditech effectua une dernière injection et le stimulant permit à Vassili de recouvrer ses esprits.

Sagesse soupira. Elle avait l’impression de retrouver ses esprits en même temps que Vassili, après avoir fait l’amour dans un état second. L’éclairage sans pitié des plaques-lumière révélait les traînées de sang plus ou moins séché dont sa peau était barbouillée. Des croûtes luisantes ornaient pareillement le corps nu de Vassili.

Sagesse fit la moue : elle n’avait pas même songé à prendre des antiviraux. Pourtant, elle avait lapé le sang de Vassili sans réfléchir aux dangers qu’il pouvait lui réserver.

«C’est toujours comme ça? demanda-t-elle.

— Presque toujours, affirma le danseur d’une voix lasse. Je ne regrette rien : si tu savais…

— C’est payer trop cher quelques instants de plaisir.

— Mais tu as payé beaucoup plus cher ta carrière. Moi, je ne pourrais pas accepter comme toi de perdre graduellement l’usage de mes mains rien que pour mon art. Si je savais qu’à chaque fois, qu’à chaque performance, je perdais une partie de moi-même… Tu m’effraies!

— Et pourtant, tu t’es ouvert les veines pour faire l’amour.

— C’est un jeu, Sagesse. Je le fais pour le risque, le frisson du danger, mais je sais que le méditech est là et qu’une transfusion sanguine me ressuscitera. Et je sais aussi qu’un jour, je me fatiguerai de ce petit jeu.

— Ou tu seras mort, riposta-t-elle, mais ce n’est pas un jeu pour moi, Vassili, c’est la seule façon que j’ai de parler à des milliers de personnes que je ne rencontrerai jamais. C’est un art où je suis la meilleure, et il n’y a rien d’autre dans ma vie qui pourrait égaler ce que j’accomplis à chaque performance. Cela fait très longtemps que j’ai décidé de sacrifier mes mains…

— Mais tu doutes, maintenant.

— Non, ce qui est fait est fait, mais mes jours sont comptés. Et j’ai des regrets. Je ne peux me défaire de la conviction d’avoir gaspillé une partie du temps que j’avais. J’aurais pu faire mieux.

— Pourtant, tes performances ne représentent qu’une distraction, qu’un pur divertissement pour les spectateurs. Est-ce que ça valait la peine d’y consacrer des années de ta vie?

— Le temps des prêcheurs est passé depuis longtemps, Vassili. Ceux qui viennent à mes spectacles n’écoutent peut-être pas les paroles de mes chansons, mais ils les entendent. C’est en tant qu’artiste que j’attire ces foules. Pas en tant que moraliste. Aurais-je pu être une meilleure artiste?

— Qu’est-ce qu’une grande artiste? Celle qui a les faveurs de la foule ou celles de la critique? de ses pairs?»

Sagesse étouffa un bâillement et haussa les épaules. La réponse était évidente…

«C’est celle dont on se souvient. Celle qui apporte quelque chose de neuf. Des danseurs fantômes, par exemple…»

Une idée évidente… Elle n’aurait su dire quand cette inspiration s’était imposée à son esprit, mais l’image de formes blanches, diaphanes et tournoyantes, parcourant au son de la musique l’air au-dessus de la foule, était entrée dans sa tête pour n’en plus ressortir.

«Tu parles de nous? fit Vassili, l’air éberlué.

— Oui! Ma prochaine performance sera la dernière. Je veux en faire quelque chose de mémorable. Parce que je ne t’ai pas tout dit.

— Mais tu vas me le dire…

— Je suis véritablement la dernière, Vassili. La dernière orchestrante aux mains coupées. La technique fait peur et elle a cessé d’inspirer. Au début, elle était censé durer vingt ou trente ans, mais on ne peut pas débrancher et rebrancher impunément les axones et les dendrites. La bande passante est meilleure qu’avec les bracelets d’interface, où on se contente de simples dérivations, mais la technologie des psychocapteurs est en train de tout balayer. Et on finira bien par perfectionner les prises neuronales… Tous mes prédécesseurs ont déjà abandonné. Je suis la dernière et je veux terminer en beauté. Acceptes-tu?»

Il hocha la tête, incapable de parler. Elle lui offrait le seul cadeau qui comptait pour lui, la gloire à l’état brut, plus tangible et plus précieuse que de l’or en barres. Une fois associé à la dernière performance de Sagesse, Vassili serait courtisé par tous les imprésarios de Nea-Hellas et il aurait enfin la chance de faire valoir son talent. Il le savait et il la fixait de ses yeux écarquillés par ce qui ressemblait fort à une reconnaissance éperdue… Ou même à un amour naissant.

C’était une réponse.

Sagesse se détourna et suivit la piste de leurs vêtements épars, gisant sur le sol. Elle remonta jusqu’à la table basse, récupéra son foulard et l’étala sur la surface du meuble. Au contact de son doigt sur un liséré d’argent, le paysage fleuri qu’elle avait choisi disparut. Les options s’imprimèrent, en caractères noirs sur un fond blanc uni. Elle posa le doigt sur la commande qui transformait le foulard en vidéophone, en espérant qu’il restait assez d’énergie pour assurer la connexion. Mais elle avait porté le foulard contre sa peau tout au long de la soirée et les thermocouples incorporés avaient eu amplement le temps de recharger les piles.

«Sathros,» ordonna-t-elle.

Un écran se dessina. Sagesse approcha son visage du tissu pour que les microcams captent son image. Le visage de Sathros apparut. La résolution était médiocre, mais c’était clair qu’elle venait de tirer l’homme du lit.

«Bonjour, dit-elle, je voulais t’annoncer en primeur que j’ai décidé d’offrir ma prochaine performance dans vingt-deux jours précisément.

— Mais la publicité?

— Tu t’en occuperas. D’ailleurs, je t’attends au studio pour onze heures afin de discuter des autres préparatifs.

— D’accord. Mais qu’est-ce qui a précipité ta décision, Sagesse?

— Ce sera ma dernière performance, Sathros.»

Elle coupa la connexion avant de voir un sourire de joie malsaine éclater sur le visage de l’ancien orchestrant.

***

Dix jours avant sa dernière représentation, Sagesse emménagea dans la tour de contrôle qui se dressait au centre de son terrain de jeu de prédilection. Au sommet de la tour, une nacelle abritait les consoles et les instruments loués pour l’occasion. Il restait un coin de plancher où s’allonger. Sagesse apporta un oreiller et elle eut désormais une chambre avec vue sur le parc réservé aux grandes manifestations populaires.

C’était dans cet immense cirque naturel au nord de Sybaris que les orchestrants déployaient leur art. Au fil des ans, le relief vallonné, planté d’arbres terrestres apporté par les premiers terraformateurs, avait été transformé en un immense décor, sensible aux moindres désirs des artistes qui tiraient les ficelles dans la coulisse.

Le matin, Sagesse pouvait suivre les progrès des ouvriers qui façonnaient le parc selon ses instructions, avec l’aide de robots pour le terrassement. L’après-midi, elle se branchait sur la console de musique. Ses mains la trahissaient de plus en plus souvent, et elle passait le plus de temps possible en union avec les machines, qu’elle était encore capable de contrôler à la perfection. Les machines lui restaient fidèles…

Elle avait voulu forcer ses nerfs à servir deux maîtres, mais elle ne pouvait plus retarder l’instant du choix. Si elle essayait de se passer de ses mains de chair pour adopter des mains bioniques, elle perdrait peu à peu une partie de sa dextérité puisqu’il manquait encore aux mains bioniques la sensibilité exquise des mains de chair. Mais si elle voulait retrouver l’emploi de ses mains, elle devrait se plier à un traitement spécial pour raccorder les nerfs coupés en deux, ce qui ruinerait tous les délicats réglages lui permettant de se brancher directement sur les machines. Quel que fût le parti adopté, elle aurait à renoncer soit à la pratique de son art soit à la possibilité d’y exceller.

Mais elle n’éprouvait aucune envie de redescendre au niveau des tâcherons qui avaient opté pour la solution sécuritaire mais banale des bracelets d’interface.

Le soir, après un repas rapide, elle se rebranchait pour une répétition générale. Ce n’était qu’à ces occasions qu’elle revoyait brièvement Vassili. Il participait aux évolutions de sa bande dans les allées du vaste amphithéâtre, virevoltant, pirouettant et s’offrant en spectacle avec une énergie extravagante. Elle le suivait au moyen de ses mille yeux et il prenait des risques qui la laissait parfois bouche bée. Mais il inventait aussi des gestuelles inédites ou de nouvelles chorégraphies qui la frappaient également d’une stupeur admirative. Plus d’une fois, elle se dit qu’il aurait pu être un orchestrant s’il avait eu le don du chant.

L’improvisation était à la base de l’art des orchestrants et les danseurs l’avaient vite compris, mais il fallait quand même apprendre aux systèmes neuronaux du parc comment se comporter en présence de danseurs. Le grand cirque avait été équipé de nouveaux éléments : passerelles diaphanes qui surplomberaient la foule, bosquets et taillis qui s’ouvriraient pour laisser passer les danseurs, sentiers de terre battue défendus par des fourrés épineux. Plus d’une fois, un danseur se cogna à un arbre qui ne s’était pas écarté à temps et les filets tendus au-dessous des passerelles en rattrapèrent deux autres, qui s’étaient montrés un peu trop enthousiastes sur les surfaces à peine visibles.

Tard dans la nuit, Sagesse se disputait avec Sathros, qui trouvait farfelue l’idée de mettre en scène des danseurs.

«Les spectateurs viennent t’écouter, Sagesse! disait-il. Tous les effets spéciaux qui s’ajoutent au spectacle n’ont pour but que de concentrer l’attention sur toi. Ces numéros d’acrobates autour d’eux vont infailliblement les distraire. As-tu perdu la tête? À cause de ces danseurs, tu es même forcée de faire une place à leur musique dans ton programme.

— C’est l’effet total qui importe, répliquait-elle. Nous vendons de l’émerveillement, Sathros. Les citadins qui veulent du chant et rien d’autre peuvent aller écouter les archéodistes.»

Parfois, Vassili assistait à ces querelles. Il considérait Sathros avec une pitié à peine déguisée, qui piquait l’homme au vif. L’ancien orchestrant avait fait couper ses mains comme Sagesse, mais il avait opté pour des mains bioniques quand ses mains de chair lui avaient fait défaut. À ce prix, il était resté dans le milieu des orchestrants et Sagesse l’avait affecté aux synthétiseurs qui assuraient l’accompagnement musical quand Sagesse reprenait son souffle ou ressortait un air bien connu de son répertoire. Il s’occupait aussi des finances de Sagesse et il assistait avec horreur aux dépenses grandioses engagées par elle pour sa dernière performance.

Depuis vingt jours, le Parmenion ne voyait plus les danseurs de Vassili, ce qui avait obligé Sagesse à dédommager le Parmenion en plus de payer les cachets de la troupe de danse. La nouvelle infrastructure du parc avait également coûté cher.

«Ce n’est pas sage de dépenser autant sur une seule performance! gémissait Sathros.

— Sois tranquille. Ce sera une nuit inoubliable, et les revenus subsidiaires nous rapporteront dix fois notre mise.»

Alors, les yeux de Vassili brillaient, car les danseurs auraient des droits, infimes mais réels, sur ces revenus que Sagesse prévoyait mirobolants. Quand elle parvenait à capter le regard de son ami à ce moment, l’orchestrante se demandait si elle y décelait encore un reste d’affection et elle ne pouvait empêcher son visage de refléter ses doutes. Chaque nuit, Vassili s’employait à les dissiper, mais son ardeur redoublée prouvait seulement qu’il était sensible aux incertitudes de la jeune femme.

«Tout dépend encore du spectacle, murmurait Sathros.

— Et des artistes», ajoutait Vassili.

Le jour venu, tout était prêt et Sagesse ne pensait plus aux disputes passées. Réveillée dès le début de l’après-midi, elle avait mis à contribution ses provisions de patience en attendant le crépuscule.

Une heure avant le coucher du soleil, elle enleva son bleu de travail, le roula en boule et s’habilla de noir. Dans la pénombre, le justaucorps sombre ne se voyait pas et le reflet de sa tête renvoyé par les écrans éteints flottait au sommet d’un corps presque invisible. Durant toute la performance, Sagesse aurait des vidéocams braquées sur elle et le public avait appris à reconnaître cette touche caractéristique.

Les premiers spectateurs arrivaient. Sagesse se pencha sur un micro et demanda:

«Tout est paré?

— Quand tu voudras,» répondit Sathros, qui se trouvait avec son équipe dans une salle souterraine occupée par des batteries de synthétiseurs.

Sagesse changea de fréquence:

«Ça va?

— On attend la première note!» s’écria Vassili, caché comme les autres membres de son groupe dans une des retraites secrètes ménagées un peu partout dans le parc.

Satisfaite, Sagesse enleva ses mains. Elle dut s’y reprendre à deux fois pour enlever sa main gauche, mais elle retrouva avec plaisir les prises de la console de commande. Une impulsion nerveuse alluma les écrans placés devant elle.

Dehors, les premiers globes-lumière s’allumaient, nichés au hasard dans les branches des arbres comme des ballons échappés. Les spectateurs envahissaient tout le parc, des familles prenant place sur l’herbe pour déguster un repas sorti d’un coffre-froid, des couples d’amoureux déambulant dans les allées de sable aux phosphorescences multicolores, des amateurs cherchant avec application le meilleur endroit d’où assister à la représentation. Ils étaient venus de Sybaris mais aussi de toutes les autres villes de Nea-Hellas, et ils arrivaient encore. Sagesse se dit qu’ils rempliraient le cirque jusqu’à sa crête avant la venue de l’obscurité.

Quand le soleil se coucha tout à fait, la voix de la jeune femme résonna pour la première fois dans l’air du soir:

«La fin, c’est la fin du jour. Il n’y a plus de retour, il n’y a plus de lumière, rien que le noir, le néant, le désespoir. Et nous sommes seuls dans un désert de pierres, et il n’y a plus de retour!»

Les micros intégrés au col de son justaucorps et tapissant les parois de la nacelle captaient sa voix. Les haut-parleurs dispersés dans le cirque la diffusaient, les appareils les plus éloignés réagissant avec un instant de retard pour ne pas précéder le son arrivant du centre du parc.

L’éclat des luminaires baissa pendant qu’enflait l’accompagnement musical choisi par Sagesse. Dans le noir, il ne resta plus comme source lumineuse que la nacelle de Sagesse, illuminée de l’intérieur et flottant au-dessus des arbres du bosquet central. Des fumées tournoyantes jaillirent du sol, cachant la tour de contrôle, et le visage de Sagesse, grandi cent fois, brillant d’une opalescence laiteuse, se superposa à la forme de la tour. Des applaudissements et des ovations retentirent pour accueillir le début du spectacle.

Sathros et ses joueurs de synthés s’en donnèrent à cœur joie pendant une dizaine de minutes, tandis que Sagesse faisait danser des lucioles au-dessus des têtes de la foule, chorégraphiant en temps réel un ballet échevelé entièrement dicté par les improvisations de Sathros.

En même temps, Sagesse effectuait une ultime inspection du cirque, survolant les lieux à la rapidité de l’éclair. Un système neuronal entraîné à cette fin l’avertit d’un vol en cours. Sagesse se brancha sur les circuits de surveillance appropriés, à temps pour surprendre une figure qui profitait de l’obscurité pour soutirer son micrord à une spectatrice couchée dans l’herbe.

L’homme ne se rendit pas loin. Sagesse fit béer sous ses pieds le gazon et il atterrit dans une petite cellule tout de suite inondée de gaz anesthésiants. Un ronflement d’orgues couvrit les cris proférés par le captif avant de perdre connaissance. Le voleur ne se réveillerait qu’une fois livré à la police de Sybaris, le lendemain matin.

Revenue dans son corps, Sagesse se mit à chanter les grands succès de son répertoire. Un peu de nostalgie, d’abord… La nuit serait longue et elle tenait à se ménager. La voix de Sagesse se faisait aérienne, transportée par des milliers de minuscules haut-parleurs volants, pour parler d’amour. Elle se faisait sourde et terrible, mugissant dans les tréfonds de la terre qui tremblait, pour évoquer les peines et les chagrins de tous. Elle s’insinuait dans les cœurs de chacun en sortant des fleurs et des arbres pour murmurer des secrets délicieusement intimes, le ton à la fois naïf et caressant.

«C’était hier, chantonna-t-elle, mais hier existe encor…»

Les premiers fantômes apparurent à flanc de colline, là où des ruisselets avaient découragé les spectateurs de s’asseoir en dessinant des arabesques argentées dans l’herbe rase. Les figures blanches surgirent du sol, informes et diffuses, participant à un grouillement indistinct de silhouettes lumineuses qui s’effaçaient aussi vite qu’elles étaient apparues. Mais Sagesse chantait toujours, reprenant les chefs-d’œuvre qui avaient étendu sa renommée sur Nea-Hellas et au-delà, et chaque note conférait un peu de substance aux formes frémissantes, sans visage et sans membres, maintenant dressées un peu partout dans l’amphithéâtre naturel.

«C’était hier, reprit Sagesse, et maintenant mes souvenirs vous appartiennent…»

Les danseurs s’élancèrent. Sagesse fit jouer la musique qui guiderait leurs pas, l’agrémentant de quelques variations personnelles. Elle s’accorda un instant pour suivre leurs mouvements, tandis qu’une main mécanique plaçait une paille dans sa bouche et qu’un peu d’eau humectait enfin sa gorge asséchée.

En arrière-plan, des haut-parleurs faisaient entendre des morceaux choisis de la carrière de Sagesse, à peine audibles, incitant les spectateurs à se concentrer sur ces airs qui semblaient naître de leur propre mémoire.

Autour des spectateurs, les danseurs poursuivaient leur course lente. Des haies s’entrouvraient pour leur créer une piste qui se refermait aussitôt. Ils disparaissaient au cœur de buissons impénétrables pour ensuite apparaître au-dessus de l’assemblée, bondissant à l’unisson pour escalader un escalier invisible.

Sagesse eut un peu de mal à repérer Vassili en se servant de ses caméras. Les justaucorps et les voiles blancs gommaient les traits caractéristiques des individus. L’orchestrante dut avoir recours aux puces de signalisation que chaque danseur portait avant de pouvoir reconnaître le jeune homme.

À ce moment-là, il traversait un étang, tourbillonnant à la surface de l’eau. Si grande était sa maîtrise qu’il ne soulevait ni éclaboussures ni vagues en cabriolant sur la planche recouverte d’eau. Sagesse l’admira un instant, fut sur le point de passer à la prochaine partie du programme, puis remarqua au dernier moment un menu objet qui trouait la surface de l’étang à quatre ou cinq mètres de Vassili. Machinalement, elle figea l’image.

Elle fit rejouer la bande vidéo, ralentit le défilement des cadrages et opéra un agrandissement. Un hoquet de saisissement lui échappa quand elle reconnut au centre de l’image un petit scalpel.

Mais où était Vassili? Un instant, elle crut l’avoir perdu dans la foule. Puis ses instruments le retrouvèrent sur un banc de sable le long d’un ruisseau sinueux, où il se livrait à une danse lente et gracieuse, ses vêtements blancs étoilés de sang frais, les taches s’agrandissant à chaque fois qu’il appuyait son poignet entaillé contre son corps.

Sagesse intervint. Forçant une transition peu harmonieuse au moyen de quelques accords dissonants, elle se remit à chanter:

«Mais hier compte encore pour moi. Reviens, mon bien-aimé, je ne t’ai pas oublié. Viens à moi, je t’aime et je t’aimerai. Reviens, bien-aimé!»

C’était peut-être l’appel que Vassili attendait. Sagesse le vit s’immobiliser et tendre l’oreille. Il tournoya et s’élança vers la berge opposée. Les spectateurs les plus proches applaudirent.

Dès lors, Sagesse oublia le spectacle qu’elle avait si soigneusement préparé. Au centre du cirque, des fontaines d’euphorisants et des vents psychogènes attirèrent les masses vers ces sources de plaisirs chimiques. Des hommes et des femmes s’enlacèrent et roulèrent dans l’herbe. Là où il n’y avait ni fontaines ni vents hallucinatoires, les spectateurs partirent les chercher, libérant de vastes étendues gazonnées.

Vassili traversa la prairie désertée en semant des gouttelettes de sang sur ses pas. Derrière lui, autour de lui, Sagesse faisait surgir du sol des cactus chromés, aux épines d’acier, reliés par des guirlandes de barbelés. Devant lui, Sagesse déplaçait les buttes rocheuses et les arbres tout en braquant tous les feux de ses projecteurs sur le sol qu’il foulerait. Le sentier le conduisait sans possibilité de retour à la tour de contrôle et il dansait en s’amenant.

«Oh, Vassili…» gémit Sagesse, et toute la foule assemblée sut alors le nom de la petite figure blanche qui avançait le long du chemin brillamment illuminé, qui cessait de l’être quand Vassili avait passé, comme si un ruban lumineux l’attirait irrésistiblement vers le centre du cirque. Cachée dans sa tour, l’orchestrante ramenait à elle un fil de lumière et il y avait accroché au bout, comme un poisson à la bouche ensanglantée, la victime de l’enchanteresse.

Croyant à un tableau vivant, à une nouvelle et sublime illusion, les spectateurs l’ovationnèrent. Des hauteurs de l’amphithéâtre, ils pouvaient voir tout ce qui se passait au fond. Des images relayées par des vidéocams choisies apparaissaient aussi dans les flaques d’eau semées dans les anfractuosités d’affleurements rocheux ou dans les rideaux liquides drapés devant des ressauts ou des murs de vieilles pierres. Il suffisait d’ouvrir les yeux pour s’attacher tout de suite à ce fragment d’une histoire encore mal comprise, qui pouvait encore avoir une fin heureuse, si les deux amoureux se retrouvaient dans le refuge de la tour… ou qui pouvait se terminer moins heureusement, comme le laissaient pressentir les gouttes de sang égrenées sur les pas du danseur.

Vassili entendait les acclamations et il osait quelques pas de danse, un saut battu, une glissade… Seule Sagesse, face à face avec les gros plans du visage pâle et suant de Vassili, mesurait l’effort qu’il avait dû fournir. Elle l’encourageait silencieusement à effectuer quelques foulées de plus. Elle ne pourrait pas l’aider s’il s’écroulait maintenant, alors qu’il était tout près…

Les arbres qui gardaient la tour de Sagesse s’écartèrent et Vassili disparut dans leur ombre. Le bosquet enchanté lui ouvrit une allée royale, les troncs se pressant de chaque côté pour empêcher l’amant de leur maîtresse d’aller autrement que droit vers elle. Mais les spectateurs ne firent qu’entrevoir sa figure titubante que les brumes artificielles avalaient.

Au pied de la tour, la porte d’un ascenseur coulissa et Sagesse attendit de voir Vassili y pénétrer, puis s’affaisser sur le plancher de la cabine, avant de se débrancher des machines.

«Vassili!» cria-t-elle, quand l’ascenseur arriva au centre de la nacelle.

Le jeune danseur était encore conscient. Sagesse s’agenouilla à ses côtés et s’aperçut alors seulement qu’elle avait négligé de remettre ses mains.

Mais le sang sourdait toujours de la blessure que Vassili s’était infligée au poignet gauche.

Elle tenta d’étouffer le flot en mordant les veines à belles dents, en les compressant sous son aisselle, entre son bras et sa cuisse, entre ses deux bras, mais le sang coulait toujours et elle ne pouvait rien faire. Sans mains, elle ne pouvait ni injecter ni panser, et elle ne pouvait que chantonner des paroles consolantes que les micros captaient et répercutaient à l’extérieur sans qu’elle s’en souciât le moins du monde.

«Sagesse, murmura Vassili en esquissant un sourire avec ses lèvres exsangues.

— Attends,» l’implora-t-elle.

Elle se décida à remettre ses mains de chair, se précipitant vers le comptoir où elles étaient unies à l’homoncule de remplacement. Elle profita du bref raccordement pour convoquer l’équipe de secours postée dans un réseau souterrain parallèle, mais elle savait qu’il leur faudrait au moins cinq minutes. Puis elle entreprit de rebrancher ses vraies mains. Il y avait une trousse de premiers soins dans un tiroir de son bureau… Sans cesse, sa tête se détournait de la tâche pour voir si Vassili respirait encore.

Quand, malgré tout, Sagesse compléta la reconnexion de ses mains, elle découvrit que ses mains n’étaient plus du tout capables de bouger. Un grand silence se fit à l’intérieur de son crâne. La déconvenue était trop grande. Elle n’avait plus de mots! Sa bouche s’ouvrait sans mordre autre chose qu’un peu d’air. L’orchestrante abattit ses poings sur le plancher de béton, sans rien sentir même si elle pouvait constater de ses propres yeux les meurtrissures de sa chair.

Des larmes coulaient sur son visage quand elle revint auprès de Vassili et qu’elle découvrit qu’il ne respirait plus, au centre d’une flaque de sang qui avait cessé de grandir.

«Il est mort, il est mort, il était trop jeune pour mourir!»

Elle avait crié, oubliant tout à fait son auditoire. Elle ne pensait plus qu’à Vassili qu’elle n’avait pas sauvé. Ce fut la voix tranquille de Sathros qui l’arracha à son hébétude:

«Sagesse… j’arrive.»

La jeune femme essuya du dos de la main ses larmes. Ses mains pouvaient encore servir à cela. Son cerveau se remettait à fonctionner. Elle songea soudain qu’en se débranchant des consoles, elle avait transféré le contrôle du spectacle à Sathros. Il avait eu accès aux caméras qui enregistraient ses moindres gestes à l’intérieur de la nacelle.

Elle l’avait voulu, parce qu’elle voulait qu’il sache qu’elle avait besoin d’aide. Personne ne pourrait la blâmer d’avoir ainsi appelé au secours, mais elle avait laissé Sathros tout diriger à sa guise pendant les minutes cruciales.

Qu’avaient-ils vu à l’extérieur? Elle se posait la question avec une terreur croissante. Les fontaines d’euphorisants étaient-elles devenues des geysers et des fumerolles à la suite d’une commande malencontreuse? Les images prises par les caméras de la nacelle s’étaient-elles inscrites dans les tourbillons de vapeur, montrant les derniers moments de Vassili et révélant l’impuissance de Sagesse?

Elle craignait que oui.

L’orchestrante retira une fois de plus ses mains dorénavant inutiles. Elle revint s’asseoir devant les consoles et elle reprit le contrôle du spectacle.

Sa voix se fit à nouveau entendre, à peine modulée, brisée, atone:

«Moi, j’ai tout dépensé, j’ai tout perdu, ma fortune, mon art, même celui que j’aimais… Mais je ne me tuerai pas!»

Je ne me tuerai pas. Dans la fosse des synthés, un des artistes embauchés par Sathros souligna la petite phrase d’un fragment de mélodie, bref et pathétique.

Une impulsion nerveuse déconnecta instantanément toutes les vidéocams, tous les micros, mais Sagesse savait désormais qu’il était trop tard.

Elle retint un gémissement. La foule avait vu et, maintenant, c’était l’orchestrante elle-même qui avait trahi le fait que le drame avait été réel, et non une fiction. La foule avait compris, alors que Sagesse aurait pu la convaincre que rien de cela n’avait été vrai. Dans les ténèbres, la jeune femme secoua la tête et chuchota amèrement pour elle-même:

«Ma pauvre fille, il était bien temps d’en finir, tu n’es plus bonne à rien.»

Ses yeux étaient secs. C’était à l’intérieur qu’elle se lamentait, sur elle-même, sur Vassili, sur une innocence perdue par sa faute, assassinée, sacrifiée. Dehors, l’ambiance n’était plus à la fête, mais les spectateurs ne quittaient pas encore l’amphithéâtre.

Sagesse parcourut deux fois la circonférence du parc, scrutant les abords du cirque à l’aide de tous ses capteurs électroniques. Mais les spectateurs ne partaient pas.

Alors, elle chanta. La vie était trop courte et le temps était un maître cruel. Sa voix cassée, réduite à un filet pitoyable, invoqua les amours inachevées, la tragédie de l’entropie qui ternissait les plus beaux souvenirs, la mort qui séparait les êtres chers, l’empoisonnement au quotidien de l’intimité et de la confiance… Elle conclut qu’il était impossible pour elle de ne pas se battre jusqu’au bout, même si la mort était douce et séduisante, mais elle n’expliqua pas pourquoi.

Un grand silence régna dans les limites du cirque pendant de longues minutes quand Sagesse se tut enfin. Il n’y eut pas d’applaudissements, mais cent mille poitrines exhalèrent un profond soupir, et Sagesse se remit à chanter, retrouvant les mélodies les plus tristes de sa culture. Quand Sathros entra dans la nacelle, accompagné d’une paire d’infirmiers qui s’occupèrent du corps de Vassili, Sagesse ne tourna même pas la tête.

Cependant, les larmes qui coulèrent cette nuit-là n’étaient pas amères et, lorsque le soleil brilla à l’horizon, il restait encore quatre ou cinq mille spectateurs qui avaient connu une nuit inoubliable.

Après, Sathros vint tirer l’orchestrante de l’assoupissement. Sagesse n’avait pas bougé de son siège, la tête appuyée sur la console. Quand elle se réveilla, elle lut dans les yeux de l’homme une crainte qui la bouleversa. Alors, Sathros aussi connaissait des moments de faiblesse humaine? C’était une surprise, et de taille, pour elle qui avait cru si bien le comprendre et le manipuler.

Elle s’empressa de le rassurer:

«Ne t’inquiète pas. J’étais sérieuse, hier soir. Je ne me tuerai pas. Il faut être jeune pour vouloir mourir, mais moi j’ai toujours été vieille.

— Et Vassili?

— Quand je me suis fait couper les mains, c’était pour vivre. Quand il se tranchait les poignets, c’était pour se sentir mourir. Il aimait plus la mort que la vie.»

L’ancien orchestrant la considéra un moment, puis dit sourdement:

«Une mort héroïque, dans ce cas?

— C’était un héros, je le reconnais.

— Il t’aimait, tu sais.

— Je sais.

— Mais tu ne l’aimais pas.

— C’est vrai, admit-elle, distante.

— J’ai parlé à des distributeurs, reprit Sathros, en étrécissant les yeux. Ils sont prêts à payer le prix fort pour tous nos enregistrements. Tu avais tout à fait raison: nous allons réaliser un profit gigantesque sur cette performance.»

Sagesse haussa les épaules sans répondre. Sathros insista:

«Tu as eu ce que tu voulais, n’est-ce pas? On se souviendra de toi.

— Non, je ne voulais pas… je ne voulais pas cela!»

Mais Sagesse ne savait plus très bien ce qu’elle avait orchestré.

 

Toronto, 1991-1995


Première publication: Genèses, J’ai lu, 1996.

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