Visite au comptoir dénébolien, de Joël Champetier

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Depuis que je suis responsable d’une revue, il ne se passe guère de semaine sans que je reçoive une invitation à quelque événement artistique. Il s’agit le plus souvent de lancements de livre, de remises de prix, ou d’éditeurs qui célèbrent la nouvelle saison littéraire. À cela s’ajoutent vernissages, premières de théâtre, inauguration de symposium de sculpture. J’assiste à très peu de ces événements: j’habite à sept cents kilomètres de Montréal; de plus, avec le passage des années, je suis devenu plutôt casanier.

J’ai été cependant fort intrigué de recevoir deux invitations pour l’inauguration officielle du premier comptoir de vente des Dénéboliens. Je ne vous infligerai pas ici un historique sur l’arrivée des vaisseaux dénéboliens autour de la Terre, et des réactions qui se sont ensuivies. Journaux et médias nous en ont à ce point rebattu les oreilles que même cet événement extraordinaire a fini par blaser le grand public. Comme tout le monde, j’ai surtout été surpris que les Dénéboliens choisissent le Québec pour installer leur premier comptoir de vente. S’agit-il d’un hasard, ou alors y a-t-il eu négociation secrète de la part de nos dirigeants? Quoi qu’il en soit, à la grande fureur des mouvements écologistes, une zone non habitée de cent kilomètres carrés, à soixante kilomètres au nord-ouest de Hull, a été louée pour une période de quatre-vingt dix neuf ans par les Dénéboliens afin d’y installer un grand comptoir commercial. Le premier pas, a-t-on annoncé, vers une politique d’échange soutenue entre la Terre et les puissances galactiques. Le refus des Dénéboliens de nous en dire plus sur ces fameuses « puissances galactiques » est d’ailleurs le principal sujet de friction entre nos dirigeants et les ambassadeurs dénéboliens… Mais ça, c’est une autre histoire…

Valérie, ma femme, s’est fait un peu tirer l’oreille, mais finalement nous avons tous les deux conclu que des amateurs de science-fiction ne pouvaient refuser une offre pareille. La veille de l’invitation, nous avons donc fait un bout de route jusqu’à Hull, pour passer la nuit chez un copain. En soirée, nous avons retrouvé au restaurant d’autres amateurs de SF de la région, pour une discussion fort animée qui a bien entendu portée sur les Dénéboliens. On sait très peu de choses sur eux. Ils ne sont absolument pas humanoïdes; leur conformité générale s’approche plus du calmar, avec un long corps souple moucheté de brun et de vert, duquel émerge une vingtaine de membres sensoriels. Ils respirent un mélange d’oxygène et d’oxyde nitreux. Leur constitution est trop fragile pour supporter notre gravité; voilà qui a dû soulager bien des paranoïaques qui redoutaient une invasion extraterrestre. Cependant, il faut reconnaître qu’on ne connaît d’eux que ce qu’ils ont bien voulu nous montrer par transmission télévisée. À ce que je sache, il n’y a eu aucun contact physique entre un Humain et un Dénébolien.

Après une nuit ou Valérie et moi avons mal dormi — trop nerveux — nous avons pris la route vers Maniwaki. J’avais oublié l’appareil photo, à la grande exaspération de Valérie, aussi nous sommes-nous arrêtés dans une boutique pour acheter un petit appareil jetable. Au bout d’environ quarante kilomètres, la circulation a ralenti. Selon les médias, les Dénéboliens n’avaient envoyé que cinq mille invitations pour l’ouverture officielle de leur comptoir. Pour un événement d’une telle importance historique, c’était peu; mais pour l’étroite route de Maniwaki, c’était beaucoup de trafic, surtout si on ajoutait aux invités tous les curieux venus tenter leur chance.

Au bout d’une heure de circulation au ralenti, nous avons finalement aperçu un tronçon de la nouvelle autoroute construite par les robots dénéboliens — vingt-cinq kilomètres en trois jours! Des policiers dirigeaient le flot des véhicules, pendant que des jeunes gens en casquette rouge vif profitaient de l’immobilisation du trafic pour vérifier si nous avions bel et bien nos cartons d’invitation. Vérification faite, une jeune fille à casquette m’a fait signe de dépasser toutes les voitures devant moi en roulant sur l’accotement.

Ouf! Nous roulions enfin sur l’autoroute dénébolienne. Quelques centaines de mètres plus loin, il a fallu de nouveau nous arrêter à un poste de contrôle. Un homme fort courtois m’a expliqué que je n’avais qu’à continuer jusqu’au bout. Je ne pouvais pas le manquer, a-t-il ajouté avec un sourire entendu.

La route à six voies, composée d’un matériau rigide et grisâtre, était incroyablement plane et rectiligne, coupant la forêt comme un trait de laser. Nous ne parlions plus, Valérie et moi. Nous avions même fermé la radio, estimant que la musique country jurait avec l’ambiance. Après dix minutes de route absolument monotone, une structure artificielle est enfin apparue droit devant, comme un coin d’édifice par-dessus la frondaison. La forêt a disparu d’un coup. Nous avons débouché du tunnel de verdure et le comptoir dénébolien s’est dressé devant nous. Nous sommes restés un long moment sans dire un mot, le souffle coupé. C’était beaucoup plus vaste que ce à quoi nous nous attendions. Quatre bâtiments de verre et de métal, tous beaucoup plus grands qu’un aéroport international, entouraient une aire de stationnement digne de Disneyland, stationnement qui paraissait désert malgré les milliers de voitures déjà stationnées.

À l’entrée, un préposé souriant (et un peu abasourdi, il m’a semblé) nous a donné quelques instructions.

— Choisissez un des bâtiments et stationnez-vous le plus près possible. Il n’y a pas encore de service de navette. De toute façon, en une journée, vous n’aurez même pas le temps de visiter un magasin au complet.

Valérie a demandé lequel des magasins semblait le plus intéressant. Le préposé a eu l’air embarrassé.

— Il y a plein de choses dans chaque magasin. J’ai à peine eu le temps d’entrer un peu dans celui-là.

Il a pointé du doigt le bâtiment le plus rapproché, un genre de trapézoïde en verre semi-transparent d’à peu près trente étages de haut. Valérie a voulu poser une autre question, mais le préposé s’était déjà dirigé vers la voiture qui nous suivait. J’ai proposé que nous fassions le tour du stationnement en voiture, pour nous laisser le temps de faire un choix. Ainsi fut fait, en nous arrêtant chaque fois pour prendre des photos avec mon petit appareil en carton. En plus du trapézoïde aplati, il y avait un cube titanesque en verre et métal cuivré. Le troisième était un immeuble plus bas et plus allongé, tandis que le quatrième était un assemblage de poutres de métal qui soutenait un ensemble tournant, rappelant très vaguement le projet d’immeuble constructiviste Monument à la IIIe Internationale. C’est ce dernier bâtiment qui me tentait plutôt, mais Valérie préférait le « cube », alors nous avons rebroussé chemin à travers le stationnement quasi vide, croisant d’autres voitures qui, comme nous, patrouillaient les lieux.

Plusieurs centaines de voitures s’étaient stationnées à côté du cube. J’ai fait de même. De près, la dimension réelle de la bâtisse n’en devenait que plus impressionnante: Incroyable de penser que les Dénéboliens avaient construit tout ça en moins d’une semaine!

Nous nous sommes approchés, un peu perplexes. Nous ne distinguions pas de portes: la paroi de verre semblait fondre dans la substance caoutchouteuse qui couvrait le sol. Mais soudain, à notre approche, une partie de la paroi a disparu devant nous, tandis qu’une voix mélodieuse nous invitait, en anglais et en français, à pénétrer à l’intérieur. Nous nous sommes retrouvés dans un hall qui occupait le tiers de l’espace intérieur du bâtiment. C’était titanesque. Au centre du hall, un cylindre lumineux de la taille d’une rame de métro était suspendu par des câbles d’une finesse alarmante. À l’occasion, des formes colorées et fluides apparaissaient dans le cylindre, rappelant vaguement, sur un mode gigantesque, l’effet sirupeux des lava-lamp populaires à la fin des années soixante. Loin devant nous, sur le plancher d’une teinte gris-vert, on avait peint quelques cercles noirs. Au centre de chacun de ces cercles attendait une jeune personne en uniforme. Quelques visiteurs, obéissant aux signes d’invites des jeunes gens, se sont арprochés et se sont rassemblés au centre du cercle. Le cercle noir s’est aussitôt soulevé, emportant les passagers vers le haut à une vitesse vertigineuse. C’était tout, un simple disque noir apparemment sans épaisseur, sans le moindre support visible.

— Tu ne me feras jamais monter là-dessus! m’a aussitôt prévenu Valérie sur un ton catégorique.

Un kiosque d’information temporaire avait été monté à quelques centaines de mètres de l’entrée. Les trois préposés avaient fort à faire pour répondre à tout le monde. Le visage en sueur et les cheveux décoiffés, ils expliquaient que les disques-ascenseurs étaient le seul moyen de se rendre aux étages, qu’ils avaient informé le leurs patrons de ce problème et qu’on communiquerait avec les Dénéboliens pour faire installer des ascenseurs moins effrayants. Pour aujourd’hui, la seule chose qu’ils pouvaient nous recommander était de visiter un des trois autres magasins.

J’en suis revenu à mon premier choix: l’immeuble tournant de style constructiviste. Valérie a accepté, un peu décontenancée. Une fois stationné près du nouvel immeuble, j’ai pris quelques photos, puis nous nous sommes mis à la recherche de l’entrée. Cette fois encore, ça n’a pas été évident. Heureusement qu’un panneau avait été fixé près d’un des piliers, avec une flèche et le mot « Entrée » grossièrement tracés à la peinture noire.

Nous arrivions en même temps qu’une équipe de tournage de Radio-Canada. Ils nous ont filmés quand nous avons passé la porte — il a fallu que je me baisse pour ne pas me cogner la tête.

Décidément, les Dénéboliens aimaient les grands halls. Sans être aussi titanesque que celui du premier immeuble, l’espace intérieur n’en demeurait pas moins étourdissant, avec un étrange plafond luisant aux courbes irrégulières et des murs tapissés d’un revêtement qui avait la couleur et la texture d’un tapis brun bon marché. Avec circonspection, nous avons suivi la foule vers une série d’escaliers roulants. Constatant que ce mode de locomotion avait à peu près l’air normal, nous nous y sommes engagés. Une conversation s’est engagée entre Valérie et une dame fort distinguée. Toutes deux en avaient long à dire sur le manque flagrant d’organisation et de renseignements. Visiblement, les Dénéboliens auraient dû consacrer un peu plus de temps à la formation de leur personnel humain au lieu de faire une ouverture officielle aussi bâclée. La signalisation, surtout, était terriblement inadéquate. Ainsi, personne n’avait vu la moindre enseigne pour des toilettes, ce qui ne manquait pas d’inquiéter Valérie. D’ailleurs, où était la marchandise? N’étions-nous pas dans un comptoir commercial?

Pendant ce temps, nous avions cessé de monter. L’escalier s’était transformé en tapis roulant, et nous traversions un long tunnel peint de couleurs pastels, enveloppés dans une musique d’inspiration sud-américaine décidément incongrue. En avant de nous, nous avons soudain entendu les gens pousser quelques exclamations de ravissement. Bon! Nous allions enfin voir quelque chose. Le tapis roulant nous a fait émerger dans ce qui pour la première fois ressemblait à l’idée qu’on peut se faire d’un magasin. Nous survolions à une dizaine de mètres de hauteur de nombreuses rangées de marchandises diverses, le tout luisant et brillamment éclairé comme dans un grand magasin décoré pour Noël. Le tapis roulant s’est de nouveau transformé en escalier, descendant cette fois, pour venir nous déposer en douceur au niveau du plancher.

Après quelques secondes de réflexion pour se remettre les idées en place, Valérie a retrouvé ses instincts d’acheteuse et s’est approchée du premier comptoir. Elle a soulevé un étrange appareil qui faisait vaguement penser à un rasoir électrique (sans les lames).

— C’est beau. Qu’est-ce que c’est?

J’ai confessé mon ignorance. J’avais l’impression que nous venions d’atterrir dans un département d’appareils électriques, mais je n’arrivais à identifier la fonction d’aucune de ces machines aux courbes fluides et aux teintes métalliques. J’ai proposé que nous visitions un peu, le temps de nous faire une image plus globale de l’ensemble. Après quelques minutes de marche, croisant à l’occasion quelques personnes aussi éberluées que nous, nous avons atteint un département qui me parut être destiné à la cuisine. Repérant une jeune vendeuse, je lui ai posé quelques questions sur les différents accessoires, mais elle a eu l’air embarrassé.

— Je suis désolé, monsieur, mais je ne comprends pas moi-même à quoi servent la plupart de ces appareils.

— Comment ça? Vous n’avez pas reçu de formation?

J’ai eu l’impression que la jeune vendeuse allait se mettre à pleurer.

– Je ne pensais pas que ça fonctionnerait comme ça. Ils nous ont parachutés ici, en nous disant presque rien. C’est super mal organisé.

— C’est aussi ce que je pense! a renchéri Valérie.

— C’est pas de ma faute, a plaidé la vendeuse. On s’est fait garrocher ici. C’est tout juste si nos patrons nous ont pas dit: « Débrouillez-vous avec. » J’aurais voulu mettre les prix sur les articles, mais j’ai pas d’étiqueteuse, rien. On vient juste de reconnaître les caisses enregistreuses.

Elle en avait gros sur le cœur: nous l’avons écouté se plaindre pendant encore quelques secondes, jusqu’à ce que son supérieur apparaisse, lui aussi visiblement à bout de nerfs. Nous en avons profité pour nous éclipser, en nous lançant de temps en temps un coup d’œil impatienté. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’attendait pas à ça.

Avec le temps qui avait passé, nous avions tous les deux envie d’aller aux toilettes. Nous avons passé une arche qui menait à une cafétéria. Là, nous nous sommes renseignés auprès d’un des serveurs. Celui-ci a poussé un long soupir, puis il a sorti un papier de sa poche pour me tracer un itinéraire. Nous nous sommes perdus deux fois avant de finalement atteindre des portes métalliques, sur lesquelles on avait hâtivement tracé « Hommes » et « Femmes » au marqueur. Avec circonspection, j’ai poussé la porte des toilettes des hommes. Il y faisait très sombre, et l’odeur était plutôt désagréable. À première vue, la conformité des lieux n’était pas trop extraterrestre; il y avait des lavabos, des urinoirs et des cabinets. La mauvaise odeur venait des toilettes. Il y avait un problème avec le fonctionnement de la chasse d’eau, presque toutes les cuvettes étaient pleines d’un mélange peu agréable à contempler. Heureusement, les urinoirs, tout comme les lavabos, semblaient fonctionner.

J’ai récupéré Valérie, apprenant que les cuvettes fonctionnaient normalement du côté des dames. Toutes ces pérégrinations nous avaient donné faim, nous avons tenté de retrouver la cafétéria de tout à l’heure, longeant des dizaines et des dizaines d’étalages remplis d’objets insolites. Valérie s’est brièvement arrêtée pour examiner des tissus aux coloris fort particuliers, jusqu’à ce que le vendeur nous explique qu’il s’agissait d’un type de mémoire informatique à haute densité, découpable à volonté. Je lui ai demandé s’il y avait moyen d’utiliser ce genre de mémoire avec un Mac, mais il a haussé les épaules, avouant qu’il ne connaissait rien à l’informatique.

Après bien des détours, nous avons aperçu une cafétéria — pas la même que celle de tout à l’heure — où sous de vastes comptoirs vitrés une variété impressionnante de mets s’offraient à nos yeux; des mets visiblement humains, et même nord-américains. Cependant, comme partout ailleurs, aucun prix n’était affiché, ce qui avait le don de me mettre hors de moi. Valérie, sur un ton sarcastique, a demandé au serveur si la nourriture était comestible pour les humains. L’autre a éclaté d’un rire un peu jaune:

— Vous n’êtes pas la première à me poser la question. Rassurez-vous, c’est un cuisinier… euh… humain qui dirige la cafétéria.

J’ai demandé combien coûtait un plateau de viandes froides et de crudités. Le serveur a posé le plat sur ce qui ressemblait à une balance.

— Dix-huit dollars et vingt-cinq. (Voyant que je sursautais, il s’est dépêché d’ajouter.) Ça inclut un café, un jell-o, et les deux taxes.

— Tabarnaque! On paye la TPS et la TVQ même ici?

Il a haussé les épaules avec un faible sourire: les lois de taxation du Québec s’appliquaient même aux Dénéboliens.

Valérie a choisi une soupe et un hamburger, payant sans commentaires les quelques vingt-trois dollars exigés. Nous sommes allés nous asseoir dans la salle à manger presque vide. D’un naturel convivial, Valérie n’a pas tardé à engager la conversation avec un couple assez âgé assis non loin de nous, conversation qui a porté bien entendu sur la désorganisation générale des lieux. D’autres convives se sont joints à la conversation, qui s’est transformée en un concert de récriminations, chacun y allant de ses mésaventures. Une dame visiblement ébranlée a expliquée qu’elle avait perdu son marie de vue et qu’elle tournait en rond depuis plus d’une heure, incapable de trouver la sortie. L’anecdote n’a pas plu à Valérie, plutôt claustrophobe. Elle m’a dit qu’elle avait maintenant un peu peur, qu’elle voulait partir le plus tôt possible.

Nous avons terminé notre repas en vitesse et nous sommes allés nous renseigner au comptoir. Le garçon s’est fait rassurant: il y avait des cabines d’ascenseur à quelques pas de là. Suivis par le couple âgé, apparemment rassuré par notre jeunesse et notre détermination, nous avons marché sans même jeter un coup d’œil aux étalages de marchandise inconnue qui nous entourait. Nous n’aurions sans doute pas reconnu qu’il s’agissait d’une porte d’ascenseur si quelqu’un n’avait pas collé une affichette au-dessus indiquant:

Ascenseur pour la sortie

Veuillez attendre le liftier

Bien entendu, le liftier était invisible. La cabine était ouverte, je suis entré pour voir s’il y avait moyen de s’y comprendre. Il n’y avait aucun bouton ni indicateur: seul un levier était fixé dans le mur, comme dans ces ascenseurs archaïques que l’on voit dans les vieux films.

— Tu ne devrais pas y toucher.

J’ai rassuré Valérie: je n’avais aucune intention de toucher à quoi que ce soit. Le vieux monsieur s’est moqué de nos craintes et a fait signe à sa femme et à Valérie de nous suivre à bord. Selon lui, il n’y avait pas trente-six choses à comprendre: si on poussait le levier dans un sens, la cabine monterait, et si on poussait dans le sens contraire, elle descendrait. Les femmes ont fini par se laisser convaincre. Le vieux monsieur a poussé la manette vers l’avant. En un mouvement souple et presque silencieux, la porte a glissé en place. Nous avons tous porté attention à la faible accélération qui nous aurait indiqué si nous descendions ou si nous montions… Mais c’est à peine si nous avons perçu un faible bourdonnement infrasonore, trop atténué pour déterminer quoi que ce soit. Le vieux monsieur a redressé la manette. Au bout de quelques secondes, la porte s’est ouverte de nouveau, révélant un étage différent de celui que nous venions de quitter.

— Ça marche, a dit Valérie. Mais est-ce qu’on a monté ou descendu?

Question fort pertinente. Je suis sorti pour essayer de repérer un vendeur, mais cet étage-ci semblait singulièrement désert. Je ne voyais ni client ni personnel. D’ailleurs, on n’y trouvait que de la tuyauterie de plastique et des fils de toutes tailles et couleurs. Peut-être s’agissait-il du rayon de la plomberie, ou de quelque quincaillerie. J’ai aperçu le chiffre 8, écrit au marqueur sur le marchepied métallique. Peut-être n’avais-je pas remarqué une indication équivalente à l’étage d’où nous étions partis. De façon un peu arbitraire, je l’avoue, j’ai dit au vieux monsieur que nous avions monté. Sans autre commentaire, ce dernier m’a fait signe de réintégrer la cabine, et a poussé la manette dans le sens inverse. La porte s’est refermée en silence et nous avons cru sentir, mais peut-être ne s’agissait-il que d’une illusion, que l’ascenseur descendait. Au bout d’une dizaine de secondes, le vieux monsieur a ramené la manette à la verticale. Cette fois-ci, rien ne s’est passé. Le bourdonnement sourd habitait toujours la cabine.

— Pourquoi la porte ne s’ouvre pas? a demandé Valérie.

— Je crois que c’est parce qu’on descend encore.

De longues secondes ont passé. Nous nous regardions tous les quatre nerveusement, essayant d’évaluer le temps nécessaire à un ascenseur pour descendre huit étages. Finalement, avec le plus imperceptible des soupirs, la cabine s’est arrêtée et la porte s’est ouverte.

La dame a poussé un petit cri de surprise effrayée. Devant nos yeux stupéfaits s’étendait un sous-sol démesuré, une véritable caverne plongée dans la pénombre, à peine éclairée par de lointaines lumières clignotantes. Une bouffée d’air chaud nous a soufflé à la figure un parfum étrange, mélange de craie, d’ozone et d’huile minérale.

— Nous sommes dans un sous-sol, a dit Valérie sur un ton inquiet. Il faut remonter! Fermez la porte, monsieur!

Le vieux monsieur a poussé sur le levier, mais celui-ci est demeuré fixement dressé. J’ai approché pour donner un coup de main, mais le levier de contrôle refusait de bouger, aussi rigide que si on l’avait soudé à la paroi.

Pendant ce temps, nos yeux s’étaient un peu accoutumés à la pénombre. Dans les tréfonds mystérieux de la caverne nous devinions maintenant des mouvements, des reflets fugitifs sur des surfaces métalliques, comme les rouages d’une infernale chaîne de montage, le tout accompagné de ronflements et sifflements lointains dont on ne percevait que les réverbérations sourdes. Un faisceau éblouissant a traversé la pénombre, révélant contre le « plafond » la silhouette d’un gros véhicule, en forme de fuseau, qui s’approchait.

— Qu’est-ce que c’est?

Un grondement plus puissant a soudain fait vibrer notre étroite cabine, interrompant Valérie. Le nez résolument pointé vers notre ascenseur, le fuseau a glissé entre deux piliers massifs et a poursuivi son approche. La dame s’est mise à glapir d’effroi: elle avait peur, elle voulait remonter, rentrer chez elle. Son mari tentait de la calmer: le véhicule n’allait quand même pas fracasser l’ascenseur…

Effectivement, à moins de trois mètres de notre cabine, le véhicule volant s’est immobilisé presque instantanément, soulevant un tourbillon de poussière âcre. Un long moment, figés sur place, nous avons contemplé le museau de métal lisse qui nous bouchait presque complètement la vue. Puis, souplement, sans bruit, la pointe arrondie s’est ouverte comme des pétales de fleur… révélant deux étranges scaphandres coniques en matière jaune, fermés à la plus grande extrémité par un dôme transparent sous lequel s’agitaient des dizaines de tentacules.

La dame a hurlé à fendre les tympans.

— Ne craignez rien! j’ai crié. Ce sont des Dénéboliens.

— Crois-tu qu’on est en danger? a demandé Valérie d’une voix chevrotante.

Je n’ai pas eu le loisir de répondre. Un des Dénéboliens en scaphandre s’est soulevé de sa « couchette » et, sans moyen de lévitation apparent, s’est approché de nous. De son scaphandre, une voix mélodieuse et incongrûment cordiale a émergé.

— Cet étage n’est pas ouvert aux clients. Veuillez retourner dans les zones de commerce.

— Tout ce qu’on veut, c’est sortir d’ici, a répliqué Valérie. Mais votre maudit ascenseur ne fonctionne pas!

Un pseudopode métallique a émergé du scaphandre et s’est allongé jusqu’au levier.

— Vous avez fait glisser par erreur le verrou de sécurité. L’ascenseur fonctionne de nouveau. Il vous mènera à la sortie. (Le pseudopode a réintégré le scaphandre et le Dénébolien s’est légèrement retiré.) Nous espérons, chers clients, que vous avez apprécié votre première visite à notre établissement.

Nous nous sommes regardés tous les quatre, stupéfaits. Valérie a été la première à retrouver l’usage de la parole.

— Justement, non, je ne suis pas satisfaite! Tout est super mal organisé. Il n’y a aucune signalisation, aucun plan indicateur, aucun prix sur les marchandises! Vos vendeurs eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils vendent! Toute votre organisation est complètement improvisée. Ne comptez pas sur moi pour vous envoyer des clients!

Sous le dôme transparent, les pseudopodes s’étaient affaissés comme pour exprimer la plus profonde désolation.

— Nous sommes extrêmement navrés d’apprendre ceci. Il est vrai que nous avons eu quelques difficultés imprévues. C’est la première fois que nous installons un comptoir sur une planète avec une aussi forte gravité.

— Pourquoi n’avez-vous pas retardé la date d’ouverture? j’ai demandé à mon tour. Visiblement, vous avez encore de gros efforts à faire pour vous adapter à la clientèle humaine.

— Nous en sommes conscients, Malheureusement, notre contrat nous obligeait à ouvrir aujourd’hui, sinon nous pouvions perdre notre droit d’exclusivité au profit des Asan-Moléculiens, nos principaux concurrents dans ce secteur de la galaxie. (Un second pseudopode, différent du premier, a émergé du scaphandre. Il a tendu vers nous quatre petites plaquettes luisantes couvertes d’une écriture ultrafine.) Pour votre peine, veuillez accepter ces bons d’achat, échangeables en tout temps à tout comptoir dénébolien de ce secteur galactique.

Hésitants, nous avons accepté chacun une des minces plaquettes de métal, qui se sont avérées étonnamment lourdes. Puis la porte de l’ascenseur s’est refermée. Quand elle s’est ouverte à nouveau, nous étions de retour dans le hall aux murs tapissés de brun. Près de la sortie, le tumulte régnait. Une tribune provisoire en bois avait été installée, où un homme en complet veston tentait avec difficulté de calmer une petite foule de clients en colère. Fuyant les invectives et les pleurs des enfants, nous nous sommes dépêchés de sortir, Valérie et moi, heureux de retrouver notre voiture et de quitter ce capharnaüm.

 

***

Nous ne sommes pas encore retournés au comptoir dénébolien, malgré l’assurance répétée des médias et de nos amis que le comptoir fonctionne maintenant sans le moindre anicroche, et qu’on y trouve toutes sortes d’objets absolument merveilleux, depuis des stylos dont le fonctionnement est garanti pour trente ans, en passant par des téléviseurs en relief, des ordinateurs de poche ultra-puissants, jusqu’à un système de purification sanguine qui peut guérir le sida et une kyrielle d’autres maladies. Que voulez-vous? Nous habitons quand même assez loin du comptoir, et pour l’instant nous réussissons à survivre sans tous ces gadgets. Nous ne pouvons même pas être tentés d’utiliser nos bons d’achat: la densité surprenante de ces petites plaquettes m’avait mis la puce à l’oreille; après analyse, il s’est avéré qu’il s’agissait de platine presque pur, que je me suis dépêché de vendre à bon prix à un bijoutier.

Quant à notre rencontre avec de véritables Dénéboliens, à ce que je sache, nous sommes toujours les seuls Humains à qui ce soit arrivé. Personne d’autres que nous n’a mentionné cette énorme caverne, aucun chroniqueur n’a parlé de vaisseau en forme de fuseau. Valérie aurait voulu que j’écrive aux journaux, mais finalement j’ai eu beaucoup de travail ces dernières semaines et je n’ai jamais trouvé le temps. Il faut dire que nous n’avons absolument aucune preuve de notre aventure. Nous n’avons pas la moindre idée de l’identité du vieux couple qui nous accompagnait. Les bons d’achat en platine ne prouvent rien, plusieurs autres clients mécontents en ont reçu. Dans l’étrange sous-sol, je n’ai pas songé à me servir de mon petit appareil photo de carton. Il y aurait fait trop sombre de toute façon. Valérie n’a pas manqué de me reprocher ma distraction: si je n’oubliais pas toujours notre appareil équipé d’un flash, aussi!

J’accepte les reproches avec fatalisme. Je n’ai jamais tellement aimé les centres d’achats, de toute façon, qu’ils soient dénéboliens, floridiens, ou simplement québécois. En ce qui me concerne, toute l’expérience n’a pas été très différente, et certainement pas plus éprouvante, qu’une séance typique de magasinage d’avant Noël.


 

Première publication: Sourires, L’À Venir, 1994.