Éditorial: Prendre son temps

Tout lecteur assidu arrivera un jour ou l’autre à une bien difficile réalisation : il existe plus de bons livres intéressants que ce qu’il n’arrivera jamais à lire dans toute sa vie. Et puisqu’on continue de publier de bons livres intéressants, ce problème n’a aucune chance de se résorber.

Le lecteur assidu ne baissera cependant pas les bras, et voudra profiter de ses (probablement trop rares) périodes de lecture pour dévorer le plus d’œuvres passionnantes possibles. Il n’existe aucune pénurie de livres: lorsqu’on en termine un, il y en a bien cinq autres prêts à prendre sa place sur notre table de chevet.

En lisant plus vite, on peut lire davantage. Avec les années j’ai acquis un rythme rapide de lecture (pour l’enseignant que je suis, je vous assure qu’il s’agit d’une bénédiction lorsque vient le temps de corriger.) Si un livre me passionne, je risque fort de le dévorer à grande vitesse. Il y a de ces livres dont on doit savoir la fin tout de suite, et la lecture peut se transformer en une course frénétique vers la dernière page.

Récemment, j’ai cependant renoué avec la satisfaction de ralentir le rythme de lecture. Il y a de ces textes qui méritent qu’on s’y attarde, qu’on prenne le temps de les déguster lentement. D’une certaine façon, cela est équivalent à prendre les chemins de campagne pour bien découvrir les attraits d’une région plutôt que de foncer sur l’autoroute. Il est, en premier lieu, indéniable qu’une lecture plus lente permet d’apprécier davantage la qualité de la prose d’une œuvre. Lire rapidement demande souvent de passer outre les mots pour n’assimiler que leur contenu, après tout. Pourtant, chez certains auteurs, la construction des phrases est d’une telle précision sublime qu’elle justifie amplement qu’on s’y attarde. On ne doit alors pas non plus se gêner pour relire un paragraphe particulièrement bien ficelé.

En outre, cela permettra de s’imprégner davantage des sous-textes et des nuances d’une œuvre. Mais cela va encore plus loin. Lire plus lentement peut changer la texture même de l’intrigue d’un livre. Car en prenant plus de temps pour terminer un texte, on s’accorde un plus grand espace pour y réfléchir, ce qui peut influencer nos perceptions lors de la suite de la lecture.

Une œuvre littéraire existe avant tout en tant que conversation avec chacun de ses lecteurs. Comme lecteur, ce qu’on retire de cette conversation ne dépend donc pas seulement du texte, mais aussi de l’effort qu’on y investit. Et c’est bien là une particularité de la lecture: contrairement à un film ou à une pièce musicale, un livre ne vient pas avec un minutage prédéterminé. À nous de choisir la cadence.