Feu sacré, d’Éric Gauthier

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Absorbé qu’il était à rédiger les secrets des dieux, Marc n’avait pas remarqué qu’il n’était plus seul dans le département. Un tintement de porcelaine vint perturber sa concentration. Il leva la tête, mains en suspens au-dessus du clavier. Il entendit, faiblement, le son solitaire d’un sachet de sucre qu’on déchire.

Marc se leva sans bruit. Il agrippa sa lourde tasse qui, en cas d’intrus, pourrait servir d’arme et, en cas de collègue, de prétexte à son excursion dans le couloir.

Il sortit de son bureau et la porte se verrouilla d’elle-même. Il traversa le département des Écritures, cubicule désert après cubicule désert. Il s’approcha de la cuisine, ayant déjà envisagé quatre ou cinq scénarios quant à ce qu’il y trouverait. À sa montre: dix-huit heures cinquante-quatre.

Une jeune femme se tenait dos à lui dans le coin de la cuisine et remuait son café d’un air pensif. Ses cheveux noirs étaient coiffés à la dernière mode, dégageant une nuque que Marc trouva troublante.

Elle se retourna soudain et le fixa sans un mot. Elle cachait bien sa surprise. Marc sourit, très conscient d’être dépeigné et déchaussé.

— Il n’y a plus de café de notre côté, dit-elle.

— Je comprends. Tu es de quel département? Design?

— Ça paraît tant que ça?

— Eh bien… oui.

Ils sourirent tous deux un peu. Elle avait des yeux gris clairs qui évoquaient un petit quelque chose de céleste dans cette stérile cuisine de chrome et de plâtre. Apparemment par réflexe, elle demanda:

— Et tu fais des… slogans? Communiqués de presse? Pas des paroles, quand même?

Marc nota bien l’intérêt soudain dans sa voix.

— Non, je travaille aux Chroniques.

— Vraiment?

Les yeux de la jeune femme s’étaient agrandis.

— Vraiment. J’ai le cerveau qui en déborde à cette heure-ci. Ça fait du bien de parler à un autre être humain.

— Je comprends très bien. Quand est-ce que tu as commencé aux Chroniques?

— J’ai commencé il y a… deux avatars. Au temps de Furlow.

— Tu as commencé jeune! Est-ce que tu étais là quand il…

— Aux premières loges. Il venait de compléter une performance incroyable de « Four-Pane Window » et les musiciens étaient exténués. Il y a eu un silence où la foule entière retenait son souffle. Quand il s’est approché du Feu Divin, un homme à côté de moi s’est évanoui. Il devait avoir deviné ce que Furlow allait faire. Et Furlow… Furlow n’a pas flanché un instant.

— « Et il plongea son regard dans la source vivante, sacrifiant au Feu cette vue dont il n’avait plus besoin, prenant son dieu pour seul guide… » C’est de toi, ça?

— Euh… non. J’étais trop junior à l’époque, c’est mon mentor qui a rédigé ça.

— Je n’en reviens pas de rencontrer un Chroniqueur. Tu réalises à quel point tu es chanceux?

Pour Marc, les réflexes prirent le dessus. Garder l’expression ouverte, sourire un peu plus, acquiescer sans prétention:

— Oui… bien sûr.

***

Marc revint à son bureau, ravivé par cette conversation imprévue. Il composa son code pour déverrouiller la porte, prit place dans le fauteuil ergonomique et posa la main sur le lecteur d’empreintes pour réveiller son ordinateur. Sur les murs, des vedettes l’observaient, figées sur poster après poster. La succession des images faisait un peu l’effet de cette vieille illustration où le singe devient un australopithèque, puis un néanderthalien, puis un homme de Cro-Magnon.

Alice Cooper. Ziggy Stardust, l’alter ego spatial de David Bowie. KISS. Oderus Urungus, de GWAR. Marilyn Manson. Prince, l’homme qui avait voulu être un symbole. Slipknot. Mudvayne. Elvis et Michael Jackson, chacun transformé en mythe après sa mort. Et Ron White, dont le personnage sur scène était devenu une personnalité distincte de la sienne pour finalement causer son internement en 2021.

La suite logique de cette série, les six avatars, n’y était pas. Marc connaissait trop bien la litanie de leurs noms: Walter Sorrel, Charles Adamson, Thelonious Smith, Hayden Furlow, Greg Kouriakis, Ignis. Il connaissait par cœur leurs vies et leurs visages. Merial, le dieu qu’ils incarnaient, n’avait aucun visage sinon les leurs.

Marc vit son document s’ouvrir à l’écran. En son absence, l’ordinateur avait fermé tous ses dossiers pour les sauvegarder en version encryptée dans un serveur central, puis avait coupé la connexion. Il ne pouvait communiquer avec le serveur qu’en présence de Marc.

Il y allait de la naissance d’un nouveau dieu, rien de moins. Après six avatars, le culte de Merial était encore très populaire, mais la compagnie avait connu un ralentissement qui n’augurait rien de bon. Il fallait prévoir le coup. Comme il était trop tôt pour remplacer l’avatar actuel, on avait envisagé quelque chose de plus audacieux: introduire un nouveau dieu. Marc devait en esquisser un prototype et livrer le lendemain un rapport préliminaire.

Là où Merial était un dieu de feu, de lumière et de vie, « l’âme secrète de la ville », le nouveau serait un dieu de haine. C’était un terrain délicat, mais il y avait eu de bons précédents, surtout au tournant du vingt et unième  siècle. La musique du nouveau dieu canaliserait la frustration et l’agressivité des gens pour les libérer de la rage qui les habitait.

Les mains de Marc piochaient sans conviction. Il était plutôt insensible au privilège qu’on lui offrait. Il travaillait sur une idée qui n’était pas la sienne et qui ne serait peut-être jamais réalisée: au moins deux autres Chroniqueurs s’étaient vu assigner chacun leur dieu. On étudierait les prototypes pour choisir le meilleur, s’il devenait nécessaire qu’un nouveau dieu vît le jour.

En vérité, si Marc n’avait plus la tête au travail, c’était surtout parce qu’il pensait à cette femme dans la cuisine. Elle était bien roulée, mais… ce n’était pas que cela. Elle avait une vivacité qui la rendait plus vraie que vraie. Elle semblait connaître sa place exacte dans l’univers et l’occupait avec force et grâce. Et elle avait cette manière d’écouter, les yeux ronds, à la fois épatée et sceptique, mais surtout attentive…

Avant de se quitter, ils avaient échangé leurs identificateurs de réseau: initiale du prénom, nom de famille et numéro de séquence. À partir d’un simple « D », Marc pensait à elle et tentait de lui inventer un prénom.

***

Ils s’étaient donné rendez-vous dans le parc. Elle voulait son opinion sur la nouvelle série d’affiches qu’elle devait préparer.

C’était un midi splendide. Le ciel se reflétait dans le monumental édifice de la compagnie qui bordait un côté du parc. Près du trottoir, l’hologramme de l’avatar actuel levait le visage vers le ciel, bras légèrement écartés, paumes en flammes vers le haut. De temps à autre, un passant s’arrêtait pour prier. Des enfants assis dans leurs roues gyroscopiques terrorisaient les pigeons.

Darla était perdue dans ses souvenirs:

— … et je crois bien que ça a été ma première image de Merial. Je penchais la tête vers l’arrière à m’en casser le cou et Furlow flottait loin au-dessus de nos têtes comme une étoile noire dans une mer de lumière. La musique faisait vibrer le plancher et je m’attendais à ce qu’elle nous soulève d’une minute à l’autre et nous envoie voler avec Furlow.

— Et tu avais quel âge?

— Seize ans. Je pense bien avoir été une croyante assidue depuis ce temps-là. Si je travaille ici maintenant, c’est un peu pour partager avec le reste du monde tout ce que les beautés de Merial m’inspirent.

— Tu mérites tout mon respect. Moi, j’ai commencé parce qu’on m’a dit que, du douzième étage, on pouvait voir dans les chambres de la résidence des filles sur le campus là-bas.

— Ha! Dis ce que tu veux, mais tu as été touché par le dieu, toi aussi. Je le sens.

Marc réussit à cacher l’amertume de son sourire:

— Tu as peut-être raison…

Tous deux parlèrent du travail encore quelque temps, mais à travers cette conversation anodine ils parlaient de tout sauf de cela. Chacun sondait du regard l’âme de l’autre.

L’après-midi fut pour chacun un exercice frustrant. Quand ils se retrouvèrent sans s’être concertés devant le même banc de parc à la fin de la journée, ils ne furent guère surpris. Ils partirent manger ensemble et leurs pas les conduisirent du parc au restaurant, du restaurant à la foire constante du centre-ville, et du centre-ville jusqu’à l’appartement de Darla, où ils se dirent tout sans prononcer un mot.

***

S’installèrent entre eux de curieux petits rites. Ils étaient très épris l’un de l’autre, mais ils restaient tout de même prudents. Qui savait ce qui allait se passer?

Ils se seraient bien envoyé des messages sur le réseau à longueur de journée. Ils n’en faisaient rien. Leurs ordinateurs enregistraient la moindre communication, sans curiosité, mais sans rien manquer non plus. Darla le disait bien: leurs mots doux ne méritaient pas un sort aussi froid que les archives de la compagnie.

Tous deux s’arrangeaient plutôt pour se rencontrer à l’une ou l’autre cuisine ou se croiser dans quelque corridor. Là, comme les écoliers d’il y avait longtemps, ils échangeaient leurs dernières pensées tracées à la main. Même si la politique corporative ne décourageait en rien ce qu’ils vivaient, ils gardaient leur bonheur secret.

Quand enfin ils trouvaient le temps de s’étendre ensemble, Marc appuyait l’arête de son nez sur le côté du cou de Darla et essayait d’imaginer quel genre d’histoire d’amour leur était réservé à tous deux. Quels seraient leurs rôles?

***

Si une relation est un long regard que l’on porte l’un sur l’autre, ce fut Darla qui cligna des yeux la première.

Les signes étaient là depuis quelques jours: elle devenait parfois maussade ou tournait le dos à Marc en réfléchissant. Ce qu’il avait pris pour des soucis de bureau s’avérait plus sérieux.

C’était un obstacle qu’il avait anticipé: elle avait la foi et lui, non. C’était simple. Il n’en disait jamais rien. Sans même considérer sa relation avec elle, ç’aurait été un suicide professionnel que d’exprimer ouvertement son manque de foi. Croire était la base même de la compagnie.

Quelques décennies plus tôt, on y produisait musique et films ; maintenant tout était religion. Ceux des employés qui avaient contribué de près à la création du mythe savaient à quel point l’origine de Merial était pragmatique. Une poignée d’entre eux auraient encore pu citer, de mémoire, des paragraphes entiers de la proposition initiale: « Merial sera un dieu du peuple. Son attrait doit être si simple, son essence si primaire, qu’il transcendera les barrières démographiques. Il dissipera l’ennui des uns et comblera le vide spirituel des autres. Il touchera surtout les consommateurs de musique, mais sa popularité débordera éventuellement de ce bassin déjà large pour atteindre le reste de la population (voir projections à l’annexe B). »

Ces documents, on les avait détruits: la véritable bible de Merial n’existait plus que dans la tête de quelques individus extrêmement bien payés. Sans ces traces historiques, Merial était l’égal du Dieu chrétien en ceci qu’on ne pouvait prouver qu’il n’existait pas.

La loi du bureau voulait qu’il y travaille seulement des croyants. Peu importe si on était croyant assidu, comme Darla, ou fanatique, ou non-pratiquant… en autant qu’on ne doutait point. Les rares employés qui connaissaient la vraie nature du dieu n’en disaient rien, même entre eux. Ils étaient aidés en cela par le vocabulaire officiel, qui faisait d’un spectacle une cérémonie, d’un prix d’entrée une contribution, et d’une lampe au xénon un feu divin. Seules d’occasionnelles réunions dans une salle secrète et insonorisée leur permettaient de parler franchement et de discuter de nouveaux projets, comme de ce dieu de haine qu’ébauchait Marc.

« On dirait que ta foi te fait honte… ou pire, que tu la perds. J’ai peur que tu ne deviennes cynique », avait dit Darla à Marc lors d’un souper au restaurant. « La moitié du temps, quand je te parle de ton travail, tu détournes la conversation. »

Marc avait bredouillé quelques réponses évasives et détourné la conversation. Le lieu s’y prêtait bien, Darla n’étant pas du genre à faire des scènes en public. Elle n’avait pas mentionné le sujet du reste de la soirée.

Marc savait que son répit n’était que temporaire. Il paniqua, rien de moins. Il flottait entre deux eaux: assez attaché à Darla pour lui consacrer toutes ses pensées, mais pas assez sûr d’elle pour tout lui dire.

Ce ne fut pas si dur d’obtenir le flacon injecteur. Marc avait gagné depuis longtemps son droit d’errer dans les nombreux locaux de la compagnie, sous prétexte d’inspiration. Il entra dans l’entrepôt et vit Geordan, le technicien en chef, qui inspectait le costume divin en vue de la prochaine cérémonie. Geordan l’accueillit sans surprise

Le costume était une merveille d’ingénierie. Toutes ses composantes avaient été conçues pour faire oublier leur banale origine technologique. On pouvait dissimuler quelques flacons de solution nanotech dans la ceinture, qui analysait la condition physique de l’avatar et injectait sans douleur les solutions appropriées. L’avatar activait le costume par commande vocale ; pour lui, cela relevait de la magie divine, rien de moins.

Marc discuta de sport avec Geordan et prit des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Profitant de ce que le technicien lui tournait le dos, il empocha un flacon de solution, puis sortit d’une autre poche un flacon semblable, en réalité un simple pigmentateur acheté dans une boutique de modification corporelle. Il le jeta par terre où il se fracassa. Il se confondit aussitôt en excuses. Geordan se retourna et entonna d’un ton d’évangéliste:

— Et Marc échappa un flacon, et il lui vint une révélation: il comprit qu’il avait les mains pleines de pouces.

Il rit:

— Ne t’en fais pas, j’en ai plein d’autres. Je dirai que je m’en suis servi pour un test.

***

— Je dois te dire quelque chose, annonça Marc.

Il venait juste de se coucher avec Darla et il la sentait tendue, comme si en elle un orage lointain se rapprochait. C’était le moment ou jamais d’intervenir.

Elle se tourna vers lui. Leurs visages se touchaient presque. Il reprit:

— Tu as raison, je ne suis pas à l’aise avec ma foi. Ce n’est pas que je suis en train de la perdre…

Il prit une inspiration, pour se donner du temps.

— J’ai été touché par Merial, et je ne sais toujours pas quoi en penser.

Voilà. Ce n’était pas si loin de la vérité, au fond.

Elle l’écoutait comme elle savait si bien le faire, les yeux ronds, concentrée sur lui.

— Ça date de Kouriakis. Ça s’est passé le soir où il a reçu le don de glossolalie.

Il suffisait d’utiliser des événements réels autant que possible, somme toute.

— J’étais backstage quand il s’est mis à parler et chanter dans toutes ces langues inconnues. Personne ne le comprenait: les premiers interprètes se sont déclarés deux mois plus tard. Quand même, la foule adorait ça. Un message passait même si les mots restaient obscurs. Et à la fin, quand Kouriakis a quitté la scène pour regagner sa loge, il s’est arrêté devant moi, a mis la main sur mon épaule et… ç’a été comme un choc. Ma vue s’est embrouillée et j’ai senti quelque chose passer de lui vers moi. Je crois que c’est ce que j’ai en moi maintenant: un soupçon d’essence divine.

Marc s’était injecté le contenu du flacon volé dix minutes plus tôt, pendant que Darla se préparait pour la nuit. Les nanomachines avaient eu le temps de se répartir sous sa peau. Il se concentra et elles s’activèrent. Ça commençait par un picotement…

Darla retenait son souffle. Marc l’avertit:

— Tu vas comprendre pourquoi j’hésitais à t’en parler. Personne n’est au courant. Et moi-même, ça me fait peur un peu.

Ses avant-bras et ses mains se mirent à rougeoyer, puis sa poitrine, sa nuque… Une lueur s’étendait par vagues sous sa peau, se modulant selon ses pensées. Il prit soin de la maintenir à une faible intensité ; mieux valait ne pas en faire trop. Il pouvait voir dans la pénombre maintenant, grâce à sa propre lumière.

Darla souriait à travers ses larmes. Ses doutes s’étaient évaporés.

— C’est tellement beau! dit-elle. Je n’aurais jamais soupçonné ça…

Elle se blottit contre lui, traçant d’un doigt léger le parcours de la lumière sur son corps.

***

La réunion des Chroniqueurs s’annonçait longue et Marc avait la tête ailleurs. Tout en grattant de son stylo la table anti-égratignures, il repensait à cette nuit où il avait dû s’approprier la lumière divine.

Son sentiment de culpabilité s’était estompé de semaine en semaine. Chaque baiser venait affirmer l’amour réel qui les liait, Darla et lui. Elle le regardait d’un œil nouveau maintenant et ne mettait plus sa foi en doute. Elle l’aimait davantage sans toutefois le vénérer. Marc avait compris qu’elle était trop intelligente pour l’adoration aveugle ; c’était un trait qu’il appréciait énormément.

Il voulait ce qu’il y avait de mieux pour elle. Il l’écoutait décrire ses plans d’avenir et l’encourageait dans ses rêves les plus fous. Il commençait à croire que tout leur était possible.

Ce bonheur quasi parfait devenait un refuge fort désirable, compte tenu de l’atmosphère au bureau. Marc décelait bien la consternation dans la voix de ses collègues:

— … ce n’est pas tout, il y a le Vatican qui s’en mêle encore. La direction croit qu’ils préparent une autre campagne contre nous.

— Pas vrai? Je pensais qu’ils en étaient à leur dernier souffle…

— C’est peut-être le sursaut d’un moribond, mais il faut se tenir prêt, on ne sait jamais.

— Et Ignis qui vient d’annuler sa troisième apparition publique en ligne… Raisons de santé, qu’ils disent. C’est plutôt nébuleux.

Marc leva la tête:

— Je vais aller leur demander des explications. Je n’aime pas tous ces secrets. On n’a plus assez d’interactions avec l’avatar. On dirige sa vie en grande partie: on devrait le connaître plus que ça! Kouriakis nous était plus accessible et je pense que les résultats parlent d’eux-mêmes.

— C’est-à-dire? demanda le plus jeune des Chroniqueurs.

— C’est-à-dire que je l’ai suivi de près dès le début. J’ai rencontré ses parents, j’ai bu quelques verres avec lui. Et ce n’est pas pour me vanter, mais il a été notre avatar le plus stable. Pas de scandale, pas de burn-out, pas de troubles psychologiques…

— … à part son don des langues, mais c’était plutôt bénin et c’est devenu très profitable. Vous ne l’aviez pas prévu du tout?

— Pas du tout. Illumination religieuse spontanée. Il a suffi qu’on sache comment l’exploiter.

— Si seulement Ignis pouvait développer quelque chose comme ça…

***

Marc avait retardé autant que possible l’inévitable visite chez les parents de Darla, mais il était temps de s’y soumettre.

La maison était vaste, comparée à ce qu’il avait connu en tant que fils unique élevé par une mère seule. Après le repas, il repoussa son assiette et résista à la tentation de desserrer sa ceinture. Il avait réussi jusque là à faire bonne impression. De l’autre côté de la table, la mère de Darla le regardait comme si elle attendait un jugement.

— C’était excellent, Mme Furnier. Ça valait le détour.

La cuisinière sourit, satisfaite. La conversation passa au travail des Furnier. Tous deux travaillaient dans un de ces labos où l’on créait par manipulation génétique de nouveaux types d’animaux domestiques. On y préparait de nouvelles espèces inspirées des Pokémon, des petits monstres qui avaient fait l’objet de jeux vidéo et de séries animées au début du siècle. Les jeunes n’en connaissaient plus rien, mais les propriétaires du labo y voyaient une formule gagnante.

Marc était heureux de laisser parler les beaux-parents. Durant le souper, il avait subi un interrogatoire nonchalant mais complet. Il avait constaté avec surprise que les parents de Darla n’approuvaient pas l’orientation religieuse de leur fille. Ils l’avaient élevée selon une variété américaine du bouddhisme et c’est en cachette qu’elle avait commencé à écouter les albums de Furlow. Ils s’entendaient bien avec elle mais ne pouvaient pas toujours s’empêcher de mentionner leur désaccord.

À plusieurs reprises, Marc avait dû se retenir pour ne pas se ranger de leur côté. « Je vous comprends parfaitement », aurait-il voulu leur dire. « Votre fille vénère un faux dieu fabriqué de toutes pièces. » Ça l’avait démangé jusqu’à l’heure du coucher.

Darla et lui, conscients de la proximité des parents, avaient fait l’amour presque timidement. Marc avait encore une marque sur l’épaule là où elle l’avait mordu pour éviter de crier.

— Il y a des fois comme ça où j’aimerais pouvoir te partager avec tout le monde, dit-elle.

— Tu veux rire! Il n’y a pas assez de place dans le lit, et tu m’épuises déjà assez à toi toute seule.

Elle le frappa en riant:

— Idiot! Non, je parle de ton don. Tu as été touché par Merial, et quand je suis avec toi, ça soutient ma foi. Si mes parents connaissaient ton don, ils accepteraient peut-être mieux mon choix.

— Tu sais bien que je préfère garder ça secret.

— Je sais, et je comprends. Et je sais que tu sers déjà Merial en écrivant son message. Mais… peut-être que c’est un peu égoïste au fond, d’avoir reçu un don et de le garder pour soi.

Marc avait laissé passer cette remarque sans rien dire.

***

Naturellement, Darla était revenue à la charge plus tard. Peut-être qu’il devrait tenter de comprendre la portée de cette présence divine en lui, disait-elle. Peut-être qu’il pourrait visiter des gens démunis et leur apporter un peu d’espoir. Elle s’imaginait déjà répandant bonheur et réconfort à ses côtés.

Marc s’en irritait parfois, frustré qu’il était de consacrer trop de temps au dieu de haine et pas assez à l’avatar, qui en avait bien besoin. Ignis avait repris ses apparitions publiques mais devenait capricieux dans ses horaires.

Darla avait fait comprendre à Marc qu’il avait besoin de vacances. Elle avait déniché une de ces nouvelles retraites rétrofuturistes qui faisaient rage auprès des amoureux et des hommes d’affaires surmenés.

Ils emplirent quelques valises et, par un matin doré, embarquèrent dans la limousine volante qui venait les chercher à domicile. Le transport était compris dans le prix du séjour. Le véhicule – tout en courbes, chromes et turbines – s’éleva en une verticale parfaite, chassant feuilles mortes et emballages de friandises, et fila à l’horizontale une fois passés les toits les plus hauts. Ébahis, Marc et Darla se tenaient la main et on aurait eu du mal à dire qui serrait le plus fort.

L’endroit consistait en un groupe de petites habitations à flanc de colline au-dessus d’un lac calme et rond. Tout avait été conçu pour ressembler au futur tel qu’on le concevait au milieu du XXe siècle. Chaque maison était composée de modules aux coins arrondis, tous mobiles, de manière qu’on puisse changer la disposition des pièces les unes par rapport aux autres. De grands panneaux captaient l’énergie solaire. L’éclairage, le chauffage et l’audiovisuel fonctionnaient par commande vocale. C’était aussi le cas de la demi-douzaine de robots semi-humanoïdes qui s’occupaient du ménage et de la cuisine. Avec leurs membres minces, leurs articulations bulbeuses et leurs carapaces chromées, ils ressemblaient à des insectes issus de quelque branche abandonnée de l’évolution.

C’était l’échappatoire parfaite. Ici, tout n’était que loisirs et plaisante lenteur. On pouvait vivre sans bruit, sans pollution et sans souci, et oublier comment le futur (le vrai, celui qui était devenu le présent) avait mal tourné.

Les trois premiers jours furent idylliques. Pourtant, Marc, loin de se reposer l’esprit, ruminait des plans d’avenir. Le problème de son absence de foi le tracassait encore et il se demandait si la solution idéale ne serait pas le contraire de sa réaction initiale. Peut-être valait-il mieux tout dire à Darla. Elle était intelligente, elle comprendrait. Elle ne serait plus dupe. La compagnie ne pourrait plus exploiter sa crédulité pour lui soutirer dévotion et heures supplémentaires. Mieux: si Darla savait tout, Marc pourrait la proposer pour le projet de nouveau dieu, avec le salaire plus élevé que cela impliquait. Elle deviendrait presque son égale financièrement et ensemble ils pourraient commencer à s’offrir tous leurs rêves.

Le quatrième jour, Darla reconfigura les modules pour que la chambre à coucher se trouve au-dessus du salon. Cela leur donnait une vue imprenable sur le lac. Le soleil peignait sur le mur un grand rectangle de lumière qui s’éloignait lentement à mesure que l’heure avançait. Les deux amoureux paressaient sur le lit, sachant trop bien que le travail reprendrait le lendemain.

Marc écoutait les derniers arguments de Darla au sujet de sa place dans le plan divin. Cela le tracassait encore plus que d’habitude, au point qu’il finit par laisser son irritation prendre le dessus:

— Ce n’est pas du tout ça. Il faut que je t’explique.

Surprise de ce changement de ton, Darla se tut et le fixa, incertaine. Marc reprit:

— Je suis désolé si ça te paraît brusque, et d’avoir attendu si longtemps avant de te révéler ça. Mais maintenant que nous nous connaissons bien, je sais que je peux te faire confiance et que tu peux supporter la vérité.

Il lui baisa le dos de la main. Elle commença à être inquiète:

— Quoi? De quoi parles-tu?

— Merial, les avatars, tout le grand édifice de la foi… Ce n’est pas vrai, ce n’est pas pour des gens comme nous. Ça ne mérite pas ta foi.

— Qu’est-ce que tu veux dire? Merial est peut-être la seule puissance à laquelle on peut se fier. Sa lumière est réelle, tu le sais mieux que moi. Tu te méfies de la direction actuelle de la compagnie, c’est ça?

— C’est bien plus que ça. La compagnie n’a jamais été fiable. On peut se fier à elle pour nous payer chaque semaine, mais sur le plan spirituel, c’est zéro. Merial est une pure invention. C’est un dieu conçu par un comité et incarné par un homme choisi par d’autres hommes selon les derniers sondages de consommation. Tout le reste, ce sont des mirages technologiques et de l’hystérie collective.

— Alors je suis hystérique, maintenant?

— Non, non, ce n’est pas ce que je veux dire. Tu as simplement été dupée par un système bien établi et très, très convaincant. Tu es née, comme moi, dans un monde où le premier avatar avait déjà conquis les cœurs et où la popularité du deuxième montait en flèche.

— Mais c’est ça qui est excitant! On a la chance de vivre au début d’une ère! Comme les premiers chrétiens, mais dans un monde plus tolérant…

— Oui, et tu as vu où ils en sont, les chrétiens! Et au moins, eux, ils ont un vrai mystère pour se consoler. Notre dieu à nous n’est qu’un vulgaire tour de marketing. On prend tout l’attrait du rock et du vedettariat, on y ajoute un côté religieux, et on sépare l’idée de son exécution. On engage des artistes talentueux pour incarner le dieu, et si l’un d’eux devient indésirable, on le laisse tomber en blâmant sa faiblesse humaine, on trouve un nouvel avatar, et la gloire du dieu reste intacte. Les consommateurs gobent tout ça parce qu’ils sont stupides, collectivement, mais tu es mieux que ça, tu mérites mieux que ça.

— Ne dis pas ça! Et ton don, qu’est-ce que tu en fais?

— Un flacon de solution nanotech. On a bien des injections de longévité, des voitures qui s’entretiennent d’elles-mêmes, on a vaincu le sida, alors le coup de la luminosité, ce n’est pas si dur.

— Tu mens! Pourquoi me fais-tu ça? Même si on peut l’expliquer par la technologie, ça ne veut pas dire que c’est la seule explication possible. Tu penses qu’on t’a injecté ce truc sans que tu le saches?

— Non, pas du tout. Je l’ai fait moi-même. C’était… c’était pour te faire comprendre. Merial n’a rien de miraculeux: c’est une marionnette. Je le sais trop bien, ça fait des années que j’en tire certaines des ficelles.

Darla le poussa en bas du lit.

— Va-t’en! cria-t-elle.

Marc se releva tant bien que mal et battit en retraite. Elle finirait bien par voir qu’il avait raison.

Un robot l’attendait au salon:

— Besoin d’aide, monsieur? J’ai entendu un bruit.

— Non, tout va bien.

— Tout va bien, compris.

— Apporte-moi un whisky.

— Whisky, compris. À l’instant, monsieur.

— Merci, ferraille.

***

Le retour en ville se fit dans un silence glacial. En débarquant, Marc dit avec douceur:

— Je t’aime. Si je t’ai dit tout ça, c’est parce que je ne veux pas que la compagnie te trompe plus longtemps.

Darla lui lança un regard douloureux et partit sans un mot.

Il fut une semaine sans la revoir. Heureusement, il avait de quoi s’occuper l’esprit au bureau. Ignis avait eut un regain de zèle et il fallait lui écrire du nouveau matériel. Il continuait à inspirer de l’inquiétude car ses surveillants avaient peine à le suivre. Il avait déjà disparu quelques fois et, même s’il revenait chaque fois sobre et joyeux, on aurait bien aimé savoir où il allait.

Puis Marc reçut la visite de Darla au travail. Ils s’installèrent face à face dans l’antichambre de son bureau. Après un silence gêné, Darla commença:

— Il faut qu’on se parle.

Marc acquiesça, nerveux, mais il fut agréablement surpris: Darla avait réfléchi et acceptait de discuter plus en détail de ce qu’il lui avait révélé lors de leurs courtes vacances. Ils n’en dirent pas plus: on ne parlait pas de ce genre de choses au travail.

S’ensuivirent quelques rencontres où Marc exposa à Darla l’historique de la compagnie et de la création de Merial. Elle-même avait fait un peu de recherche, assez pour approfondir son doute. Elle reconnaissait avoir été jeune et influençable quand elle avait commencé à croire ; Marc lui dit qu’il ne comprenait que trop bien. Il contra un à un les arguments qu’elle lui opposait. Il avait l’impression de jouer à l’un de ces jeux antiques où il fallait débâtir un tas de pièces empilées sans que le tout s’écroule. Le truc était d’y aller lentement et de déterminer chaque fois quelle pièce s’appuyait sur quelle autre.

Darla s’en trouva métamorphosée. Elle s’étonnait d’avoir été dans l’erreur si longtemps. Comme Marc, elle apprit à faire son travail non par conviction, mais pour la beauté de ce qu’elle créait. Peu importait si c’était vrai ou non. Cela l’irritait tout de même de temps en temps de voir ses affiches étalées sur les édifices environnants, parfois sur une hauteur de plusieurs étages. Elle y avait trouvé une certaine fierté auparavant ; maintenant, elle ne savait que penser de ces gens qui s’arrêtaient pour se recueillir devant ses œuvres.

***

Marc était dans son bureau en train de taper quelques lettres à des amis négligés quand il entendit un cri étouffé. On était vendredi, vers la fin de la journée. La tension de la semaine se dissipait et plusieurs employés étaient déjà partis.

En se concentrant, il sentit autant qu’il les entendit des pas de bottes sur le plancher. Il ouvrit la porte qui le séparait de l’aire principale du département.

Au centre de la grande pièce se tenait un homme vêtu de lumière. Le reste n’était que pénombre: quelqu’un avait dû couper l’éclairage de la pièce. Marc resta figé pendant que ses yeux s’ajustaient à cette étrange vision.

Il était difficile de distinguer plus que la silhouette de l’homme, car la lumière qui émanait de lui oblitérait les détails. Il semblait porter un manteau à longues franges ondulées. Des verres fumés cachaient ses yeux, le haut des lentilles taillé pour imiter de petites flammes. Son visage lumineux semblait sans défaut. Il portait sur la poitrine le symbole de Merial, lui aussi orné de flammes stylisées, tracé en noir pour qu’on le voie malgré la lumière.

Autour de lui – Marc commençait à voir leurs visages –, les employés des Écritures étaient assis sur le plancher, jambes étendues devant eux. Des hommes d’allure paramilitaire les tenaient en respect à l’aide d’armes à feu très peu divines mais clairement mortelles.

L’un d’eux se trouvait tout près et fit signe à Marc de s’asseoir aussi. Marc obéit. Ignis, l’homme de lumière, sixième et dernier avatar de Merial, finissait de faire à pas lents le tour de la pièce, dévisageant les captifs un à un. Il s’arrêta devant Marc et s’adressa à lui d’une voix profonde et chaude:

— Bienvenue parmi nous, scribe. Ton visage m’est familier.

Un doute glacé envahit Marc. Que se passait-il? Il adopta d’instinct le ton de l’avatar:

— Bonjour, ô Ignis.

— Je suis ici en mission sacrée, scribe. Il y a longtemps que Merial nous a confié son message, et il m’a fait comprendre qu’il fallait venir ici rendre un jugement. Ici, dans le plus saint des lieux consacrés à Merial, celui d’où émanent les rayons de son enseignement, il y a des gens qui ne croient pas! Votre hypocrisie est un crime bien plus grave que vous ne le croyez: elle fait de vous le ver au cœur du fruit.

Marc se demandait comment réagir. Ce qu’il entendait dans cette voix, ce n’était ni le reproche, ni une autre des nobles attitudes souvent adoptées par Ignis. Et c’était plus que de la simple colère: c’était du courroux. L’avatar s’avança sur ses jambes de braise et s’accroupit pour demander:

— Que crois-tu, scribe?

Marc ferma les yeux et cita l’une de ses plus belles œuvres, écrite au temps de Kouriakis:

— La lumière de Merial emplit et habite celui qui ose la reconnaître. Le béton peut la dissimuler, la technologie aspirer à l’imiter. L’ennui, l’âge et la banalité peuvent recouvrir l’être d’une terne et opaque enveloppe, mais jamais la lumière n’est absente. Seul l’être peureux cherche à l’étouffer.

Tout en parlant, Marc avait trouvé réconfort dans le rythme des mots et rouvert les yeux pour rencontrer le regard d’Ignis, tangible malgré ses verres fumés. Ce dernier rendit son jugement:

— De belles paroles, et je crois bien que c’est par ta propre plume que Merial nous les a données. Tu as bien servi mon prédécesseur et, si Merial le veut, tu me serviras bien aussi.

Et Ignis se leva, laissant sur la rétine de Marc l’impression de sa forme lumineuse. Marc cligna des yeux, secoua la tête… et aperçut Darla, assise à plusieurs mètres sur sa gauche. Était-ce un reproche qu’il pouvait lire dans son regard?

Il était affolé, mais pas surpris, de la voir là. Elle et lui s’étaient encore disputés la veille au soir. Ils avaient surmonté leur différence idéologique, mais tout n’allait pas encore pour le mieux. Darla était sans doute venue le voir pour faire la paix. Elle n’aurait pas pu choisir un pire moment.

Béatha, une des correctrices, s’était levée à l’approche de l’avatar. Les soldats d’Ignis pointèrent leurs armes sur elle, mais ils hésitaient. Elle était visiblement enceinte: elle devait partir en congé de maternité une semaine plus tard.

— Et toi, mon enfant? lui dit Ignis.

Elle ne dit rien, mais sourit. Des larmes brillaient sur son visage, qu’elle inclina pour poser la joue contre la poitrine de l’avatar. Marc observait avec fascination, cherchant ce qui le tracassait dans ce tableau. Ignis étreignit la femme un instant, puis fit un pas en arrière et leva un bras. Il avait le sens du théâtre, se dit Marc – qui, subitement, réalisa ce qui l’inquiétait. Les gants! Ignis portait les gants!

L’avatar posa la main sur le ventre de Béatha et proclama:

— Cet enfant t’apportera un grand bonheur.

Marc laissa échapper le souffle qu’il retenait depuis quelques secondes. Il se tourna vers Darla et tenta de lire dans ses yeux. En vain. Aucun message ne passait entre eux.

Ignis passa au suivant. C’était Nick, le plus jeune des Chroniqueurs. Celui-ci avait peine à regarder l’avatar accroupi devant lui. Il prit une grande inspiration, fixa le symbole divin sur la poitrine d’Ignis et dit:

— Merial est ma force! Je ne crois en rien d’autre!

— Lève la tête, jeune homme. Regarde-moi.

D’une main gantée, Ignis souleva le menton du Chroniqueur. On n’entendait que le faible bruit blanc des ordinateurs. Marc sentait vibrer chacun de ses nerfs comme un fil trop tendu. Il jeta un coup d’œil à l’intrus le plus proche. Celui-ci avait un peu baissé son arme et attendait de voir ce que l’incarnation de son dieu allait faire. C’était un fanatique, comme beaucoup d’autres sans doute, tous faciles à recruter pour Ignis. Marc réalisa à quel point l’intrus était jeune: il avait probablement le même âge qu’Ignis quand on l’avait choisi. Trop jeune, avait dit Marc, trop impulsif et incertain face à la vie. Au contraire, lui avait-on répliqué: Ignis n’en serait que plus malléable et s’identifierait ainsi davantage à son rôle.

C’était justement là le problème. Les pensées de Marc furent interrompues par une exclamation de l’avatar:

— Je le savais! Son regard me fuit, son âme de traître se tord sous l’assaut de ma lumière!

Ignis se leva et plaqua une main sur le front du jeune Chroniqueur. Celui-ci poussa un long cri sans intonation alors que s’intensifiait la lumière émise par la main de l’avatar et que se répandait une odeur de chair brûlée. Il leva les bras pour se défendre, mais ceux-ci retombèrent. La main incandescente le quitta et il s’affala sur le côté. Des petites flammes brûlaient encore dans ses cheveux.

À retardement, une vague de frayeur parcourut la pièce: cris et sanglots à demi couverts par les ordres brefs des hommes armés qui menaçaient quiconque bougeait. Ignis avait déjà tourné le dos à l’homme qu’il avait marqué et se tenait maintenant dans la pose qui lui était caractéristique, les jambes bien droites, le torse bombé, les bras légèrement écartés et les paumes tournées vers le haut. Deux jets de flamme jaillissaient de ses paumes tandis qu’Ignis balayait les captifs du regard.

L’avatar arrêta son choix sur Darla qui, seule, ne pleurait ni ne priait. En un terrible éclair, Marc fut certain que Darla allait mourir par sa faute, sa faute à lui qui avait anéanti sa foi. Il tressaillit comme si on l’avait frappé. Un canon se pointa tout de suite sur son front.

Darla se leva lentement. Ignis laissa s’éteindre le feu de ses paumes et tendit une main pour lui caresser les cheveux du bout des doigts:

— Tu n’as donc pas peur d’affronter ton jugement?

Pour toute réponse, Darla le gifla de toutes ses forces. Deux des soldats d’Ignis braquèrent leurs armes sur elle, mais l’avatar leur fit signe de s’écarter. Sa lumière gagna en intensité.

— Insolente! Tu…

— Ta gueule! Espèce d’illuminé de seconde main! Tu es encore plus pathétique que tes fidèles!

L’avatar, à sa propre surprise sans doute, avait fait un pas en arrière. Darla tremblait maintenant, non pas de peur mais de rage. Les mots lui venaient avec une violence et un débit de mitraillette:

— Tu me donnes envie de vomir! Ton dieu, on l’a inventé pour vendre des albums. Tu n’es rien de plus que le dernier d’une lignée de marionnettes contrôlées par la compagnie.

— Blasphème! La folie te brouille les idées…

— Parlons-en, de folie! Tu t’es fait laver le cerveau, pauvre petit! Tu as laissé ton rôle te monter à la tête. Il n’y a pas de Merial, il n’y a pas de message divin, et ce n’est pas avec tes gants lance-flammes que tu vas prouver le contraire. Tu es juste un enfant gâté qu’on appelle Ignis parce que ton vrai nom était trop banal.

L’avatar retrouva un peu de sa colère initiale et enflamma la paume de sa main gauche. Il leva la main droite pour demander le silence. On l’avait bien entraîné: le choix du geste, la pause dramatique…

Darla, obéissant à ses impulsions, lui griffa le visage. Ses ongles laissèrent des traces sanglantes et arrachèrent les verres fumés que portait l’avatar. Celui-ci se trouva ébloui par sa propre lumière. Sous sa peau, les nanomachines stimulées par sa panique augmentèrent encore le rayonnement de son corps. Ignis fit quelques pas désordonnés avant de reprendre le contrôle de ses émotions et de réduire sa lumière à une intensité acceptable. On put enfin distinguer son visage, beau mais imparfait, et surtout son regard à l’expression incertaine, comme s’il avait été trahi.

Les soldats d’Ignis, déjà stupéfaits que la sacrilège n’ait pas encore été réduite en cendres, ne savaient plus que penser. Un appel résonna dans le couloir: « Ils arrivent! » Retour en terrain familier: leurs plans prévoyaient bien une éventuelle intervention des gardes de sécurité de l’édifice. La plupart des soldats sortirent dans le couloir pour affronter l’ennemi, évitant ainsi de réfléchir à la scène qui se déroulait dans la pénombre du département des Écritures. Il n’en resta que deux.

Quelques-uns des captifs avaient profité de la diversion pour se concerter du regard. Deux d’entre eux maîtrisèrent l’un des soldats. Ignis lança un cri de rage qui fut coupé court quand l’un des Chroniqueurs l’assomma à l’aide d’un lourd cendrier. Marc, saisissant cette chance inespérée, agrippa le canon de l’arme qui le menaçait. Le jeune soldat d’Ignis tira mais n’atteignit personne. Marc maintint sa prise sur le canon brûlant juste assez longtemps pour frapper l’autre et le désarmer. Le jeune fanatique fonça sur lui, mais quelqu’un lui fit un croc-en-jambe. Marc le gratifia d’un coup de pied, puis d’un autre, et d’un autre, jusqu’à ce qu’une main sur son épaule le fasse arrêter.

Il trouva Darla debout près de l’avatar inconscient. Il la serra dans ses bras et attendit avec patience qu’elle cesse de trembler.

***

Ce fut la folie au bureau pendant quelques semaines. Le bilan final était désolant. Deux gardes étaient morts et deux autres étaient blessés. Les fanatiques, mieux armés mais moins entraînés, avaient perdu cinq des leurs, sans compter les nombreux blessés. Le jeune Chroniqueur qui avait subi la colère d’Ignis n’était pas mort mais ne valait pas mieux. Ses proches envisageaient l’euthanasie.

On avait aussi retrouvé le cadavre de Geordan, le technicien en chef. Ignis l’avait tué à cause du peu de respect qu’il portait au costume divin.

Marc et Darla, comme les autres employés qui avaient survécu à l’incident, eurent droit à un congé payé… sous certaines conditions. C’étaient des vacances dirigées: on les logea en campagne dans le même complexe hôtelier et on les surveillait lorsqu’ils allaient prendre l’air. Ils ne pouvaient discuter de la récente tragédie que dans certaines pièces protégées de l’écoute. La compagnie ne voulait donner aux journalistes que ce qu’elle jugerait bon de leur donner.

Marc pouvait bien s’imaginer à quoi s’affairaient les dirigeants de la compagnie. Sans doute se demandaient-ils s’ils devaient publiquement discréditer Ignis en tant que psychopathe indigne du don divin, ou s’ils devaient plutôt taire les détails réels de l’incident et en faire une intervention divine. Il suffirait de présenter les morts comme des terroristes ou des criminels, ce qui ferait du geste d’Ignis un acte héroïque. Sa mission ainsi accomplie, il prendrait une retraite précoce pour laisser la place à un nouvel avatar mieux choisi et mieux encadré.

Plus que jamais, Marc se sentait dégoûté par les machinations de la compagnie et par son propre travail. Et pourtant… c’était lui qui l’avait voulu.

C’était le secret qu’il n’avait pas encore révélé à Darla: comment il avait obtenu son emploi. Il ne lui avait pas dit qu’il avait commencé à croire bien plus tôt qu’elle. Il ne lui avait pas dit comment sa mère lui avait imposé la foi en lui racontant quantité d’histoires sur son père, l’incomparable Charles Adamson, deuxième avatar de Merial, qui allait sûrement revenir s’occuper d’eux un jour.

Il lui avait fallu des années pour se défaire de cet héritage, des années pour comprendre qu’il n’était pas un enfant de lumière, que son père était seulement un homme qui avait voulu passer quelques nuits avec une jolie blonde, que Merial même n’existait peut-être pas. Il avait passé des années à étudier la carrière de son père et à comprendre comment une compagnie astucieuse s’y était prise pour unir rock et religion en un amalgame aussi efficace.

Il n’avait pas dit à Darla comment il s’était servi de ses découvertes et de son état de fils illégitime pour forcer la compagnie à l’engager, parce qu’il préférait être de ceux qui trompent plutôt que de ceux qui sont trompés.

Il ne le lui dirait pas, non plus, parce que durant ces vacances forcées il avait compris que leur histoire se terminerait là. Il avait d’abord cru qu’il retrouverait sa chère Darla intacte, maintenant qu’elle avait laissé sa colère éclater au visage d’Ignis. Mais ce n’était pas si simple. Oui, elle avait fait le deuil de sa foi, mais c’était là le problème: elle n’avait plus le feu sacré, la conviction qui l’avait habitée. Elle n’était plus la femme avec qui il était tombé en amour. Il ne ressentait plus la même passion pour elle et ne voulait pas risquer de lui causer encore du tort en restant avec elle. Il le savait déjà: lorsqu’ils retourneraient en ville, chacun irait de son côté.

Tout de même, si elle le voulait, il l’aiderait à obtenir un meilleur poste dans la compagnie. Maintenant qu’elle était dans le secret, elle pourrait participer à des projets cruciaux. Car après tout… il valait mieux être de ceux qui trompent que de ceux qui sont trompés.


Première publication: Solaris 142, 2002.