Il y a cette anecdote de Whoopi Goldberg[1] qui me hante depuis que je l’ai lue pour la première fois :
Eh bien, quand j’avais neuf ans, Star Trek a commencé à être diffusé. Je l’ai regardé et me suis mise à crier dans la maison : « Venez ici! Maman, tout le monde, venez vite, venez vite, il y a une dame noire à la télévision et ce n’est pas une servante ! » Je savais, à ce moment précis, que je pourrais être tout ce que je voulais.
Si cette histoire me touche tant, c’est peut-être que, plus jeune, je n’ai moi-même jamais pu entrer en contact — par la télévision, le cinéma ou la littérature — avec un personnage en situation de handicap ou souffrant d’une maladie chronique, comme moi, et qui était représenté de façon positive ou, à tout le moins, non misérabiliste. Ces personnages potentiels m’ont manqué et, des décennies durant, j’ai essayé (sans succès, il va sans dire) de gommer ma maladie, la fibrose kystique, cette caractéristique marginalisante de ma personne, en essayant d’avoir une vie « normale » où elle n’existait pas.
Mon cas et celui de Whoopi Goldberg sont loin d’être uniques. Dès que l’on commence à s’intéresser à la question de la représentativité des personnages dans les œuvres de fiction, il devient vite évident que les personnages féminins, LGBT+, racisés ou en situation de handicap ne reçoivent pas une représentation juste et équitable. Pour la peine qu’on y réfléchisse un peu, les cas de catégories de personnages « marginalisés »[2] qui sont mal représentés ou qui sont carrément absents, sont faciles à trouver, et ce, tant dans la culture populaire que dans ce que certains appellent « la littérature avec un grand L ». Je pense ici aux bandes dessinées de Tintin ou des Schtroumpfs, à la série télé Bates Motel, au roman It de Stephen King, ou à l’ensemble de l’œuvre de Philip Roth ou Haruki Murakami, pour ne nommer que les quelques exemples qui me viennent spontanément.
Or, l’absence de ces personnages « autres »2 ou leur représentation stéréotypée posent problème, car la représentativité est importante. Il est crucial pour tous de se reconnaître dans les récits que nous, les êtres humains, nous nous racontons. Les histoires ne sont jamais « que des histoires », que du divertissement sans impact ni conséquence sur celui ou celle qui les reçoit : comme l’écrit Nancy Huston dans L’espèce fabulatrice, « le récit confère à notre vie une dimension de sens qu’ignorent les animaux ». En d’autres termes, la fiction nous permet de nous raconter, elle nous enseigne les émotions, les vérités fondamentales de la vie humaine, l’empathie, elle nous explique nos actions et nos réactions ainsi que celles des autres, de nos contemporains comme de ceux qui ont vécu avant nous (et nous permet d’imaginer, peut-être, ceux de demain).
Nous nous enrichissons donc en tant qu’êtres humains au contact des autres et de leur diversité. En ne racontant qu’un seul genre d’histoire et, surtout, en y mettant qu’un seul type de personnage, nous éclipsons et appauvrissons le potentiel de la littérature et de nos fictions. Pire, le potentiel transformatif de la littérature peut alors devenir dommageable et nuisible. En réduisant les histoires et les personnages possibles, surtout ceux qui nous demandent un effort de compréhension supplémentaire (parce que plus éloignés de notre réalité), nous retranchons symboliquement des ensembles entiers de la population par personnages interposés, et l’humanité entière s’en trouve appauvrie d’autant. À moins d’être aveuglé par ses privilèges ou d’avoir des visées discriminatoires (racistes, misogynes, capacitistes, etc.), cela n’a guère de sens.
Bref, les fictions sont vitales à l’être humain pour comprendre et supporter la réalité et la complexité de l’expérience humaine sous toutes ses formes. Puisque les histoires nous aident à nous définir, elles sont également importantes afin de valider nos expériences et nos singularités. Il est donc primordial que tout le monde, et pas seulement certains groupes ou segments de la population, se retrouve représenté dans les récits.
Comment, alors, les auteurs peuvent-ils s’assurer de créer des récits qui incluent tout le monde? Les tests de représentativité constituent un bon outil pour avancer dans la bonne direction. En effet, ceux-ci constituent d’excellents révélateurs d’angles morts, ou points aveugles, d’un texte. Leur application permet, au demeurant, d’amorcer un questionnement sur les raisons des déficiences de représentations si l’on en constate la présence.
À titre d’exemple, prenons le test le plus connu du genre : le test de Bechdel-Wallace (communément appelé « Test Bechdel »). Créé en 1985 par Alison Bechdel dans sa bande dessinée Dykes to Watch Out For, ce test s’inspire d’une réflexion de Virginia Woolf tirée de l’essai A Room of One’s Own, ainsi que de la constatation que, depuis la publication de celui-ci en 1929, rien n’a vraiment changé. En effet, dans son texte, Woolf écrivait :
Toutes ces relations entre femmes, pensai-je, me rappelant rapidement la splendide galeries de femmes fictives, sont trop simples. […] Et j’essayai de me rappeler quelque cas, au fil de ma lecture, où deux femmes auraient été représentées en tant qu’amies. […] Elles sont ci et là mères et filles. Mais, presque toujours sans exception, elles sont montrées dans leur relation avec les hommes. Il était étrange de penser que toutes les grandes femmes de la fiction étaient, jusqu’au temps de Jane Austen, pas seulement vues par l’autre sexe, mais vues uniquement dans leur relation avec l’autre sexe. Et quelle petite partie de la vie d’une femme cela représente-il…
Or, plus de trente ans après la création du test de Bechdel-Wallace, et presque quatre-vingt-dix ans après la publication du texte de Virginia Woolf, force est de constater que la situation est pratiquement identique et que ce test est toujours d’actualité. Rappelons ici en quoi il consiste. Pour passer le test, un film (ou par extension, toute autre forme d’œuvre narrative) doit :
- Avoir au moins deux personnages féminins;
- Qui discutent au moins à une reprise ensemble;
- À propos d’autre chose que d’un homme.
Bien que ce test ne soit pas parfait (il ne vous empêche pas, par exemple, d’éviter le Syndrome de la Schtroumpfette[3], le Syndrome Trinity[4] ou la Manic Pixie Dream Girl[5]), il est encore utilisé aujourd’hui, car c’est le seul du genre dont les critères ne laissent place à aucune interprétation[6].
D’autres tests s’efforcent eux aussi, mais à l’aide de critères différents, d’améliorer ou de mesurer la représentativité. Certains portent sur les personnages féminins[7], d’autres sur les personnages en situation d’handicap[8], racisés[9] ou, encore, non hétéronormatifs[10]. Il existe également quelques tests « mixtes » qui visent deux catégories de possible discrimination; c’est le cas du test « Ars Marginal » et du test « Gregg ».
Comme on peut le voir, la plupart des tests de représentativité qui existent déjà comportent un problème commun, qui n’est d’ailleurs pas souvent abordé : ils « tirent la couverte de leur côté » (un lutte contre le sexisme, l’autre contre le racisme, l’autre le capacitisme, etc.) et ignorent, sciemment ou non, les autres types de discrimination dont une personne peut faire l’objet (ici par personnages interposés). Or, selon la théorie de l’intersectionnalité (terme proposé pour la première fois par l’universitaire féministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989), quelqu’un peut subir plus d’un type d’oppression; de plus, selon le modèle de la kyriarchie, qui est issu de l’intersectionnalité, ce même individu peut aussi être concurremment oppressé et oppresseur.
Rappelons que ce concept de « kyriarchie » (ainsi que le mot qui le désigne) a été développé par Elisabeth Schüssler Fiorenza dans son livre But She Said: Feminist Practices of Biblical Interpretation. Il sert à décrire sa théorie des systèmes de domination et de soumission interconnectés. En effet, Schüssler Fiorenza remarque avec justesse qu’un individu peut être opprimé dans certaines situations et privilégié dans d’autres. Dans un premier temps, la notion a donc constitué un descripteur des systèmes de pouvoir non genré dans le contexte du discours théorique de théologie féministe. Elle a par la suite eu droit à une utilisation plus large, notamment en sociologie, afin de décrire un système social ou un ensemble de systèmes sociaux construits autour des rapports de domination, d’oppression et de soumission. Il s’agit, en quelque sorte, d’une hybridation entre le concept d’intersectionnalité et de celui du patriarcat, qui permet de penser au-delà du genre comme seul critère d’analyse. Cela signifie que la kyriarchie englobe le sexisme, le racisme, l’homophobie, le classisme, le capacitisme, le colorisme, l’injustice économique, le postcolonialisme, l’ethnocentrisme, l’anthropocentrisme, le spécisme et toutes autres formes de hiérarchies dominantes qui résultent en la subordination d’une personne ou d’un groupe par rapport à un autre.
Ne voulant pas limiter mon travail et ma réflexion à seulement un type de discrimination, c’est donc à partir de ce concept que j’ai développé mon test. Le « Test Dagenais », présenté pour la première fois lors du Congrès Boréal 2018, vise à favoriser l’inclusion et une représentativité équitable, dans les romans, de tous les êtres dont la voix, la visibilité, et la présence sont étouffées ou effacées par la culture dominante. Le voici sans plus tarder :
* * *
Le Test Dagenais
- Votre roman doit contenir au moins deux personnages féminins[11] :
- Qui discutent au moins à une reprise ensemble;
- À propos d’autre chose que d’un homme;
- Cette discussion doit être significative[12].
- Votre roman doit contenir au moins un personnage issu d’un groupe non dominant quant à, notamment, mais non exclusivement, ses origines ou son statut[13]:
- Racial, ethnique, d’orientation sexuelle, de genre, sa santé (handicap) mentale ou physique, etc.[14];
- Ce personnage ne doit pas être défini principalement par cette caractéristique non dominante, mais celle-ci doit être connue[15].
- Ces personnages féminins ou marginalisés doivent avoir un nom propre.
- Au moins un des personnages exigés plus haut doit :
- Être tissé dans la trame narrative de votre roman de façon à ce que son absence en affecterait significativement le déroulement;
- Posséder son propre arc narratif :
- Arc qui ne consiste pas seulement à apporter son d’aide, ni à servir d’appui ou de faire valoir à un personnage de la classe dominante face auquel son statut marginal est défini;
- Ne pas être éliminé de votre scénario avant la fin, notamment, mais non exclusivement :
- En étant tué par l’antagoniste;
- En sacrifiant sa vie, ses intérêts, sa situation (personnelle ou professionnelle) à un personnage de la classe dominante face auquel son statut marginal est défini;
- En voyant sa caractéristique marginalisante effacée.
* * *
Plusieurs autres points, demandes ou précisions pourraient être ajoutés à mon test; par exemple, que les personnages ne tombent pas dans des stéréotypes propres à leurs « catégories » (googlez des listes de stéréotypes et de clichés, il y en a des tonnes[16] !) ou, comme dans le « Test Tauriel », exiger qu’un personnage féminin soit compétent. En outre, je n’incorpore pas, ni n’aborde directement, les notions de privilèges (entre autres de statut socio-économique), car vis-à-vis des buts de mon test, la plupart des discriminations possibles dans la kyriarchie m’apparaissent (sauf erreur de ma part) comme incluses indirectement et de facto. Aucune liste n’est jamais exhaustive, mais, en remplissant les quatre critères ci-haut, j’ai la ferme conviction que vos personnages seront bien construits et éviteront la plupart des stéréotypes possibles.
Pour terminer, je tiens à préciser que le « Test Dagenais » a été surtout pensé en fonction de l’analyse de romans, bien qu’il puisse être appliqué à d’autres types d’œuvres de fiction, comme à des pièces de théâtre ou à des films. Par contre, son application à une nouvelle littéraire ou à un court-métrage risque d’être problématique et non concluante car, faute d’espace (ou de temps, dans le cas d’un court-métrage), la quantité de personnages ainsi que leur développement sont forcément restreins. On pourrait, par exemple se retrouver avec une nouvelle qui ne passe pas le test, nonobstant son caractère féministe ou inclusif, parce qu’elle ne comporterait qu’un seul personnage (et ne remplirait donc pas les points 1 et 2 du test).
Les histoires peuvent servir au meilleur comme au pire. Produisons-en donc des riches et des belles, des complexes et des nuancées, par opposition aux simples, brutales et réductrices qui nous sont trop souvent servies. Pour paraphraser John Donne, personne n’est une île, complètement séparée et imperméable aux autres; la disparition de quiconque nous diminue à tout coup, parce que nous appartenons tous au genre humain.
[1] Actrice américaine qui a entre autres incarné Guinan, la serveuse/barmaid de l’USS-Entreprise-D dans la série télévisée Star Trek: The Next Generation.
[2] C’est-à-dire qui ne sont pas des hommes, blancs, hétérosexuels, cisgenres, qui ne sont pas en situation d’handicap, etc.
[3] Lorsqu’un récit de fiction, à l’instar des BD de Peyo, ne comporte qu’un seul personnage féminin.
[4] Lorsqu’un récit comporte un personnage féminin fort et intéressant… jusqu’à l’arrivé du héros masculin, après quoi le personnage féminin s’efface et devient passif et incompétent.
[5] Personnage féminin, joyeux et léger, sans profondeur, qui ne sert qu’à montrer la beauté du monde et à remonter le moral à un personnage masculin qui broie du noir.
[6] Certaines variantes, plus ou moins sérieuses et plus ou moins objectives selon les cas, et pensées par d’autres qu’Alison Bechdel, sont venues s’y ajouter au fil du temps.
[7] Citons les tests « Mako-Mori », « Sphinx », « Tauriel », « Furiosa », « Ellen Willis », « Finkbeiner » (pour la rédaction non sexiste d’entrevues ou de biographies de femmes) et, enfin, le test de « La lampe sexy ».
[8] C’est le cas du « Test Fries ».
[9] Voir le test « Angry Black Woman », ainsi que le « Deggan’s Rule ».
[10] Voir le test « Vito Russo ».
[11] Ce critère est non négociable; on ne parle pas d’une « minorité » de gens ici, on parle de la moitié de l’humanité, rien de moins!
[12] C’est-à-dire qu’elle doit vraiment servir à quelque chose dans votre l’histoire. Le dialogue suivant, par exemple : « Comme tu as une belle robe, Rosamund! », « Merci, Pascale. » n’est pas ce que l’on peut appeler une discussion significative…
[13] Bref, ce personnage n’est pas au « sommet » de la kyriarchie, où il ne se retrouverait jamais opprimé ni discriminé.
[14] Autres exemples : couleur de peau, origine nationale, religion, etc.
[15] Il est à noter que les auteurs ne devraient pas hésiter à combiner les personnages féminins exigés au point précédent avec ceux à caractéristique marginalisante exigés ici: le sexe masculin n’est pas de facto le genre neutre sur lequel on doit apposer toute différenciation. Face à la complexité du monde, une approche intersectionnelle et plurielle est plus que jamais nécessaire.
[16] À commencer par l’excellente « Comment ne pas écrire des histoires » d’Yves Meynard, disponible sur le site Internet de la revue Solaris (voir références).
Références
BASSOM, D., « All Hail », Star Trek Monthly, no 56, septembre 1999.
BECK, D. R. (dir.), Star Trek: 25th Anniversary Special, 1991.
HUTSON, N., L’espèce fabulatrice, Actes sud, Leméac, 2008.
MÉNARD, Y., « Comment ne pas écrire des histoires », Solaris, https://www.revue-solaris.com/pour-les-ecrivains/dossier-special-comment-ne-pas-ecrire-des-histoires/
Schüssler Fiorenza, E., But She Said: Feminist Practices of Biblical Interpretation, Beacon Press, 1993.
WOOLF, V., A Room of One’s Own, Harcourt Brace & Company, [1927] 1991. (Titre français : Une pièce à soi)
Tests de représentativité et critiques de tests cités
BECHDEL, A., « The Rule », Dykes to Watch Out For, 1985, http://dykestowatchoutfor.com/wp-content/uploads/2014/05/The-Rule-cleaned-up.jpg
BRAINARD, C., « The Finkbeiner Test », Columbia Journalism Review. The Voice of Journalism, https://archives.cjr.org/the_observatory/finkbeiner_test_gender_gap_fem.php?page=all
CARMON, I., « The Willis Test is the New Bechdel Test », Jezebel, https://jezebel.com/5797747/the-willis-test-is-the-new-bechdel-test
FRIES, K., « The Fries Test: On Disability Representation in Our Culture », Medium, 2017, https://medium.com/@kennyfries/the-fries-test-on-disability-representation-in-our-culture-9d1bad72cc00
GREGG, L., « The Gregg Test (An Alternative to The Bechdel Test) », Thought Catalog, 2014, https://thoughtcatalog.com/linnea-gregg/2014/06/the-gregg-test-an-alternative-to-the-bechdel-test/
JOHNSON, A. D., « The Bechdel Test and Race in Popular Fiction », The Angry Black Woman, http://theangryblackwoman.com/2009/09/01/the-bechdel-test-and-race-in-popular-fiction/
« Mako Mori Test », Geek Feminism Wiki, http://geekfeminism.wikia.com/wiki/Mako_Mori_test
« Open Discussion: A POC Version of the Bechdel Test? », Ars Marginal, 2011, https://arsmarginal.wordpress.com/2011/04/25/open-discussion-a-poc-version-of-the-bechdel-test/
« Sans titre », Glaad, https://www.glaad.org/sri/2014/vitorusso
« Tauriel Test », Fanlore, https://fanlore.org/wiki/Tauriel_Test
« The Furiosa Test », Twitter, https://twitter.com/photopuck/status/607259980631273473
« The Sexy Lamp Test », Fanlore, https://fanlore.org/wiki/Sexy_Lamp_Test
« The Sphinx Test », Sphinx Theatre Company, http://www.sphinxtheatre.co.uk/the-sphinx-test.html
« Useful Notes / Deggans’ Rule », TV Tropes, http://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/UsefulNotes/DeggansRule