Quand rêve le Murnau, de Jonathan Reynolds

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Fracassée.

Ce n’est qu’un titre. Sur une simple affiche. Toute noire, sur laquelle apparaît ce mot, Fracassée , en blanc spectral strié de lignes noires. Rien de plus sinon la mention: « Présentement à l’affiche ». Aucun nom d’acteur ni de réalisateur. Je suppose que c’est un film, puisque l’affiche est placardée sous la marquise du cinéma.

Je n’y vois rien de dégoûtant… Pourquoi ce malaise qui me fait tourner la tête, cette soudaine envie de vomir?

Je ferme les yeux, respire un grand coup.

Ce n’est pas l’affiche, au fond. C’est cette entrevue. J’avais oublié à quel point cela me stressait. Habitué à la stabilité de mon emploi de professeur, je ne me souvenais plus comment on se sentait quand venait le temps de se vendre soi-même.

Il y a deux mois, j’ai appris qu’après dix ans l’école secondaire de Bromptonville n’avait plus besoin de mes services. Et ça tombait bien, ça faisait un bout de temps que je voulais changer d’air.

Au début, la vie de professeur m’a beaucoup stimulé… mais comme toute bonne chose a une fin, ma passion a commencé à se fissurer voilà deux ans. J’étais passé de l’histoire aux maths pour finir en français, en perdant un peu plus de patience chaque année. Des désagréments se sont accumulés sur mon chemin. Des dettes, des problèmes de santé, la mort de mes parents… Et, pour couronner le tout, ma femme m’a quitté l’an passé. Elle en avait assez de me voir sombrer dans la dépression et la médiocrité. J’aurais fait la même chose à sa place. Même moi, je ne me reconnaissais plus.

Quand l’école m’a remis mon bleu, j’ai décidé de changer de ville, de changer de vie.

J’ai tout vendu. Ma maison. Ma voiture. Je voulais revenir à une vie plus simple, comme avant. Quand j’étais capable de gérer les difficultés qui m’assaillaient. Fini les responsabilités! Tenir le sort des jeunes entre mes mains? Terminé! J’avais assez de m’occuper de mon propre avenir.

J’ai quitté Bromptonville il y a quelques jours en autobus sur un nowhere, sans savoir où je m’en allais. J’ai acheté un billet pour le Saguenay en sachant que je descendrais en route, au hasard. J’ai demandé au chauffeur de s’arrêter aux abords de Falltown, un village que je ne connaissais pas. Je ne sais même pas à combien de temps de Bromptonville il se trouve, car j’ai dormi un peu en chemin. Et je n’ai plus de montre, je l’ai vendue elle aussi. Pourquoi conserver un souvenir de ma femme, un cadeau qu’elle m’avait donné lors de notre premier Noël ensemble?

Dès que j’ai vu l’autobus s’éloigner en soulevant un nuage de poussière, j’ai su qu’enfin ma nouvelle vie débutait. Maintenant, peu importaient les décisions que j’allais prendre, ce seraient les miennes. Juste les miennes. Depuis combien de temps ne m’étais-je pas senti aussi bien? Longtemps.

C’est sous un ciel tumultueux que j’ai marché vers l’inconnu, qui empruntait l’apparence de quelques vieilles demeures victoriennes aux toits en pignons.

À première vue, Falltown ne ressemblait pas beaucoup à Bromptonville, à part le fait qu’il s’agissait également d’une petite ville: « 1 200 habitants », selon la pancarte de bois à l’entrée de la municipalité. Un gros village, en fait. La plupart des demeures qui s’élevaient de part et d’autre de la route principale s’apparentaient aux précédentes: anciennes, de l’époque victorienne, à la peinture aussi craquelée que l’asphalte de la route. Je ne voyais aucun mouvement derrière les hautes fenêtres crasseuses, comme si l’endroit était désert.

Mes pas m’ont rapidement mené vers le centre de la ville, avec son magasin général, son hôtel, quelques restaurants et un petit cinéma. J’aurais pu continuer à explorer le coin, mais j’ai décidé de m’arrêter à l’hôtel pour y louer une chambre. L’intérieur du bâtiment, silencieux, s’est révélé plus étriqué que je ne m’y attendais. Des murs blancs, fissurés par endroits. Aucun cadre ni autre décoration. Un simple comptoir, assez bas, derrière lequel somnolait un homme au teint pâle, bedonnant, à la chevelure maigre.

À mon approche, il a ouvert des yeux surpris, comme si cela  faisait une éternité que personne n’était entré dans la place. Bien gentil, le monsieur, une voix un peu vacillante, entre l’aigu et le grave mais rien d’agressant. Lorsque je lui ai raconté que j’étais nouvellement arrivé dans la région et que je pensais m’y établir, il m’a conseillé, un sourire encourageant aux lèvres, d’aller de ce pas au cinéma d’en face, tenu par son frère qui cherchait un employé.

Ça tombait bien. Moi qui voulais un emploi sans grande responsabilité!

C’est pourquoi, après avoir loué une chambre très modeste à l’hôtel et dormi longtemps – deux jours selon le tenancier –, je me trouve, depuis un bon dix minutes, devant le cinéma Murnau

Je suis attendu. Le sympathique tenancier de l’hôtel m’a organisé un rendez-vous avec son frère, monsieur Henry H. Richter.

Je jette un dernier coup d’œil à l’affiche de Fracassée. Je soupire. Peut-être que ce qui me dérange, au fond, c’est que ce mot résume bien mon existence. En mille morceaux. Je suis un casse-tête que je n’arrive pas à reconstituer.

Mais si je parviens à me faire engager dans ce petit cinéma, je me sentirai mieux. Je saurai que je vaux encore quelque chose aux yeux d’un parfait inconnu, comme dans le temps de mes premiers emplois, où je me sentais accepté, apprécié.

Je me décide enfin à entrer, en passant devant deux autres affiches de films, des succès populaires qui, contrairement à Fracassée, ne suscitent aucune émotion en moi.

Dès que je mets un pied à l’intérieur, mes narines captent l’odeur, à la fois familière et rassurante, du maïs soufflé. Une odeur de mon enfance, quand mes parents m’emmenaient chaque dimanche après-midi voir un film, un programme double.

Je sens un sourire soulever mes lèvres. L’apparence un peu vieillotte de l’intérieur me rappelle le petit cinéma de quartier de mon enfance, avec ses moulures dorées au plafond et aux coins des murs, tous peints en noir, ses tapis de même couleur sous mes pas. Derrière la vitre de la billetterie, à quelques mètres devant moi, est assise une jeune femme. Dans la vingtaine, les cheveux châtains descendant en cascades sur ses épaules. Un visage tout en douceur, qui ressemble un peu à celui de mon ex, à part pour les yeux foncés derrière des lunettes rondes.

—  Bonjour, je viens pour l’entrevue.

Elle me dévisage comme si ses yeux exploraient chaque recoin de ma figure. Se pourrait-il qu’elle me trouve beau, moi, un homme au physique bien ordinaire? Non, son regard n’est pas celui d’une séductrice. On dirait plutôt qu’elle cherche quelque chose.

—  Tu es Adrien Savard?

J’acquiesce d’un hochement de tête.

—  Je t’imaginais plus vieux. Adrien. On dirait un nom de l’ancien temps.

—  C’est vrai.

—  Monsieur Richter va te rencontrer. Attends-moi un moment.

Elle emprunte une porte derrière elle, disparaît quelques secondes de ma vue et revient accompagnée d’un homme aux cheveux gris bien coiffés, l’air sûr de lui avec son menton relevé et son regard perçant. Malgré son air distant, je perçois une lueur d’intérêt dans son regard pendant que nous échangeons une brève poignée de main. Je constate que la sienne est humide et molle. Et je découvre que, malgré son nom d’origine allemande, il ne possède aucun accent quand il s’adresse à moi:

—  Bonjour, monsieur Savard. On m’a dit beaucoup de bien de vous.

—  Ah?

—  Tout à fait. Selon mes sources, vous êtes sérieux et ponctuel. Venez, je vous fais visiter votre nouveau lieu de travail.

Quoi? Ai-je bien entendu? Je lui demande de répéter, il le confirme: je suis engagé. C’est bien la première fois que cela m’arrive. Peut-être que je dégage de l’expérience, un sérieux qui lui plaît. « On m’a dit beaucoup de bien de vous. » Mais qui a bien pu lui parler de moi sinon son frère, le tenancier de l’hôtel? Je n’ai pourtant pas discuté longtemps avec lui. Quoi qu’il en soit, l’important, c’est que j’ai de nouveau du travail.

La visite me révèle deux salles de projection, de taille modeste, comptant une centaine de sièges chacune, entre des murs sombres à la peinture qui se fissure par endroits en longues stries blanches. Je constate que, sous mes pas, le plancher souffre d’un évident manque d’entretien: mes chaussures collent presque au sol. Depuis combien de temps n’a-t-on pas nettoyé les rivières de boisson gazeuse et ramassé les friandises à moitié mangées? J’étouffe cette question avant qu’elle ne franchisse mes lèvres. Ce n’est pas le moment de jouer au plus fin.

Lorsque nous sortons de la deuxième salle, je fais la connaissance de la projectionniste, qui transporte une imposante valise contenant une bobine de film: Camille, une quinquagénaire grassette et souriante, dont la poignée de main me laisse deviner la grande force physique. Elle pourrait m’étrangler d’une seule main si elle le voulait. Heureusement, elle m’est présentée comme étant « la plus gentille et sociable du monde », selon mon nouveau patron.

Il y a aussi une troisième salle dont je ne vois que la porte. Close. Sur celle-ci est inscrit « Fermée pour réparation ». Nous n’y entrons pas.

—  Vous serez payé chaque semaine, le jeudi, en argent comptant.

Avant que monsieur Richter ne me laisse partir, il pose des yeux emplis d’espoir sur moi. On dirait que je suis son sauveur.

—  Vous commencez demain, avec Robert, celui que vous remplacerez. Il termine à la fin de la semaine. Je n’en peux plus de le voir en pleine dépression. Vous, vous avez l’air en pleine forme, jovial, vivant. C’est de ça que j’ai besoin ici. Des dépressifs, il y en a trop à Falltown. Vraiment, vous arrivez au bon moment.

Je me sens obligé d’étirer un large sourire sur mes lèvres, pour confirmer qu’il ne s’est pas trompé dans son évaluation de mon caractère.

—  Il va vous montrer comment ça marche, vous verrez, c’est très simple.

Je quitte le cinéma la mine haute, le pas léger. Enfin! La nouvelle vie espérée débute dès demain. J’en profite pour manger à ma faim pour la première fois depuis longtemps. Je savoure un délicieux bœuf bourguignon à la salle à manger de mon hôtel. Je ne remarque qu’un autre individu, attablé dos à moi, devant un café fumant. Les épaules basses, les cheveux gras, il m’inspire de la pitié. Voilà de quoi je devais avoir l’air ces derniers temps.

Je monte à ma chambre, où je m’endors paisiblement.

Le lendemain, après une douche revigorante, je me rends au cinéma, tout habillé de noir, encore excité par cette chance inespérée. Dès que j’entre, la même jeune femme qu’hier me salue, derrière la baie vitrée de la billetterie.

—  Au fait, moi, c’est Marlène. Bien contente que tu sois parmi nous.

Puis, en baissant le ton, presque en murmurant:

—  Parce que l’autre est bizarre… Oh, attention, il arrive.

Je vois apparaître devant moi, au bout du court corridor menant au comptoir des friandises et aux salles de projection, un homme maigre aux longs cheveux gris, en désordre, qui tombent sur sa chemise froissée. C’est donc lui, Robert. Ses yeux injectés de sang me fixent un bon moment avant que sa bouche n’affiche un sourire, un sourire triste. Aussi triste que sa voix:

—  Vous êtes le remplaçant?

J’acquiesce.

—  Bienvenue au purgatoire.

Je ne peux m’empêcher de rire, croyant qu’il s’agit d’une blague. Il demeure silencieux, me fait signe de le suivre. Nous marchons vers la salle numéro un. Juste avant d’y entrer, il se tourne vers moi.

—  Après chacune des représentations, vous devez attendre que les gens soient partis et, ensuite, vous nettoyez au complet. Monsieur Richter adore la propreté.

« Il adore la propreté… » Les deux salles qu’il m’a montrées hier sont loin d’être propres… Le pauvre homme ne doit plus être conscient de la réalité. C’est le temps qu’il arrête de travailler, il m’a l’air aussi éteint que je l’étais en pleine dépression.

Je n’arrive plus à me concentrer sur les explications. Je me reconnais en Robert. J’étais comme lui, il y a quelque temps. J’ai l’impression d’être en face d’un miroir. Et je n’aime pas ce que je vois, un corps animé mais sans âme. Un zombie.

—  Vous verrez, il ne vient pas beaucoup de monde.

Il s’appuie sur la porte, le dos arqué, comme s’il avait du mal à la pousser. Quand je m’approche pour lui offrir mon aide, je constate qu’il halète, le souffle court. Mais avant que je n’aie le temps de lui poser la moindre question sur sa condition, il se redresse, le corps raide.

Nous entrons dans la pénombre de la salle.

—  Avant, il y avait beaucoup de clients, ça marchait bien… C’était avant la salle 3.

—  Celle qui est fermée pour rénovations?

Il me jette un regard glacial.

—  Rénovations mon œil…

Encore une fois, je le sens à bout de souffle. Il reprend, la voix râpeuse:

—  Ça fait des années qu’elle est fermée, cette salle.

—  Ah?

—  C’est parce que monsieur Richter ne tient pas à la rouvrir.

Je viens pour répéter mon Ah? quand nous sommes interrompus par un raclement de gorge derrière nous. C’est monsieur Richter. Sans un seul regard pour Robert, il me dévisage, l’air de chercher quelque chose sur mon visage, avant de me sourire à pleines dents.

—  Monsieur Savard, je suis très content de vous compter parmi nous. Et vous avez l’air en pleine forme, c’est bien. J’espère que notre ami Robert ne vous ennuie pas avec des fabulations… et qu’il se contente de vous montrer votre travail.

Pourquoi est-ce que je ressens ce malaise, cette pointe de culpabilité? Comme si je venais d’être surpris la main dans le sac…

—  Des fabulations? Pas du tout.

Robert ne répond rien, les yeux baissés vers le sol.

—  Continuez votre bon travail, donc. Je venais juste vous saluer en cette première journée. Je ne suis jamais loin, s’il y a un problème.

Robert semble presque craintif à l’égard de son patron. Il conserve cet air apeuré pendant tout le reste de la journée. Même si, comme je le prévoyais, il n’y a pas une tonne de tâches à accomplir vu la rareté des clients – deux en tout –, un certain stress s’empare de moi. Normal, c’est ma première journée. Mais aussi, souvent, à la limite de mon regard, je perçois une ombre qui nous observe. « Je ne suis jamais loin. » Probablement que monsieur Richter veut voir comment je me débrouille… En tout cas, Robert ne me parle plus de la salle 3 et je ne lui pose plus de questions à ce sujet.

Le travail qu’on me donne à faire n’est vraiment pas compliqué. À l’aide d’une serpillière et d’un seau, je nettoie les deux salles fonctionnelles. Puis, je passe un bon coup de balai dans tout le cinéma, à l’exception de la salle 3 dont la porte est condamnée, à ce que me dit monsieur Richter. On me montre aussi comment fonctionne la machine à pop-corn, mais les deux clients qui viennent n’en achètent pas, alors nous nous partageons le contenu de la machine, Marlène et moi, à la fin de notre journée. Robert, lui, n’en veut pas.

Le soir, je m’endors aussitôt couché.

Noir et blanc. Il entre au cinéma. Se dirige vers la billetterie. Derrière la vitre, une silhouette sans visage. Elle lui tend un billet. « Fracassée. 23 h 30. Salle 3 » Il s’y rend. Trois autres spectateurs, dos à lui. Il s’assoit. Attend. Noirceur. Comme seul bruit, un souffle rauque et saccadé. Sur l’écran, une image. Des visages d’enfants, sans corps. Derrière eux, le vide. Un néant blanc, strié çà et là d’éclairs noirs. Zoom in sur les figures inexpressives. Du latex. Ce sont des masques. Dans les yeux, des miroirs brisés. Réflexion de silhouettes sans visages.

Je me réveille, troublé par ce rêve. Une légère nausée flotte dans mon estomac. Ce rêve… J’étais moi mais, en même temps, je m’observais de l’extérieur, comme si j’étais le personnage d’un vieux film. Le cinéma était le même, le Murnau. Lorsque j’y retourne, je suis encore habité par l’ambiance étrange, silencieuse, de ma visite onirique.

À la billetterie, Marlène me paraît plus pâle qu’hier, cernée aussi.

—  Bien dormi? que je lui demande.

—  Pas tellement, non… J’ai eu l’impression de ne pas avoir quitté le cinéma hier, j’en ai rêvé toute la nuit.

—  Ah? C’est drôle, moi aussi, j’ai rêvé que je venais ici.

—  Tu vas voir, ça va arriver souvent.

—  Comment ça?

—  Je ne sais pas. Mais ça arrive à tout le monde qui travaille ici ou qui a travaillé ici. Tu demanderas à Robert, il fait des cauchemars de plus en plus bizarres, il n’arrêtait pas de me les raconter. Des trucs vraiment terrifiants.

Je hausse les épaules. Pourquoi Robert a-t-il commencé à se monter toute une histoire sur une simple salle de cinéma?

—  La salle 3, il m’en a parlé hier… Pourquoi elle est fermée?

Marlène soupire, le regard dans le vide, avant de baisser le ton:

—  Je ne sais pas trop. Ça dépend à qui tu le demandes. Monsieur Richter te répondrait que c’est pour rénovations. Camille, la projectionniste, ajouterait à ça que deux salles, avec le peu de clients qui passent, c’est déjà trop. Et Robert te raconterait un truc vraiment débile…

Je me rapproche d’elle, de la vitre qui nous sépare, pour mieux l’entendre.

—  Selon lui, la salle 3 dévore les spectateurs.

Des bruits de pas s’élèvent tout près de nous. Monsieur Richter apparaît devant moi, le visage radieux. Pourtant, derrière ce sourire, je devine une certaine inquiétude. Ses yeux le trahissent.

—  Bonjour, monsieur Savard. Comment s’est déroulée votre première journée avec nous?

—  À merveille, monsieur Richter.

—  J’ai le regret de vous annoncer que votre collègue Robert ne pourra pas être présent aujourd’hui. Il a appelé pour dire qu’il était malade. Il se voit désolé de ne pouvoir venir continuer votre formation.

—  Je peux m’en occuper, propose immédiatement Marlène. Je peux lui montrer pour la billetterie et le comptoir à friandises…

Monsieur Richter se tourne vers elle et la fixe un moment. Je ne perçois plus l’inquiétude dans son regard.

—  Très belle initiative, mademoiselle Hébert.

Puis, en posant une main sur mon épaule:

—  Vous serez entre bonnes mains, mon cher. De toute façon, vous le savez, je ne suis jamais loin.

Et effectivement, pendant les heures qui suivent, heures durant lesquellesj’apprends comment fonctionne la machine à imprimer les billets, j’ai l’impression que monsieur Richter nous espionne, toujours caché à la limite de mon champ de vision.

De tout l’après-midi, aucun client ne se présente.

—  Est-ce que c’est toujours aussi calme? que je demande à Marlène en chuchotant.

—  Si tu veux mon avis, ce cinéma est aussi mort que cette ville.

—  Est-ce que tu viens d’ici?

—  Non. Je suis venue ici pour oublier mon passé, mais je pense de plus en plus à partir. La plupart des habitants sont déprimés, ils ont l’air de vrais zombies.

—  Ça fait longtemps que ça dure?

—  Je suis arrivée ici il y a deux ans et c’était déjà comme ça… J’ignore pourquoi. La crise économique a frappé dur, j’imagine.

—  Pourquoi Robert croit-il que la salle 3 dévore les gens?

—  Je ne sais pas. À cause de ses cauchemars, peut-être? Il rêvait tout le temps de spectateurs qui entraient dans la salle et qui n’en ressortaient pas. À part quelques-uns qui devenaient différents, une fois digérés. Je n’ai jamais compris pourquoi il a continué à travailler ici… Moi aussi, je rêve au Murnau… mais je sais bien que c’est juste des rêves: je suis à la billetterie et il y a plein de clients, sans visages, qui achètent une entrée pour un film que je ne connais pas, Fracassée.

—  Comme sur l’affiche…

—  Quelle affiche?

—  La première journée que je suis venu ici, j’ai vu l’affiche de ce film, dehors, à l’entrée.

—  Je ne l’ai jamais remarquée.

Je vérifie, en jetant de rapides coups d’œil çà et là, que monsieur Richter ne nous voit pas. Encore une fois, je me sens un peu coupable, comme hier, lorsqu’il nous a surpris, Robert et moi, en pleine conversation sur la salle numéro trois…

—  Viens, je vais te la montrer…

Marlène me suit, l’air intrigué. Nous sortons sous le ciel étouffé par la grisaille. À l’endroit où se trouvait l’affiche de Fracassée, il n’y a plus qu’un cadre vitré vide.

—  On a dû l’enlever, elle était là l’autre jour…

—  En tout cas, c’est la place prévue pour annoncer les films projetés dans la salle 3. Probablement que monsieur Richter s’est rendu compte qu’il fallait l’enlever.

—  Comment j’aurais fait pour savoir, dans mon rêve, que Fracassée était projeté dans cette salle?

Marlène hausse les épaules.

—  L’inconscient… Comment expliquer les rêves?

En posant cette question, elle regarde un passant qui approche, la tête baissée, la démarche lente. Il passe à quelques mètres de nous sans nous prêter la moindre attention. Ce qu’elle m’a dit il y a quelques minutes prend tout son sens: « La plupart des habitants sont déprimés, ils ont l’air de vrais zombies. » Je repense à l’autre client de mon hôtel, qui m’avait l’air aussi abattu que cet inconnu dans la rue.

—  Bon, entrons, il semble bien qu’il va pleuvoir, dit Marlène. Et monsieur Richter n’aime pas quand nous désertons notre poste.

—  En toute franchise, comment tu le trouves?

Elle prend un moment à me répondre, comme si elle n’arrivait pas à formuler les mots précis pour décrire notre patron. Quand nous revenons à l’intérieur de l’enceinte vitrée de la billetterie, elle murmure:

—  Je l’ai toujours trouvé étrange. Il est gentil. Mais on dirait qu’il cache toujours quelque chose. En tout cas, il est beaucoup plus énergique que le reste des habitants.

—  Ça, c’est vrai. Et est-ce que c’est moi qui m’imagine ça ou il passe son temps à nous espionner?

Peut-être instinctivement, elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule.

—  C’est drôle, Robert m’affirmait la même chose…

Le reste de la journée, je ne sens pas sa présence. Lorsque j’entre à l’hôtel, je n’ai pas tellement faim et, de toute façon, le tenancier de la place est endormi, encore une fois; je ne veux pas le déranger. Je monte immédiatement me coucher, épuisé par cette longue journée de travail.

Noir et blanc. Il revient au cinéma. Encore une fois, dans la salle 3, assis. Souffle rauque, saccadé, mais cette fois-ci plus fort, devient une respiration profonde. À l’écran, on voit une classe, des élèves sans visages. Dans la salle, devant lui, une seule spectatrice. Elle lui tourne le dos. On dirait qu’elle pleure. Toujours à l’écran, la caméra se promène, en plongée, montrant les surfaces des pupitres. Sur ceux-ci reposent des masques de latex, des masques d’enfants.

Le lendemain, je me réveille vers midi. Encore fatigué et nauséeux. Même si je ne travaille pas avant seize heures, je m’habille en vitesse. Trop absorbé par cette deuxième visite onirique au Murnau, je ne prends pas le temps de manger et je me rends au cinéma. Le ciel est aussi maussade que ce village. Si au moins il pleuvait, il se passerait quelque chose, du mouvement. Quand j’entre, je constate que Marlène n’est pas à la billetterie. En fait, le cinéma m’apparaît complètement désert, silencieux.

Un seul bruit, ténu, provient de…, oui, juste là, à ma droite… de la salle numéro trois! On dirait des voix derrière la porte fermée. On doit parler assez fort puisque je les entends d’ici. J’entre dans le couloir menant à cette pièce condamnée. En approchant, je reconnais les voix, à peine étouffées. Celle de monsieur Richter et une autre, féminine. C’est Camille, la projectionniste.

—  C’est le temps, Camille. La bobine devra être prête quand Savard arrivera.

—  Qu’est-ce que vous allez lui dire?

—  Je lui dirai de nettoyer la salle, qu’on veut la rouvrir. Et là, vous projetterez le film, comme avec les autres.

Silence. Les battements de mon cœur martèlent mes tempes. Ma gorge est soudain très sèche.

—  Il sera le dernier sacrifice… ensuite, j’arrête. Je vais partir loin, très loin. Venez avec moi.

Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu. Un sacrifice? Mes genoux deviennent mous comme de la guenille.

—  On a passé trop d’années à nourrir ces choses de l’autre côté de l’écran, continue monsieur Richter d’une voix tremblante, comme s’il pleurait.

—  Mais si on arrête…

—  Je sais, mais je suis fatigué… moi aussi, j’ai commencé à rêver. Pourquoi on a accepté cette maudite bobine, dans le temps?

Je suis soudain très étourdi. Mais de quoi parlent-ils? Je n’y comprends rien.

Au bout du couloir, une silhouette immobile apparaît.

Ce pourrait être un mannequin, une poupée grandeur adulte. Mon regard se pose sur le masque de latex qui imite une figure humaine. Je perçois le subtil mouvement des épaules, chaque fois que ça respire. Et puis, il y a aussi le souffle, ce souffle rauque qui tue tout autre son environnant. Je suis paralysé, l’idée de m’enfuir m’effleure, mais je ne bouge pas. Je reste là, aussi immobile que cet être affublé d’un masque sans expression. Deux trous noirs pour les yeux. Pourquoi je n’arrive pas à voir son regard? Y a-t-il vraiment un visage humain, en dessous de ce faciès sans âme? J’en doute.

Malgré tout, la chose me semble vaguement familière. Ne seraient-ce pas des cheveux gris en broussaille qui dépassent du masque? Et cette chemise, sous toutes ces taches noires, n’appartenait-elle pas à Robert?

Cela avance vers moi. Les jambes molles comme du coton, je parviens enfin à bouger. Je tente de courir, mais mon rythme est lent. Cela approche. De plus en plus. Je l’entends, juste derrière moi, qui me rejoint. Chacun de ses pas martèle mes tympans, me confirme que je vais mourir. Et sa respiration, profonde, aussi égale que des coups de couteau infligés à intervalle régulier.

La salle 3. Je n’ai pas le choix. C’est la seule issue.

Je pousse la porte de toutes mes forces. Elle s’ouvre.

Noir et blanc. Dos à la caméra, l’homme quitte le cinéma. Derrière lui, une femme en sort également et le rejoint. Le couple marche, sans se tenir la main ni se regarder. Tout autour, des maisons de carton, un décor qui perd ses contours à chacun de leurs pas. Peu à peu, la petite ville disparaît. Devant l’homme et la femme, le néant. Blanc, déchiré par endroits. Le ciel, fracassé. Le couple se retourne vers la caméra. Leur visage est un masque de latex. Une imitation de visage humain.


Première publication: Solaris 181, 2012.