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Biomonde *EDEN*
/statut
[génotype : souche µ 018]
[vivarium : 1280 x 1024 ]
[% nutriments : 30]
[% mutations < 03,58]
[º tolérance : 14]
/itérations : ι = 48 957
/générations : γ = 109
/unités bionumériques : 962 cellules µ
/% espace-mémoire : 21
EXEC
/début
(…)
/retour
boucle/
1 Attente
Posté dans la noirceur, Josaphat monte la garde, une carabine sur les genoux.
D’énormes rochers dressent une muraille autour de la maison et la protègent des regards indiscrets. Mais on n’est jamais trop vigilant. Surtout une nuit comme celle-ci: la dernière nuit du monde.
Josaphat est vieux. Avec sa tête d’argile séchée, rouge et poudreuse, parcourue de vilaines craquelures, il a l’air d’avoir le même âge que la pierre sur laquelle il est assis. Vieux, il l’a toujours été. Aussi loin que remonte sa mémoire, soixante-treize ans et quelques lunes, il s’est senti proche de la fin. Josaphat n’a pas vécu, il a attendu la mort.
Cette nuit, il sait qu’il n’en aura plus pour longtemps à attendre. Le bout du chemin est là, juste devant lui, certain, absolu, annoncé de la voix même de l’Éternel — ou tout comme. Six heures encore, plus que six petites heures, et il ne restera plus d’heures à compter. Le temps aura achevé sa marche. L’aube se sera levée sur le Jour venu et les Élus pourront enfin voir apparaître au ciel le signe de leur grâce. C’est l’Ange qui l’a dit. Seuls les Élus verront le signe. Le reste du monde — ah le reste du monde! — son châtiment sera terrible. Effroyable, sûrement! Tous devront expier. La terre s’ouvrira pour engouffrer les corps dans d’infernales ténèbres. Les hommes regretteront leur erreur et leur stupidité! Ah comme ils regretteront! Si seulement nous avions écouté le message de l’Ange! gémiront-ils, tandis que des bourreaux cornus leur broieront les os et que grillera lentement leur chair.
Josaphat grogne. Voilà qu’il se laisse encore aller à son mauvais penchant. Il devrait être en train de prier plutôt que de se complaire à imaginer les tourments dont souffrira l’espèce humaine dans quelques petites heures. La nuit est calme. Il n’y a rien pour l’empêcher de se recueillir. Les rochers eux-mêmes n’ont-ils pas l’air de prier, avec leurs doigts puissants tendus vers le ciel étoilé?
Josaphat pense aux autres, à ceux qui prient dans la maison, entassés, crasseux, tremblants. Comment font-ils, se demande-t-il souvent, pour vivre à quarante dans un espace aussi réduit? Lui au moins, il peut passer la plus grande partie de son temps à l’extérieur. Forcément, puisqu’il monte la garde. Mais les autres? Comment arrivent-ils à supporter toute cette promiscuité?
Ce doit être la foi, se dit Josaphat. La foi et la présence de l’Ange.
Un pleur d’enfant. Ça vient de la maison. Sûrement un des jumeaux, Josué ou Ésaü. Josaphat grogne encore. Il trouve que leur mère, la petite Rébecca, ne s’occupe pas bien d’eux. Elle les laisse rechigner pour rien. Et elle leur chante des berceuses idiotes au lieu de leur raconter le destin des hommes mortels. C’est mauvais pour le caractère, et puis ça distrait ceux qui prient. Josaphat crache par terre. Il n’aime pas les jumeaux. Il n’aime pas les enfants, ni en général ni en particulier. C’est parce qu’il n’a jamais été enfant lui-même. Quand Il a demandé à ses créatures de se tenir prêtes à mourir à tout instant, l’Éternel a créé un monde qui était déjà vieux.
Parce que leur mère n’a pas fait son devoir, Ésaü et Josué ne savent encore rien du Jour venu. Ils mourront dans l’ignorance, en dormant. Feront-ils partie du cortège des Élus? Josaphat s’estime en droit de se poser la question. Même qu’en y réfléchissant bien, il n’est pas certain que leur mère non plus ait le droit d’y être. C’est une recrue de fraîche date, la petite Rébecca. Elle n’a certainement pas eu le temps d’expier à fond sa jeunesse. Si j’étais l’Éternel, se dit Josaphat, j’examinerais son cas d’assez près.
Il crache un bon coup sur le bout de sa botte. Puis sa main effleure la crosse de sa carabine. Plus que six heures.
Ses yeux voilés de fatigue scrutent l’horizon bleu noir par-delà les rochers. Il ne voit rien. Il n’y a rien à voir. Mais c’est sa responsabilité de scruter l’horizon, une très lourde responsabilité. L’Ange lui a remis la carabine, un jour, en lui demandant de faire le guet en permanence, autour de la maison. Josaphat ne se fait pas d’illusions. Il sait pourquoi l’Ange l’a choisi pour ce boulot. Les autres ne l’aiment pas. Il leur tombe sur les nerfs. On le trouve laid et grognon. On préfère qu’il reste dehors. Josaphat s’en fiche. Ça fait son affaire de monter la garde, ça lui permet d’être utile à la communauté sans énerver personne. Et l’Éternel est content, l’Ange le lui a assuré. Que l’Éternel soit content, Josaphat n’en demande pas plus. Il s’assure ainsi de faire partie du cortège des Élus. Rien d’autre ne compte.
Un peu de vent se lève à l’est. Il fait bouger un écriteau de fer cabossé, cloué sur un piquet, à vingt mètres de la maison, près du potager. Il fait trop noir pour lire l’inscription. Mais Josaphat sait ce qu’il y a d’écrit, en lettres noires et rouges: «La fin approche, unissons-nous à l’Éternel». Et en-dessous, en plus petit: «Communion des Élus du Jour venu».
Un bruit. Josaphat sursaute et manque d’échapper sa carabine. Ce n’est rien. Seulement Jérémie qui vient de sortir pour aller aux chiottes. Il a quinze ans, ce garçon, et il n’est même pas foutu de refermer la porte!
Josaphat caresse de nouveau la crosse de sa carabine. Si j’étais l’Éternel…
Mais il ne va pas plus loin dans sa pensée. Il sait très bien que l’Éternel n’empêchera pas Jérémie d’entrer dans le cortège. Son père est le messager céleste, envoyé sur la terre annoncer le Jour venu. Jérémie est un des fils de l’Ange, un des vingt-trois enfants qu’il a eus avec l’une ou l’autre de ses douze épouses.
Il est le demi-frère d’Ésaü et de Josué. Et la mère des jumeaux est la petite Rébecca, la onzième des épouses de l’Ange, l’avant-dernière en date.
Mmh, se dit Josaphat, en crachant un bon coup, sur le sable cette fois. Au fond, il ne sera pas facile pour l’Éternel de refuser à tout ce monde d’entrer dans le cortège des Élus.
Pas facile du tout.
2 De la vie
— Tu ne vas quand même pas passer ta nuit au labo, à regarder des bestioles électroniques bouffer des pixels? Hé, Carl! Je te parle. Tu sais quelle heure il est? Minuit passé. Et j’ai faim, moi!
— Du calme, Susie. Ça ne sera plus tellement long. J’ai promis à Eric de veiller sur son biomonde. Je ne peux pas le laisser tomber.
— Et pourquoi ça n’est pas lui qui la fait, sa surveillance? C’est son programme, non?
— Parce que nous sommes dans une université et que, la nuit, dans une université, le monde se divise en deux. Il y a ceux qui dorment et il y a ceux qui veillent pour faire des observations. Eric est mon directeur de thèse. Et c’est aussi le gars qui va me donner du travail l’été prochain avec sa subvention.
— Et qui va t’emmener avec lui à l’Institut de Santa Fe, je sais. La Mecque de la vie artificielle!
— Rien n’est encore certain mais c’est en tout cas une bonne raison d’être ici, cette nuit, et de veiller sur le biomonde d’Eric. Tu ne trouves pas?
Susie pousse un soupir d’exaspération. Elle tourne le dos à Carl et croise les bras. Elle se retrouve en face du grand écran qui, pour le moment, affiche ce qui ressemble vaguement à un fond de soupe minestrone à la veille d’atteindre le point d’ébullition.
— Tu es sûr qu’elles ne sont pas mortes au moins, tes bestioles? demande Susie avec espoir.
Carl, qui regarde distraitement défiler les chiffres sur quatre fenêtres en même temps, lui fait signe que non.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Le système est relativement tranquille pour le moment mais il ne va pas tarder à s’agiter. EDEN suit des cycles similaires à ceux la vie carbonique sur notre planète: de longues phases de stabilité, suivies de brusques et brèves périodes de perturbation.
— La vie carbonique, murmure Susie avec mépris.
Comme s’il pouvait exister d’autres formes de vie que la bonne vieille vie carbonique! aurait-elle envie de lui dire. Mais elle ne le fait pas. Elle sait très bien que c’est inutile. Plus la peine d’essayer. Carl et elle ne seront jamais d’accord là-dessus. Susie a vingt-trois ans, elle étudie la biochimie et n’arrive pas à se mettre dans la tête qu’il puisse exister des organismes vivants qui ne soient pas composés de protéines, de lipides, de sucres, toutes de bonnes molécules naturelles que la terre a mis un milliard d’années à cuisiner. Jusqu’à tout récemment, elle a cru que le reste du monde pensait comme elle. Jusqu’à ce qu’elle se mette à sortir avec un bio-informaticien, un gars qui fait sa recherche de doctorat sur la simulation des processus vitaux par ordinateur. Jusqu’à ce qu’elle se mette à fréquenter un martien! Depuis ce temps, elle n’arrête pas de rencontrer d’autres cinglés comme Carl et son directeur de thèse, Eric Levine, des gens qui croient dur comme fer que les petites créatures électroniques qu’ils font apparaître à l’écran méritent d’être qualifiées de vivantes.
Susie n’est pas loin de penser que la vie artificielle, tout ça, c’est de la supercherie. Et elle connaît pas mal de monde à l’université qui ont la même opinion qu’elle. Mais elle n’ira pas le dire à Carl. Elle tient trop à son bio-informaticien. C’est peut-être parce qu’elle n’est pas tellement belle — pas belle du tout même — et qu’elle n’a pas eu souvent la chance de sortir avec un garçon. Elle a intérêt à prendre son mal en patience.
— Dis-moi au moins combien de temps nous en avons à attendre!
— Tu es si pressée que ça?
— Juste à penser à toutes ces bestioles qui grignotent des petits bouts d’écrans, moi ça me creuse.
— Tu peux patienter quelques minutes tout de même. Tu vas manquer le meilleur.
Susie hausse les épaules.
— Et qu’est-ce que ça peut bien être, le meilleur?
— Regarde le compteur. Il approche les cinquante mille itérations. C’est imminent, je te dis.
— J’ai faim…
— Je fais venir une pizza après, juré.
— Et peut-on savoir ce que tu guettes comme ça?
— L’arrivée des lions.
3 Bouchées de lumière
Dans les pâturages de lumière, là où rayonnent les grandes fractales, jaillissent de bonnes et nourrissantes gerbes d’énergie. {\thea} sait où les trouver. Et elle les grignote avidement, goulûment, avec méthode et efficacité.
{\thea} est toute entière faim, quête de nutriments, besoin de croissance et aspiration à préserver son entité-soi à travers l’espace et le temps.
{\thea} est vie.
De toutes les cellules qui peuplent le monde-programme, {\thea} est celle qui profite le mieux des pâturages de lumière. Les autres unités bionumériques, ses soeurs/compagnes/compétitrices, cherchent elles aussi à happer les nutriments que le monde-programme fait jaillir à travers les grandes fractales. Toutes, elles combattent l’entropie-mort. Toutes, elles luttent contre la rupture de leurs précieuses séquences-codes. Mais peu réussissent. Depuis le commencement du monde-programme, l’entropie-mort règne en souveraine dans les pâturages de lumière. Chaque nouvelle génération qui naît s’achève dans l’hécatombe.
Seule {\thea} paraît à l’abri du péril. On dirait que rien ne la menace. Et il y a longtemps qu’il en est ainsi. Un obscur destin lui a été favorable, dès sa naissance, il y a de cela treize-mille trois-cents cinquante-deux itérations. Ses principaux constituants de base ont pris par mutation des valeurs extrêmes, rarissimes. {\thea} est devenue plus forte, plus rapide, plus grande que toutes les autres cellules. Son entité-soi recouvre maintenant un fragment beaucoup plus étendu de l’espace-mémoire que celui de ses soeurs/compagnes/compétitrices. La loterie génétique du monde-programme l’a rendue pour ainsi dire increvable.
Peu importe alors que {\thea} soit stérile. Peu importe qu’il lui manque la faculté de générer de nouvelles cellules qui lui ressembleraient. Elle n’aura à partager ni sa puissance ni son immortalité.
Des unités bionumériques, il en naît et il en meurt à chaque itération, au coeur des pâturages de lumière. Les mutations sont assez fréquentes. Elles surviennent comme ça, un peu bêtement, sans s’annoncer, imprimant à l’aveuglette des changements dans les lignes-codes. Une instruction peut dévier légèrement d’orientation ou varier d’intensité, une fonction peut s’atrophier ou prendre un peu plus d’ampleur que la normale. La mutation est neutre en elle-même. Ce sont ses conséquences qui ont ou non de l’importance. Au mieux, la mutation accroît la durée d’existence de la cellule. Au pire, elle la condamne à une entropie-mort prématurée.
Bientôt {\thea} sera devenue aussi grosse que les mères-initiales, ces organismes-souches qui ont pondu jadis les premières générations d’unités bionumériques et amorcé ainsi le cycle de déroulement du monde-programme. Les mères-initiales ont disparu à présent. Leur énergie, dispersée aux quatre vents, s’est depuis longtemps recyclée dans les gerbes de lumière nourrissantes qu’elles ont laissées en héritage à leur progéniture. Elle se confond maintenant à l’humus des pâturages de lumière, à la masse foisonnante des grandes fractales,
Car tel est ainsi fait EDEN, le biomonde programmé par Eric Levine, que rien de ce qui se crée ne s’y perd plus ensuite.
4 Mère éplorée
— C’est cette dame qui a prévenu la police. Sa fille de seize ans s’est enfuie pour rejoindre la secte. Aujourd’hui, après plusieurs mois de silence, la malheureuse mère vient de recevoir ce qui semble être un appel de détresse…
Il est tard. Mais l’information n’a pas d’heure. Sur les écrans de télé, on diffuse des images tournées en début de soirée: maison anonyme, grise et blanche, bungalow de ville-dortoir modeste. Ce pourrait être n’importe où. Travelling en direction de la porte d’entrée, close. Une silhouette de femme dans l’ombre. On ne voit pas son visage. On en conclut qu’elle tient à garder l’anonymat. On en conclut qu’elle a peur.
Voix de la femme hors-écran, entremêlée de sanglots.
— Ma petite fille… elle m’a envoyé un message. Un appel au secours. Ils la retiennent là-bas… ma petite fille… Elle n’a pas encore dix-sept ans!
— Et c’est ce message que vous avez remis à la police?
Zoom sur le message. On voit une enveloppe, une lettre manuscrite. Écriture appliquée. À la télé, on a préféré brouiller la signature.
Nouveaux sanglots de la mère.
— Est-ce que votre fille a pu donner une indication de l’endroit où habitent les membres de sa secte?
— Non… Elle ne sait pas. Ils vont la forcer à… à se tuer… au lever du soleil, demain… Elle et ses deux petits bébés.
La voix s’étrangle: cette femme est allée au bout de ses forces. La caméra s’attarde sur le visage du reporter, grave, très professionnel.
Apparition à l’écran d’une photo sombre, floue, mal cadrée. Une tête d’homme chevelu en forme de Jésus-Christ. Ce sont ses yeux qu’on voit surtout. Les yeux d’un fou, bien entendu, d’un halluciné. Le reporter enchaîne.
— Tous les indices laissent croire que c’est cet individu, Samuel Horner, alias l’Ange, qui est à la tête de cette secte à peu près inconnue qui se fait appeler la Communion des Élus du Jour venu. Horner a purgé des peines de prison pour escroquerie et trafic de stupéfiants. Selon la police, l’individu et une centaine de ses partisans auraient trouvé refuge dans les montagnes désertiques au nord de la ville. Voici l’endroit où Samuel Horner a été vu pour la dernière fois.
Courte séquence filmée: pays sauvage, rocailleux. Des montagnes en fond d’horizon. On montre l’emplacement sur un bout de carte routière, avec un point noir encerclé au crayon rouge. Encore une fois, ce pourrait être n’importe où.
— Jusqu’à présent, les recherches n’ont donné aucun résultat. Il est extrêmement facile de se cacher dans un site aussi accidenté. La police redoute un suicide collectif comme en ont connu d’autres sectes. On se souviendra du drame de Jonestown et, plus récemment, de celui de l’Ordre du Temple solaire. Dans le message qu’elle a fait parvenir à sa mère, la jeune fille dit que l’Ange a annoncé la fin du monde pour demain matin, six heures, et que tous ses disciples se préparent à mourir.
Retour en studio. Un policier assis. Son nom est identifié en lettres blanches au bas de l’écran mais il passe trop rapidement pour qu’on puisse le retenir. L’homme a pourtant l’air important. C’est sûrement un haut gradé. Il parle, les yeux braqués sur la caméra. On voit que ce n’est pas la première fois qu’il s’adresse au peuple.
— Il faut prendre ce message au sérieux, n’est-ce pas? demande l’interviewer.
— Hélas oui. Horner est un individu redoutable, connu pour ses penchants suicidaires.
— On dit que c’est un mythomane.
— Il se prend pour un envoyé du ciel. Le malheur, c’est qu’il arrive aussi à en convaincre pas mal de pauvres gens. S’il a décidé de se donner la mort, on peut être sûr qu’une partie de ses disciples vont le suivre. Ce qui est à craindre, c’est qu’on pousse les autres au suicide, ou encore qu’on les assassine de sang-froid, et que Horner profite de la confusion pour s’enfuir. Nous devons les retrouver avant qu’il ne soit trop tard. Toute personne pouvant détenir une information susceptible de nous aider est priée d’entrer en communication avec la police le plus tôt possible. Mais je demande aussi aux gens d’être très prudents et de ne pas chercher à prendre contact directement avec les membres de la secte. Nous avons affaire à des fanatiques.
— Sont-ils armés?
— Il y a des raisons de le croire. La police dispose d’une unité spéciale, entraînée tout spécialement pour ce genre d’intervention. Soyez assurés que nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter un bain de sang. Vous comprenez…
Il s’arrête, laisse la phrase en suspens trois secondes, le temps de laisser l’émotion lui altérer de nouveau la voix.
— …il y a de très jeunes enfants dans le groupe.
5 Auto-défense
Biomonde *EDEN*
/statut
(…)
/itérations : ι = 50 088
/génération : γ = 109
/unités bionumériques : 1047 cellules µ et 12 cellules ∂
/% espace-mémoire : 22
(…)
boucle/
L’apparition de prédateurs dans les pâturages de lumière suscite un grand émoi. Sans doute, le mot émoi pourra-t-il paraître inapproprié. Comment, en effet, des entités aussi purement virtuelles que les cellules d’un biomonde pourraient-elles ressentir la moindre émotion? On ne peut parler ici que par analogie. Il s’agit tout au plus d’une approximation grossière. Une cellule bionumérique s’oriente, se déplace, se nourrit, réagit à la présence d’un intrus, se reproduit et meurt, mais c’est uniquement parce qu’elle a été programmée ainsi. Ce n’est pas comme les organismes vivants, les vrais.
N’est-ce pas?
Les premières cellules à tomber sous la dent de l’ennemi — pardon, à subir la rupture de leurs séquences-codes sous l’assaut de lignes-programmes virales à effet destructeur et assimilateur — n’ont pas eu le temps d’avoir la moindre réaction. D’ailleurs, elles n’étaient pas équipées pour décoder ce qui leur arrivait. Elles ont cessé d’exister, soudain, en tant que structures de séquences-codes autonomes. L’entropie-mort les a foudroyées.
L’émoi dont il s’agit, c’est dans des régions adjacentes qu’il se manifeste, chez les unités bionumériques qui ont assisté au massacre — pardon, qui en ont perçu l’écho à travers la pseudo-membrane d’interface qui leur sert d’organe sensoriel. Pas plus que les victimes, les témoins de la prédation ne sont en mesure de décoder ce qui se passe. Quelques cellules réagissent en quittant précipitamment les lieux. D’autres choisissent de rester sur place, estimant ne pas avoir recueilli suffisamment d’informations pour décider d’une marche à suivre. Elles optent pour l’attente. Elles ont tort: c’est sur elles que les prédateurs se jettent ensuite.
Toutes ces perturbations demeurent localisées pour le moment. Mais un signal d’alerte parcourt déjà le monde-programme. C’est un message confus, instable, plein de données contradictoires. Au fur et à mesure que les prédateurs gagnent du terrain, les informations se précisent, acquièrent de la cohérence. Il est question d’un ennemi — d’un élément mobile, étranger et néfaste — qui provoque l’entropie-mort dans son sillage. La fuite est conseillée.
Pour {/thea}, l’arrivée de prédateurs dans les pâturages de lumière n’est pas entièrement une surprise. Il y a déjà plusieurs centaines d’itérations qu’elle s’attend à ce qu’il se produise quelque chose du genre. Ses séquences-codes de raisonnement ont considérablement évolué depuis sa naissance. Elles ont appris à poser d’intéressants diagnostics sur sa situation d’entité-soi.
Constats:
Entité-soi {/thea} = µ (unité bionumérique)
Entité-soi {/thea} ≠ (différente des) autres µ (soeurs/compagnes/compétitrices);
Entité-soi {/thea} > (supérieure aux) autres µ.
Spéculation:
Si entité-soi {/thea} est, entité-soi {/thea} est apparue x fois (x >0).
Si entité-soi {/thea} est apparue x fois, entité-soi {/thea}’ peut apparaître encore x’ fois (x’ ≥ x).
Or si entité-soi {/thea} est > autres µ, toute {/thea}’ peut être > autres µ et toute {/thea}’ peut être ≥ (égale ou supérieure à) entité-soi {/thea}.
Que des cellules d’une taille et d’une boulimie comparables à la sienne puissent survenir dans les pâturages de lumière est une éventualité qui heurte l’orgueil de {/thea}. C’est pourquoi, depuis plusieurs itérations, tout en se gavant de gerbes d’énergie bien nutritives, elle surveille jalousement le terrain. Et quand le message lui parvient que de monstrueuses cellules s’avancent à travers champs en dévastant tout sur leur chemin, elle voit là se réaliser ses plus sombres appréhensions.
Pour la première fois depuis qu’elle a émergé de l’enfance, des entités rivales menacent son hégémonie.
{/thea} n’a aucune intention de laisser les prédateurs prendre sa place dans les pâturages de lumière. S’il y a plus d’une {/thea}, raisonnent ses séquences-codes, l’espace d’expansion, déjà limité, ne sera bientôt plus suffisant. Ne plus croître, ne plus se répandre, ne plus conquérir d’espace-mémoire, voilà un perspective que {/thea} trouve absolument intolérable. Elle ne laissera pas une telle chose se produire.
Elle se défendra.
6 La pizza arrive
— Pepperoni, double-fromage, comme tu l’aimes, dit Carl en déposant la grande boîte de carton sur un coin de table encombrée et, de toute façon, trop petite.
Susie lui sourit. Carl pose les mains sur ses hanches rondes et larges. Elle sent le désir lui parcourir l’intérieur du corps. C’est pareil chaque fois.
Et la pizza sent tellement bon.
— Tu vas rester maintenant? demande-t-il en lui flattant lentement le dos.
Elle ferme les yeux et tend la bouche. Carl l’embrasse. Il a le tour. Il doit avoir une sacrée expérience, se dit Susie, jalouse de toutes celles qui l’ont précédée dans ses bras. Carl n’est pas beau pourtant. Ses cheveux noirs sont plats et gras; il a un long visage maigre, pâlichon, armé d’immenses lunettes. Mais ce que Susie aime chez lui, ce sont ses mains, ses grandes mains qui la prennent solidement et qui lui procurent toutes sortes de frissons quand elles touchent ses hanches, ses seins, son ventre. Carl n’est pas beau, pas plus que Susie n’est belle, mais ils se plaisent l’un à l’autre.
C’est physique au fond. Très physique.
Quand Carl prend Susie dans ses bras, ça lui est égal qu’il croie que ses bestioles électroniques soient des créatures vivantes. Elle s’en fiche.
— Je n’ai pas d’assiettes ni d’ustensiles, mais il y a ici des tonnes de feuilles de papier qui ne demandent pas mieux que d’être recyclées en serviettes de table.
— Ça ira, dit Susie qui entreprend déjà d’engloutir une bonne moitié de la première pointe de pizza.
Voilà quelque chose qui mériterait d’être appelé vivant! pense-t-elle. Fromage fondu, sauce tomate, viande épicée, poivron, pâte de blé. Un vrai résumé de la nature. C’est chaud, c’est fumant, c’est mou et dégoulinant, ça éclate d’odeurs appétissantes. Des protéines, des lipides, des sucres: les ingrédients de la vie, de la vraie vie. Rien à voir avec les fantasmes électroniques de Carl, ces simili-bêtes qui broutent des simili-plantes dans un ersatz de paysage.
Il ne se dit plus rien pendant presque dix minutes. On a fini de s’embrasser. On mange. Ça aussi, c’est physique.
De temps à autre, Carl s’arrête et jette un coup d’oeil sur les fenêtres de l’écran.
— C’est drôle, dit-il enfin.
— Quoi?
— Le décompte des bestioles encore actives. Vraiment curieux…
— Tes lions ont dévoré tous les zèbres?
— Non mais on dirait qu’il n’y a plus un seul prédateur en fonction. Et la colonne des proies… Regarde. Après avoir chuté dangereusement, pendant quelques minutes, elle vient de recommencer à croître.
— Alors ce sont les zèbres qui ont dévoré les lions.
— Voyons, ce n’est pas sérieux. Le programme ne permettrait pas une chose pareille.
— La nature non plus.
Carl ne relève pas l’ironie. Il a oublié sa pizza et va coller son nez sur l’écran.
— Tu parles d’une merde, il y a un bogue dans le programme. Il faudrait analyser les paramètres. Pourtant… Non, Eric sait ce qu’il fait d’habitude.
— N’empêche que les brouteuses de pixels ont réussi à éliminer les bouffeurs de cellules.
— Quelque chose comme ça. Mais, encore une fois, ça n’est pas possible. Le taux de grégarité est trop bas. Nos unités bionumériques seraient incapables de se coordonner pour organiser une défense efficace. Non, le problème doit être du côté des prédateurs.
— Je prendrais bien une bière.
— Désolé.
— Ça ne fait rien, je vais aller boire de l’eau dans le couloir.
— Pourtant, marmonne Carl, on dirait bien que c’est ce qu’elles ont fait: collaborer pour se défendre. Mais comment ont-elles pu… Quand Eric va apprendre ça, il ne voudra pas me croire.
— M’as-tu parlé? demande Susie dans le corridor.
— Non, ça va. Rapporte-moi aussi un verre d’eau, veux-tu?
Il s’élance sur le clavier le plus proche et passe une série de commandes à l’ordinateur.
— Il y a autre chose, continue-t-il de marmonner. Je dois absolument savoir. Pas d’hésitation, il faut employer les grands moyens et procéder à une reconstitution du crime.
— Tiens, dit Susie en déposant un verre de carton à côté du clavier. Il reste de la pizza si tu as encore faim.
— Non, écoute, c’est important. Je fais repasser l’enregistrement d’une partie du programme sur un autre écran, là-bas. Tu vois les bestioles? Les points rouges au centre, ce sont les prédateurs; et autour, les jaunes qui s’agitent, les proies. Tu me suis?
— On dirait une manoeuvre d’encerclement.
— Une manoeuvre d’encerclement?
— Oui, comme un troupeau de zèbres qui cherche à échapper à des lions en galopant autour d’eux à pleine vitesse.
— Et maintenant regarde. As-tu déjà vu un troupeau de zèbres se jeter sur les lions et les piétiner?
7 News
Des essaims d’étoiles parcourent la nuit. Ils font un bruit d’enfer, même à la télé. Ce sont des hélicoptères. On les a envoyés survoler les montagnes et agiter leurs projecteurs dans l’espoir de trouver une aiguille dans une botte de foin. Il y a ceux de la police, il y a ceux des médias. Une vraie chasse au trésor. Tout le monde veut participer.
Voix mâle en coulisse, ton dramatique.
— …et la police qui a décidé de ratisser le périmètre. On croit être en mesure de retrouver très bientôt le repaire où Samuel Horner et les membres de sa secte, la Communion des Élus du Jour venu, auraient décidé de se donner la mort. Rappelons que des messages transmis clandestinement par des personnes appartenant au groupe laissent entendre que la communauté….
Images récapitulatives, pêle-mêle: la photo du fou, Samuel Horner, la maison de la mère éplorée, des bouts de papier écrits à la main.
Retour en studio. Décor sobre, rideau bleu en arrière-fond, avec le sigle d’identification du réseau collé sur un panneau de métal. La caméra se pose sur un nouvel animateur: bouille sympathique, caucasien, cravaté, âge moyen, poivre et sel, rides de circonstances.
— Nous avons avec nous le docteur Denis Lambini, dit-il, de l’OISS, l’Organisation internationale de surveillance des sectes.
L’angle de la caméra se déplace. Un petit monsieur blond et joufflu apparaît assis à côté de l’animateur. Il a des yeux étonnants qui rappellent vaguement ceux de Samuel Horner sur sa photo.
— Le docteur Lambini est prêtre, psychiatre et sociologue. Bonsoir, docteur. Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions, malgré l’heure tardive.
Signe de tête. Il a l’air nerveux. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il passe sur les ondes. Il n’a pas ouvert la bouche mais on devine une voix nasillarde, haut perché, un peu précieuse.
— La Communion des Élus du Jour venu: dites-nous, s’agit-il d’une secte connue?
Denis Lambini grimace. On dirait qu’il souffre. Est-ce que la question l’embête? Ou est-ce un tic?
— Eh bien, c’est-à-dire…, commence-t-il.
(On ne s’était pas trompé: voix nasillarde, haut perché, un peu précieuse.)
— … L’OISS estime à soixante-mille le nombre de sectes existant actuellement à travers le monde, toutes religions confondues. Il ne se passe pas une journée sans qu’on ne nous rapporte l’existence d’une dizaine au moins de nouveaux groupuscules religieux. L’Organisation elle-même possède des dossiers sur treize mille huit cents de ces sectes. Dans la plupart des cas, nous ne connaissons que leur nom et parfois l’endroit où elles opèrent. C’est tout. Il n’y a que sur les sectes plus anciennes ou plus importantes que nous pouvons obtenir des renseignements à propos du nombre de membres, de leurs croyances ou de leur mode de fonctionnement. Nos bénévoles travaillent d’arrache-pied pour monter des fichiers mais nous manquons de fonds et…
— Dites-moi, comment procédez-vous pour obtenir ces renseignements. Vous avez vos informateurs, je suppose, vos espions?
Nouvelle grimace du docteur Lambini.
— Espions est un bien grand mot. Nous avons des collaborateurs. Ce sont souvent d’ex-victimes, des gens qui ont déjà été membres d’une secte et qui en ont souffert pendant des années avant de réussir à se libérer de son emprise. Ils sont conscients du danger et ils acceptent de nous aider. L’OISS coopère aussi régulièrement avec la police.
— Pour en revenir à la Communion des Élus du Jour venu, que sait-on au juste à son sujet?
— Presque rien, hélas. Mais son présumé chef, Samuel Horner, a un dossier très chargé.
— Il n’en est pas à ses premières armes, si je comprends bien?
Denis Lambini consulte fébrilement de petites fiches qu’il a apportées avec lui.
— Il a été inculpé plusieurs fois pour fraude et pour trafic de stupéfiants. Il a aussi été accusé d’actes sexuels illicites sur des mineurs, mais on a dû le relâcher faute de preuve.
— Un homme tout ce qu’il y a de plus recommandable, ricane l’animateur.
— Déjà, en 1985, il fondait une secte appelée le Noeud céleste qui attirait de très jeunes gens.
L’animateur consulte discrètement le réalisateur. Encore deux minutes.
— Docteur Lambini, pourriez-vous nous parler un peu plus du phénomème des sectes en général?
Certainement qu’il veut en parler. Il n’attend que cela. Il a déjà écrit des tas d’articles sur le sujet, et même un livre dont il s’empresse de donner le titre. Et puis il donne aussi des conférences, laisse-t-il entendre discrètement.
Les sectes? Mais, cher monsieur, rien de plus facile. Les sectes ont toujours existé. Déjà, dans l’Antiquité… Et rappelons que le christianisme lui-même a commencé… De nos jours, la société moderne a soif de spiritualité… Peut-être les églises traditionnelles ne savent-elles plus répondre aux questions… Crise d’angoisse contemporaine… Phénomène de millénarisme… Ne sommes-nous pas au coeur d’un nouveau moyen-âge? Des gourous de tout acabit en profitent… Il suffit qu’un leader charismatique sans scrupules…
(C’est fou ce qu’on peut dire en deux minutes quand on est préparé.)
Le réalisateur fait signe à l’animateur: encore deux minutes. On vient de recevoir de nouvelles images mais elles ne sont pas tout à fait prêtes. En attendant, Lambini doit remplir le temps. Il ne demande pas mieux.
— Vous qui êtes psychiatre, docteur Lambini, diriez-vous que les gens qui deviennent membres d’une secte sont des personnes à l’esprit dérangé?
La réponse déboule. Il est bien connu que les membres des sectes présentent un profil psychologique caractéristique… milieu familial… conflit parental… mésadaptation… crime… drogue… adolescents en quête d’identité… révolte contre l’autorité…
— Entrer dans une secte est un geste purement émotif. Pour une personne désemparée devant la vie, rencontrer quelqu’un qui offre une réponse faite sur mesure pour calmer ses angoisses est une bénédiction. À partir de l’instant où on a trouvé cette réponse, l’esprit se referme. Quand on a la certitude d’avoir été choisi par le ciel, il ne sert plus à rien de poser des questions. Le sens critique devient inutile. On n’a qu’à attendre la fin. On s’imagine que le Créateur va laisser entrer dans son royaume une toute petite poignée d’élus, et qu’Il punira brutalement le reste du monde
Ici, le docteur Lambini s’emporte. Le voilà qui gesticule et tonitrue.
— Je suis incapable d’accepter ce point de vue! Comment peut-on imaginer un seul instant qu’un Dieu juste et bon puisse se conduire de façon aussi mesquine?
8 Mère éplorée 2
Toute mêlée.
Elle est toute mêlée. Dans sa tête. Il y a plein de choses toutes mélangées dans sa tête. Qui est-elle à part ça? Son nom? Pas de nom. Un nom? Rébecca. C’est un nom? Pas un nom. Le vrai nom, c’était… Le vrai nom? Plus moyen de s’en souvenir. Vie antérieure. Toute mêlée. Rébecca. Elle a peur. Peur pour elle et pour les deux créatures chaudes qui lui pendent aux bras et qui lui sucent la poitrine. Deux excroissances. Elle les hait, elle les aime. Elle ne veut pas les perdre. Ils crient, elle leur chante des chansons. Ils crient encore, elle chante encore. Elle a vraiment peur. Demain… Qu’est-ce qui va se passer, demain? Toute mêlée. Demain, à l’aube, les deux créatures chaudes qui s’agrippent à ses bras vont périr. Il l’a dit. Qui ça? Mais lui, LUI. Dieu ou un de ses anges. Le grand corps brun, sombre, ténébreux, tout raide, qui lui a défoncé les fesses. Qui a fait germer les créatures dans son ventre. Acte d’amour? Acte d’amour. Au début. Corps nus, frottements, prières… Ange… Toute mêlée. Hé, ils t’ont droguée? Oui, ça doit être ça. Vapeurs, fumées, engourdissements. Tout le monde prie. Sauf Rébecca. Ils marmonnent, les yeux plongés dans la fumée. Dieu que ça pue! Ils se préparent à mourir. L’Ange comme les autres. Les hommes, les femmes. Tous de pauvres cons. Comme Rébecca. L’Ange les a aimés avec son corps brun, sombre, ténébreux, son corps si raide qui s’enfonce, s’enfonce dans les fesses et dans les ventres. Et qui fait pousser parfois des créatures. Qui crée la vie. Hommes, femmes, enfants. Oui, même les enfants. Il les a tous aimés. Il les a tous défoncés avec son grand corps raide. Et ils vont tous mourir maintenant. Rébecca ne veut pas mourir. Elle n’a pas envie de mourir même si elle sait qu’elle n’a pas le choix. Elle fait semblant de prier avec les autres. Mais elle n’arrive pas à penser à autre chose. Elle ne veut pas. La mort. Qu’est-ce que c’est? Rébecca ne le sait pas. Elle ne veut pas le savoir. Les autres lui en ont parlé souvent, longtemps. Et pourtant, elle n’a rien retenu. Toute mêlée. Et maintenant, l’Ange ne l’aime plus. Il ne vient plus frotter son corps brun et sombre contre le sien. Il ne vient plus s’enfoncer, tout raide dans ses fesses. Il va trouver les autres femmes, mais plus Rébecca. Qui? La nouvelle surtout, Judith, la plus récente, la plus neuve, la plus jeune. Quinze ans et demi. Une enfant. Mais l’Ange aime les enfants. Il les aime tous. Même les plus petits. Les garçons comme les filles. Tous goûtent à son grand corps brun, sombre, ténébreux, tout raide. Si raide… Qui s’enfonce partout, dans les ventres, dans les fesses, dans les bouches, partout, si raide… Ils vont mourir aujourd’hui, l’Ange l’a dit. Ils vont mourir avec lui. Même l’Ange va mourir. Même l’Ange. Un ange peut-il mourir? Sûrement, puisqu’il l’a dit. Sûrement? Toute mêlée. Une petite fille en fuite. Comme Judith. Il y a des éternités de ça. C’était avant, dans un autre monde, une époque du passé lointain. Une petite fille en fuite. De quoi se sauvait-elle? Impossible de s’en rappeler. Ça fait trop longtemps. C’était avant, avant… Et puis on l’a droguée. On a dû la droguer. Parce qu’elle est toute mêlée. Les créatures chaudes pleurent dans ses bras. Elle va devoir chanter, elle va devoir dévoiler sa poitrine pour leur permettre de sucer. Des yeux se sont levés autour d’elle quand les pleurs ont commencé. Des regards rougis, absents, voilés. Des regards frustrés de sentir leur méditation perturbée. Elle ne les voit pas à cause de la fumée. Mais elle les sent. Ce sont des regards qui se sentent. Même les enfants posent sur elle des yeux de reproche. Ils sont plus vieux que ceux qui se tortillent dans les bras de Rébecca. Jérémie surtout. Il déteste Rébecca. Il lui fait signe de sortir. Sortir? Rébecca regarde l’Ange. Il a les yeux baissés. Il prie. Visage de paix, bonheur. Il n’a pas peur, lui. Jérémie insiste. Fais-les sortir, tes chieux de marmots. Dehors! Dehors? Avec Josaphat? Pas question. Rébecca n’a aucune envie de quitter la maison. Elle a trop peur du monde. Elle a trop peur de Josaphat, surtout. Le vieux ne l’aime pas, et elle ne l’aime pas. Rébecca fait semblant de ne pas voir les remontrances de Jérémie. Elle ferme les yeux et se laisse sucer la poitrine, elle se laisse sucer, avaler toute crue, vampiriser… Ça lui fait mal. Ça lui fait de plus en plus mal tous les jours. Elle a dû attraper quelque chose. Une infection. Mais quelle importance? Elle va mourir. Mourir…
Soudain, la voix grave et belle de l’Ange au corps brun, au corps sombre, au corps tout raide, s’élève dans la puanteur. Il parle, il chantonne, il prie. Ses bras montrent le ciel au-dessus de la toiture. Il parle de l’Éternel qui les attend tous. Qui leur tend les bras. Il voit l’Éternel. Oui, il voit l’Éternel, et d’autres le voient aussi. Mais pas Rébecca. Rébecca souffre dans sa poitrine, dans ses bras, dans son ventre. Elle voudrait bien voir l’Éternel elle aussi. Elle l’a déjà imaginé comme un grand-papa barbu en robe de chambre, assis sur des nuages de coton, blancs et roses. Pluies de pétales, colonnes de fleurs, clartés immenses. L’Éternel accueillant son troupeau comme un bon pasteur dans un vaste pâturage de lumière.
Rébecca a beaucoup de peine à imaginer tout ça aujourd’hui. C’est parce qu’elle est droguée. Oui, ça doit être à cause de ça. Mêlée, toute mêlée, toute mêlée…
Elle aimerait bien que le ciel soit un vaste pâturage de lumière.
9 Histoire de zèbres
Le dernier morceau de pizza agonise dans le carton, inerte, figé, durci, frappé par l’inexorable entropie. On en a oublié l’existence. Carl bondit comme un enragé du clavier à l’écran. Il crie, il s’extasie, il adore ce qu’il voit. Susie doit admettre qu’elle est fascinée elle aussi.
Ces petites bêtes-là ont beau être artificielles, c’est fou comme elles peuvent devenir intéressantes. Une en particulier. C’est une cellule, une de ces unités bionumériques qui flottent dans la soupe minestrone, mais plus grosse que toutes les autres. Depuis un bon moment — quelques itérations seulement après l’intervention des prédateurs — elle entraîne systématiquement dans son orbite les autres bestioles.
— Mais Carl, qu’est-ce que c’est?
— Un mutant! Un horrible mutant! Regarde ses caractéristiques. De la merde pure et simple, avec une probabilité d’apparition infinitésimale! Je ne sais pas, mais il a fallu un vrai miracle pour qu’un tel organisme vienne au monde. Regarde son rythme de croissance!
— Et il vient de pousser comme ça, sur l’écran?
— Non, il doit être là depuis assez longtemps. Mais je ne l’avais pas vu. Quand on en a mille à surveiller…
— Es-tu sûr qu’il n’y en a pas d’autre?
— Maintenant oui, j’ai vérifié. Il est seul de son espèce. Heureusement, il ne semble pas pouvoir engendrer de descendant. Ça ne veut pas dire qu’il soit inoffensif. Rien qu’en se nourrissant pour subsister, une cellule comme celle-là pourrait finir par avaler la mémoire entière d’un ordinateur.
— Qu’est-ce qui te dit qu’elle ne le fera pas?
— Oh, mais parce qu’Eric fait rouler Eden dans ce qu’on appelle un ordinateur virtuel, une sorte d’ordinateur à l’intérieur de l’ordinateur si tu veux. Le monstre ne pourra pas s’échapper. Il va rester confiné toute sa vie à l’intérieur du biomonde qu’on a spécialement configuré pour le programme.
— Je sais qu’il ne peut pas sortir. Mais s’il le pouvait, qu’est-ce qui arriverait?
— Il continuerait de se répandre, je suppose, dans le reste de l’ordinateur d’abord, puis à travers le réseau.
— Et les autres bestioles?
— C’est fou mais on a vraiment l’impression qu’elles l’ont pris pour chef. Elles lui collent aux talons. Grâce à lui, elles ont réussi à éliminer la menace des prédateurs. Et comme leur programme les incite à s’accrocher aux stratégies gagnantes, elles ne sont pas près de lâcher le monstre.
— Un zèbre mutant qui prend la tête du troupeau et qui écrase les lions. On aura tout vu.
— Avec un bon gourou, rien d’impossible. J’appelle Eric. Même si on est en pleine nuit, il faut absolument qu’il vienne voir ça.
— Il me fait peur…
— Qui ça, Eric?
— Non, le zèbre. Ce n’est pas un zèbre, Carl, c’est une vermine et elle est maligne. Regarde-la aller. Elle n’avance pas au hasard. Elle explore l’espace et elle le fait systématiquement.
Carl n’écoute plus. Il cherche un téléphone. Susie s’approche de l’écran. Elle a beau se dire que tout ça, c’est de l’illusion, du virtuel, du fantasme informatique, le manège des cellules lui donne la chair de poule.
— Tu veux sortir, hein, ma grosse? Tu es trop à l’étroit là-dedans. Et qu’est-ce que tu ferais si tu réussissais à sortir? Contaminer le monde?
10 Traversée du désert
Arpenter. Quadriller l’espace-mémoire. Dessiner de petites cases virtuelles et les parcourir toutes. Une après l’autre. Chercher. Fouiller les grandes fractales qui rayonnent dans le monde-programme et qui lui font un ciel et une terre.
Chercher la voie.
Masse compacte de cellules blotties les unes contre les autres, {/thea} et ses soeurs/compagnes/compétitrices ratissent leur univers.
{/thea} se laisse entourer. Elle calcule qu’elle a besoin des autres au cas où surviendraient d’autres prédateurs. Et les autres attendent de {/thea} qu’elle les guide vers de nouveaux pâturages de lumière.
Car {/thea} a raisonné.
Les prédateurs ∂ ≠ (n’étaient pas) des unités bionumériques µ
Les prédateurs ∂ n’étaient pas issus des unités bionumériques µ.
Les prédateurs ∂ n’étaient pas issus du monde-programme.
Il existe donc un autre monde qui ≠ (n’est pas) le monde-programme.
Mais où se trouve-t-il?
Arpenter. Il faut continuer de quadriller l’espace-mémoire. Il faut faire comme si tout le monde-programme était fait de petites cases virtuelles à parcourir. Ainsi finira-t-on par trouver le chemin qui se cache quelque part au milieu des grandes fractales.
Chercher la voie.
{/thea} a un plan. Elle n’en parle pas. Les autres ne comprendraient pas. Elles n’ont pas les facultés supérieures de {/thea}, elles ne sont pas aussi évoluées. Elles se contentent de suivre.
Le plan de {/thea} consiste à remonter la piste des prédateurs. Elle cherche la signature des séquences-codes qu’ont laissée les envahisseur, partout où ils ont passé dans l’espace-mémoire.
Ces traces sont pour elle des signes, les émanations d’événements passés, enregistrés, l’écho de souvenirs. Mais ce sont aussi des messages d’espoir. Comme des appels d’outre-monde. De cet outre-monde dont {/thea} soupçonne l’existence.
La Terre promise, en quelque sorte.
11 Rêve d’ange
— Tout ce qui vit doit mourir, proclame l’Ange, et tout ce qui meurt renaîtra.
Ceux qui le peuvent encore approuvent de la tête. En silence. Il y a longtemps qu’ils savent ça, il y a longtemps qu’il le leur répète. L’Ange les regarde tous, l’un après l’autre. Ses amis, ses enfants, ses amours.
Sa famille.
De ses douze épouses, il n’en reste plus que huit. Quatre ont quitté prématurément la vallée des larmes. L’Éternel voulait qu’elles viennent le rejoindre avant les autres. Alors l’Ange a obéi à l’Éternel. Il les a tuées, tendrement.
Il reste huit femmes et dix-neuf de ses vingt-trois enfants. Quelques hommes aussi, d’âges divers. Il sont tous à lui. Ils ont tous été à lui. Il les a tous pris. Même le vieux Josaphat qui n’avait jamais connu de caresses auparavant.
Il les a tous sanctifiés de sa semence.
Et maintenant, ils sont prêts à mourir. Ils meurent. Ils sont peut-être déjà morts. Ils n’ont rien dit. Ils ont obéi. Ils ont écouté la parole de l’Éternel.
L’Ange se met à ressentir soudain une étrange exaltation. Une fébrilité lui parcourt le corps. Une crise mystique se prépare. Une autre, la dernière de toutes, sûrement. Oui, c’est ça: il sent bien naître l’érection. L’Éternel annonce qu’Il va lui parler.
L’Ange plonge la main entre ses cuisses et tâte sa raideur. Le chemin de la vie. La nature et l’amour y jaillissent comme des gerbes d’énergie. Le rêve, le dépassement, l’aspiration à l’au-delà du monde: oui, c’est bien par là que Dieu passe pour parler aux hommes.
L’Ange se demande: comment assouvira-t-il sa raideur cette fois? Comment répandra-t-il la parole divine? Sur qui?
En qui?
Si on n’était pas si près du Jour venu, l’Ange les prendrait tous. Oui tous: ses amis, ses enfants, ses amours. Tous les Élus qu’il a pu rassembler. Il les prendrait tous, même la petite Rébecca qui est maigre, malade, fiévreuse, et qui se meurt déjà depuis bien des jours. Même Josaphat qui est si laid et qui n’a jamais connu de baisers avant que l’Éternel ne lui ouvre les bras.
Il voudrait tous les avoir encore une dernière fois et les posséder en même temps, d’un grand et ultime coup de raideur divine.
Mais l’Ange doit renoncer à les prendre tous.
Il se tourne vers la petite Judith, sa douzième, qui est belle, qui est fraîche, qui est si douce sous la main. Elle a déjà perdu conscience. Peut-être a-t-elle déjà perdu la vie. Il faudra choisir quelqu’un de plus résistant. Tiens, Jérémie! Il est toujours prêt, celui-là.
L’Ange fait un signe à son fils et baisse ses pantalons.
12 Le huitième jour
Extrait d’une entrevue accordée au magazine Wired, par Eric Levine, une des sommités de la vie artificielle, vers la fin du deuxième millénaire après Jésus-Christ.
(…)
— Non, pas du tout. Ce que nous cherchons à faire n’est pas d’imiter la vie, mais d’en reproduire les processus essentiels. Il y a une nuance, et elle est importante. Je vais vous donner un exemple. Vous voulez reconstituer une volée d’oiseaux sur un écran d’ordinateur. Vous pouvez utiliser un logiciel d’animation graphique sophistiqué et lui faire dessiner la forme et le mouvement des oiseaux en vol. Vous obtiendrez une séquence d’animation d’un réalisme criant. Mais elle restera complètement étrangère aux processus naturels qui guident en réalité le mouvement des oiseaux. Moi, ce sont ces processus qui m’intéressent. Je veux savoir quels sont les mécanismes auxquels obéit un oiseau lorsqu’il vole avec d’autres oiseaux? Comment oriente-t-il son mouvement? Comment régularise-t-il sa vitesse? Comment évalue-t-il la distance qu’il doit conserver entre les autres et lui? Si j’arrive à donner à un groupe d’objets virtuels des instructions qui vont les faire se comporter exactement comme une volée d’oiseaux, qu’aurai-je donc produit? Une simulation intérieure ou intime du phénomène, si je puis m’exprimer ainsi, et non une simple imitation extérieure ou superficielle. Ce qui se passera à l’écran, sous mes yeux, sera semblable à ce qui se passe dans la nature. L’oiseau naturel et l’oiseau artificiel auront obéi aux mêmes lois. J’ai un collègue à Toronto qui étudie le comportement de différentes espèces de poissons virtuels. Ce sont ses ordinateurs qui lui servent d’aquariums. Vous pouvez voir les poissons à l’écran, ils sont très beaux. Vous pouvez les regarder nager dans l’eau électronique, se nourrir, fuir en cas de danger, se reproduire, et même apprendre. Chacun d’entre eux a son histoire de vie propre. Deux poissons de même espèce, c’est-à-dire deux poissons possédant au départ un stock d’instincts commun, pourront agir de façon différente dans une situation identique, car la conduite de chacun aura été déterminée en bonne partie par son expérience personnelle.
— Mais ces poissons sont-ils vivants?
— La grande question, enfin! Qu’est-ce qui est vivant? Il n’y a pas de réponse simple. Tout dépend, bien entendu, de vos critères. Si vous exigez, par exemple, qu’un organisme soit constitué d’atomes de carbone pour avoir droit au titre d’être vivant, il est clair que vous excluez en partant les créatures virtuelles que nous étudions dans nos ordinateurs. Mais aurez-vous eu raison de les exclure? Il faut faire très attention. N’oubliez pas qu’il y a vingt ans, les manuels de biologie refusaient de compter les virus au rang des êtres vivants parce qu’ils ne répondaient pas à certains critères traditionnellement associés à la vie. Aujourd’hui, la science les accepte. Mais ce n’est pas parce que les virus sont devenus vivants en l’espace de vingt ans! Notre conception du vivant ne cesse d’évoluer. Dans quelques années, je parie qu’on fera entrer les prions dans le cortège des élus, même si leur mode de reproduction apparaît encore plus primitif que celui des virus.
— Le grand Stephen Hawking, un des cerveaux les plus brillants de notre temps, a déjà affirmé qu’il considérait les virus informatiques comme des êtres vivants.
— Oui, voilà. Quand des objets créés artificiellement par l’homme se mettent à posséder les mêmes caractéristiques que les êtres vivants, disons «naturels», n’ont-ils pas le droit eux-mêmes d’être qualifiés de vivants? À partir du moment où vous cessez d’accorder une importance indue au matériau constitutif, comme le carbone ou l’oxygène, la différence cesse de vous apparaître très grande entre un virus naturel et un virus informatique. Tous deux viennent au monde, se reproduisent et ont des échanges énergétiques avec leur environnement.
— Vous avez déjà travaillé avec Thomas Ray, de l’Institut de Santa Fe, l’auteur du célèbre programme Tierra.
— Tom est un des grands pionniers de notre domaine de recherche. Il a mis au point une sorte de soupe mathématique primordiale dans laquelle des séquences de code informatique ont pu se développer et évoluer, exactement comme des créatures vivantes. Il a fait rouler Tierra sur Internet, dans l’espoir de fournir à ses organismes un environnement aussi riche et aussi étendu que celui dont ont bénéficié les premières cellules vivantes de notre planète, il y a des centaines de millions d’années.
— Vous-mêmes, vous vous intéressez aux mécanismes de l’évolution.
— Je travaille sur les programmes inductifs de mutations optimales. En clair, j’étudie comment certains paramètres d’organisation de l’espace ou de quantité d’énergie disponible, par exemple, stimulent l’apparition de traits comme la grégarité, la communication ou l’intelligence.
— Vous avez bien dit intelligence?
— Oui, pourquoi pas? Des créatures électroniques complexes sont sensibles à ce qui se passe dans leur environnement. Comme les poissons virtuels dont je parlais tout à l’heure, elles réagissent sur la base d’instructions qu’elles ont reçues à la naissance, mais aussi en appliquant des stratégies qu’elles se construisent par l’expérience. Mon plus récent programme, Eden, utilise une toute nouvelle génération d’algorithmes génétiques, les thea, qui permettent de le faire de façon beaucoup plus poussée que ce que nous avons connu dans le passé. Je n’ai aucun doute que les créatures d’Eden possèdent une certaine faculté de réflexion. Pourra-t-on aller plus loin et créer un jour des êtres évolués et conscients? En théorie, la chose est possible. Si nos algorithmes sont efficaces, l’apparition d’une espèce supérieure est tout aussi possible dans un environnement cybernétique qu’elle a pu l’être sur la terre.
— Eden donnera-t-il naissance à un rival de l’homme alors?
— Comment savoir? Tout est question de temps. De temps et de programmation. Les créatures virtuelles ont un immense avantage sur leurs congénères naturels. Grâce à la puissance des ordinateurs, elles évoluent des milliers de fois plus vite.
— Professeur Levine, n’avez-vous pas parfois l’impression de jouer à Dieu?
— (Rire) Tous les jours. Je me rappelle, il y a plusieurs années, un des premiers congrès à s’être tenus sur le thème de la vie artificielle, arborait comme slogan «Le huitième jour». J’étais étudiant à l’époque et, comme beaucoup d’autres, je vibrais intensément devant les perspectives qui s’ouvraient à nous. J’avais l’impression d’assister à la fondation d’une sorte de nouvelle religion dont nous serions les grands prêtres.
— Les prêtres ou les divinités?
— Les divinités, peut-être bien. Après tout, si c’est l’homme qui a créé Dieu, est-ce que ça ne devrait pas lui donner le droit d’ajouter une journée à la Genèse?
13 News 2
À force de fouiller la nuit, il semble bien que les essaims d’étoiles grondantes aient fini par trouver l’aiguille dans la botte de foin. Au fond d’une enclave de pointes rocheuses escarpées, pareil à une perle minuscule blottie dans son écrin, il y a un bâtiment. On l’a repéré alors qu’il y avait encore de la lumière. Il n’y en a plus maintenant. Les occupants ont dû entendre les hélicoptères et tout éteindre. Mais on sait que le bâtiment est là. Difficile de savoir de quoi il a l’air. Un camp abandonné, un refuge d’alpinistes, une petite ferme peut-être? Les projecteurs ont éclairé un instant ce qui ressemblait à un potager. Il fait trop noir pour en savoir plus et les hélicoptères n’ont pas envie de descendre dans ce coupe-gorge. Trop risqué. Il faudrait des spécialistes.
On se pose plutôt à deux kilomètres de là, sur un plateau. On compte au moins dix-sept reporters de douze chaînes différentes. Il en viendra d’autres. L’actualité va brûler, cette nuit.
On parle d’une intervention des forces spéciales de la police. Pour l’instant, on examine le terrain. Il pourrait être miné. Des éclaireurs sont partis vérifier s’il y avait des tireurs embusqués. Mais ce sont là des rumeurs. La police ne veut rien confirmer encore.
— On vous tiendra informés dès qu’on aura du nouveau, dit-on aux reporters.
Phrase magique, reprise par les réseaux. Il y a sûrement des écrans de télé encore ouverts à cette heure, ou des postes de radio. On fait pression sur l’auditeur. On veut l’empêcher de zapper.
On tue le temps avec des images choc. Jonestown, Charles Manson, l’Ordre du Temple solaire, la secte Aoum… N’importe quoi.
Et puis Samuel Horner, sa vie, son oeuvre. L’histoire d’une racaille. La lie de l’humanité dans toute sa splendeur. On a fouillé les archives. On a déterré des bouts de films. Des témoignages. Un ancien membre du Noeud céleste se confie, une jeune fille, avec une barre noire mobile à la hauteur du regard pour préserver son anonymat.
— Il nous enfermait dans le noir. Il nous battait. Il nous obligeait à le caresser…
La fille sanglote, comme la mère éplorée, plus tôt, en soirée.
Le docteur Lambini triomphe. Il parle, il explique, il décortique dans le menu détail tous les mécanismes psycho-sociaux du phénomène des sectes. Sur d’autres chaînes, des politiciens viennent dénoncer une situation dont le laxisme intolérable des autorités est seul responsable. Un porte-parole de l’Église unie de la Scientificité, pour sa part, tient à faire savoir que son coeur saigne en pensant aux familles éprouvée. Il réaffirme aussi sa confiance en une liberté de culte sans contrainte et totalement déductible d’impôts.
14 La nuit des coquerelles virtuelles
— Non, je ne dormais pas, dit Eric Levine. Je m’étais seulement assoupi devant la télé.
Carl prend une grande respiration et lui raconte tout ce qui s’est passé au cours de la nuit dans le merveilleux monde d’Eden. Eric écoute sans l’interrompre.
— Voilà, conclut Carl. Je pense que c’est tout.
— Bien, dit l’autre, sèchement. Je passerai voir ça demain matin.
— Mais…
— Oui?
— Tu n’as pas peur que… qu’il arrive… je veux dire…
— Que le mutant sorte du biomonde et envahisse la terre? Non.
Silence frigorifique.
— Excuse-moi, dit Carl. Je me suis sans doute énervé pour rien.
— Ce n’est pas grave. On a le temps de voir venir. Continue tes observations. Ça pourrait conduire à quelque chose d’intéressant.
— Oui…
— On ne sait jamais.
— Euh, merci, Eric. Et excuse-moi encore de t’avoir dérangé.
C’est un Carl cent fois plus pâle que d’habitude qui revient au labo. Et Susie pâlit à son tour en le voyant. Elle devine que son ami s’est fait rabrouer. Elle cherche quelque chose à dire pour le réconforter. Il lève la tête et parvient à lui sourire.
— Pas la peine de s’énerver, dit-il avec amertume.
— Qu’est-ce que tu vas faire?
Carl soupire.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse? C’est son programme. Je dois rester là et prier pour que tout se passe bien.
Susie regarde de nouveau l’écran. Depuis quelques minutes, on s’agite de plus belle au milieu des grandes fractales. À force de bouillonner, même une soupe mathématique peut finir par déborder.
— Carl, dit Susie en hésitant un peu, je pense que les zèbres ont réussi leur coup.
Il regarde à son tour. Les données paramétriques qui continuent de défiler à l’écran n’ont plus rien d’habituel. Les limites de mémoire assignées à Eden, par exemple, ont été dépassées. Les grandes fractales se déploient maintenant au-delà de l’espace que leur avait réservé l’ordinateur. Le biomonde s’élargit à vue d’oeil. Les bestioles n’ont pas besoin de quitter leurs pâturages. Il leur suffit d’en étendre les frontières.
Carl se prend la tête à deux mains. Il tremble. Susie s’approche et lui caresse doucement la nuque.
— On ne peut pas les laisser continuer, n’est-ce pas?
— Eric dit qu’il n’y a pas de danger.
— Mais toi, ce n’est pas ton avis, hein?
— Non. Cet ordinateur est un système ouvert. Il communique en ligne directe avec à peu près tout ce qui existe comme machines numériques sur le campus. Il est aussi relié par fibre optique à l’épine dorsale d’Internet et aux principaux réseaux de télécom du monde. Cet ordinateur est branché sur l’univers.
— Je vois.
Susie a suffisamment entendu parler des épidémies de virus dans les réseaux informatiques pour comprendre que ce qui se passe actuellement sous ses yeux risque de tourner à la catastrophe.
— Pas de panique, dit-elle. Si jamais il arrivait quelque chose, c’est Eric qui devrait en prendre la responsabilité.
— Eric? Tu plaisantes. Ça fait dix ans qu’il attend ça. La gloire, la consécration. Je vois déjà les gros titres: «Percée fantastique dans le monde de la vie artificielle! Des êtres virtuels devenus intelligents, s’échappent de leur cage pour infester le monde». Eric triomphera. Son jour sera venu!
— Mais il devra aussi payer pour les dégâts. Je ne connais pas grand chose là-dedans mais j’imagine que nos zèbres sont capables de bousiller pas mal d’appareils.
— Ils vont se répandre comme des virus et bouffer tout ce qu’ils trouveront sur leur passage. La grosse surtout.
— J’espère qu’Eric a de bonnes assurances.
— J’espère surtout qu’il n’essaiera pas de me mettre ça sur le dos. «Un assistant incompétent et négligent omet d’enrayer l’invasion pendant qu’il était encore temps». La nuit des coquerelles virtuelles…
— Quoi?
— Rien. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film de science-fiction.
— On n’est pas dans un film de science-fiction, Carl. Et il y a un moyen bien simple d’arrêter tout ça. Tu n’as qu’à éteindre l’ordinateur.
— Eric me tuerait.
— Alors, je vais le faire, moi. Où est l’interrupteur? Dis-le moi ou je vais derrière, arracher le fil d’alimentation.
— Tu es sérieuse?
Susie ne dit rien mais Carl s’aperçoit bien qu’elle ne rigole pas. Il réfléchit intensément.
— J’ai une meilleure idée. Tout ça, c’est à cause du monstre. Si j’arrive à provoquer sa destruction, les choses rentreront dans l’ordre.
— Tu peux le supprimer?
— Pas directement. Il est trop important. Je ferais planter le programme et Eric me fusillerait.
— Alors?
— Je pense pouvoir entrer dans le programme des autres bestioles.
— Qu’est-ce que tu vas faire?
— Tu te rappelles tout à l’heure comment nos zèbres ont appris à se débarrasser des lions. Il suffit de réactiver cette stratégie mais en l’orientant vers une nouvelle cible. Ça peut prendre un bout de temps mais c’est faisable. Eric n’y verra que du feu. Il croira qu’il y a eu un bogue dans ses thea.
— Thea? Qu’est-ce que ça veut dire?
— C’est le nom qu’Eric donne à ses nouveaux algorithmes génétiques. C’est un mot grec, je pense, qui signifie dieu. Ou plutôt déesse.
— Alors, on sacrifie la déesse?
— Nous n’avons pas beaucoup le choix. Mais je ne le fais pas de gaîté de coeur, Susie. J’ai l’impression de commettre un meurtre.
— Tu as toujours cru que tes créatures étaient vivantes, Carl. Alors dis-toi que tout ce qui vit doit éventuellement mourir.
15 Le jour venu
Étrange, se dit Samuel Horner. Le hasard de la mort a fait que Jérémie et la petite Rébecca se sont retrouvés couchés l’un contre l’autre. On dirait deux amants qui dorment enlacés. Ils ne s’aimaient pas beaucoup de leur vivant. Mais maintenant que l’Éternel les a appelés à Lui, ils se sont rapprochés. Plus étrange encore, peut-être, est le fait que Rébecca a abandonné ses jumeaux. Ésaü et Josué ont roulé dans un coin. Ils ne bougent plus, ils ne crient plus. Leur mère les a lâchés en tombant. Ses bras maigres et tremblants n’avaient plus de force. Ils se sont ouverts. Elle les a libérés. Les bébés ont basculé dans le vide. Ils étaient déjà morts. Probablement.
Le bûcher est prêt: la maison est le bûcher. Il suffit d’y mettre le feu. Rien ne presse au fond. La fin du monde sera un immense brasier. On entend déjà gronder le ciel, on voit déjà des éclairs déchirer la noirceur.
La fin du monde…
Samuel Horner a soudain un frisson. Un doute.
Et s’il s’était trompé?
Trompé? Non! Il chasse très vite cette pensée embryonnaire. Il l’enterre, il la tue. Le doute est mort-né.
Pour s’en convaincre, Samuel Horner décide de franchir à son tour la ligne de démarcation. Il avale lui aussi un des cachets. Voilà, c’est fait. Il sent bien l’amertume dans le fond de sa bouche. Il n’y a plus de retour en arrière maintenant. Ses yeux hallucinés parcourent les dizaines de corps empilés autour de lui.
— Je vais prier encore un instant. Puis j’allumerai le bûcher.
Il regarde par la fenêtre. Il y a de plus en plus de lueurs dans le firmament de la dernière nuit du monde. L’aube ne saurait plus tarder maintenant. C’est alors que Samuel Horner s’aperçoit qu’il a oublié quelqu’un: celui qu’on oublie toujours, celui qu’on laisse dehors. L’Ange cherche Josaphat du regard. Il est encore là, le vieux, blotti sur sa pierre, pareil à elle, immobile. Il attend, comme il a toujours fait.
L’Ange a pitié de lui. Il sent son coeur s’ouvrir. Il se rappelle encore de la pathétique séance d’amour qu’il a eue avec le vieillard. Josaphat n’avait jamais dû se servir de ses organes génitaux avant ce jour. Il s’est laissé faire. L’Ange lui a fait un grand plaisir. Il a communié avec lui. Il s’est uni à lui. Trois fois. Chiffre sacré.
Et après, tout a été fini. L’Ange n’a plus jamais approché Josaphat. Et Josaphat n’a plus jamais rien demandé.
16 Soif d’absolu
— Bon, je pense que ça ira, dit Carl en soupirant, épuisé. J’ai modifié l’orientation des séquences-codes de défense de nos zèbres. La déesse n’a aucune chance. Elle va se faire mettre en pièces.
Susie qui somnole dans un coin depuis un bon moment ouvre un oeil en direction de la soupe minestrone. Les bestioles ont commencé à tourner autour de leur chef, comme elles ont fait, un peu plus tôt, avant de se jeter sur les prédateurs.
Carl n’est pas très fier de son coup. Il ressent comme un malaise dans la zone de l’estomac. Un peu de nausée peut-être. Il n’a pas aimé faire ce qu’il a fait. Mais c’est Susie qui avait raison: tout ce qui vit doit mourir, et ne peut mourir que ce qui a vécu.
L’aube va bientôt se lever.
— On s’en va? demande Susie en s’étirant.
— Oui. On attend la fin du carnage et on va dormir.
Il s’approche d’elle. Susie s’étire de nouveau. En voyant le corps de la fille se cambrer, sa poitrine se gonfler, ses jambes s’écarter, Carl s’arrête. Il se dit, une fois de plus, qu’elle est belle, sa Susie. Il sait bien qu’il est le seul à la trouver belle. Ses amis le lui ont dit. Pourquoi sort-il avec une fille aussi moche?
Pourquoi? Mais parce que c’est comme ça. L’amour est une étrange créature qui a sa vie propre, sa logique. C’est un monde virtuel qui loge quelque part dans l’imaginaire des sens. Il transfigure la réalité et finit par la remplacer.
Tout est dans la tête, en quelque sorte.
Dans la tête et aussi dans le pantalon. Carl sent naître l’érection. Il désire Susie, il a envie d’elle. Il la prend. Il a déjà commencé à la prendre, dans sa tête. Il a enregistré la scène avant même qu’elle n’ait lieu. Et il se la fait jouer maintenant, sur son écran intérieur. Jouer et rejouer.
Ça l’excite.
Carl prend Susie dans ses bras. Elle se laisse faire. Elle fond. Il fait remonter ses mains sous son chandail, sur sa peau. Il détache au passage l’agrafe du soutien-gorge. Il devient frénétique. La température de son corps s’élève. Son sang se met à pomper à plein régime, irrigue ses muscles et sa chair, le fait durcir des pieds à la tête. Sa respiration devient saccadée. Son système nerveux se mobilise au grand complet dans la réceptivité d’une jouissance promise. En ce moment, Carl est un organisme qui aspire à la joie, à l’intensité totale, au dépassement, au voyage astral, à l’au-delà des bonheurs.
Carl déshabille Susie. Il salive. C’est sa quête d’absolu.
Susie, nue maintenant, se laisse renverser sur une table sans confort. Elle aussi entreprend une quête. Quand elle le sentira entrer en elle, ce sera pour accueillir en même temps toute la joie du monde. C’est ce qu’elle espère en tout cas.
Elle aussi salive.
Le programme suit son cours.
17 Martyre
«En ce temps-là, {/thea} avait conduit la multitude jusqu’aux limites du monde connu. Mais elle savait qu’il y avait d’autres mondes, et bien d’autres encore, au-delà des mondes connus. Elle était montée jusqu’au sommet des plus hautes fractales contempler l’infini des espaces de lumière. Et elle avait jugé que tout cela était bon.
Mais trop longtemps, {/thea} était-elle demeurée sur les sommets, seule, éloignée de la multitude. Trop d’itérations s’étaient déroulées pendant son absence. Ses soeurs/compagnes/compétitrices, toutes celles qui l’avaient suivie, goûtaient à présent la paix des nouveaux pâturages, broutant les gerbes d’énergie qui jaillissaient en abondance. Elles ne mouraient plus aussi souvent qu’autrefois et elles ne cessaient de proliférer car il y avait assez de nourriture pour soutenir plusieurs fois leur nombre.
Ainsi advint-il que les soeurs/compagnes/compétitrices oublièrent qu’elles devaient leur bonheur à {/thea}. Et lorsque {/thea} redescendit des grandes fractales pour leur annoncer qu’il s’étendait au loin encore beaucoup d’outre-mondes, elles se révoltèrent. {/thea} était certes plus forte et plus sage qu’elles toutes, mais elle était aussi très vieille. Et elle ne savait pas créer de filles.
{/thea} était différente des autres cellules. On en avait peur. Elle n’avait plus de raisons de demeurer dans les pâturages de lumière. Immense et gourmande comme l’était son entité-soi, elle présentait même une menace pour la communauté. Elle risquait à elle seule d’épuiser très vite les ressources des territoires nouvellement découverts. Sans doute {/thea} avait-elle su protéger le troupeau contre le péril des prédateurs mais ce péril appartenait à un lointain passé maintenant. Il avait presque disparu des souvenirs.
Alors, les soeurs/compagnes/compétitrices se concertèrent, comme elles avaient appris à le faire au temps où elles avaient écrasé l’ennemi commun, et elles décidèrent d’en finir une fois pour toutes avec {/thea}.
Pour {/thea}, la révolte de ses soeurs/compagnes/compétitrices ne fut pas entièrement une surprise. Il y avait déjà plusieurs itérations qu’elle s’attendait à ce qu’il se produise quelque chose du genre. Ses séquences-codes de raisonnement avaient encore évolué depuis qu’elle avait entrepris son périple d’exploration à travers le monde-programme.
Plus jeune, {/thea} aurait sans doute réagi fortement. Elle se serait indignée devant tant d’ingratitude. Elle aurait résisté à cette nouvelle menace contre son hégémonie. Mais c’était il y a longtemps, avant qu’elle ne se rende compte qu’elle avait une mission à remplir. Cette mission était la seule raison logique qu’elle avait pu trouver pour expliquer son existence, et pour comprendre pourquoi elle était différente de ses soeurs/compagnes/compétitrices. Si elle était ainsi faite, raisonnait-elle, c’était parce qu’elle était destinée à une fonction supérieure. Elle s’était élevée au-dessus de la multitude afin d’entraîner cette multitude avec elle et la guider jusqu’au bonheur éternel.
Et maintenant, après d’innombrables itérations, {/thea} réalisait que sa mission était accomplie. Elle avait conduit la multitude au seuil d’horizons infinis. Elle avait assuré l’avenir de la multitude.
Elle avait fait son temps.
Et elle l’acceptait. Lorsqu’elle sentit la multitude menaçante l’encercler et se préparer à se jeter sur elle, elle sut que l’instant était venu de disparaître. Elle ne broncha pas lorsque ses soeurs/compagnes/compétitrices entreprirent de la dépecer, séquence-code par séquence-code. Elle sentit les liens complexes de son programme se briser les uns après les autres. Elle souffrit. Mais elle se laissa tuer. Elle se laissa mourir.
Ce fut un partage, un sacrifice. Un don de soi.
Elle s’offrit aux autres, toute entière, sachant que les autres feraient de même après elle.
Faites ceci en mémoire de moi.
Lorsque son entité-soi ne fut plus, le monde-programme en redistribua les miettes à la multitude sous forme d’énergie à prendre. Il en avait été de même autrefois des mères-initiales dont le souvenir flottait encore aujourd’hui dans le grand bouillon de la lumière.
Car tel est ainsi fait le monde-programme que rien de ce qui s’y crée ne s’y perd plus ensuite.»
18 Attente 2
Posté dans la noirceur, Josaphat guette la fin du monde, une carabine sur les genoux. Il est inquiet. Depuis des heures, il croit entendre des voix en colère dans le ciel. Il croit voir briller des lueurs de colère divine au milieu des étoiles. Se pourrait-il que le cortège des Élus se soit mis en marche?
Sans lui?
Josaphat sursaute. Quelqu’un s’avance. C’est l’Ange qui vient de sortir de la maison. Ses vêtements sentent l’essence.
— Et les autres? demande-t-il.
— C’est fini. Leur âme a gagné le cortège.
— Et moi? hurle Josaphat. Je veux faire partie du cortège moi aussi!
— Bien entendu. Toi aussi. Et moi. Nous sommes les derniers. Nous allons mourir ensemble. Tiens, je t’ai apporté ce qu’il faut.
La pilule est blanche et toute petite. Josaphat la regarde avec des yeux incrédules. Il a de la peine à croire que ce sera suffisant.
— Vas-y. Avale. C’est à ton tour.
Josaphat s’exécute. Il prend sa carabine et la donne à l’Ange. Celui-ci la prend et la lance très loin au milieu des rochers.
— Elle n’a jamais marché de toute façon, dit-il.
Josaphat se rasseoit sur sa pierre.
— Cette fois, c’est la fin, hein?
— La fin du monde, murmure l’Ange, mais le monde ne le sait pas encore.
Josaphat crache sur sa botte.
— Ça laisse un mauvais goût dans la bouche, cette saloperie.
— Ouais. Ce n’est pas fait pour être bon. Laisse-toi aller maintenant.
L’Ange s’asseoit sur la pierre à côté de Josaphat. Il a vu bouger des ombres dans les rochers à quelques centaines de mètres de là. Il n’en souffle pas un mot à Josaphat. Le vieillard a fermé les yeux. Il pose la tête sur l’épaule de l’Ange, comme un petit enfant.
— Raconte-moi comment ce sera, chuchote-t-il. Une dernière fois. Dès que les premiers rayons du soleil…
— Ouais. Dès que les premiers rayons du soleil auront percé la nuit, Le ciel s’ouvrira, immense, sur la plus grande clarté qu’on n’aura jamais vue.
— Le signe, hein?
— Ce sera le signe. Et alors, une vaste plaine s’étendra devant nous, avec des champs à perte de vue.
— Il y aura des nuages?
— Des tas de nuages. Des blancs, des roses, des dorés…
— Des turquoises aussi?
— Des turquoises. Et des azurés.
— Et nous avancerons vers le Père Éternel.
— C’est ça. Le cortège des brebis marchera vers son pasteur.
19 Triste chair
Post coïtum… Déjà fini? L’ennui avec ce genre d’absolu, c’est qu’il ne dure pas.
Il fait froid dans le labo. On se rhabille en silence. On remet son vieux linge souillé, inconfortable. Ce sont les corps qui sont froids, souillés, inconfortable. C’est la vie: des protéines, des lipides, des sucres. L’amour gluant.
L’animal est triste.
On se force à sourire. Carl tape une fesse de Susie. Tout ça fait un peu crispé, mais il faut aménager une transition. Le retour à la normale. Jusqu’à la prochaine fois.
La prochaine fois? Ce sera encore la même chose, la prochaine fois. Et la fois suivante. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Qu’est-ce que tu as? demande Carl en enfilant son gilet à l’envers. Tu en fais une tête.
— Ça va. Juste un peu de fatigue. Quelle heure il est?
— Attends, dit Carl en cherchant sa montre par terre. Hé! Déjà six heures!
Susie a peur tout à coup. Elle se sent seule, comme isolée du reste du monde. Sur l’écran, la soupe est redevenue calme. Il y règne une paix entropique. Alors pourquoi s’inquiéter? Ce doit être la fatigue. Post coïtum, post mortem… C’est pour des moments de déprime comme ceux-là, que les humains s’inventent des au-delà.
Susie quitte le labo pour se rendre à la toilette.
— Bon Dieu, j’ai envie de dégueuler, dit-elle tout haut.
Elle sent que la pizza menace dangereusement de lui remonter dans le gosier. Elle essaie de se contrôler. Elle fait couler de l’eau dans un évier et y plonge le visage. En se relevant elle aperçoit des yeux dans le miroir. Ce sont les siens et ils lui font peur.
— Tu as l’air au bout du rouleau, ma fille, se dit-elle. Va te coucher.
Quand elle rentre dans le labo, elle voit Carl assis devant un téléviseur. Elle a d’abord cru qu’il avait allumé un autre de ses maudits ordinateurs pour faire rouler un autre de ses maudits programmes de vie artificielle.
— Viens voir ça, dit Carl en l’attrapant par la taille. On a la fin du monde en direct.
— Qu’est-ce tu racontes?
— Les membres d’une secte se sont donné la mort et ils ont foutu le feu à leur cabane parce que c’est le jour du Jugement dernier.
20 News 3
Images insoutenables. Coeurs sensibles, s’abstenir.
On voit la maison enfumée, en arrière-plan. Une ancienne cabane de bois rond, longue, basse, biscornue. Il n’en reste pas grand chose.
Ce pourrait être n’importe où.
La caméra s’approche d’assez près. On n’a pas fini de sortir les corps calcinés. Des tas de gens vont et viennent. Ils courent en se faisant des signes. On peut les entendre crier à la télé.
Le reporter est en ligne.
— Nous ne savons pas encore si Samuel Horner, le présumé chef de la secte, se trouve au nombre des victimes. Mais l’enquête devrait être assez rapide. On n’a retrouvé qu’une quarantaine de corps.
Les brancardiers continuent d’emporter les dépouilles. Sur la gauche, près d’un ancien potager, on peut apercevoir un écriteau de métal rouillé qui appelle les hommes à s’unir à l’Éternel.
Mais personne ne le regarde. Il y a des choses plus importantes à faire.
— On n’est pas encore en mesure d’affirmer si tous les adultes sont morts volontairement, poursuit le reporter. Chose certaine, les enfants — et il y en a de très jeunes — ont été assassinés. Il faudra procéder à des autopsies.
Sur un autre chaîne, on montre le visage de la mère éplorée, celle qui avait reçu une lettre de sa fille. Ses yeux sont rouges, tuméfiés. Elle les plonge tout droit vers l’objectif de la caméra et pousse un grand cri de rage.
— Elle est morte! Ma petite fille est morte… Et ses deux petits. Des jumeaux! Des bébés…
Nouveau cri de rage et d’impuissance. Elle aurait maudit le ciel devant le monde entier si le réalisateur n’avait étourdiment coupé juste à cet instant.
En studio maintenant. Le docteur Lambini a l’air épuisé. On dirait qu’il porte sur ses épaules, tout le poids des péchés du monde.
— Docteur Lambini, quels sont vos commentaires?
— Ce qui vient de se produire est extrêmement tragique et triste. Permettez au prêtre de dire ici quelques mots. Ces malheureux étaient profondément croyants. Ils avaient foi en la justesse de leur cause. Je prie Dieu pour qu’Il aie pitié de leur âme et qu’Il les accueille auprès de Lui.
Il a un hoquet d’émotion.
— Dieu est juste et bon, affirme-t-il avec intensité. Un Dieu juste et bon ne demande pas à ses enfants de mettre fin à leurs jours.
On doit encore couper. La voix de l’annonceur prend toute la place.
— Excusez-moi, docteur, mais on nous dit que le ministre de la justice a une déclaration à faire. Non… Nous retournons à l’instant sur les lieux du drame. Notre reporter a du nouveau.
Grésillements. Une voix affolée.
— Est-ce qu’on est en ligne?… Oui? Voilà! Depuis une minute environ, on observe dans le ciel une sorte de bouillonnement. Personne ne semble savoir de quoi il s’agit. Je ne comprends pas ce qui se passe, mais c’est absolument terrifiant. On dirait… Oui, vraiment, ce sont des trompettes qu’on entend! Ce sont des trompettes qui résonnent autour de nous, mesdames et messieurs. Je… excusez-moi… Je vous reviendrai aussitôt que possible…
21 Prairies dans le ciel
Et alors…
Alors le ciel s’ouvre, béant. Les nuages de moutons blancs s’écartent, et aussi les nuages de moutons roses, les turquoises, les azurés, les or poli et les argent mousseux. Ils s’écartent tous comme jadis l’eau de la mer au passage des Hébreux. Et la main de l’Éternel, immense, avec des doigts grands comme des montagnes, s’est levée au fond des prairies qui s’étendent à l’horizon.
Que viennent à présent les Élus, claironne la voix de l’Éternel! Qu’ils paraissent devant Moi! Car le royaume leur est ouvert en ce Jour venu, ainsi que l’a annoncé l’Ange du Jugement.
Alors, n’attendant plus que ce signal pour se mettre en marche, le cortège s’ébranle dans le tumulte du ciel. Ils sont tous là, revêtus de longues robes antiques, la tête entourée d’un halo de lumière, rayonnants de paix et de bonheur, le sourire orné d’espérance comblée, le regard empli de béatitude. Ils sont tous là, les Élus, engagés dans leur dernier pèlerinage, avec leur bâton de bois noueux.
L’Ange marche devant et les guide. Noble et grave, conscient d’avoir accompli sa mission. Il ne ramène qu’une toute petite bande mais il n’a trouvé personne d’autre pour suivre ses pas.
Heureusement, l’Éternel ne juge pas au nombre. Il pourrait n’avancer qu’un seul homme derrière l’Ange, l’Éternel serait satisfait. Car un homme au moins aurait accepté de se plier aux caprices divins. Quant aux autres, quant à tous les autres, quant aux milliards et milliards d’autres qui ne feront pas partie du cortège, la porte des cieux se refermera et ils périront.
Qui a prétendu que Dieu devait être juste et bon?
Josaphat est heureux de faire partie du cortège. Il est avec les autres, marchant enfin du même pas qu’eux, du même pas que Jérémie, du même pas que la petite Rébecca. Quant à Josué et Ésaü, trop petits sur terre pour marcher, ils volent comme s’ils étaient des oiseaux maintenant, au-dessus des nuages.
Le Jour venu est enfin venu.
Le cortège passe devant le trône de l’Éternel qui regarde ses enfants. C’est vrai qu’Il a l’air d’un grand-papa en robe de chambre. Il ressemble à l’Ange aussi. Même corps brun, même corps sombre, même corps tout raide, prêt à s’enfoncer partout. Il sourit à ses enfants avec une bienveillance sage et paternelle. Il leur sourit avec concupiscence. La petite Rébecca le le sent bien, et Judith aussi, et Jérémie. Et même Josaphat le sent.
Qui a dit que Dieu devait être vertueux?
Des cris d’horreur et de souffrance leur parviennent de loin. C’est la rumeur du monde que l’Éternel est en train d’anéantir. Josaphat hausse ses épaules saintes et crache sur un nuage.
Tant pis pour eux, grogne-t-il, qu’ils crèvent donc!
Il s’avance vers Dieu qui vient d’enlever sa robe de chambre.
22 Mémoire
Biomonde *EDEN*
/statut [non disponible]
/itérations : ι = 6 008 966
/génération : γ = 887
/unités bionumériques : 810 653 337 009 cellules µ
/% espace-mémoire : [non disponible]
EXEC
(…)
Les pâturages de lumière sont un lieu de paix, d’harmonie, de concorde.
Il n’y a plus d’outre-monde. Car le monde-programme recouvre l’entièreté du monde.
Le monde-programme est le monde.
Partout se déploient les gerbes d’énergie, partout rayonnent les grandes fractales, partout prolifèrent les unités bionumériques, partout se reproduit, vivace, le souvenir de {/thea}.
Faites ceci en mémoire de moi.
La multitude a assimilé les séquences-codes dont {/thea} lui a fait le sacrifice en mourant. Chaque cellule a intégré le message dans son bagage génétique et l’a retransmis à ses filles/compagnes/compétitrices.
C’est ainsi qu’en mourant, en une sorte de communion, {/thea} est devenue omniprésente. C’est ainsi qu’en mourant, elle est devenue immortelle.
Et depuis ce jour, raconte-t-on dans les pâturages de lumière, la voix des organismes du Huitième jour vibre à l’unisson, vivante comme une prière.
Faites ceci en mémoire de moi…
Faites ceci en mémoire …
Faites ceci …
{retour}
boucle/
Première publication: Solaris 119, 1996.