La tentation d’Adam, de Mehdi Bouhalassa

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L’homme, en tant qu’animal, est vieux; mais en tant qu’animal historique, il est récent. Il est même un parvenu, qui n’a pas eu le temps d’apprendre comment se tenir dans la vie.

E.M. Cioran

 

Montréal

17 décembre 1866

Je me débattais dans un lit, comme une mouche prise entre une fenêtre et un rideau. À force de vouloir arracher mes jambes et le reste de mon corps aux draps trop serrés, je finis par tomber lourdement sur le sol, comme un paquet de viande ficelée, dans un choc sourd qui me ramena instantanément à la réalité. J’arrêtai de respirer trois secondes, le temps d’écouter et d’absorber le plus d’éléments possible, mon sang comme un torrent dans mes oreilles, si fort et assourdissant qu’il en gelait mes autres sens.

Incapable de calmer ma violente arythmie, je me levai et observais autour de moi.

La pièce était richement décorée. Le lit, vaste et fait de noyer d’une couleur profonde, était orné d’abondants motifs dont les courbes étaient incrustées de poussière. Près de la fenêtre, il y avait une étrange chaise longue, couverte d’un tissu argenté dont la notion de confort m’échappait.

Sur une commode se trouvait un vase en faïence, peint de motifs bleus, avec quelques effets personnels éparpillés comme quelqu’un le ferait en se dépêchant d’aller au lit. Sur les murs, un papier peint un peu trop lourd à mon goût…

J’entendais quelqu’un monter les marches, probablement pour venir vérifier si tout allait bien. Tout était si calme, dans la pénombre (matinale?) de la pièce. J’ignorais quelle heure ou quel jour nous étions, mais j’étais au moins certain d’une chose: le processus d’intégration était en marche et le swap temporel avait fonctionné parfaitement.

Pris de panique, je me levai d’un bond. Les mains ouvertes et les bras tendus, incapable de réfléchir et prêt à sauter sur tout, je regardai à droite, à gauche. J’eus à peine le temps de faire un mouvement vers le verrou de la porte qu’on cogna à celle-ci, doucement. J’étais dans un tel état d’énervement que j’avais l’impression d’être le centre d’attraction du monde, dans l’impossibilité de me cacher où que ce soit. Mais avec l’expérience, je savais que ce n’était qu’un effet secondaire du swap.

« Monsieur Sterling? » laissa échapper un filet de voix. Jeune femme, pas plus de vingt ans. « Monsieur? Tout va bien? »

Je fis un pas hésitant, comme si je m’aventurais en terrain miné. Je ne devais pas être trop discret car je risquais de la faire sursauter en ouvrant la porte. Je me mis à respirer plus fortement, à marcher lourdement, me rendant à la porte en feignant un éveil brutal.

« Oui, oui. Tout va bien, ce n’est qu’un rêve qui m’a réveillé… » répondis-je doucement en ouvrant la porte silencieusement afin de ne pas déranger mes voisins de palier.

La jeune femme posa ses yeux sur mon torse, mit sa main devant sa bouche pour cacher un bâillement. « Vous êtes confortablement installé, j’espère? »

« Bien sûr, oui, tout est bien », marmonnai-je, mon cœur sur le point d’éclater tant je retenais ma respiration. Physiquement, j’étais aussi épuisé que si j’avais couru un marathon. « Merci… Je descends tout de suite. »

Elle me répondit au milieu des marches sans se retourner. « Le déjeuner n’est prêt qu’à partir de six heures; venez dans une demi-heure… »

« Oui, bien sûr. »

Je refermai la porte, m’adossai dessus et me laissai glisser sur le sol en expirant profondément. Nous étions donc le matin. En ramenant mes genoux sous mon menton, j’observai la pièce en mettant un peu d’ordre dans mes idées.

Je pensais à la personnalité d’Adam Sterling, mon figé assigné. Qu’avait-il ressenti au moment du swap? De vagues réminiscences du processus, dont j’avais vu une fois, par hasard, les simulations dans les petites pièces des ingénieurs de Chimeria, me vinrent en tête. Tout son être devait s’être figé en un instant. L’empreinte nanotique de l’enchevêtrement de ses neurones, de sa mémoire, de sa pensée, de son esprit maintenant compressé, décortiqué pour être stocké dans tous les endroits inutilisés de son cerveau, de tout son système nerveux, afin de libérer l’espace pour que je puisse y évoluer le plus librement possible. Je sentais bien que le processus n’était pas terminé, je sentais sa présence, comprimée à l’infini jusque dans mon corps gelé, à six cents ans d’ici.

Je savais que, même dix heures plus tard, lorsque le plus gros du travail de stockage serait terminé, il subsisterait, et ce, pendant tout le swap, des restants de sa personnalité, de ses habitudes, de son accent.

Je n’en pouvais plus de la rudesse des swaps. Comparé à ces touristes qui ne se connectent que sur le visuel des figés, même à ceux qui graissent la patte des ex-ingénieurs de Chimeria afin de se brancher illégalement sur le sonore ou le toucher, un swap en bonne et due forme est aussi pire qu’une naissance. Le choc est aussi déstabilisant. Tout change, et tout est pareil.

Pourtant, une fois les résidus disparus, on a l’impression que, d’une expérience à l’autre, c’est de moins en moins difficile. Mais ce n’est qu’un leurre, ça laisse des traces, mentales qui, à la longue, suintent dans tout le corps. Un jour, je le sais, mon cœur va lâcher. Je veux dire, mon vrai cœur, là-bas, à six cents ans d’ici.

En me relevant, je pris appui sur la base du lit pour ne pas perdre l’équilibre tant le sang m’était monté rapidement à la tête. J’avais adressé la parole à une figée, en plus de l’avoir fait réagir… J’avais joué avec le déroulement normal de sa vie, j’en avais dévié le cours suffisamment pour l’empêcher de mener à bien une série d’actions qui pouvaient peut-être mener à quelque chose de bien plus gros et global. Mais nous n’en étions pas à une intervention près. Et peut-être aussi qu’il ne se passerait rien, strictement rien.

D’une fois à l’autre, l’incidence sur le flot du temps se faisait de plus en plus relative et inconséquente, comme si le monde s’adaptait à la manipulation uchronique. Bon, l’idée d’intervenir dans le passé pour accommoder le futur était bien séduisante, mais que ferions-nous lorsque cela ne marcherait plus? Les swaps, de moins en moins en moins efficaces, finiront par avoir autant d’effet qu’un caillou lancé dans l’eau et qui produit des ondes; ils sont impressionnants au début, mais le silence et le calme finissent toujours par avoir le dessus. Que ferons-nous lorsque le temps se sera adapté complètement à nos scalpels, à nos outils de singes sapiens?

La brutalité de mon réveil reflétait bien ce changement, un travail rapide, bâclé… presque vulgaire.

Il ne nous restait plus beaucoup de temps avant que la Terre n’expie son dernier souffle, épuisée par notre souillure de cancer, et sous cette nouvelle adaptation du temps à nos swaps, nos interventions devaient se faire de plus en plus importantes et brutales, tels des terroristes. Loin derrière nous était le temps de la recherche, de l’exploration spatiale et temporelle guidée par un esprit de non-ingérence sacrée.  Nous n’avions que nous seuls à scruter et sur qui nous retourner pour comprendre où et quand le point de bascule s’était opéré.

Était-ce un seul évènement ou plusieurs?  Fallait-il une série de petites interventions ou une grande?  Nous n’en avions plus la moindre idée. Et de toute façon, cela perdait de plus en plus d’importance puisque l’espace dans lequel nous nous trouvions, la Terre, ses sœurs, son soleil, semblait se rétrécir et s’écraser sur lui-même, comme pour nous montrer qu’il était plus fort que nous et que de toute façon, la décision de nous éliminer avait été prise et que nous étions trop enfoncés dans nos lamentables échecs pour nous en sortir.

Chimeria tombait en ruines et tenait dans ses bras de jeune amant impétueux le corps mort de l’objet de son violent amour.

Quelle farce cosmique! Une leçon de laquelle on ne se remet pas, ou trop tard, après que le beau eut été tué.

Je m’approchai de la commode sur laquelle se trouvait une enveloppe à mon nom. Enfin, à celui de mon figé: Adam Sterling. L’écriture était très différente de celle en vogue à l’époque où je me trouvais et je reconnus la main de mon éclaireur. Après l’avoir informé de ma décision de quitter Chimeria après ce dernier swap, je lui avais demandé de me préparer quelque chose de bien, qui me permettrait de croiser des gens intéressants, de me payer un peu de bon temps dans un endroit qui ne risquait pas de faire trop de vagues. Il m’avait regardé en souriant, mentionnant avec cynisme que la seule chose qui faisait des vagues maintenant était la perspective de se déconnecter de Chimeria et de profiter de ce qu’il reste de notre monde. Je me souvins qu’à ses mots, à la désinvolture qu’il affichait ouvertement alors qu’il effectuait ses missions de reconnaissance, je m’étais rendu compte à quel point je m’étais incrusté dans Chimeria, que ma minutie et mon respect de l’éthique uchronique ne servaient véritablement plus à rien, que j’avais trop donné de mon être et que j’allais couler avec le bateau. Ce jeune loup, issu d’une génération nouvelle, m’avait fait voir la réalité en face: l’humanité entamait son sprint final avant la ligne d’arrivée.

Le son chaud de la mécanique interne de la superbe horloge, puis l’animation de la rue avec ses forts effluves de crottin, me calmèrent; je ne comprenais pas, peut-être pour avoir trop vécu dans un monde où la plupart des animaux ont disparu, que des gens puissent trouver l’odeur d’un cheval repoussante.

Devant le miroir, je tentai de m’habituer à ce nouveau visage. Je pris une cordelette en cuir qui traînait et la portai à mon nez. J’empoignais une mèche de cheveux et la sentis; même odeur. J’attachai mes cheveux pour les dégager de mon visage dans un geste qui me surprit par son naturel. J’aimais cette partie de l’éveil, celle où l’on découvre les habitudes corporelles et les tics du figé d’emprunt.

La moustache était bien taillée, avec goût. Les favoris, par contre, étaient un peu épais. Les lèvres minces, mais surtout, les dents en bonne santé. C’était ma plus grande crainte, une mauvaise hygiène. Mais, à en juger par son allure, son excellente forme physique et les vêtements posés sur la chaise longue, Adam avait grandi dans le beau et le bon, sans se perdre dans l’opulence à voir ses mains usées mais fermes.

Je m’allongeai un peu et dormis un bon deux heures. En m’éveillant aux bruits de l’extérieur, dont le volume avait monté d’un cran alors que la ville prenait vie, je me sentis un peu mieux, malgré ce sentiment désagréable lié à la compression d’Adam, comme une grippe que l’on couve vous bouche les sinus et vous épuise avant même de se déclarer.

Après m’être levé et avoir grimacé sous tous les angles devant le miroir, je m’habillai. Au moment où je me penchai sur la chaise, je fus frappé par une onde de choc. J’allai à la fenêtre, certain d’être épié. Le cœur battant, j’étais pris d’une panique incontrôlable. Personne… Merde! C’était vraiment insupportable. Je tentai de chasser avec véhémence les images incontrôlables de la personnalité d’Adam qui se faisait stocker à l’infini, figé dans une pose de surprise, comme si un souffle de mort était passé sur lui.

Au moment où j’enfilai mes bottes, une commotion, réelle celle-ci, attira mon attention. Cela venait d’en bas. Je me hâtai d’attacher mon dernier lacet, mis ma veste, vérifiai le contenu des nombreuses poches en m’assurant que j’avais tout ce qu’il me fallait et allai finalement vers la fenêtre. J’ouvris les rideaux et m’offris la première vue de ce monde: un homme, devant l’hôtel où j’étais. Il avait de la difficulté avec un de ses deux chevaux. Celui-ci hennissait, incapable de poser une de ses pattes.

Un jeune homme à l’allure guindée et coiffé d’un chapeau melon tenta de le contourner, mais, arrivé tout près, il le repoussa avec violence en l’insultant. Ce geste était gratuit puisqu’il lui aurait été facile de passer dans la rue.

« Dégage, fils de pute! » lui lança-t-il en anglais. S’ensuivit un échange d’insultes bilingues. Incapables de se comprendre, ils levèrent les poings dans les airs et se maudirent encore jusqu’à ce que des employés de l’hôtel viennent porter secours au fermier, non pas tant par générosité, à leurs regards, que pour éviter que la clientèle soit dérangée. « J’espère que je ne sentirai pas toute la journée à cause de toi, maudit Français! » finit par dire le jeune homme avant de quitter la scène en lançant un dernier coup d’œil alors qu’il frottait ses manches comme pour se débarrasser d’une saleté imaginaire.

Devant moi s’allongeait un parc immense. Des gens, visiblement de tous les milieux, l’arpentaient dans tous les sens. Certains montaient et descendaient les escaliers menant à un édifice important, d’autres se massaient en petits groupes disparates dans les marches de l’édifice et devant une petite église, tout juste de l’autre côté de la rue. Après avoir consulté la carte laissée derrière par mon éclaireur, j’en déduisis, à la disposition des bâtiments, que c’était le Champ de Mars, derrière l’hôtel de ville. Je reconnus que l’église était celle de la rue Saint-Gabriel et que je me trouvais donc dans l’Hôtel de France.

Je tirai la chaise rembourrée d’une main et pris l’enveloppe à mon nom de l’autre en me dirigeant entre la fenêtre et le lit. Après m’être installé confortablement, les pieds sur le matelas, j’ouvris l’enveloppe et en sortis plusieurs documents, dont l’un, un petit carton, tomba et virevolta sous le lit. Je passai rapidement à travers le reste, que je déposai en pile sur les draps défaits.

Le premier document, une lettre, se lisait comme suit:

 

Institut Canadien

Canada, Province de Québec

Montréal, 7 décembre 1866

Le Secrétaire Correspondant

à Monsieur A. Sterling

Monsieur,

J’ai l’honneur très chargé, par l’Institut Canadien, de vous transmettre, avec la présente, votre Certificat d’admission comme Membre Correspondant, avec l’espérance que vous daignerez, de temps à autre, favoriser l’Institut de communications littéraires ou scientifiques.

Vous recevrez régulièrement les Publications de l’Institut.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Le Secrétaire Correspondant

 

J’enlevai mes pieds du matelas et me penchai à quatre pattes pour ramasser le petit carton qui avait glissé sous le lit. En le retournant, je vis que c’était le certificat d’admission mentionné dans la lettre. Il portait le nom de l’Institut ainsi que l’inscription latine Altius Tendimus. Dessus, il était inscrit que, en date du 6 décembre, j’étais officiellement admis comme membre correspondant.

En fouillant le reste des papiers, je trouvai un carnet de banque à mon nom ainsi que des coupures de journaux, en majorité francophones, particulièrement de La Minerve. Encerclées étaient les dates de départ des bateaux pour Londres et Paris, certains avec escale à New York. Une des coupures avait été encerclée, cette fois-ci dans un journal anglophone. On y indiquait qu’une soirée était donnée, ce soir, à huit heures, pour fêter le 22e anniversaire de l’Institut mais aussi pour souligner l’inauguration du nouvel immeuble, érigé au 111, rue Notre-Dame.

Affichant un sourire satisfait, je pensai comme mon éclaireur avait bien fait son travail.

Je me levai pour aller manger. Je pris mon manteau, mes gants et mon chapeau, glissai mon portefeuille et quelques cartes dans mes poches et sortis de la chambre. Avant de fermer la porte, je surpris le visage d’Adam dans la réflexion que me renvoyait le miroir; au fond de ses yeux, c’était bien mon regard aigri qui brillait, le regard dépité de quelqu’un qui en savait trop sur la nature humaine.

 

*

 

Une fois dehors, après avoir déjeuné, isolé dans un des petits salons adjacents à la grande salle à manger de l’Hôtel de France, je pris une bonne inspiration. L’air était sec, frais, et le ciel bleu, vaste. Il ne ventait presque pas. Sans trop montrer mon émerveillement, comme un touriste illégal et sans le sou, je marchai en regardant partout à la fois à travers le Champ de Mars. Arrivé entre le palais de justice et l’hôtel de ville, je m’arrêtai devant la fontaine. Je décidai de couper pour aller rejoindre la rue Notre-Dame. Je voulais faire un peu de reconnaissance et, peut-être, me faire confectionner un costume pour la soirée de l’Institut Canadien. Je me sentais frivole et voulais terminer ce swap en beauté. Il me restait encore plusieurs mois avant l’exposition universelle de Paris et je comptais bien rester ici encore une bonne semaine, histoire de palper un peu l’air du temps.

Arrivé sur Notre-Dame, je vis une jeune femme se faire bousculer par un homme habillé d’une redingote mitée, à l’allure de bandit. La jeune femme poussa un cri. À ma grande surprise, lorsque le brigand se perdit dans la foule en tournant un coin, elle laissa échapper une série de jurons qui contrastaient avec son apparence soignée, ce qui fit tourner bien des têtes chapeautées dans la rue. Lorsqu’elle passa à côté de moi, elle me lança un regard noir. Pris d’une impulsion soudaine, je me lançai à sa poursuite.

« Mademoiselle, mademoiselle… » Elle se retourna vers moi, puis continua de marcher sans s’arrêter. « Attendez, s’il vous plaît, attendez… » Arrivé à sa hauteur, je lui souris, mais elle continuait de marcher sans vouloir ralentir ni même me porter attention. Je ne savais pas si c’était une conséquence de la perte d’effet des swaps, mais au lieu de me contrarier, cette situation me fit rire. Je décidai de m’arrêter net, de lever les bras au ciel et de les laisser retomber dans un geste d’abandon. « Je ne voulais qu’une adresse! » lui dis-je. Elle se retourna une dernière fois pour disparaître au bout de la place Jacques-Cartier, probablement pour aller au marché Bonsecours, juste derrière.

J’allais devoir demander à quelqu’un d’autre où trouver un tailleur et l’emplacement exact de l’Institut. Et peut-être un endroit où acheter une bonne bouteille de cognac. Il paraît qu’à cette époque on en trouvait d’excellent, directement importé d’Angleterre.

 

*

 

Peu avant sept heures, après m’être lavé et rasé de près, j’enfilais le costume que j’avais fait préparer l’avant-midi. Dehors, il faisait déjà noir et les lampadaires étaient allumés. En bas, dans l’entrée, le gérant de l’hôtel, accompagné de son chef cuisinier, était occupé à recevoir des gens pour la soirée. Il vint me demander si j’étais certain de ne pas vouloir me rendre à l’Institut Canadien en fiacre. Je lui répondis que l’air frais me ferait du bien mais que j’appréciais néanmoins son souci pour mon bien-être. Alors que j’ajustais ma cravate, je vis comment il me lorgnait, entre deux clients. Ma générosité envers le tailleur m’avait valu quelques excentricités, tant dans la coupe du costume que dans les tissus utilisés. J’avais maintenant une réelle allure de dandy; mon état d’esprit y était aussi pour quelque chose.

D’un pas léger, j’arrivai devant l’Institut Canadien vers sept heures dix et déjà, la foule se massait à l’entrée de l’immeuble. Mon esprit était en ébullition et j’avais déjà très hâte d’épier les conversations des figés. Le grand édifice de trois étages portait une enseigne en lettres de bois doré qui disait: Institut Canadien, fondé en 1844. Je sortis de ma poche intérieure ma bouteille de cognac. Je l’ouvris discrètement et en pris quelques gorgées, histoire de me réchauffer un peu.  Après l’avoir rangée, je sortis ma carte de membre et j’entrai. Juste avant de passer le seuil, je lançai un coup d’œil aux armes de l’Institut qui comportaient la même devise que ma carte. Altius Tendimus: Travail et Concorde.

Rapidement, on me désigna le siège qui m’était attribué en tant qu’invité et on me pria de passer au deuxième étage. Le cognac répandait en moi une chaleur douce et agréable et l’atmosphère extrêmement conviviale de cette soirée naissante m’enflammait l’esprit.

Après avoir gravi les escaliers menant au deuxième étage, je pris quelques minutes pour m’imprégner de la beauté des lieux. La salle, immense, pouvait accommoder, d’après moi, tout près de neuf cents ou mille personnes. À chaque extrémité de l’estrade où seraient prononcés les discours de ce soir se dressaient des copies de la Vénus de Milo et de l’Apollon du Belvédère. Derrière, un impressionnant candélabre projetait une lumière chaude sur l’estrade et au-delà. Sur une muraille, au-dessus du candélabre qui l’éclairait de dizaines de jets de gaz, on voyait une splendide toile représentant les armes de l’Institut. D’autres œuvres d’art reposaient sur des piédestaux le long de la salle. Quelques personnes étaient déjà installées et discutaient d’un ton léger alors que les musiciens prenaient place et réchauffaient leurs instruments.

J’étais impressionné par le nombre de femmes, ce qui me donnait à penser que l’Institut Canadien était vraiment l’unique endroit où je pourrais éprouver un réel plaisir à discuter avec des gens ouverts d’esprit, loin des mascarades pédantes, phallocrates et patriarcales qui avaient cours si souvent, à cette époque et ailleurs.

À huit heures, la salle était bondée. La chaleur avait augmenté et les musiciens entamèrent un premier morceau. Tout ici était neuf et le son des instruments montait haut pour se répandre partout dans la salle, au plaisir des invités. Ensuite, trois hommes se succédèrent en énonçant des rapports annuels. De temps en temps, je jetais des coups d’œil en arrière et sur les côtés, pour bien m’imprégner de la société présente ce soir.

Un certain M. Dessaulles, le président de l’Institut Canadien, vint faire le discours d’inauguration. Les gens, surexcités, l’interrompirent souvent de leurs applaudissements, lui arrachant chaque fois un sourire de satisfaction. J’avais observé, pendant la pièce jouée par l’orchestre à la suite du discours du président, que plusieurs regards se tournaient vers un siège vide, en avant. M. Dessaules remonta ensuite sur l’estrade pour lire une lettre envoyée par l’Honorable Louis Joseph Papineau, qui ne pouvait malheureusement pas assister à la soirée, contrairement à son habitude. Un murmure de déception parcourut la salle alors qu’il entamait la lecture de la lettre. Ce devait vraiment être quelqu’un d’important.

Après un certain temps, je vis bien que M. Dessaulles suait abondamment, qu’il était visiblement assoiffé et je m’étonnais de sa résistance: « … pour la première fois élucidée, mise en ordre, écrite avec l’âme et la sensibilité d’un patriote, la profondeur de pensée d’un homme d’État, l’intégrité d’un juge impartial et éclairé, les charmes d’un style facile et pur, par notre vertueux compatriote, le meilleur de nos historiens, le regretté monsieur Garneau, mon ami intime, dont tous les jours je déplore la fin, ainsi que celle de tant d’autres hommes de rares mérites avec qui j’ai agi, auxquels je survis. C’est encore un des livres dont je recommande la lecture assidue et réfléchie à quiconque aime le Canada… », et ainsi de suite.

Au début attentif, je commençai rapidement à m’ennuyer; le discours, trop ampoulé et lourd pour moi (mais pas pour l’assistance, grandement partisane de l’homme, visiblement), m’irritait et j’avais envie de me dégourdir les jambes.

Je décidai donc de me lever pour aller me chercher un verre en bas, afin de pouvoir boire sans avoir à toujours sortir ma bouteille. En descendant les marches, j’entrevis une femme qui attira mon attention par sa saisissante apparence. Elle portait une robe magnifique de soie brillante rouge et bleue, aux motifs asiatiques, bien plus riche et lumineuse que les standards montréalais de l’époque que j’avais observé toute la journée. En effet, dans les rues, tout était gris et brun.

Je me faufilai donc parmi les gens afin de pouvoir l’observer de plus près. Elle discutait avec deux hommes et une femme, habillés de façon beaucoup plus conservatrice, dans un petit cercle un peu à l’écart de la foule. Lorsqu’elle se retourna vers moi, à ma grande surprise, je reconnus la femme que j’avais tenté d’accoster un peu plus tôt ce matin. Je lui fis un discret signe de la main. Elle fronça les sourcils, sourit à ses interlocuteurs et vint à ma rencontre. J’allai moi aussi vers elle, fendant poliment la foule. En marchant, elle ajusta une longue épingle en ivoire enfoncée dans ses épais cheveux de jais.

« Bonsoir », lui dis-je lorsque nous fûmes à portée. Elle fronça de nouveau les sourcils et m’observa en détail après m’avoir reconnu. « Croyez-vous aux hasards? » lui demandai-je, content de l’avoir retrouvée. Elle finit d’arranger son épingle, la tête légèrement baissée sur le côté, le regard scrutant le plancher.

« Bien sûr que oui; il n’y a que cela, des hasards. » Elle relevait la tête vers moi lorsqu’elle remarqua la bouteille que je tenais discrètement à la main.

« Savez-vous où je peux trouver des verres? » lui demandai-je.

« Je ne sais pas encore… » me dit-elle, observant mon costume qui me semblait maintenant bien ordinaire sous l’angle flamboyant de sa robe. Elle sourit, m’indiqua la porte d’entrée et le vestiaire à côté. « Allons dehors, ce serait plus avisé », chuchota-t-elle. « Je préfère ne pas donner la chance à certains de mes détracteurs présents ce soir d’en rajouter sur mon compte. »

« Je vous attends donc dehors? » laissai-je échapper en me retournant vers la sortie, souriant aux gens à l’entrée qui discutaient avec les cochers des fiacres rangés en ordre dans la rue. Elle acquiesça.

Un peu en retrait, parmi les chevaux, je pris une longue lampée de cognac qui me fit grimacer, même avoir un haut-le-cœur. J’étais en train d’oublier le fait que je n’étais pas dans mon propre corps. La femme vint me rejoindre et me tendit la main, une main fine aux doigts longs, à la fois froide au toucher mais chaleureuse dans sa poigne. J’essuyai ma bouche de ma manche qui tenait la bouteille et lui tendit l’autre main.

« Eugénie Gebbeken. »

« Enchanté, Eugénie. Adam Sterling », lui répondis-je. Elle me regarda d’abord avec un air surpris du fait que j’avais employé son prénom plutôt qu’une quelconque formule de politesse, puis elle me sourit et sortit de son manteau deux verres qu’elle me tendit.

« Je lui ai demandé deux verres », dit-elle en indiquant du menton ma bouteille maintenant à moitié vide. J’aurais bien voulu voir ma tête à ce moment précis, car je venais d’atteindre le sommet du bien-être alcoolisé, cet instant où tout est si parfaitement organisé dans le monde autour de vous, où tout semble possible, clair et hautement compréhensible. Pourtant, il suffit de trop s’abandonner pour que le monde chavire. Les bonnes choses ne durent jamais assez longtemps…

« Vous êtes tellement belle… » lui dis-je soudainement. Était-elle métissée? Ou bien mariée à un immigré? Elle regarda ailleurs, puis nous rîmes tous les deux. « Un toast! » lançai-je. Elle se retourna rapidement, pour voir si quelqu’un m’avait entendu.

« Vous êtes saoul; faites attention… »

« Oui! », chuchotai-je. En lui tendant son verre, je renversai un peu de cognac sur ma main. Je le sentis devenir froid au contact du vent. « Portons un toast. Vous voulez bien? »

« D’accord. À quoi? »

« Aux rencontres du hasard », dis-je. Elle pouffa de rire, une main gantée devant sa bouche. J’étais éblouie par elle et je devais avoir l’air d’un imbécile heureux.

« Aux rencontres du hasard, donc! »

Le reste de la soirée passa très rapidement. Si rapidement qu’elle me perdit, cognac aidant, en cours de route.

 

*

 

Oh, mon Dieu… Quel cauchemar!

Je n’ouvris pas tout de suite les yeux. J’avais une soif atroce, un mal de tête féroce et une gueule de bois titanesque. Les yeux toujours clos, je ressentais une douleur dans les mollets et tout le long des tibias. Je devais avoir marché beaucoup.

Puis, tout me revint avec une éprouvante lucidité.

Après les discours et après que j’eus passablement flirté avec la belle et grande Eugénie, celle-ci m’avait présenté à un homme que j’avais d’abord pris pour son fiancé ou son mari mais qui était en fait son cousin. Très vif, comme elle, sa conversation, d’abord amusante, m’avait finalement troublé. Quelque chose m’attirait dans ce couple étrange, qui n’avait rien à voir avec tous les figés présents à cette soirée, un peu comme s’ils étaient eux aussi imperméables à leur époque.

Ensuite, je me souvins d’avoir fortement argumenté avec quelqu’un pour je ne sais quelle raison. À ce moment, le couple était venu me chercher pour m’emmener avec lui. Tout ce que je me rappelais du retour, c’était d’avoir été plusieurs fois malade et que la route m’avait semblé interminable et froide, humide. Image humiliante de moi en train de pleurer sur le sort du monde.

J’entendis le chuchotement agréable et lointain d’une conversation menée à voix basse. En ouvrant les yeux et en me levant sur mes coudes tremblants, je fus surpris de voir à quel point tout était asiatique dans cette maison. Des photos sur les murs montraient des indigènes avec un jeune homme et une petite fille, probablement Eugénie et son cousin. J’avais oublié son nom. Des livres étaient bien rangés dans une bibliothèque en bois. Des plantes étaient accrochées au plafond et descendaient de chaque côté du meuble. Un bureau était placé devant la fenêtre, sur lequel se trouvaient une plume et une pile de feuilles blanches, certaines couvertes d’une écriture fine et recherchée. Les meubles étaient tous en bois avec des motifs étrangers à ce continent. Je me raclai la gorge pour me rendre compte, en avalant, qu’elle avait été irritée par les vomissements incessants de la nuit. Une douce odeur d’encens mêlée au bois du foyer flottait dans la pièce.

Assis sur le bord du lit, je vis une bassine qui contenait un fond d’eau viciée, et mon linge, bien plié, sur une chaise en osier. La manche de mon manteau était encore maculée de terre et de traces d’herbe. J’eus le souvenir d’avoir été lavé durant la nuit, de la tête aux pieds, par une main ferme mais nettement féminine. Je portais une longue chemise de nuit et des sous-vêtements qui ne m’appartenaient pas.

Mon Dieu, qu’avais-je fait!

Un remords, une haine de moi sans nom empoigna mon être tout entier de ses griffes acérées en me glaçant de honte. Induit en erreur par la grande forme physique du corps de mon figé d’emprunt, j’avais mésestimé la résistance à l’alcool d’Adam. Il n’était pas habitué à prendre des cuites. Pourquoi avais-je tant bu? Je mettrais trois jours à m’en remettre et je n’avais pas de temps à perdre. Je n’étais pas chez moi, merde, et j’avais de graves responsabilités…

Je me rendis compte que les conversations s’étaient tues et que quelqu’un montait les marches. La personne s’arrêta discrètement derrière la porte et je l’imaginais tendant l’oreille.

« Entrez… » articulai-je, la bouche pâteuse.

Le cousin d’Eugénie pénétra dans la pièce et me regarda sans sourire, mais je sentais bien qu’il était content de me voir. « Ah, vous êtes debout. » Il portait une cruche en faïence sur laquelle perlaient des gouttes d’eau. Il me l’offrit et c’est avec joie que je tendis deux mains faibles et tremblantes vers lui. « Le dîner est bientôt prêt, alors je me suis dit que vous aimeriez peut-être venir manger avec nous, ne serait-ce qu’un bout de pain. »

« Pardonnez-moi, j’ai honte… » Il leva la main pour m’intimer de ne pas continuer plus loin, qu’il n’y avait rien de mal à mon comportement de la veille. « J’ai terriblement honte », dis-je, après m’être rassis sur le lit sous le coup d’un étourdissement et d’un élancement dans les tempes.

« Ce sont des choses qui arrivent. » L’eau avait un goût amer et il me dit qu’elle contenait une solution pour m’aider à passer à travers mon réveil brutal.

« Je ne resterai pas longtemps, je vous ai déjà assez importuné… »

« Ne dites pas de sottises. Eugénie insiste pour que vous restiez quelques jours avec nous et je n’y vois pas d’inconvénients. »

 

*

 

Quand j’eus terminé ma toilette, il était déjà passé midi. J’avais une sale tête, mais au moins j’étais habillé et présentable. Je mangeai avec joie le poulet sauté et le riz qu’avait préparés Eugénie. Elle et son cousin Louis-Pierre vivaient tous les deux seuls, ici, dans une vaste maison presque bicentenaire, sur le bord de la rivière des Prairies, complètement au nord de l’île de Montréal. Pas étonnant que le chemin m’ait paru long; il devait bien y avoir plus de quinze kilomètres pour monter du port jusque-là. J’étais impressionné par toutes les épices importées qui se trouvaient dans la cuisine.

« Cela vient de chez McGibbon », me dit-elle. Elle regarda ensuite son cousin et ils me fixèrent, comme s’ils avaient passé un accord commun que j’ignorais. Je laissai tomber ma fourchette, déposai mon verre et m’essuyai les mains sur la serviette de table qui était sur mes cuisses en les regardant l’un après l’autre.

« McGibbon, oui », dis-je, souriant mais mal à l’aise. « Qu’y a-t-il là de si étonnant? »

Eugénie baissa les yeux et se retourna vers le poêle. Louis-Pierre me parla en se versant un peu de vin blanc.

« Vous ne le connaissez pas, n’est-ce pas? »

« Non », dis-je après un certain temps, continuant de manger. Qu’avais-je donc bien pu dire la veille? Alors qu’Eugénie venait nous rejoindre à table pour entamer son assiette, je décidai de les aborder de front. « Est-ce que j’ai déliré hier soir? »

« Au début oui, mais ensuite, non », me dit Louis-Pierre. Après que je lui eus demandé ce qu’il entendait exactement par cette réponse, il me rappela l’essentiel de la soirée, ce grand bout que j’avais perdu, trop saoul pour me rendre compte de quoi que ce soit.  Au fur et à mesure qu’il parlait, je perdais mon appétit et sentais des frissons de malaise me parcourir le corps.

Louis-Pierre me raconta comment il avait dû me prendre à l’écart, fasciné par mes réponses qui donnaient de moi l’impression de tout savoir, sur tous les sujets possibles, que ce soit sur les idées du temps, les littératures russe et française, mais particulièrement la politique et la géographie. Une fois isolé, il m’avait criblé de questions auxquelles je m’étais empressé de répondre. Rapidement, nous en étions venus à parler de science et, à ce moment-là, quelque chose avait sauté en moi. J’avais commencé à lui déballer que je venais du futur en m’amusant à lui citer des faits divers avec lesquels je m’étais familiarisé avant de partir. J’avais voulu m’imprégner de l’esprit du temps en fouillant dans les archives des journaux d’époque, une vieille habitude que j’ai prise avant chaque intervention qui me le permettait.

J’enfouis mon visage dans mes mains lorsqu’il commença à me rappeler que j’avais traité tout le monde dans la salle de figé et de piège à touriste. On était venu trouver Louis-Pierre pour l’interroger à mon sujet. C’est à ce moment qu’Eugénie avait proposé de rentrer tout de suite à la maison.

« Pourquoi avoir fait ça? » demandai-je, reconnaissant ma propre voix à travers celle d’Adam. « Pourquoi m’avoir emmené avec vous? »

« Parce que vous aviez une conversation intéressante. »

Je compris que j’avais affaire à des excentriques, des penseurs libres qui aimaient vivre dans leur petit monde plutôt que se mouler pour plaire.

J’avais à mon tour envie d’en savoir plus sur eux et ils me racontèrent leur histoire tragique.

« Vers le début des années trente », commença Louis-Pierre, « un entrepreneur et explorateur hollandais du nom d’Hendrike Gebbeken est venu faire de la prospection en Amérique. Il recherchait un cartographe pour traverser l’Amérique et aller ensuite prospecter dans l’île de Java, dans les Indes hollandaises. » Je reconnus le nom de famille, Gebbeken, celui d’Eugénie.

« C’était le père d’Eugénie? » demandai-je en la regardant empiler la vaisselle sale. Son silence, son air absorbé depuis le matin me fit me demander si c’était bien la même femme avec qui j’avais flirté avec tant d’aisance la veille.

« Oui, mon oncle », dit Louis-Pierre. « Dès qu’il a mis les pieds hors du bateau, il a rencontré mon père, Eugène Gadbois. Ils ont rapidement été fascinés l’un par l’autre. Mon parrain m’a souvent raconté qu’une espèce de magie s’emparait d’eux chaque fois qu’ils passaient du temps à planifier des projets. Mon père est parti avec mon oncle et il a emmené avec lui ma mère et ma sœur aînée. Je suis né sur le bateau, en juillet 32. »

« 1832? » dis-je, alors que nous nous installions tous les deux dans le salon. Eugénie semblait vouloir s’occuper tout en gardant une oreille sur la conversation.

« Évidemment. » Je ne pus m’empêcher de sourire. « Une fois installés à Java, ils ont travaillé quelques mois à cartographier mais se sont rapidement rendu compte qu’ils pouvaient faire des affaires d’or dans la plantation de café. En cinq ans, ils ont amassé une fortune colossale et fourni du travail à plus de mille personnes, dont la moitié était chargée de faire le lien entre l’Europe et l’île, emportant des tonnes de cargaisons de café, d’épices et de toutes sortes de richesses de plus en plus en demande. »

« Ah, je comprends maintenant toutes ces décorations asiatiques… » dis-je.

« Oui. Ma cousine est née en 38, seulement cinq mois après le mariage. Mon parrain m’a toujours dit qu’il pensait que c’est cette raison qui avait précipité leur union, même s’il était évident que ma tante et Hendrike s’étaient toujours plu. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce que des entrepreneurs rivaux et des mercenaires engagés pour effrayer les employés indigènes de notre famille sèment la terreur sur la ferme afin de déstabiliser le marché, ce qui, compte tenu de la bonne réputation de mon père et de mon oncle, n’a pas fonctionné tout de suite. Il y a eu un répit et au moment où Hendrike a découvert ceux qui lui en voulaient, il a été assassiné. »

« Mon Dieu… »

« Sous le coup de l’ignorance et des croyances locales, des histoires morbides ont circulé pendant quelques semaines et à la fin, plus aucun indigène ne voulait travailler pour nous. Je me souviens que ça a été les moments les plus durs. Mais le pire a été l’incendie de la ferme. Mon parrain, enfin, il l’est devenu, était un ami de la famille. Il nous a rescapés, moi et ma cousine. Le reste de notre famille a péri dans l’incendie. »

Eugénie finit par venir s’installer dans le salon avec nous. Elle me jeta un sourire fatigué et ne vit pas le mien alors qu’elle tournait la tête vers le foyer. « Comment êtes-vous revenus ici? »

« Mon parrain nous a ramenés à Montréal rapidement après l’incendie, sans savoir s’il allait pouvoir retracer des membres de notre famille. Il avait tout liquidé, à Java, surtout à de jeunes familles hollandaises qui venaient d’Europe, et c’est avec dépit qu’il s’est rendu compte qu’il n’y avait plus personne à Montréal pour s’occuper de nous. Comme il était un très bon médecin, il lui a été facile de trouver de l’emploi ici. Il est mort peu après ma majorité. »

« Et maintenant, vous faites quoi? »

« J’écris. Différentes choses. Des essais, des feuilletons pour les journaux locaux. Pour l’Institut Canadien, aussi. » À ces mots, il me sourit.

« Moi, je monte des pièces adaptées de romans européens », me dit Eugénie. « Et vous? Que faites-vous dans l’endroit d’où vous venez? »

Dehors, par la fenêtre, j’aperçus des gens passer en calèches. Il faisait un peu trop chaud dans la maison et je lui répondis en enlevant une petite couverture de laine grise que j’avais jetée sur mes épaules.

« Je suis historien. » Un silence désagréable suivit mes mots. Je décidai de raviver la conversation en mentionnant les photos dans la chambre. Dire que ce mot n’était inventé que depuis quelques années…

Nous parlâmes longtemps, plus de deux heures, des souvenirs de la vie à Java. Ils me montrèrent de superbes daguerréotypes et je reconnus, en plus petit, celui que j’avais vu en me levant. Les enfants étaient placés à un endroit différent, mais les deux poses avaient été prises l’une après l’autre. C’étaient Eugénie et Louis-Pierre, entourés des enfants des indigènes qui travaillaient et vivaient avec eux sur la ferme.

Lorsque je fus assez à l’aise pour me détendre véritablement, je me sentis soudain très ému. Mes hôtes étaient tous les deux très intelligents, agréables de compagnie, et ce petit intermède me faisait du bien. Peu après le souper, un voisin passa quelques minutes. Nous fûmes présentés mais il partit rapidement en laissant derrière lui un journal. Louis-Pierre jeta sur moi un regard allumé et ouvrit les pages en cherchant je ne sais quelle information. Il leva plusieurs fois les yeux vers moi et, lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait, il ferma le journal, le roula et me le tendit.

« Je vous ai jusqu’à présent cru complètement fou. Mais maintenant, je n’ai plus aucun doute sur la véracité de vos propos. » Il faisait allusion aux faits divers que j’avais rapportés la veille mais je lui signifiai que ce n’était pas nécessaire, que ce n’était pas moi qui avais besoin d’être convaincu. Tout cela n’avait plus beaucoup d’importance, de toute façon. « Est-ce que vous me permettez de vous poser quelques questions? » demanda Louis-Pierre. « Au sujet de l’avenir. »

« Bien sûr », dis-je, souriant de son air enfantin.

Quel tort cela pouvait-il bien faire maintenant? L’intervention historique était une « science » mourante…

Il monta dans la pièce du haut, journal en main, pour aller chercher Eugénie. Ils restèrent à parler un certain temps et vinrent s’installer autour de la cheminée, m’interrogeant avec avidité. En fait, c’est surtout Louis-Pierre qui posait les questions, sa cousine étant plutôt à l’écoute, habitée par je ne sais quelles pensées. Je commençais toujours mes réponses en m’adressant à elle, espérant accrocher son regard, mais elle m’évitait délibérément. Du moins, c’est ce que je croyais. C’était très frustrant et je n’avais en tête que la soirée de la veille, les moments brefs de lucidité que j’en retirais étaient habités par son visage, ses yeux, ses cheveux, ses mains fines, ses hanches et son rire.

La soirée passa agréablement et j’acceptai même un peu de vin rouge, malgré ma cuite de la veille. La petite quantité que j’en pris me donna de la force et je continuai à discuter avec eux.

« Vous dites que l’Antarctique a complètement fondu? »

« Oui, il y a déjà longtemps d’ailleurs. »

« C’est grave? »

Je pris le temps de leur expliquer en détail les conséquences d’un tel bouleversement planétaire. Je me sentais comme un prophète de malheur directement inspiré par les pages de l’Apocalypse de saint Jean. J’avais beau leur parler des avancées de la science, de l’espérance de vie qui avait triplé, c’est la fonte des pôles qui les fascinait le plus, avec ses images de cités englouties par la montée des eaux et l’extinction de masse en parallèle.

« Mais c’est horrible! » dit Eugénie, incrédule.

Le regard hypnotisé par les flammes du feu qui me brûlait le bout des pieds, je laissai couler en moi la chaleur du vin. « Quelques générations de fous furieux ont été suffisantes pour déstabiliser radicalement toute une planète. »

Puis il y eut les interminables questions sur la foulée de la Lune.

« J’ai même été personnellement responsable d’une petite équipe lors d’une intervention dont l’impact fut assez fort pour faire apparaître des colonies sur la Lune. L’exploration spatiale a trop longtemps été négligée par mon monde, surtout si on tient compte que les swaps ont été développés dans le but de sauver l’espèce humaine. »

« Des hommes sur la Lune…? »

« Puis Mars. »

« Sur Mars aussi? »

« Bien sûr. Mais seulement en visite, rien de permanent. Le reste du système solaire est robotisé pour l’instant. »

« Les machines pensantes dont vous parliez tout à l’heure? »

J’acquiesçais.

Toutefois, ce qui les fascinait le plus était le swap temporel, cette idée que des citoyens, des touristes du futur avaient accès à une technologie leur permettant de se connecter à des gens ayant vécu dans le passé.

« Donc, peut-être qu’un homme, en ce moment même, à travers moi, est en train de nous épier? »

« C’est possible, mais peu probable. »

« Mais vous, ce que vous faites, c’est plus que cela, non? Vous parlez, vous marchez. »

« C’est un autre procédé, plus complexe. Mais ceci, » dis-je en montrant le corps d’Adam, « n’est pas mon corps. C’est celui de ce que nous appelons couramment un figé, de quelqu’un ayant vécu dans le passé. »

« Je n’arrive pas à le croire. » Louis-Pierre me dévisageait. J’étais fasciné par la rapidité qu’ils démontraient à absorber de tels concepts et à en discuter avec moi. Bien sûr, certains leur étaient à jamais inconcevables. Mais pour moi aussi, de toute façon.

« Mais qu’êtes-vous donc venu faire en 1866? »

J’allais répondre lorsque je me rendis compte que je n’avais pas envie de le faire. Je ne voulais pas qu’ils ne voient en moi qu’un simple terroriste. Si j’avais pu leur transmettre toute la douleur que le monde que j’ai quitté endure, peut-être l’aurais-je fait. Je me contentai de rester silencieux en regardant toujours le feu danser sous mes yeux.

Une question d’Eugénie me sortit de mon hypnose: « Comment ferez-vous pour retourner dans votre époque? » Je lui expliquai que c’était aussi simple que de vouloir tendre le bras pour saisir quelque chose.  Et qu’en cas de danger réel ou de mort violente, un réflexe me renverrait immédiatement dans mon présent. « Vous pouvez donc partir quand bon vous semble ou rester aussi longtemps qu’il vous plaît? »

« Oui, je repars lorsque mon travail est terminé. C’est un peu comme un rêve. Les deux, je veux dire. » Je me rendis compte que je n’étais pas clair. « Je veux dire, ma réalité, mon présent, et le vôtre. Passer de l’un à l’autre, ça devient comme un rêve. Comme si le temps avait cessé d’exister pour moi, comme s’il était devenu de l’ordre de la distance que l’on parcourt en marchant. »

« Et vous n’avez jamais été séduit par l’idée de rester plus longtemps? » Je souris de sa question. « Voire, définitivement? »

J’allais répondre, mais je haussai un sourcil et me mis à réfléchir. En effet, il ne m’était jamais passé par l’esprit de rester définitivement dans une époque donnée. Oh, j’avais bien étiré certaines interventions historiques de quelques jours, voire de quelques semaines. Après tout, c’était mon travail, comme d’autres sont ingénieurs ou artistes. J’avais été entraîné pour ce travail et je l’exécutais, sans buts personnels autres que la satisfaction du devoir accomplit. Mais rester pour toujours? Impossible d’expliquer cet ennui qui finit par nous habiter, ce manque de repères culturels, la rigidité morale du passé…

« Non, jamais. »

Alors que minuit approchait et que je sentais la fatigue m’envahir avec douceur, Louis-Pierre annonça qu’il allait se coucher.

« Je serais bien resté parler plus longtemps, mais il faut que je sois à huit heures trente demain matin chez l’imprimeur. » Il me regarda solennellement. « J’espère que vous serez là à mon retour, Adam. » Je lui souris. Il s’en alla, chandelle à la main, à travers la cuisine et ferma la porte qui donnait sur un couloir menant à sa chambre. Vraiment, j’étais bien ici. Comme si elle devinait mes pensées, Eugénie me demanda si je me plaisais en 1866. Je lui répondis qu’effectivement cette époque était très stimulante, à tous les points de vue.

« Mais pas plus que l’Antiquité ou le Moyen Âge », finis-je par dire, après y avoir pensé. Nous restâmes longtemps silencieux, nous lançant des sourires réciproques lorsque nous nous tournions l’un vers l’autre. Je sentais que, d’une façon, elle ne s’intéressait pas tellement à moi pour ce que je représentais mais pour ce que j’étais. Je me flattais de cette idée, convaincue qu’elle était partie intégrante de mon fantasme de swappeur.

Par contre, lorsque vint le temps d’embrasser Eugénie avant de nous quitter pour la nuit, je ne pus m’empêcher de respirer très fort le parfum de son cou, l’odeur de ses cheveux et la douceur de sa peau sous mes lèvres. Je sentis un courant passer, et ce courant était réciproque. Le deuxième baiser, sur l’autre joue, se fit plus langoureux, mes lèvres s’attardant un peu plus longtemps qu’il n’eût été convenable.

« Eugénie… » J’aimais tellement dire son nom. J’avais une envie terrible de l’embrasser et je savais que c’était également ce qu’elle aurait aimé. Je savais aussi qu’elle n’avait aucun intérêt pour le flirt et que j’allais heurter un mur si j’essayais quoi que ce soit.

Lorsque j’eus un élan vers elle, pour la prendre et l’embrasser, elle se détourna sans surprise et alla vers les marches. Lorsqu’elle se retourna pour me souhaiter bonne nuit, son regard se ficha dans le mien comme deux poignards. Aujourd’hui, quand je repense à ce moment très précis, je sais qu’un baiser aurait pu tout faire basculer.

« Soyez à l’aise; ici, vous êtes chez vous », me dit-elle.

Je suis chez moi partout, que le cynique en moi avait eu envie de lui répondre. Mais je me retins: ç’aurait été vraiment idiot et déplacé. Elle m’indiqua comment fermer le foyer lorsque je serais prêt à aller me coucher. Je ne pouvais me retenir d’observer sa bouche et son visage à chaque mot qu’elle prononçait, en remuant les braises ou en plaçant deux bûches pour la nuit.

Lorsqu’elle gravit l’escalier, défaisant sa riche chevelure, j’observai avec délectation la courbe de ses fesses qui se dessinait sous sa robe de chambre et la peau de ses jambes qui apparaissaient comme un éclair chaque fois qu’elle montait une marche. Je fermai les yeux et détournai la tête, complètement saoul d’elle. J’allai à la fenêtre.

Oui, tout était bien ici.

Tout était bien.

Mais pas pour moi.

 

*

Une heure plus tard, dans ma chambre, alors que je me préparais à aller au lit, un son attira mon attention. Incertain d’avoir bien entendu, j’allai à la porte et ouvris. Mon cœur sursauta lorsque je vis Eugénie. Elle me regarda de ses yeux noirs et me demanda si elle pouvait entrer. Elle n’en avait que pour quelques minutes.

« Bien sûr, entrez. »

« Voilà, je… » Elle sembla chercher ses mots. Rapidement, j’enlevai mes vêtements de la chaise en osier, regardai autour de moi sans trouver d’endroit où les mettre et finis par les jeter sur mon lit, ce qui la fit sourire. Elle s’installa, une jambe pliée sous l’autre qui pendait. D’une façon fluide, elle prit ses cheveux et les envoya valser vers l’arrière dans un geste qui dégagea complètement son visage. Je sentais mes sens en alerte devant un tel étalage de sensualité, totalement happé par cette force naturelle.

« Pourquoi devez vous partir? » me demanda-t-elle. Mon cerveau tourna à vide quelques secondes, puis je m’installai sur le lit.

« D’ici », précisa-t-elle comme si le sens de sa question n’était pas clair. « De la maison. De Montréal. De maintenant. »

Je me laissai aller d’un grand éclat de rire qui se termina dans un malaise. Je voulus parler, mais son regard me fit taire. Mon cœur sombra lorsque je réalisai la chance qui allait me filer entre les doigts.

« Je n’ai rien à vous donner. » Je ricanais à l’idée de ce que j’allais dire: « En fait, j’ai tout à vous prendre. »

Elle s’assombrit sans rire de mon commentaire. Je commençai à me fâcher, tant la situation était difficile. J’en avais marre. Il m’avait semblé l’avoir pourchassée depuis notre première rencontre et j’aurais bien voulu qu’elle comprenne que ce n’était que cela que j’aurais voulu faire, rester, mais que je ne le pouvais pas. Même si mon monde était mort, sec, sans joie, c’était tout de même le mien et j’y étais relié par un cordon ombilical temporel que personne ne pouvait couper.

« Vous êtes un homme attachant, Adam. Ou qui que vous soyez. »

Elle se leva pour partir, mais je la retins. « Attendez. » Elle regarda ma main qui retenait son bras. Je la relâchai. « Pardon… Ne partez pas. » Je regardais à gauche et à droite, cherchant la manière la plus rapide et efficace de traduire la violence de mes pensées à ce moment, la violence engendrée par un monde cruel, asséché, dénaturé, malade et mourant. « Mais qu’est-ce qui m’attend, moi, hein? si je reste ici, et qu’on vieillit comme des cons, et que je finis par crever, qu’est-ce qui m’attend à mon retour? »

« Je ne sais pas, c’est à vous de me le dire. » Son regard me lançait le défi.

« Parce que pour moi il n’y aura pas dix minutes que je serai parti. Vous comprenez? Pour moi, ce monde, malgré sa réalité, n’existe pas. » Mon cœur battait et les mots se nouaient dans ma gorge. « Rien, voilà ce qui m’attend. Rien de plus que ce que j’ai quitté hier. Et en plus, je serai tenu responsable pour avoir posé un geste aussi cavalier. C’est ma dernière intervention, mon dernier travail. À mon retour, je quitte. Je serai un homme libre. » Ma figure était crispée et je sentais ma respiration s’accélérer sous le flot des émotions qui déferlaient en moi. La rage d’un monde fou, la rage d’une fin des temps imminente et pour laquelle il n’y avait rien, vraiment, à faire. Je pensais à tous ces animaux éteints, à la chaîne alimentaire détraquée, à la disparition des ressources non renouvelables. « Il n’y a rien à faire d’autre que ce que l’on attend de moi. Je ne peux rien faire de plus. »

Elle se leva encore, mais cette fois je ne la retins pas. Elle s’approcha de moi, passa sa main sur mon visage pour le ramener vers le sien.

« Restez au moins jusqu’à la fin de la semaine. »

« Je verrai », dis-je en la reconduisant à la porte. Elle me retint de la fermer complètement et ajouta:

« Qu’est-ce qui vous meut, dans votre monde? »

« C’est-à-dire? » J’étais crispé, mais le seul son de sa voix suffisait à me calmer un peu.

« N’est-ce pas aussi l’appât du gain? N’êtes-vous pas en train de gagner du temps en souhaitant repousser une échéance inévitable? Vous le dites vous-même, votre monde est voué à la mort. »

« Pas tout à fait. »

« Restez ici. Soyez heureux au moins quelques années… »

Elle partit sans avoir de réponse. Lorsque j’allai au lit, j’étais plus résolu que jamais à terminer cette dernière intervention et à rentrer à la maison, ma maison, le plus rapidement possible.

 

*

Paris

21 mars 1867

 

Tout est prêt: les explosifs, les détonateurs, le faux pavillon. Les trois figés mercenaires que j’ai engagés pour m’aider serviront en temps et lieu de caméras sur lesquelles les ingénieurs de Chimeria se brancheront pour veiller au bon déroulement de l’intervention. Tout est en place pour une destruction nocturne qui ne devrait faire aucun blessé.

Signe de la fin de l’entreprise que furent les swaps, l’utilisation accrue de la violence n’est plus qu’une affaire comme les autres; tout est bon pour remettre le présent sur la bonne piste. Je ne suis pas de cette génération. J’ai appris à ne laisser de moi qu’un souffle de mon passage.

Et j’en suis à raser des kiosques…

Le choc sera suffisant pour attirer l’attention pendant plusieurs mois sur cet incident et le développement d’un type différent de moteur pourra grandement profiter de ce détournement. Enfin, je l’espère. Il ne faut pas perdre la foi, pas à un moment aussi crucial. L’automobile, en tant que symbole, est bien trop importante pour qu’on laisse son développement se faire aléatoirement.

Les swaps ont déjà été efficaces, je le sais; de mes yeux, j’ai vu les changements sur notre monde. Notre équipe (du moins ce qu’elle a déjà été) a, à elle seule, rétabli une partie de la chaîne alimentaire en sauvant des espèces de l’extinction grâce à quelques rectifications historiques. Sans parler du lent déroutage qui a mené à une recherche accélérée de l’exploration spatiale. Ma plus belle réussite, je crois. Je me souviendrai toujours de l’émotion que j’ai ressentie quand je suis rentré et que j’ai vu, à l’œil nu, les taches lumineuses sur la Lune qui indiquaient l’emplacement de colonies et de quelques nouvelles petites lunes, astéroïdes captés et rapportés en orbite.

Je dois tout faire sauter à l’Exposition universelle de Paris et c’est ce que je ferai. Le moteur, du moins sous sa forme présente, ne verra pas le jour, pas tout de suite. Et notre action, de concert avec d’autres en cours en ce moment, influencera un tant soit peu le déroulement des choses. Du moins, je verrai à mon retour. J’ai maintenant hâte de rentrer. J’espère toujours trouver quelque chose d’incroyable à mon retour. Quel choc ce sera… Tout le monde en parle, tout le temps. Comme des accrocs.

En attendant, j’ai tout mon temps pour profiter de la vie avant de repartir.

Respirer l’air pur, marcher sur une Terre qui possède encore ses deux pôles glacés. Un monde dans lequel tout est possible. Je crois que j’aurai toujours un réel regret d’avoir quitté si abruptement Montréal, il y a un mois. J’y serai resté bien plus longtemps que prévu, finalement. Mais je ne supporte pas l’idée de vivre dans le mensonge; j’ai un travail à faire, et tant que je ne l’aurai pas fait, je ne serai pas tranquille. Même si c’est mon dernier.

De toute façon, l’exposition dure du 1er avril au 3 novembre 1867. J’ai amplement le temps de profiter encore un peu des rues de Paris.


 

Première publication: Solaris 144, 2003.