De Draconis Gesta, de Geneviève Blouin

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Oyez ma geste, badauds, oyez les chants de la princesse Sirialée qui naquit rousse comme une lune d’automne!

Fille unique, son père le roi, vieil aigle solitaire, l’adorait. Cependant, lorsqu’un panache de fumée s’éleva de la montagne aux sacrifices, le roi fit ce qu’exigeait le pacte conclu par ses ancêtres: il passa un vêtement de deuil, para sa fille d’habits de noces et l’envoya gravir le roc escarpé. Car dans la montagne redoutée, un dragon affamé l’attendait.

Oyez les pleurs de la princesse Sirialée qui marcha vers son trépas!

La nuit tomba, le jour se leva; la fumée disparut. Les sujets, soulagés de savoir le dragon apaisé, réconfortèrent leur roi, vieil aigle éploré. C’est alors qu’on vit une femme redescendre la sente escarpée. Sa robe était en lambeaux et sa chair brûlée, mais ses cheveux épargnés possédaient la rousseur d’une lune d’automne. On s’inquiéta plus qu’on ne se réjouit, mais fumée et dragon restèrent hors de vue. Lorsque, au fil des lunes, on vit s’arrondir le ventre de la princesse, de mauvaises langues s’agitèrent dans les chaumières. Toutefois, lorsqu’elle entra en douleurs, on comprit vite que seul le fruit de la bête pouvait ainsi se tailler à coups de griffes un chemin dans sa chair.

Oyez les plaintes de la princesse qui mit au monde le fils du dragon!

Le rejeton était pareil au monstre des vieilles histoires: corps de lézard, serres coupantes, ailes de cuir, dents redoutables et souffle fumant. Cependant, il ne dépassait pas en taille les faucons dressés pour la chasse. Sitôt né, le prince écailleux vint se rouler en boule au creux du cou de sa mère et s’y endormit au son des berceuses qu’elle lui chanta avec amour. Le roi, vieil aigle déplumé, crut sa fille devenue folle, détruite par le feu et le sang. Les sujets, à nouveau, firent les gorges chaudes. Toutefois, lorsque le jeune dragon prononça ses premières paroles, les moqueries se turent, car le dragonneau parlait déjà comme un homme mûr.

Oyez la voix grondante du fils du dragon!

Le prince écailleux fut nommé Pyrèm. Perché sur l’épaule de sa mère, il commandait aux serviteurs et observait ses sujets. On tremblait devant ses naseaux fumants et sa voix tonnante. Toutefois, le jour où les paysans le virent emporter dans ses serres le loup qui terrorisait la région, enfin ils comprirent quelle chance était la leur: un dragon veillait sur eux. D’année en année, au fil des mues, le dragonneau grandit, atteignant la taille d’un destrier. Lorsque mourut le roi, vieil aigle épuisé, Pyrèm enflamma son bûcher d’un souffle. La princesse posa alors une couronne sur sa chevelure rousse comme une lune d’automne et, sous l’égide de son fils, elle régna. Bientôt leur royaume prospéra tant qu’il attira la convoitise d’un monarque voisin.

Oyez le tonnerre des sabots de l’envahisseur!

Jamais, de mémoire de sujet, une armée n’avait osé traverser la montagne aux sacrifices, frontière du royaume, par crainte du dragon qui y dormait. Pourtant, des pentes redoutées déboulèrent des soldats, épées au clair, flèches encochées, et ils s’abattirent sur la contrée, taillant en pièce les paisibles habitants. Sirialée, préférant l’abdication à la mort de ses sujets, ordonna la reddition. Alors retentirent, fracas honnis, les bottes ferrées des envahisseurs sur les dalles du palais. Pyrèm toutefois ne l’entendait pas ainsi: bravant les tirs des archers ennemis, il saisit dans ses serres sa rousse génitrice et l’emporta dans la montagne aux sacrifices. Là, il trouva l’antre redouté où Sirialée avait connu l’étreinte enflammée d’un monstre. La caverne ne contenait plus que des ossements. Le terrible gardien était mort.

Oyez le désespoir de Sirialée qui découvrit que le pacte de ses ancêtres était brisé!

Le prince écailleux la laissa dans l’antre de son défunt père, puis il fondit sur l’armée ennemie, éventrant les chevaux, dévorant les chevaliers et cuisant sur pied les archers. Gavé de chair ennemie, Pyrèm enchaîna les mues, grandissant à vue d’oeil. Il lui fallut des mois, mais un jour les battements de ses ailes formidables ébranlèrent les murs du palais où les envahisseurs s’étaient réfugiés. Terrifiés, ceux-ci tournèrent bride et abandonnèrent le royaume dévasté.

Oyez le rugissement victorieux du dragon, seigneur des cieux, qui chassa l’envahisseur de son domaine!

Sirialée revint des montagnes et trembla devant la puissance de son fils, craignant qu’il ne détruise la contrée par mégarde. Pyrèm rassura sa mère: la montagne l’appelait et il s’y installerait, dans l’antre de son père. Pour les âges à venir, il dormirait, s’éveillant pour dévorer ceux qui se risqueraient dans la montagne, protégeant la frontière du royaume. Toutefois, ajouta le prince écailleux, lorsque les imprudents seraient rares et que la faim menacerait son existence, il cracherait vers les cieux un panache de fumée. Sa mère devait s’engager, au nom de ses descendants, à envoyer alors dans la montagne une jeune femme de sa lignée, vêtue d’habits de noces, pour répondre aux appétits du dragon. Sirialée jura sans hésiter, car son ventre déchiré et le poids des ans lui interdisaient toute descendance.

Oyez les chants de la reine Sirialée qui rebâtit pierre à pierre son royaume, sous la protection du dragon!

La contrée prospéra à nouveau tandis que Sirialée, reine solitaire, devenait blanche comme un ciel d’hiver. Chaque matin, ses servantes la trouvaient à sa fenêtre, couvant d’un regard mouillé les enfants des paysans qui s’ébattaient dans la cour du palais. On murmurait avec compassion dans les chaumières, on s’inquiétait pour la succession dans les antichambres. Puis, un soir, les murs du palais tremblèrent et on entendit un terrible battement d’ailes. La reine sortit en hâte dans la cour, ses servantes sur les talons. On vit, au loin, un dragon qui s’éloignait. Sur les dalles de la cour, un œuf, tel un grand chien de nacre assoupi, reflétait la lueur de la lune.

Oyez l’œuf qui craqua sous les yeux des femmes et le premier cri du nourrisson qui en émergea, roux comme une lune d’automne!

Oyez la joie douce-amère de la reine Sirialée, désormais à la tête d’une lignée!

Oyez, badauds, la geste des dragons!