Carnet d’une gardienne, d’Emily St-Arnaud

Les racines, les herbes et les fleurs reprennent possession de la route, érodent le bitume, inlassables, infatigables, tenaces, suivant leur propre rythme au fil des saisons. Tes pas, eux, résonnent dans le silence de la brunante sur ce qui reste d’asphalte. L’humidité pénètre ta peau et t’écrase, annonçant l’effervescence de l’orage à venir. Un vent agité souffle sur toi. Tu scrutes la pénombre. Où donc se trouvent les trois bouleaux qui marquent le lieu du campement?

Enfin, les voici!

Tu déposes ton sac avec soulagement, laisses échapper un soupir de fatigue et, sans perdre de temps, allumes un feu dans un cercle de pierres que tu as formé lors d’une expédition précédente. Tes gestes précis, méthodiques, témoignent de l’habitude des longues périodes en solitaire. Tu t’assois pour la première fois de la journée et ouvres ton sac : quel sera le premier repas de ce voyage? Un morceau de pain, du poisson séché et du fromage. Tu mets de l’eau à bouillir, puis finalises la préparation du bivouac. Une fois la bâche bien fixée et tendue, tu sors un carnet dans lequel tu écris d’une plume malhabile :

Jour 1 sur la route

Vacherie de vacances! Je n’en pouvais plus de toutes les querelles étouffantes des gens du village. On m’accueille en héroïne – je n’ai quand même pas terrassé un ours – puis on me demande mon avis sur la dernière controverse comme si mon opinion valait plus que celles des autres. J’assure certes le bon fonctionnement de notre électricité, mais ce n’est quand même pas moi qui la crée. Impossible de relaxer…

En plus, papi ne s’est pas gêné pour m’écorcher les oreilles avec ses commentaires : « la nourriture ici doit être meilleure que tes affaires sèches dans le bois », « aller chez le voisin ne devrait pas te prendre cinq jours », « tu pourrais revenir chasser pour nous ». Ses tirades sont interminables et je dois les endurer parce qu’il garde espoir que je fonde une famille un jour. Il demeure convaincu que je devrais revenir me ranger. Même si je conserverais le prestige d’avoir été gardienne de Francis, je ne vois pas l’intérêt d’abandonner mon métier pour assurer notre continuité.

Papi croit que le pire est derrière nous, que notre monde est en train de renaitre. Il voit les pousses émerger plus facilement de la terre craquelée et cicatrisée. Les cendres des arbres font place à une terre plus fertile. De petites étincelles de vie s’accrochent, ici et là. Les pluies, longtemps absentes ou acides, tombent parfois avec douceur. Mais réalise-t-il que l’eau pue encore et que les animaux restent rares? Quand mes grands-parents évoquent leur enfance, ils parlent de neige, de fleurs, d’oiseaux au plumage bleu, de feuilles qui changent de couleur, de rivières et d’épinettes. Moi, je n’ai rien connu de tout cela. Papi dit que la nature se réaffirme. Mais à quoi bon faire subir ça à des petits?

Bon, le tonnerre se fait de plus en plus fort, je dois arrêter d’écrire pour aujourd’hui. J’espère que ce ne sera qu’une tempête électrique, et non une pluie torrentielle. Difficile de dormir quand on craint de se réveiller complètement détrempée. Faites que je reste au sec s’il vous plait.

L’orage s’est déchainé pendant la nuit, mais tu as pu t’endormir. L’averse n’a levé que temporairement le voile de chaleur de la veille pour laisser place à une météo accablante. Le soleil étouffe l’atmosphère, cuit les feuilles aux arbres et tu sais, dès ton réveil, que la route sera ardue. Seules tes pensées et tes angoisses t’accompagnent dans ce voyage. Comment va Francis? La chaleur forcera-t-elle de nombreux arrêts? Est-ce que l’orage aura détruit ton prochain campement? Tu n’as cependant aucun temps à perdre. Tu marches sans relâche jusqu’au prochain repère.

Jour 2 sur la route

J’ai réussi à m’endormir malgré l’angoisse de me réveiller trempée. Mon abri a tenu face au déluge d’hier, mais adieu les braises matinales pour réchauffer mon pain… La pluie s’est déversée si intensément que mon feu s’est éteint en une minute.

Francis a occupé la majorité de mes pensées… Les averses comme celles d’hier l’excitent tellement, il rugit de joie lorsqu’elles arrivent. Alors qu’il danse normalement avec douceur, une frénésie l’emporte, jusqu’à en faire trembler les murs et vibrer l’air. Avec ses soubresauts, nous savons qu’il pleut même sans regarder dehors. Sa fracture risque de s’aggraver s’il s’énerve trop et, même si quelques jours de marche nous séparent, je sais au plus profond de moi qu’il était agité hier soir. Mes pensées sont embrouillées, je n’ai aucune solution concrète pour sa fracture… que des réflexions désespérées.

De l’endroit où réside Francis s’élèvent d’immenses pylônes, reliés par des câbles contenant notre l’électricité. Ils passent par notre village, puis se poursuivent au-delà des montagnes. Mamie m’a déjà raconté que notre civilisation avait inventé ces immenses pylônes, et ce, avant ma naissance, pour alimenter le sud de la patrie. Au bout de ces câbles, il y a d’autres villages, d’autres personnes. Je songe de plus en plus à abandonner mon poste pour aller y chercher de l’aide. Nous ne savons pas comment colmater un Francis, certains là-bas le savent peut-être.

Mamie ignore si des gens vivent encore au sud, car personne de chez nous n’a pu y retourner depuis que la civilisation s’est effondrée. J’ai espoir que certains résidents aient survécu; leur cité était immense comparée à la nôtre. Mamie la décrit comme des maisons se dressant les unes sur les autres pour former une tour plus haute que les chênes…

Des maisons empilées les unes sur les autres, plus hautes que des chênes, vraiment? Les maisons devaient être étroites… les chênes ne sont pas très larges pourtant.

Écrire t’as aidée à y voir un peu plus clair. Le lendemain, tu reprends la route, dans la chaleur toujours étouffante, et rêvasses aux descriptions de ta grand-mère. Elles t’obnubilent. La nature reléguée au rôle de spectatrice, les gens fourmillant à leurs tâches sans se préoccuper des semences ou des champignons envahissants. Une scène différente à chaque coin de rue, des journées complètes sans croiser un proche. Le bruit toujours présent, le ciel étoilé invisible la nuit. Il y a bien des lumières artificielles au village, mais éclairer toutes les rues jusqu’à en confondre le jour et la nuit t’apparait comme un luxe inutile. La nuit, on dort, pourquoi aurait-on besoin de lumière? Dans ton esprit, tu tentes de concilier métropole et nature, mais impossible de mesurer l’ampleur de la différence. Ton monde se limite aux arbres et à ton village avec ses petits abris de fortune, construits à partir des bungalows abandonnés. C’est tout ce que tu as connu.

Tu médites sur ton choix de partir. L’inconnu au-delà des montagnes t’effraie. Pourquoi personne de là-bas ne vous a contactés? Ils ignorent peut-être l’existence du village. Reçoivent-ils encore de l’électricité de Francis? Tu tournes et retournes une tonne de questionnements, puis tu arrives au cimetière de voiture. Déjà? Le soleil n’a pas encore entamé sa descente, mais tu presses le pas. Tu veux t’assurer de trouver le prochain campement.

Jour 3 sur la route

Je suis arrivée au campement juste à temps, le soleil commençait à disparaitre quand j’ai terminé de m’installer. Je traine de la patte à réfléchir autant…

Je connais les voitures grâce aux souvenirs de papi. Toute sa famille montait à bord de ces engins pour se déplacer d’un endroit à l’autre. Aller de la berge du Saint-Laurent jusqu’à Francis se réalisait en trois heures seulement. Voir que j’aurais pu éviter de marcher plusieurs jours en ces temps! Papi s’est lui aussi déjà rendu à cette ville au Sud. Le trajet lui semblait interminable, mais il aimait bien regarder le paysage défiler sous ses yeux. Sa partie préférée de ce voyage, c’était lorsqu’il devait garer sa voiture avec d’autres sur un bateau. L’embarcation pouvait transporter un grand nombre de voiture pour leur faire traverser une étendue d’eau. Il pouvait admirer des animaux aquatiques tout de blanc, il est triste de ne jamais en avoir revus.

J’ai vu les carcasses des voitures, plus tôt, reposer comme des géants endormis, je me suis sentie envoûtée par leur présence. Elles gisent parmi les herbes folles et les arbustes, comme de véritables squelettes. Même si les insectes et les animaux réussissent à former leur petit écosystème, la nature peine à reprendre le dessus. Est-ce que l’immense cité dont mamie me parle ressemblerait à cela aujourd’hui?

Depuis que je suis toute petite, j’ai vu de minuscules pousses percer la terre, protégée par les arbres les plus majestueux. De jour en jour, leur feuille s’ouvre vers le ciel, puis s’étire en hauteur. Les années passent et les arbres continuent de grandir. Leur tronc s’épaissit et gagne en force, les bourgeons éclatent et laissent voir des feuilles colorées. Leur feuillage devient assez épais, les branches se rapprochent les unes des autres et forment une canopée protectrice pour tout un écosystème complet. Je les vois, accomplir leur cycle de vie lent, alors que les voitures ne se décomposent pas. Elles demeurent là, trônant fièrement parmi les vivants. Difficile de croire qu’une société avec des engins si solides se soit écroulée. Il ne reste que des ruines de cette civilisation. Si elle n’a pas pu tenir, comment la mienne le pourrait?

Le lendemain, tu te réveilles sous l’emprise de l’humidité, comme une couverture invisible qui enveloppe ta peau. L’air semble tangible, presque palpable. Une fine moiteur pèse sur les branches des arbres, recouvre le sol et la bâche. Tu aperçois au loin un mur opaque d’immenses nuages gris qui te menace. L’urgence te saisit. Ton temps est compté et tu dois trouver un abri avant l’arrivée de la tempête.

Tu démantèles ton bivouac, prépares ton sac, recouvres les cendres de la veille, comme un rituel bien rodé. Sur la route, tu engloutis quelques champignons secs… encore! Leur goût fade rappelle à ton corps à quel point il aurait besoin d’un vrai festin. L’idée de déguster de l’orignal grillé te fait saliver. Tu te vois déjà assis autour du feu, écoutant les autres gardiens te raconter comment, par miracle, ils ont trouvé un orignal. La perspective de vous régaler pendant des semaines entières, de partager des repas copieux et chaleureux te réconforte.

Les nuages se rapprochent, les feuilles frémissent sous le vent. Vite! Tu passes devant le panneau : « Manic-5, Fermont. Barré si les feux clignotent. » Il indique qu’il ne te reste qu’une seule journée de randonnée avant d’arriver à destination. Tu décides d’arrêter maintenant afin de te préparer à la tempête.

Jour 4 sur la route

J’ai bien progressé malgré la chaleur cuisante des derniers jours. Mais j’ai dû m’arrêter plus tôt que prévue aujourd’hui en raison des bourrasques violentes. Je dors au pied du panneau clignotant de la route de Manic-5.

Papi m’a déjà fait part que Manic-5 était le nom donné auparavant à Francis. Les gens de la ville du Sud le connaisse peut-être sous ce nom seulement, je dois m’en souvenir.

Fermont était une ville bien plus au Nord. Y aurait-il encore des gens là-bas aussi?

Je devrais préparer ce que je vais dire aux autres gardiens à mon arrivée plutôt que de jongler avec mes idées…

Francis a une fracture. Au début, quelques gouttes glissaient de la fissure, maintenant, un léger filet ruissèle en permanence. Cela fait plusieurs années que nous prévenons le chef du village, mais il ne nous prend pas au sérieux. « Il y a eu pire ». On me répond d’assumer mon rôle de gardienne lorsque je demande de l’aide.

Je devrais expliquer que, cette fois encore, personne ne nous prend au sérieux et que je devrais simplement « lâcher prise ».

Après une dernière journée épuisante, tu notes simplement sur un coin de papier : « Arrivée au barrage. Câbles et pylônes conformes ». Tes collègues, Léon et Mathieu, sont heureux de te voir. Ils te savent fatiguée et ils t’annoncent, assez rapidement, que les chambres ont été déplacées lors de ton absence, passant de la salle adjacente à Francis à un campement extérieur sur une colline surélevée au barrage. Mesure de sécurité. Que s’est-il donc passé? Tu es épuisée, les explications peuvent attendre au lendemain.

Jour 1 au travail

Je n’ai pas pris le temps d’écrire dans mon petit journal hier soir. J’ai salué mes collègues, puis je me suis régalée du bouillon qu’ils avaient préparé pour mon arrivée. Nous avons échangé quelques mots sur l’état de la route et ils m’ont laissée aller dormir. Que j’en avais besoin!

Dès mon réveil ce matin, Léon et Mathieu ont insisté pour que j’aille voir Francis. Ils voulaient me montrer à quel point il s’était détérioré depuis mon départ. La fissure s’est agrandie au point où le faible filet d’eau est devenu un jet constant qui couvre lentement le plancher. La brèche est comme ça depuis une semaine.

À ce moment, j’ai révélé que personne au village ne prenait nos avertissements au sérieux. Léon s’est agité et je me suis laissée emporter par la fatigue du voyage… nous nous sommes querellés. Il pestait contre les villageois, les traitait de tous les noms. Il est déterminé à protéger sa famille même s’il doit déserter son poste. Il pensait déjà, depuis quelques temps, retrouver sa femme et ses enfants cachés dans la montagne près du village pour s’assurer qu’ils étaient en sécurité.

Je l’ai traité de naïf. Il pensait vraiment que sa femme se cacherait seule dans les bois comme il lui avait demandé. La pauvre n’a pas l’habitude de la survie en forêt, elle préfère rester chez des amis. Mon commentaire l’a fait disjoncter. Il a annoncé son départ avec grand fracas et il est parti, sans même nous dire au revoir.

Plus tard, Mathieu m’a fait part de ses plans. Il croit lui aussi qu’on trouverait peut-être cette grande cité qui existe au sud. Cette idée représente notre seul espoir après tout. Il veut partir le plus rapidement possible. Nous nous sommes mis d’accord pour quitter Francis demain aux premières lueurs du matin.

Le lendemain, vous prenez le temps de descendre voir la turbine Francis une dernière fois. Les aubes émettent un bruit anormal, saccadé. Mathieu et toi êtes encore plus déterminés à partir chercher de l’aide pour réparer le moteur hydraulique. Tu empoignes ton sac et te prépares à faire résonner tes pas dans le silence de la brunante.

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