Club de lecture – Élisabeth Vonarburg et un classique intemporel

Notre Grande Dame, Élisabeth Vonarburg, s’est un peu éloignée de la consigne et a choisi de nous présenter un classique… intemporel.

Cordwainer Smith, Les Seigneurs de l’Instrumentalité

Dans un futur très, très lointain (14000 ans après notre ère…), mais pas dans une galaxie très lointaine, l’humanité a changé. Après bien des tribulations, dont l’asservissement par une race non humaine, elle a trouvé la paix et la prospérité sous le règne des Seigneurs de l’Instrumentalité. Un règne bienveillant mais quelque peu aliénant – il s’agit d’une dictature bienveillante – et surtout, reposant sur de profondes séparations de castes, de races : il y a les hommes véritables (on veut dire “humains” ; on est dans les années 50), les sous-êtres, hybrides entre humains et animaux, et les robots ; il y a aussi des humains modifiés pour vivre sur d’autres planètes, mais ils sont considérés comme des humains véritables. C’est cet univers et son évolution qu’explorent les nouvelles (trente-deux) et l’unique roman de Cordwainer Smith. Le sujet, si l’on veut un sujet, en est la progressive émancipation des sous-êtres, voire des robots, et la libération concomittante des humains eux-mêmes que l’encadrement bienveillant des Seigneurs avait privé de leur noms, de leur mémoire collective, de leur capacité d’invention et d’imagination – en échange de la sécurité totale, de l’abondance matérielle et d’une très longue vie (quatre cents ans au moins). On suit en particulier les interactions de C’mell, la séduisante femme-chat, avec divers humains, et les efforts (couronnés de succès) du Seigneur Jestocost pour modifier le système.

Tout ceci peut paraître bien familier, mais c’est que ces textes peuvent être considérés comme la racine de bien d’autres textes qui les ont suivis (c’est le propre des Classiques : ils déclenchent des conversations entre auteurs, qui se poursuivent à travers le temps). Par exemple et entre autres, la planète Norstralie (cadre de l’unique roman de l’auteur) est une planète semi-aride source d’une drogue ultra-puissante, le stroon, produite par d’énormes moutons infectés par des virus… Ça vous rappelle quelque chose ?

Ce n’est cependant pas la raison pour laquelle j’ai envie de parler de Les Seigneurs de l’Instrumentalité : c’est pour l’intemporalité de ces textes. Bien des textes écrits dans les années 50 ne sont plus lisibles aujourd’hui, sinon dans une perspective volontairement historique. Mais l’imagination et le style de Cordwainer Smith (même en traduction) demeurent intacts après, oupse, un bon demi-siècle. L’auteur (de son vrai nom Paul Linebarger, diplomate et expert en… guerre psychologique) a vécu son enfance en Chine et il en a souvent transposé le style littéraire, ce qui contribue à donner à ses textes une dimension d’étrangeté des plus bienvenue en science-fiction, n’est-ce pas ? Et la richesse quasi-surréaliste de son imagination contribue à alimenter un dépaysement intense et ravi comme celui que j’ai ressenti lorsque j’ai lu ma première nouvelle de Smith, “La ballade de C’mell” – dans les années 60, en français dans la revue Fiction. Ah, la planète-prison Shayol, où les détenus infectés par des dromozoaires (forme de vie étrangère) voient pousser sur leur corps des excroissances qu’on prélève pour transplantations ! Ah, les vaisseaux planoformes aux pilotes télépathiquement associés à des chats qui les défendent contre les entités spatiales malfaisantes … Et les mimo-minets, sorte de jouets vivants synthétiques… Et les néologismes empruntés à toutes sortes de langues, et pas toujours expliqués – estrangement supplémentaire ! Cependant, rien de tout cela n’est jamais du grand guignol. L’œuvre de C. Smith est un appel à l’amour, au respect et à la fraternité des êtres vivants, le rapprochant ainsi d’un des autres humanistes de la SF de l’époque, Clifford Simak. Mais j’oserai dire que, littérairement, il lui est bien supérieur, et c’est ce qui assure pour moi la durabilité de son œuvre.

2 commentaires sur “Club de lecture – Élisabeth Vonarburg et un classique intemporel

  1. Daniel Sernine

    Ah! Cordwainer Smith (et Simak mentionné par la bande). Deux influences majeures sur mes débuts, que je ne songe pas toujours à citer quand on me pose la question. Les Psychéens (ou métapses) de ma Suite du Temps (& Chronoreg) devaient éventuellement (un siècle après la Suite du Temps, des décennies après Boulevard des Étoiles) être désignés «Seigneurs de Psyché»…
    Pas sûr que j’y viendrai un jour…

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