Muffin, de Marie-Claire Chiasson

18 mai 21XX, Terre

 

20:00

— Un incident majeur a secoué le quartier de New London. Une explosion causée par un entreposage fautif de feux d’artifice aurait détruit une partie de la promenade Riverstain. Les policiers sont toujours sur le terrain, mais la situation est maitrisée. Notre correspondant est sur les lieux et…

Le barista appuie sur le bouton d’arrêt. La voix nasillarde se tait, une joie pour l’employé qui n’en pouvait plus. Il jette un regard vers son ami et la mascotte du café. Il est l’heure de fermer boutique. Muffin s’étire les pattes antérieures et s’arque le dos.

— À demain, dit le barista en faisant signe d’au revoir à Muffin.

Muffin sort par la chatière sans même lui donner une réponse.

La nuit est tombée sur la ville, mais l’agitation règne toujours. Les policiers gardent le périmètre. Les rubans jaunes ressortent sous la lumière des lampadaires.

Les panneaux de néon annoncent la vente de volupté dans les maisons closes. Muffin se glisse entre les jambes de passants partis à la recherche de ces services.

Les temps changent mais se ressemblent. Les vaisseaux spatiaux polluent le ciel nocturne comme de vulgaires pustules stroboscopiques. Les satellites le faisaient autrefois dans de moindres mesures. On vit au jour le jour pendant qu’une élite joue des jeux interdits. Tous le savent, mais tous se taisent. On ne fait rien qui puisse empêcher le quotidien banal d’exister, car on connait l’éternité des conflits. La paix durement acquise est plus qu’une nécessité ; elle est un idéal, un impératif.

Peu importent ces différences, Muffin s’en fiche. Il existe toujours des gens en quête d’un bon café en compagnie d’un chat.

Et bien sûr, en écoutant du jazz.

 

19:00       

Le soleil décline à l’horizon. Le barista essuie son dernier verre. La quiétude de la journée a laissé la vitrine encore pleine de gourmandises. Perdre toute cette nourriture lui crève le cœur. Il met son manteau et sort un sac en papier.

Les policiers ont bien besoin d’une petite viennoiserie avec leur café.

 

15:00       

— Un café.

Le barista ne réagit pas.

Le policier tapote le comptoir.

À contrecœur, l’employé enlève un bouchon de ses oreilles.

— Un café.

Le barista lui tend la machine après un bref sourire poli.

Le policier appuie son poignet au niveau de la puce électronique. Il ne laisse pas de pourboire.

— Vous pouvez baisser le volume un peu ?

— Non.

Muffin sort une griffe de la grosse touffe de fourrure qui lui sert de patte, fait tourner le bouton du volume de la radio à la hausse et ronronne plus fort.

 

14:50       

Les plus anciens policiers ferment les yeux et claquent la langue en pensant à la retraite qui n’arrive pas assez vite. Les plus jeunes réalisent l’importance des promotions. Le travail sur le terrain est pour les vrais guerriers; ceux qui savent s’adapter aux conditions moins qu’optimales.

S’enfuir est impossible. L’enfer terrestre est l’immobilité.

Le jazz n’est pas pour tout le monde.

 

13:01       

Les policiers tentent de prendre leur pause dans le café, un seul y est resté. Son pied suit le rythme du saxophone. Muffin ouvre un œil et le referme, satisfait.

 

12:00       

— Le ou les coupables courent toujours, dit la voix provenant de la petite radio. Avons-nous affaire à des malfaiteurs voulant détruire la paix interstellaire ou à des voyous souhaitant semer la pagaille ? La police n’écarte pas la possibilité d’un accident, mais la présence d’une bombe est probable. Elle…

Muffin roule sur le côté, prisonnier d’un doux rêve. Dans celui-ci, le pot de pourboire se remplit encore plus vite.

 

11:07

L’heure de la pause est passée depuis un moment. Le barista va dans la salle des employés. Il y a une sonnette sur le comptoir si un client se présente. De toute façon, les rubans jaunes des policiers empêchent les gens de pénétrer dans le café. Le pauvre employé n’est là que pour passer le temps.

 

10:16       

Les policiers quittent le café. Le barista n’a pas pu les éclairer sur l’explosion.

Il était dans son café. Il n’avait même pas entendu l’explosion. Non, la musique n’était pas trop forte. S’il se souvient de quelque chose d’étrange, il les avisera sans attendre. Oui, le café restera ouvert pour les accueillir.

La journée s’annonce longue.

 

8:57

Toutes les ordures ont été rassemblées en un tas. Faute d’un dépotoir adjacent à la ville, on lui a donné l’ordre de tout enflammer. C’est facile lorsqu’on crache du feu : il y a des avantages à être mi-dragonoïde. Dommage que cela ne lui en donne pas dans sa vie amoureuse. Il n’a pas eu de rancard depuis trois ans, à son grand regret.

Un politicien annoncera une entente galactique quelconque ce soir. Voilà pourquoi l’employé se dépêche de tout nettoyer. Ces ententes n’affectent pas les habitants, alors tout le monde s’en fout. Mais le travail est le travail.

Le terrain a été choisi parce qu’il y a une scène en bon état, mais il a été utilisé pour un festival la veille. Une pyramide d’objets de toutes sortes est prête à être allumée. Un soutien-gorge y a même été ajouté, trouvé derrière les toilettes portatives.

Il s’assure que son collègue marche derrière lui en direction de la dernière table à nettoyer afin de pouvoir tout bruler sans risquer de le cuire.

Il prend une grande respiration. Sa gorge se réchauffe. Un jet de flammes embrase les ordures et, fier de lui, il gonfle la poitrine. Il n’est pas conscient du désastre à venir. Quelque chose lui donne un coup de massue dans le dos : son collègue est tombé sur lui en glissant sur une flaque d’un liquide non identifié. Le dragonoïde perd le contrôle et son jet de flamme dévie vers le ciel.

Une bannière brule, se détache et tombe… sur les boites de feux d’artifice qui devaient inonder le ciel derrière le politicien.

 

7:44         

Un client boit son café glacé. Il est tôt. Le café est le seul près du terrain vague qu’il doit nettoyer. Il regarde sa montre holographique. Il profite de ses dernières minutes de liberté avant de rejoindre son collègue qui doit arriver sous peu.

 

7:12         

Le barista ouvre la porte du café. Il est un peu en retard, mais Muffin est enfin retourné s’allonger près de la radio. Les haut-parleurs jouent le même poste de radio qu’à l’intérieur. Ils ont reçu des plaintes, mais le jazz est un mode de vie. Ils n’ont peur que d’une chose : que l’animateur de leur station de radio fétiche quitte son poste.

 

6:55         

— J’attends toujours ma paie, dit le barista en enfilant son tablier.

Muffin joue avec le pot de pourboire sur lequel sa photo est collée. Il y est aussi écrit que le pourboire paie ses croquettes. Il miaule et saute sur le plancher en bois en guise de réponse à son employé. Lentement, ses pattes s’allongent et perdent leur fourrure orange. Puis, c’est au tour des moustaches de disparaitre. Les oreilles perdent leur pointe et se déplacent sur sa tête au fur et à mesure que son corps change.

La transformation du corps de son ami n’est plus nouvelle depuis longtemps pour le barista. Cependant, ce n’est pas hygiénique. Il a dit à Muffin de choisir sa forme physique avant de venir au café. Il se retourne. Il roule les yeux et le frappe d’un torchon propre

— Ne te change pas devant la vitrine ! l’avertit-il pour la cent-quatre-vingtième fois.

Muffin sort une vieille tablette électronique du tiroir de son bureau, en remarquant du coin de l’œil les joues rouges de son meilleur ami. Il hésite à rajouter un zéro à sa paie, mais se ravise. C’est pour cela qu’il a mis un pot de pourboire à l’effigie de leur mascotte féline sur le comptoir.

 

6:36         

Rev, surnommé affectueusement Muffin, sautille avec légèreté sur l’herbe. Il passe dans les trous d’un grillage.

Ce terrain, vide la semaine passée, est maintenant parsemé de détritus. Même la nouvelle scène est sale.

Muffin préfère se promener sous la forme d’un chat : personne ne lui porte attention. Il peut aussi passer par des endroits trop petits pour les humains.

Puis, Muffin s’arrête. S’il saute sur la table devant lui, il pourra sauter par-dessus la clôture et se rendre au café plus vite. Sa décision est prise.

Il saute.

Et se frappe contre une bouteille au centre de la table. Sa hanche effleure le plastique et le contenant au centre de la table valse avec le même déséquilibre qu’une toupie endiablée. C’est comme si on l’avait placé là pour qu’il tombe, souffrant de la gravité impitoyable.

Il en fait sa mission.

Ses moustaches tremblent de fébrilité. Ce petit plaisir félin de voir des objets culbuter dans le vide est indescriptible et stimule tous les sens de Muffin. Un coup de patte arrière et hop, le récipient de liquide savonneux glisse, tombe et se vide au sol en faisant de petites bulles.

Muffin prend son élan et saute. Gravir le grillage est un vrai jeu d’enfant. Il y est presque : le café est de l’autre côté de la rue.

Le liquide n’est plus le problème de Muffin.