L’été, Kush préfère être châtaignier.
L’été, malgré les averses, Meti ne peut s’empêcher de penser à des flammes. Elles brûleraient tout, sauf la colline sur laquelle vit Kush.
Certaines disent de l’orsadole qu’elle devrait choisir l’une ou l’autre existence et s’y tenir. D’autres se plaignent que l’été, c’est la saison des festivals et que ça n’arrange personne. Mais le danger ne vient ni des geignements ni des plaintes. C’est à proximité des silences qu’il faut rester sur ses gardes.
Meti réajuste sa capuche. Les averses d’été s’en donnent à cœur joie sur la route: le vent pousse la pluie sur le versant ouest de la colline. Kush doit se gorger d’eau là-haut, faire rouler la pluie le long de son bois et la goûter de tout son être. Quand la pluie tombe, des rivières intérieures l’habitent et chantent dans ses branches.
Meti, dans ce corps désespérément humain, ne peut pas absorber l’eau comme le font les orsadoles ou les arbres. Ça dégouline le long de son manteau, s’attarde dans ses oreilles. Mais quelle importance? C’est le quatrième mois d’été, et la deuxième fois que Kush passe la saison sur la colline. Meti a l’habitude d’arriver trempæ. Tout pour passer quelques heures avec Kush.
Elle lui manque plus que de raison. Meti passe la voir tous les deux ou trois jours, mais ce n’est pas assez, pas pour deux êtres qui sont d’habitude ensemble chaque heure qu’Ourse existe.
Kush reprendra enfin sa forme d’orsadole d’ici un mois, se dit Meti avec une pointe de culpabilité. Pas avant, bien sûr, d’avoir garni l’herbe de ses châtaignes dont se délecteront les insectes, les plantes, le mycélium et toutes les autres espèces vivantes. Elle a déjà essayé de décrire cette communauté à Meti, mais il y a des choses que leur langage commun ne peut pas concevoir.
Des touristes ont déjà demandé à Meti pourquoi æl avait choisi Kush, qui n’était orsadole qu’à mi-temps. Le métier de doliste demande bien qu’on possède une orsadole pour jouer de la musique, alors Meti ne dépend-æl pas ainsi du bon-vouloir de Kush? Il n’y a que les touristes pour poser des questions pareilles. Pour faire preuve d’une telle grossièreté.
Le chemin boueux devient petit virage serré. Le sommet de la colline apparaît, soleil zébré de pluie fine, fleurs des champs grandes ouvertes aux parfums de l’eau. Un peu en contrebas, là où la colline s’étire vers Pomlen, vit Kush.
Meti court vers elle, entoure de ses bras le tronc fin dont les rides peignent l’histoire de deux étés châtaigniers. L’oreille contre le bois, æl écoute la vie fourmiller des racines aux pointes des longues branches. Des oiseaux sont en pleine conversation, un coreuil mord dans une graine et – æl l’imagine sans doute – du pollen se laisse tomber sur les feuilles.
Quand Meti se décide enfin à s’asseoir, une branche souple pousse à la base du tronc, tâte l’air et enserre sa taille avec tendresse. Æl relâche la tension le long de son dos et se laisse bercer par Kush.
— C’est dur d’être dans le monde, ces jours-ci, soupire-t-æl.
Un poids tombe de ses épaules. Il n’a pas disparu, pas vraiment. Il reviendra. Mais le partager avec Kush, avec ce monde autour d’æl dont æl ne connaît pas les langages qui bruissent, qui glissent et qui grincent, le rend moins oppressant.
— Il faudra vraiment t’établir autre part l’année prochaine. Il y avait deux personnes qui me suivaient aujourd’hui. Je les ai semées.
Au-dessus d’æl, les feuilles s’agitent. Le vent, ou Kush? Comment savoir, puisqu’ælles n’ont plus de langage commun, l’été? Mais de toute façon, ælles ont déjà eu cette conversation avant de prendre la route pour Pomlen. Pourquoi, avait demandé Kush, devrait-elle abandonner les êtres qu’elle aime? Pourquoi faire en fonction des autres, des silencieux? Parce que, avait répondu Meti, son existence n’était pas seulement précieuse pour elle-même et ses proches. Elle avait aussi de la valeur, beaucoup de valeur, pour les hors-la-loi qui se spécialisaient dans la revente de bois d’orsadole hors-monde.
— Ce serait tout de même plus simple si tu étais un oiseau plutôt qu’un châtaignier, ajoute Meti pour combler le silence. Tu serais toujours en mouvement, inatteignable.
Mais æl n’en croit pas un mot. Quand on porte l’envie de détruire les autres dans son cœur, peu importe leurs formes, on trouve toujours à façonner l’arme parfaite pour les atteindre.
Æl est fatiguæ de ces conversations; Kush aussi. Parler des risques, s’assurer de n’en oublier aucun, choisir des façons d’y échapper. Kush et Meti, comme sans doute beaucoup d’autres sur Ourse, sont obligæs de penser à la mort tous les jours.
Selon Kush, ni les oiseaux ni les arbres ne conçoivent la mort de la même façon qu’elle. Pas étonnant, puisque Meti et Kush ælles-mêmes ont déjà des vues différentes sur la question. Quant au mycélium, il semblerait qu’il n’ait même pas de mot ni d’émotion pour l’évoquer. Il exprime même un ennui profond lorsque Kush essaye d’aborder le sujet avec lui.
C’est toujours plus dur d’imaginer les flammes ici, au sommet de la colline, entouræ d’êtres vivants qui ne veulent aucun mal à Kush. Mais le reste du temps, quand æl attend que les jours passent dans cette auberge miteuse de Pomlen, æl a besoin d’attiser ce feu pour ne pas être rongæ par l’inquiétude. Si seulement æl pouvait camper ici, sur cette colline verte et jaune et lumineuse. Mais comment indiquer plus clairement aux personnes malveillantes où vit l’orsadole qui est aussi un arbre?
Dormir, suggère une pensée qui n’est pas la sienne. Meti sourit. Il leur reste peut-être un peu de langage, alors. Rien de comparable à ce qu’ælles ont le reste de l’année – le mélange de sensations, de musique, de mots pensés auquel ælles sont habituæs n’est plus possible lorsque Kush est un châtaignier – mais æl s’en contentera. Oui, bonne idée.
Æl ferme les yeux, le cœur réchauffé par cet échange. Dormir sous ce ciel maintenant dédaigné par la pluie. Æl pose sa tête contre le corps de Kush. Ondulations et rides lui rappellent la caisse souple de sa forme d’orsadole. Sa musique à nulle autre pareille, admirée sur cette planète et toutes les autres. Si Kush n’a jamais évoqué en public son existence si fluide, sa musique parle d’elle-même si on tend bien l’oreille. Une opportunité pour qui aime chasser. Déjà que le bois d’orsadole est couru, alors celui d’un être comme Kush? Que pourrait-on faire d’un bois pareil, si on pouvait le soumettre à sa volonté?
Ah, les flammes. Les revoilà. C’est drôle. C’est Kush qui est en danger, et pourtant Meti a l’impression d’être cæl qui prend tout l’espace que la fureur et l’angoisse peuvent occuper. C’est son âme à æl qui se consume.
Dormir. Pour une heure ou deux, respirer avec les feuilles, écouter le chant de la sève dans le bois, la vie qui danse autour de l’arbre. Savourer ce moment et les autres, passés, toutes les formes de Kush, toute leur vie ensemble. Penser à l’hiver. Aux autres orsadoles qui, épuisées par une saison bien remplie mais heureuses, raconteront leurs histoires d’un été de musique; à leurs humains qui demanderont à Meti où æl a passé les derniers mois et pourquoi æl fronce les sourcils lorsqu’on lui demande de raconter ce à quoi æl a passé son temps.
Lorsqu’æl se réveille, le soleil a une teinte orangée qui demande un départ imminent. Æl se lève brusquement.
— Oh, non! On n’a même pas eu le temps de se parler. Je suis désolæ, Kush.
Æl détourne les yeux. Quelle hypocrisie. L’une comme l’autre savent très bien que l’été, ælles peuvent être ensemble, parfois, mais rarement se parler. Et que, de toute façon, Meti n’a pas grand-chose à offrir si ce n’est inquiétude ou colère.
Æl caresse le tronc de ses mains, y pose son front.
— Tu as tout mon amour, Kush. Qu’on chante ou pas, qu’on parle ou qu’on écoute le silence. La prochaine fois, promis, je viendrai avec plus d’amour et moins de flammes.
Æl soupire. S’inquiéter autant pour quelqu’une, se rendre malade de penser à sa possible souffrance au point d’en oublier de l’écouter vivre, est-ce vraiment de l’amour? Ou est-ce de la peur, juste de la peur, qui se donne une raison d’exister?
Æl se décide enfin à tourner le dos à Kush et à prendre la route de Pomlen. Trois jours. Æl reviendra dans trois jours. Kush ira bien, tout ira bien, personne ne l’aura trouvée.
Des averses battent à nouveau son chemin. Meti tend la main vers sa capuche, retient son geste. Laisser l’eau dégouliner le long de son corps. Ralentir le pas, éviter la boue. Pourquoi ne pleut-il jamais au sommet, et toujours ici sur la route?