Maternité noire, de Richard Tremblay

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À Suzanne…

 

Le soleil est un masque. Il faut vivre la nuit. Nous sommes le peuple de la nuit éternelle. Nous sommes ceux qui vont dans les ténèbres et qui osent vivre sans les diamants mortels de la lumière. Nos yeux jamais ne se décillent. Nos oreilles entendent le silence.

Le vieux Lacho murmure sous l’orange frondaison des arbres à corbeaux. Il chante la litanie depuis longtemps tournée en ridicule du peuple de la nuit. Personne ne l’écoute. La petite place du village est pratiquement déserte. La toute jeune fille bleue joue à courir après de petits lézards qui se glissent dans la rocaille pour se cacher. Après en avoir attrapé un, elle lui fracasse le crâne contre une roche.

Par-dessous la litanie du vieux Lacho coule le bruissement ouaté de la jungle. Un cillement, une stridence modulée de temps à autre déchire l’air, des feulements repus font lever les yeux à la fillette bleue; on n’entend que la sourde plainte monotone de la jungle traversée de glapissements fugitifs et de couinements apeurés. Deux gros criquouis circulent mollement dans les airs.

Loubianina sort de sa hutte de paille et de boue séchée, traverse la place poussiéreuse du village; un panier d’osier tressé rempli d’étoffes rouges et multicolores sur sa tête droite et fière, son gros ventre brun, rond de l’enfant à venir, ses beaux seins nus, doux et coulants sur le ventre, offerts au soleil si chaud et au plaisir des yeux. Lakassaré sera content en revenant de la longue chasse. Loubianina est fertile, les dieux sont bons avec eux. Elle siffle en direction de la fillette bleue qui lui fait un signe de la main. Loubianina s’est dirigé vers le vieux Lacho.

— Tu as faim, grand-père?

— Loubia, est-ce toi, ma très chère fille?

Loubianina passe une main sur la tête dénudée du vieillard. Il ne reconnait presque plus personne, aveugle et à demi sourd. Dans son temps, il a été un bon chef qui a mené la tribu avec sagesse et prudence.

— C’est moi, grand-père Lacho. Loubia, ta très chère fille. Je t’apporte à manger.

Elle pose son panier en osier tressé sur le sol de sable blond et sort de sous les étoffes un fruit vert et délicat et un peu de viande de socholo durcie qu’elle met dans les mains du vieillard.

— Tu es bien ici, grand-père Lacho?

Ses jambes maigres et calleuses sont allongées devant lui. Son dos repose sur le fût de l’arbre à corbeaux. Le vieil homme passe ainsi ses journées, prostré et chantonnant les anciennes légendes du peuple de la nuit.

— Loubia, Loubia, répète-t-il entre deux bouchées de socholo. Il veut dire quelque chose; mais la faim l’emporte et il prend une mordée de viande durcie. Il lève les yeux droit vers sa petite-fille, sans la voir. Loubianina s’est assise à l’ombre sous un autre arbre, les fesses sur un coussin d’épines sèches tombées au sol. Le doux parfum de citron et de vinaigre des arbres à corbeaux lui rappelle l’odeur de la peau de Lakassaré, cette peau si noire et brûlante dont la sueur a un goût de cannelle, cet homme parti depuis quatre lunes… L’enfant qu’elle porte dans son ventre donne un coup qui la transperce de douleur et de plaisir. Elle applique ses mains sur son ventre pour en sentir la rondeur toute chaude. L’enfant donne des coups ici, là, puis plus rien comme si le sommeil venait de le gagner. Elle éclate d’un rire de pur bonheur. Des oiseaux lointains lui répondent. Le soleil qui a passé le sommet des arbres baigne ses chevilles d’une lumière ardente. Des bruits et un couinement: la fillette bleue vient d’attraper un lézard.

— Loubia! Cesse de rire, Loubia!

Grand-père Lacho essaie de se lever sans y parvenir, ses bras glissent sur le tronc d’arbre.

Loubianina se traîne jusqu’à lui sur les genoux et lui prend les mains. Il tremble.

— L’enfant bleue est-elle là, Loubia ma fille?

La fillette joue encore à courir après les lézards mais elle semble un peu hagarde. La touffeur du midi commence à l’affecter. Le coeur de Loubianina se trouble à la pensée que les êtres bleus puissent être si indifférents à leur enfant.

— Oui, grand-père Lacho, l’enfant bleue est sur la place.

— Peut-elle nous entendre?

— Elle joue près de la hutte de Tibahé. Elle est trop loin.

Le tremblement du vieillard s’atténue. Sa tête légère tombe sur l’épaule de Loubianina et quand il se met à parler, elle sent son haleine comme les ailes d’un moustique glisser doucement sur ses seins.

— Loubianina, ma très chère fille, il ne faut pas rire. Il te faut être forte. L’homme bleu nous a donné hier des nouvelles de la grande chasse.

Il lève vers elle son visage aux yeux blanchâtres. Il pose avec tendresse ses lèvres sur les lèvres de sa petite-fille et murmure:

— Lakassaré ne reviendra pas.

Le vol des criquouis s’interrompt dans les airs et le soleil devient noir. Les mains de Loubianina s’agrippent aux avant-bras du vieillard. Elle pousse un petit gémissement incrédule. L’enfant bleue se retourne vers eux.

Lakassaré ! Ses yeux, ses mains si larges, ses bonnes odeurs… Cassé en deux dans la jungle, rongé par la vermine. Un coup de poignard déchire Loubianina de la vulve au coeur, elle repousse grand-père Lacho au bout de ses bras.

— Où est-il?

— Je ne sais pas, ma pauvre fille.

Une douleur froide et intense irradie à partir du ventre et gagne les extrémités, sa bouche s’épaissit et son regard s’embrouille. Loubianina se laisse tomber à genoux, accrochée à son aïeul, à ce vautour infirme et sénile, chanteur de prophéties et porteur de mauvaises nouvelles.

Lakassaré.

— Ce n’est peut-être pas vrai, grand-père Lacho?

— La grande chasse est à l’autre bout de la grande plaine. Elle a déjà perdu des hommes, le tien, celui de Mârala, les deux fils de Ti-Louis: le règne du jour est une terrible épreuve, ma pauvre fille.

Loubianina se relève.

— Grand-père, je vais aller voir l’homme bleu. Je veux savoir tout de suite. Je ne peux pas attendre.

— Tu ne dois pas, Loubianina. Les êtres bleus ne parlent qu’aux hommes de la tribu.

Elle se détache très doucement de son grand-père.

— Je vais me rendre à l’homme bleu.

— Tu ne sais pas où il est.

Loubianina se retourne vers l’enfant bleue qui s’est couchée en boule à l’ombre de la hutte de Tibahé.

— L’enfant va m’aider.

Dans le ciel citron de l’après-midi, les grands criquouis multicolores ont repris prudemment leur vol.

 

L’enfant bleue s’arrête au sommet de la colline pour attendre Loubianina qui peine avec son gros ventre. La jungle ici est chaude et poisseuse, les couronnes des plantins obscurcissent le ciel, des feuilles larges comme des troncs cachent le sol, de petits animaux étranges sont débusqués et détalent dans un frémissement d’ailes ou de fourrure ocre, blanche, orange.

Le regard de l’enfant est empreint d’indifférence. Quand Loubianina la rejoint, elle repart, souple pour éviter les lianes et les branches coupantes, descend cette fois, contourne un rocher sur lequel est assoupi une pieuvre-picotte des marais, se retourne une fois ou deux pour jeter un coup d’oeil à sa compagne. Elles marchent depuis une heure, et jamais Loubianina n’aurait cru que l’enfant avait à parcourir une si longue distance pour venir au village.

Elle est un peu déroutée. Ce côté-ci de la jungle est peu exploré. Les animaux qui y vivent sont des carnassiers, leur viande dure, la chasse dans cette région sombre et vallonnée trop dangereuse. Personne n’y vient que les guerriers jeunes et téméraires ou les amants désespérés. C’est d’ici pourtant que le peuple de la nuit a surgi à la lumière, selon les légendes de grand-père Lacho. Mais Lakassaré la mettait en garde souvent contre la forêt sans soleil: n’y va pas, ma belle Loubi, n’y va jamais… cette forêt n’est pas à nous, elle nous est étrangère, la nuit y règne… Et le doux mirage de Lakassaré se jette sur elle comme une ombre légère et grisante; sa vision s’emmêle, un nuage de souvenirs fugaces lui chavire la tête. Un étourdissement la fait vaciller. Loubianina s’agenouille une seconde, s’appuie contre un arbre. L’enfant bleue se retourne et revient sur ses pas. Elle passe un bras sous le bras de Loubianina et l’aide à se relever. Une aide dérisoire pour laquelle Loubianina est confuse de reconnaissance; elle essuie ses yeux qui pleurent; elle dit merci tout doucement. Le visage de l’enfant est couvert de petites veinules qui lui donnent cette curieuse teinte bleue. Ses yeux bougent lentement, deux petits iris bruns perdus dans de grands ovales blancs. Le regard de l’enfant bleue a changé. Sans savoir quoi, Loubianina y voit quelque chose d’autre que de l’indifférence.

Loubianina est debout et respire profondément. Elle prie: Aide-moi, Lakassaré, donne-moi la force de continuer, ne me hante pas comme un fantôme, laisse-moi un espoir, laisse-moi savoir ce qui est arrivé là-bas à la chasse, ne me hante pas tout de suite… L’enfant bleue fait un bruit de gorge. Il est temps de repartir. Elle passe par-dessus une racine grosse comme un melon et s’éloigne.

Une grande goulée d’air. Aide-moi, Lakassaré… Loubianina gravit un monticule. L’air est chaud, la jungle silencieuse.

 

Elles franchissent des collines, traversent un ruisseau aux eaux jaunes et après avoir contourné un cap de pierre menaçant comme un orage, elles arrivent en vue du village. Curieux village posé sur un plateau minuscule dans une clairière parsemée d’un duvet de fleurs et de fougères, de guimpayos, de marie-moi-jeanne vertes et blanches, de tournesols, de framboisiers indigo et de lys anthracites. Après une si longue heure dans la pénombre de la jungle, les yeux de Loubianina lui font mal de tant de splendeurs. L’enfant est loin devant. Il y a deux huttes faites de grandes feuilles d’argent sur lesquelles le soleil miroite; l’une d’elle est carrée, l’autre fuselée et couchée au sol comme du bois mort.

L’enfant se précipite dans la hutte carrée. Loubianina cesse d’avancer, il viendra bien quelqu’un. L’enfant surgit brusquement et court à la seconde hutte. Un chat miaule. L’enfant bleue ressort de la hutte lentement. De la main, elle fait signe à Loubianina de s’approcher – qui ne bouge pas. Un homme et une femme sortent; ils sont nus, grands et fragiles, ils ont le teint blafard. L’homme est maigre, son dos voûté et son corps couvert de poils longs et fins; la femme mince, sans poitrine, a les cheveux rasés et des traces de morsures et de piqûres aux jambes.

L’homme s’approche lentement, avec une dignité maladroite. Sa respiration est courte. Il essaie de raidir le dos, ce qui donne à son corps un angle curieux vers l’avant. Loubianina est prise de pitié pour cet être si peu fait pour ce pays; elle avance d’un pas. L’homme s’immobilise. Loubianina fait un autre pas. L’enfant bleue pique une course et vient se planter tout au côté de l’homme. Ensemble ils continuent d’avancer, lui s’appuyant légèrement sur elle.

Ils sont tout près. L’homme tremble un peu. Ses yeux sont fatigués.

Loubianina dit:

— Je cherche Lakassaré.

Elle voulait plus de bonté, mais il y avait de la dureté dans le ton de sa voix. Dans le nom de Lakassaré: de la dureté.

— Lakassaré…, répète-t-elle doucement, les yeux au sol.

De douces odeurs imprègnent l’air, celle de la terre humide et grasse, et puis le gingembre, la vanille, d’autres parfums associés à des fruits ou à des couleurs. Le citron et l’orange, ténus. Loubianina sent comme un étranglement dans sa poitrine, l’enfant dans son ventre se réveille, donne un coup, retourne au sommeil. Tout ça aurait pu être à Lakassaré et à elle: ce plateau écrasé de soleil, ces plantes colorées, toutes ces odeurs magiques. Maintenant il n’y a plus que le souvenir de Lakassaré. De sa présence il ne reste rien.

Un son guttural de l’homme suivi d’un petit geste familier de la main. L’enfant bleue s’élance en courant vers une hutte. La femme la suit des yeux, de même que Loubianina. Une brève fraction de seconde leurs regards se sont croisés, celui de la femme douloureux, celui de Loubianina de plus en plus triste.

L’enfant revient lentement avec dans les bras un chaton. Elle le tend à l’homme qui le prend et se met à lui caresser le cou. La tête du chat roule de tous les côtés, louvoyant sous la pression des doigts.

L’homme invite Loubianina à s’approcher en lui prenant la main – contact chaud auquel elle ne résiste pas. Sa main, dirigée par les doigts de cet homme étrange et muet, se pose sur le ventre du chaton. La fourrure est rude, sale. Un bruit irrégulier s’élève, pareil au bourdonnement d’une mouche; le ronron s’affermit, les arrêts brusques font place à une musique constante, une ébullition organique qui croît. Le chat cesse de bouger. Ses yeux sont grands ouverts, il fixe le ciel avec une intensité féroce. Le ronron s’amplifie encore un peu. Pour Loubianina, c’est le feulement d’un lion des plaines, ce chat est d’ailleurs un peu bizarre, la robe est d’un beau jaune clair sous la saleté; et en le caressant elle a pu constater que le chat n’a pas de sexe apparent. Ni testicules ni vulve. Elle est intriguée par cela mais plus encore par le manège de l’homme bleu qui continue avec une douceur appliquée à caresser le chat sous tous les angles, comme un muscle que l’on essaie de réchauffer par une chaleur constante et régulière. L’homme incite Loubianina à l’aider, à ne pas cesser les caresses tournoyantes. De manière insensible, un bruit sifflant se substitue au ronron, le sifflement devient grésillement léger. Le ronron cesse. L’homme arrête de caresser le chat qui ne bouge plus.

Le soleil est bas sur l’horizon. Les odeurs riches du plateau disparaissent, l’homme et la femme et le chat disparaissent lentement, s’évanouissent dans une rêverie molle. Loubianina est soudain terrifiée. Elle n’aurait jamais dû venir ici, ne jamais traverser la jungle d’obscurité, elle aurait dû écouter les conseils de Lakassaré. Lakassaré

Un cri dans sa poitrine.

Lakassaré! Autour d’elle: une plaine ocre et hyacinthe. De gros baobabs sous lesquels dorment des lions. Une meute d’hyènes autour d’une proie. Des busards et des criquouis font des cercles dans un ciel d’or. Une tache carminée plus loin, un signe de piste sur la plaine. À ses pieds: des corps d’hommes.

Lakassaré

Le sien, encore si beau dans la pose éternelle de la mort, ses mains refermées sur la blessure qui lui a ouvert le flanc, une longue plaie béante… Loubianina observe, avec une impatience douloureuse, pareille à un gros criquoui dans le ciel. Elle laisse son regard se remplir de détails précis: le pagne qui retombe maladroitement autour du sexe, les yeux doucement fermés, les lèvres entrouvertes sur une prière silencieuse. L’ombre d’un saule nain joue sur le torse de Lakassaré, le baignant alternativement d’une lumière où le brun de la peau prend une teinte pourpre, puis ramenant l’ombre froide qui obscurcit et rend la mort paisible.

Si elle ferme les yeux, si elle se concentre, elle peut encore sentir sous ses doigts la fourrure rêche du chaton. Si elle les ouvre, elle est à nouveau dans un océan de lumière, ses deux pieds dans l’herbe de la prairie, ses mains devant elle grosses comme des pieuvres-picotte brunes et lasses, et elle a l’air si vrai, cette réalité qui s’impressionne sur l’autre. Loubianina sent le vent brûlant sur sa peau, les brindilles grasses sous ses pieds, le soleil lui fait mal aux yeux, le cadavre de Lakassaré lui fait mal aux yeux.

Elle tourbillonne doucement. Incapable de se stabiliser. Le mouvement l’emporte. Elle voudrait éclater de rire, elle voudrait vider cet abcès de folie par le rire: un rire-muraille, fort et tyrannique qui la libérerait de ce délire. Loubianina ouvre la bouche. Elle est muette comme l’enfant bleue qui ne s’exprime que par grognements, muette comme la terre calme et gorgée d’eau après l’orage, muette… Des larmes coulent sur ses joues; de douleur, elle ferme les yeux.

Après un long moment, elle se retrouve sur le plateau, face aux huttes d’argent, mais seule. Le soleil moins haut dans le ciel, et la couleur citron de celui-ci tourne doucement à l’ambre par-dessus la cîme des arbres.

Elle entend le miaulement sporadique du chat, le murmure d’une chanson triste, les craquements du bois que l’on hache. Elle fait quelques pas vers la hutte carrée. Des odeurs de plats cuisinés montent à ses narines. La chaleur étouffante. Le souvenir de Lakassaré, cette plaie qui lui ouvrait la poitrine…

La hutte est grande et spacieuse, recouverte d’une toile translucide. L’air y est frais. Loubianina s’appuie à l’entrée. La femme est debout à couper des légumes qu’elle met dans un chaudron rempli d’eau. Leurs regards se croisent. Elle dit une phrase que Loubianina ne comprend pas. Tout est dans l’intonation: la voix est calme, posée, et Loubianina entre en frissonnant, tout est étrange.

L’enfant bleue est assise dans un coin, sur un coussin blanc. C’est elle qui fredonne une petite chanson triste, elle joue avec le chaton. Elle lève les yeux sur Loubianina et lui fait un sourire.

La femme continue de préparer le repas, non sans lever de temps à autre les yeux vers son invitée.

Loubianina est mal à l’aise. Devrait-elle retourner au village, la clarté est-elle encore assez vive pour lui permettre de retracer facilement son chemin? Elle écarte cette idée. La voie pour retrouver Lakassaré passe par ici; ces gens sont capables de la diriger, ne lui ont-ils pas montré cette image terrible du cadavre de son homme? Peut-être sont-ils en mesure de faire beaucoup plus?

À bout d’émotions, elle se sent prise de vertige et tombe à genoux, les bras ballants. Puis d’une masse, elle s’écroule sur le côté. Elle voit une expression de surprise barbouiller le visage de la femme bleue. Elle entend encore quelques bruits, un cri peut-être, puis plus rien.

 

Une nuit lourde et humide est tombée sur le plateau. Couchée sur le dos, Loubianina ouvre les yeux, lasse de n’avoir pu dormir que par à-coups, coincée entre le sommeil et des vestiges de conscience peuplée de fantômes bleus, de plaine lumineuse et du cadavre douloureusement présent de Lakassaré. Elle est étendue sur une couverture, avec loin au-dessus d’elle, une nuée d’étoiles. Son corps est détrempé de sueur, une sueur gluante, sucrée. Loubianina est nue et son sexe la fait souffrir.

La lumière des étoiles éclaire chichement le plateau. Le faîte obscur des plantins effilés et des artocarpes ronds et feuillus, détermine une palissade noire, impénétrable, sur laquelle bute le regard. Loubianina se soulève sur un coude. Elle cherche la présence des êtres bleus, des huttes. Elle ne distingue rien. Loubianina se sent trahie et minuscule, abandonnée au milieu de la nuit. Elle émet un gémissement. Ne répondent que les bruits habituels de la jungle la nuit venue: frottements, tomp tomp impossible à identifier, petits cris, sifflements… Nous sommes le peuple de la nuit, disait grand-père Lacho. Elle n’a pas peur.

Les lents remous d’une irrésistible langueur la bercent. Elle se laisse emporter et sa tête roule doucement de gauche et de droite, son corps parcouru de mouvements imperceptibles. Cela lui apporte une faible fraîcheur. Elle geint: presque rien, un roucoulement.

Un vent se lève. Des bruits montent à l’orée de la forêt. Craquements de branches, froissements de feuilles…

Ses mains tâtent son ventre. La protubérance ronde, douce, dont elle a acquis l’habitude depuis des semaines, s’est comme aplati sur les aines, et elle pointe, oblongue, plutôt que de s’écraser sous le poids de l’enfant à l’intérieur. Mais rien n’affecte Loubianina sinon le désir de retourner à l’état comateux du demi-sommeil. Elle voudrait entendre les grognements de l’enfant bleue, les miaulements du chaton. Elle voudrait que ses oreilles captent des bruits humains – des chants dans des langues connues. Loubianina écoute le silence.

Le liséré sombre de la barrière des plantins et des artocarpes déchire le voile flou des étoiles. Nous sommes le peuple de la nuit, nous entendons le silence… Le bruit de fond de la jungle s’amplifie un moment, au point de devenir assourdissant pour les sens de moins en moins vigilants de Loubianina. Puis tout mouvement cesse; tout bruit, tout vent. Sa conscience n’enregistre plus rien; surchargée de sensations contradictoires et confuses, elle s’est retirée.

Dans l’herbe gorgée d’humidité, Loubianina s’endort à nouveau.

 

Deux bonnes odeurs occupent tout le champ de ses perceptions: pâte de farine et clou de girofle.

Couchée sur le flanc, Loubianina enfonce son visage dans l’herbe un long moment. Des fourmis arpentent son menton. Elle tourne la tête face au jour et met la main devant ses yeux: qu’elle ouvre finalement. Après une fulgurance de douleur, après cette seconde où l’esprit n’enregistre rien sinon une blancheur mortelle, pareille à un fer chauffé qui estampille les rétines, des formes d’abord blanches sur fond blanc commencent à se cristalliser; les teintes apparaissent ensuite, pastels d’abord, puis précises et vivantes. Le monde reprend formes et couleurs. Le monde se stabilise.

Devant l’arc de sa vision, le plateau est vide. Il y avait ici – hier? – des huttes de feuilles de métal argent. Il n’y en a plus.

Les odeurs de pâte de farine et de clou de girofle continuent de lui chatouiller les narines. Loubianina se retourne. Son dos est courbaturé, elle grimace.

L’enfant bleue est assise dans l’herbe sur un tapis d’oseille tressé; elle s’est assoupie dans cette position, son menton sur la poitrine, les mains entre les jambes, un coude sur lequel tombe tout le poids de son torse s’enfonce comme un coin dans la cuisse. Le souffle court, mais régulier. Sa tête donne de petits coups en oblique. Loubianina peut la détailler à souhait. C’est une belle enfant, une fillette d’une huitaine d’années, maigrichonne peut-être mais en bonne santé apparente. L’expression un peu triste, même dans le sommeil, et surtout dans ses jeux au village où elle vient chaque jour. Des jeux monotones: courir après les lézards, lancer au loin les rombines, ces fruits amers des arbres à corbeaux, observer les habitants du village, taquiner les chiens et leur faire pourchasser en jappant des bouts de bois. Ses os sont longs, fins, fragiles; ils saillent différemment. Les clavicules sont basses et prononcées, ce qui donne à l’enfant une maigreur exagérée. Les chevilles sont inexistantes. On dirait un long manchon sans aspérités qui mène de la jambe au pied. Loubianina se tortille le cou: l’enfant bleue n’a que quatre orteils, le gros qui est ovale et plat, et trois autres presque du double de la longueur normale. Loubianina est décontenacée. Les différences ne s’arrêtent pas à la couleur de la peau, c’est le corps lui même, sa charpente qui diffère. L’enfant ouvre les yeux et pendant une seconde son visage est sans expression, ses iris sont énormes et vides, le regard à la recherche de détails familiers. Elle ébouriffe ses cheveux avec ses mains, peut-être pour cacher sa surprise. Elle rit. Quel rire délicieux! pense Loubianina, surprise elle aussi. Elle laisse couler un rire de sympathie pour accompagner l’enfant. Les voix se mêlent: celle de l’enfant un peu aiguë et hoquetée, plus grave et mélodieuse celle de la femme. Cet état de grâce se prolonge quelques secondes. Pure libération. Loubianina se laisse rouler sur le dos, son ventre pointu droit au-dessus d’elle comme lancé à l’assaut du ciel. Le rire s’étire un peu trop longtemps, devient tendu et dur, cesse brusquement. Elles sont soudain silencieuses l’une devant l’autre. Couché entre les cuisses de la fillette, le petit chaton sale et doré apparaît en grimaçant de fatigue. Maintenant il s’étire et se lèche les pattes. Sourire de la fillette. Elle tend à Loubianina une grosse galette brune: odeurs de pâte de farine et de clou de girofle, un arrière-goût de mélasse. Loubianina mange à grandes bouchées bruyantes. Le chaton s’éloigne en sautillant. Sa maîtresse en profite pour se mettre debout. C’est le matin et l’air est encore assez frais, la terre humide de rosée. Loubianina se remet debout avec difficulté; de son dos partent des pointes de feu à travers tout le corps. Elle retrouve sa grande jupe corail roulée en boule contre une roche et l’enroule autour de ses hanches. L’enfant se dirige vers un talus, se penche et prend un sac qu’elle ramène. Le chaton l’a guettée en se tenant sur ses pattes de derrière, sa tête seule émergeant de l’herbe. Le sac est d’un bleu étourdissant, rare et précieux; il est muni de boucles de métal noires et de deux bretelles pour l’attacher sur le dos. La fillette appelle le chaton et fait un signe à Loubianina.

Loubianina regarde le ciel calme et plat, avec sur l’horizon, un floconnement de nuages citrouille et gris à l’horizon: la pluie s’en vient. Elle presse contre elle sa grande jupe comme si un vent froid s’abattait. L’enfant bleue s’engage sur un sentier qui court entre des framboisiers indigo et des touche-pucelles jaunes et ocres. On ne retourne pas au village. Loubianina sent la vie à naître dans son ventre s’agiter puissamment une longue minute, comme si cet enfant pressentait un danger à suivre la fillette bleue. Je n’ai pas le choix, se dit Loubianina. Je n’ai pas le choix, il faut suivre.

Loubianina essaie de chantonner un petit air de rien pour se donner du courage. Une ritournelle enfantine, idiote, réconfortante. Elle ne se rappelle pas complètement de l’air. La fillette bleue l’attend au pied du plateau. La pente est abrupte – les ronces des framboisiers mordent les jambes.

 

Quand le soir arrive, Loubianina se laisse tomber au sol. L’herbe est douce et chaude d’avoir été exposée au soleil toute la journée. Elles ont toutes deux fait de nombreuses pauses, jamais très longues, et en marchant elles ont mangé des galettes brunes et bu un peu d’eau. Le chaton les a accompagnées, parfois par ses propres moyens, parfois couché dans le cou de la fillette, parfois dans ses bras.

Toute la journée, elles ont marché en direction des grands nuages porteurs d’orage. Le ciel est devenu peu à peu jaunâtre puis citrouille puis marron pâle; les nuages, noirs. Le vent se lève et meurt dans la même seconde. L’odeur de la pluie à venir oblitère celles des plantes et de la terre.

Ce qui leur servira d’abri durant la nuit est un creux dans le tronc d’un gigantesque baobab mort. La fillette sort une toile claire du sac à dos qu’elle attache aux branches les plus basses par des pinces métalliques; dans l’éventualité de la pluie, elles seront protégées. La toile fait comme une bulle.

La nuit tombe brutalement, précipitée par l’orage menaçant. Le vent vient par longues bourrasques tourbillonnantes. Les feuillages sont pris de mouvements insensés, animés par des fantômes hargneux. Des craquements, des ululements éclatent tout près. Le froid, soudain. Loubianina aperçoit le ciel entre les branches mortes du baobab: les nuages sont à la portée de la main, leurs gros ventres ternes touchent presque le sol, ils roulent à toute vitesse, parfois un éclair rouge zigzague d’un nuage à l’autre, un frémissement agite la forêt. L’enfant bleue garde les yeux au sol, elle flatte le chaton qui, tendu, ne bouge pas, ne ronronne pas, surveille par coups d’oeil rapides les buissons les plus rapprochés.

La pluie commence. Larges comme des pétales, les gouttes s’abattent avec un claquement sourd. S’abattent comme des oiseaux morts à la surface de l’eau. L’enfant bleue se recroqueville, le chaton serré contre sa poitrine. La pluie tombe au ralenti. Loubianina cherche à suivre une goutte jusqu’à son impact au sol. Les derniers vestiges de clarté disparaissent; la jungle s’efface. L’obscurité a envahi tout l’espace disponible: Loubianina parvient à peine à distinguer la fillette qui est à une longueur de bras. Le vent soulève la toile et la rabat avec une violence qui fait sursauter Loubianina; la pluie se fait fine, acérée, rapide, les grosses gouttes ont été remplacées par de minuscules projectiles qui frappent le sol et rebondissent dans la tente improvisée. Le chaton miaule désespérément et la fillette cherche à le rassurer en murmurant des paroles douces.

Loubianina garde les yeux ouverts dans l’obscurité. La douce tranquillité anéantie du monde, la lumière du jour absente, Lakassaré sans vie, elle se laisse bercer par ce colossal déferlement de sentiments primaires qui bouscule la bonne terre elle-même, qui arrache les plantes et fait plier les arbres jusqu’au sol, et qui surtout laisse le corps et la tête dans un état d’hébétude résignée. L’enfant bleue s’est mise à pleurer, presque rien, un gémissement entrecoupé de reniflements, et Loubianina voudrait réagir, mais elle est déjà loin, loin dans un espace vide où la pluie et la plainte des feuillages fouettées par le vent sont souverains. Loin dans un espace où la compassion n’existe plus, où rien ne peut trouver place sinon le repliement protecteur en soi.

Des grêlons bondissent au sol; épines glacées qui mordent la chair. Le vent est si fort qu’il balaie les gémissements de la fillette et les miaulements du chat. La toile claque. Le vent va l’arracher, la propulser droit vers le ciel. Le froid fait grelotter Loubianina. Elles sont innondées, transies, malades de peur et de froid; elles n’ont que ce pauvre endroit où se protéger et piteusement elles restent retranchées entre les racines mortes du baobab.

Au bout d’un long moment, Loubianina constate que l’enfant bleue, brisée, s’est endormie contre elle. Le chaton, défait de l’emprise qu’elle lui imposait, s’est caché derrière Loubianina, entre ses reins et une faille d’où il attend que l’orage se calme.

La foudre craque tout près.

La toile bat comme les ailes d’un oiseau ancré au sol. La pluie tombe et tombe sans relâche. Et le vent.

 

Loubianina se réveille en tremblant. La nuit est claire, le ciel dégagé et les étoiles sont comme un océan par-dessus sa tête. Le vent est tombé. La jungle encore moite ne s’est pas remise à respirer encore. On entend le frottis des feuilles et le sifflement de l’eau de pluie glacée au contact de la terre chaude.

L’enfant bleue dort encore, sur le dos, les jambes repliées de côté, sa fragile petite tête sur la cuisse de Loubianina. Le chat est couché dans le cou de la fillette.

Le ciel grisonne. Le jour bientôt. Loubianina fouille dans le sac imperméable, y trouve une galette et commence à mastiquer avec lenteur, la tête traversée de réflexions hétéroclites auxquelles elle ne parvient pas à se raccrocher. Elle pense un peu à Lakassaré, sans émotion, comme au sujet d’un rêve lointain.

L’enfant bleue ouvre un oeil – et jette un regard aux alentours, puis repose sa tête sur la cuisse de la femme noire, en gardant les yeux ouverts. Loubianina lui tend la dernière partie de la galette, qu’elle accepte.

— Il ne pleut plus, dit Loubianina sans se préoccuper que l’enfant la comprenne ou non. Elle ajoute: Il fera beau aujourd’hui.

Le soleil est sorti tout doucement, le ciel se colore d’orange pâle.

La fillette se tourne vers Loubianina. Elle fait oui de la tête. Oui il va faire beau, oui la journée sera magnifique, chaude et moelleuse. Elle sourit d’un beau sourire complice. Loubianina sourit, elle aussi, presque incrédule.

— Tu comprend ce que je dis?

L’enfant sort de l’abri en sifflant après le chat. Le chat la rattrape. Tous deux s’éloignent pour humer l’air et inspecter les environs.

Déjà la chaleur de la terre a tiédi l’eau. Loubianina enlève sa grande jupe détrempée qu’elle étend sur une branche basse. Un peu inquiète, elle caresse son gros ventre qui semble avoir pris une forme oblongue un peu étrange. C’est son premier enfant: elle ne sait pas tout, elle apprend. Ses mains vont et viennent sur le ventre: c’est chaud, doux. Sa peau est sale et couverte des petites morsures de branches sèches, mais la chaleur y est, et la douceur intérieure. L’enfant est peu agité, ici un léger coup, puis là, et Loubianina est rassérénée.

Quand la fillette bleue revient, le visage marqué de la même expression de gravité intense qu’hier au départ, Loubianina sait qu’il leur faut poursuivre le chemin, sans savoir où cette aventure la mènera.

Cette fois le soleil a dépassé la ligne d’horizon quand elles se mettent en marche. Elles mangent un peu avant de partir: une viande séchée aux aromates inconnus et des galettes. Le sac à dos semble inépuisable.

De toute la matinée, Loubianina ne cherchera pas à dire un autre mot.

 

Hier, elles ont traversé une région de plateaux minuscules zébrée de vallons pour finir la journée dans de hautes collines aux pentes douces. Aujourd’hui les collines s’aplatissent, émergent tout juste du sol, annoncent la grande plaine dorée où se font les meilleures chasses de la tribu. La végétation change et s’éclaircit. Disparaissent plantins et artocarpes. Une lisière d’arbres à corbeaux persiste vaille que vaille devant martinsots et baobabs, les conifères sont remplacés par des arbrisseaux ronds et serrés, puis par des feuillus larges et qui étendent leur faîte comme des ombrelles au-dessus des têtes.

Elles sont entrées dans le domaine secret des chasseurs de la tribu. Un monde nouveau, à la mythologie riche, évocatrice, peuplé de guerrières aux masques de granit, de tigres blancs et des terribles sévévés à six pattes, rapides comme l’éclair et sans pitié ni pour hommes ni pour bêtes. Elles franchissent petit à petit un interdit.

Devant: les champs infinis d’herbe à vaches, la plaine qui se déploie aussi loin que peut aller le regard. Des oasis sombres émergent; l’ombre mouvante de hordes lointaines, quelques arbres solitaires ou réunis en faisceau.

L’enfant examine la longue plaine d’un regard calculateur. Loubianina porte les mains à son dos qui lui fait mal, une douleur basse, épisodique, qui vient du ventre, et qui ne meurt pas. Elle sent le bébé avec une acuité presque surnaturelle comme si elle pouvait le voir et le caresser. Il bouge beaucoup, comme inquiet – elle le sent…

Loubianina s’assit dans l’herbe haute. La terre est fraîche. L’enfant à naître se calme et Loubianina laisse fuser un soupir de soulagement. Elle lance un morceau de la galette au chat qui l’attrape d’une patte et se couche dessus sans le manger.

— Où allons-nous? demande Loubianina.

La fillette se retourne, elle n’était pas attentive, elle fait une moue ambivalente. Loubianina répète la question. L’enfant tend un bras vers la plaine. Un hochement de tête. Un sourire triste. C’est tout. Ça suffit. Loubianina marque à peine la surprise. Que la fillette puisse la comprendre lui fait plaisir, un plaisir diffus qui n’arrive pas à s’incruster dans sa tête.

Un geste de la main. Puis la fillette se met en marche. Au bout de dix pas, elle arrête et attend Loubianina qui peine. Elles repartent côte à côte.

 

Une crampe phénoménale, pareille à un cerceau d’acier qui lui écrase les reins, jette Loubianina à genoux. Elle a l’impresssion que son ventre se contracte et va se refermer sur lui-même. Le gémissement qui lui sort des poumons se transforme en hoquet de douleur. Sa voix est méconnaissable à travers les larmes; et c’est tout son corps qui semble s’embraser brutalement. Loubianina pleure de rage, pliée en deux par la souffrance. Au moment où elle croit que la douleur ne la quittera jamais, celle-ci commence à se retirer, elle quitte les reins, les jambes, le bassin. L’étreinte au cerceau s’affaiblit et devient supportable.

L’enfant bleue tourne autour de sa compagne, éperdument désemparée. Loubianina se rassoit péniblement dans l’herbe chaude. Ici, les hyavégènes sont lilas, leur lente effeuillaison débute.

Le soleil passe midi. Une grande chaleur tombe sur la plaine, bientôt l’air sera torride et immobile, sec comme du sable. En prévision de cela, la fillette aide Loubianina à se transporter à l’ombre d’un saule. Elles passeront là tout l’après-midi à regarder les chiens de prairies chasser des couleuvres arc-en-ciel. Elles boiront de l’eau et Loubianina somnolera de temps à autre. Plus tard, au début du couchant, la fillette bleue tendra la toile au-dessus de leur tête, et la nuit venue, elle appellera le chaton. Il se lovera sans crainte entre le dos de la fillette et la hanche de Loubianina et se mettra à ronronner paisiblement autant pour l’une que pour l’autre.

 

Une toute petite lune grise bariolée d’orange éclaire la nuit. Loubianina respire à fond l’air de la prairie endormie: odeurs poivrées des hyavégènes et senteur de foin moisi. La fillette bleue se retourne sans s’éveiller, le chaton en profite pour se glisser à nouveau entre elles après une fugue clandestine. Ses pattes sont mouillées et il les lèche avec application, roulé en boule, le dos contre Loubianina. Doucement, il ronronne.

Loubianina l’écoute un moment. Elle ne parvient plus à se rendormir. C’est un bruit rassurant. Elle caresse l’échine du chaton et en retour celui-ci se met à lui lécher le bout des doigts. La nuit ronronne, elle aussi; un bruit de fond léger, qui joue dans le lointain. Le chaton cesse de bouger, son ronron s’amplifie comme l’autre jour. Loubianina est prise de vertige. Elle se rappelle et refait les gestes de l’homme. Le ronron monte, s’éteint et renaît sur le curieux sifflement. Loubianina est légèrement apeurée parce que la nuit s’éclaire d’une façon un peu floue.

Le rêve vient quand bien même ses yeux sont ouverts. Elle est debout dans une pièce comme elle n’en a jamais vue: violemment éclairée, des angles droits, des murs faits d’une matière lisse et blanche. De grandes armoires vitrées bordent les angles et dans celles-ci de mystérieux instruments. L’homme bleu et sa compagne apparaissent petit à petit, comme si le rêve leur donnait de la substance. Ils s’affairent autour d’une table où repose une troisième personne. Loubianina avance un peu. On ne fait pas attention à elle. Elle est une figure de rêve dans le rêve. Elle met un temps à reconnaître la femme couchée sur la table recouverte de grands draps tachés de sang. Loubianina regarde Loubianina: l’une d’elle, un fantôme appelant du fond de la plaine; l’autre, endormie, victime de projets inconnus.

L’homme est assis entre les jambes de cette Loubianina sans conscience. La femme prend un instrument et le tend à l’homme… Une spatule s’enfonce dans le vagin doux et rose. Les cuisses brunes, rondes, bien en chair, ouvertes comme une offrande. La patiente gémit. Loubianina grogne de dépit, ces instruments que l’on fait pénétrer en elle, lui déchirent l’esprit. Quand cela s’est-il produit? Pourquoi? Son cerveau fonctionne rapidement, le ruban des derniers jours se déroule à l’envers, en portions syncopées, mal agencées dans le temps. Mais lentement la certitude lui vient. Deux jours auparavant quand elle s’était éveillée nue, seule, et abandonnée sur le plateau; elle avait été trop désarçonnée pour s’attarder à la douleur minuscule qui lui tiraillait le ventre et lui avait laissé une brûlure illusoire à la vulve. L’enfant bleue avait surgi, et elles s’étaient mises en route. La douleur s’était évanouie, Loubianina n’y avait plus songé. Ç’avait été une petite douleur insignifiante… Loubianina est hébétée par une pareille révélation. Elle ferme les yeux très fort et la lointaine respiration sifflante du chaton lui parvient: si elle cesse de caresser le chaton, la douleur disparaîtra – peut-être à tout jamais, en même temps que cette chambre, que ces êtres bleus et que cette Loubianina victime et endormie.

La brusque vision de son enfant à naître, ce petit d’elle et de Lakassaré, la fait sursauter. Elle se met à frissonner et ouvre les yeux. Non seulement, ce jour-là, avait-elle ressentie cette curieuse douleur, elle avait aussi noté la forme de son ventre. Une panique s’empare d’elle: cet homme penché entre ses jambes, sans pudeur, un homme autre que Lakassaré entre ses jambes, un homme autre que Lakassaré qui l’examine et la touche… Son esprit qui était un grand brouillard blanc et gris, est maintenant traversé d’éclairs de vengeance qui la stupéfient elle-même, ses tremblements augmentent. Elle cherche à se déplacer dans la salle, elle y arrive mal. On se déplace avec difficulté dans ce rêve. Tout s’embrouille. À l’aide de la spatule, l’homme extirpe délicatement du vagin de la Loubianina endormie une poche membraneuse, gluante, une pauvre petite poche déformée et Loubianina éclate en sanglots: c’en est trop, elle ferme les yeux, elle veut cesser de caresser le chaton. Elle n’y parvient pas. Elle devine ce que contient cette membrane pitoyable, l’instinct l’emporte sur tout, elle met ses mains devant ses yeux. Un hurlement qui ne sort pas de sa gorge. Elle s’étouffe.

Elle ouvre les yeux. C’est la nuit la plus douce qu’elle ait jamais connu. L’air frais est sec et bienfaisant. Les frondaisons des arbres sont agitées par une brise minuscule. Loubianina baisse les yeux vers la fillette bleue que son agitation a éveillée. Elle suit son regard horrifié jusqu’au bout de ses bras. Le cou du chaton est désarticulé.

 

Au matin, elles reprennent le chemin la tête basse. Loubianina marche devant à pas lents.

À leurs pieds, la plaine de la chasse. On lui en a tant parlé: Lakassaré au tout premier chef, mais aussi son père Théo le Majeur, ses frères Théo-Absent et Okarissina, le grand-père Lacho, tous les hommes en fait. La plaine est un lieu immense, aux douces odeurs de lilas et de foin. Pour la traverser, il faut plusieurs lunes et souvent les meilleures chasses se font à une extrémité ou à l’autre, selon la migration des bêtes et les saisons. Les hommes partent alors pour longtemps et quelques-uns ne reviennent pas: ceux-là boivent l’eau de la grande crique du ciel. Lakassaré… Lakassaré qui aura donc bu lui aussi cette eau divine.

Le sol de la plaine est doux comme une peau jeune, une belle peau brune au parfum de vanille. Après une courte distance, Loubianina se met à boîter. Les douleurs sont réapparues. Elle se tait, stoïque; mais ses yeux s’emplissent de larmes puis s’assèchent à l’extrême. De petites couleuvres de feu traversent son corps. Son pas ralentit.

Au zénith, le nez et la gorge brûlés par la chaleur, elles se retrouvent à l’endroit où est tombé Lakassaré. Son corps git comme Loubianina l’a vu dans ce rêve si lointain, si étrange. Il est en décomposition. Ce qu’elle a donc vu dans le rêve, c’est Lakassaré peu après son décès.

Elle examine le cadavre de Lakassaré d’un oeil sec. C’est pour Loubianina un moment de dure indifférence. Un mur s’est érigé entre elle et la réalité. Elle est ce mur, son corps est ce mur inviolable… Tout son cerveau est glacé, seule subsiste enfouie dans son coeur une petite parcelle d’horreur qui se rebelle encore devant cette inertie. Si petite.

D’autres cadavres à proximité, celui de Jeanjean: l’homme de Mârala, qu’elle reconnaît à ses trois colliers d’acajou peints de jaune et de blanc. La seule tristesse que ressent Loubianina, c’est pour Mârala, toujours enjouée, chantonnante, qui aime le vieux Lacho et lui prépare un jour sur deux des salades de mangues et d’abricots qu’elle va manger avec lui au pied des arbres à corbeaux.

La fillette s’est assise en retrait, le regard accroché à l’horizon. De temps à autre, elle pose ses yeux sur la grosse femme noire sur le point d’accoucher. Son regard est étrangement fixe, la paupière interne se déploie au tiers, couvrant le bas de l’oeil d’un voile opalescent. Sa respiration est forcée et ses muscles tendus.

Après un moment, Loubianina se retourne vers elle. Il faut continuer. Elles se remettent en route.

 

Le chemin les ramène d’où elles viennent mais la fillette, qui a repris la tête de leur minuscule expédition, a obliqué très légèrement vers le nord, là où la plaine dorée s’étale dans un creux bordé de collines basses. C’est un chemin plus long pour le retour, il permettra à Loubianina de n’avoir pas à grimper immédiatement vers les plateaux de l’intérieur.

Des pensées lourdes bourdonnent dans la tête de Loubianina. Près d’un baobab, une envie de pleurer soudaine. Elle voudrait pleurer d’accablement, vider pour de bon son indifférence en larmes tièdes. Elle fait un effort. Rien. Ses yeux sont secs comme la pierre.

Son corps lui fait mal: la douleur dessine des cercles qui fuient de son ventre vers les extrémités. Une houle ardente lui ravaude le corps de part en part. Loubianina marche au rythme de la fredaine enfantine qui lui revient soudain en mémoire, et qu’elle parvient tout juste à imposer par-dessus la douleur:

Près du baobab,

nous irons, nous irons,

près du baobab,

voir le lion.

Elle chantonne dans sa tête ce petit air de rien du tout composé d’un seul couplet, qui la rend à la fois immensément triste et lui donne le courage de continuer.

Finalement à cause des contractions dont la quantité et la sévérité croissent sans cesse, elles établissent le campement du soir tout à fait au coeur de la plaine. Aussi loin qu’il puisse porter dans la pénombre, le regard ne rencontre qu’un doux vallonnement, avec, posées ici et là, des touffes de guimpayos hirsutes.

Après avoir partagé deux ou trois galettes et un peu d’eau tiède, la fillette étend la toile. Le soleil n’est pas encore disparu à l’horizon que Loubianina sombre dans un sommeil traversé de cauchemars flous. Elle se réveille pour un rien, en sueur, le ventre et le dos plus douloureux que jamais, la tête tourbillonnante. Avec une sorte d’horreur, elle pense qu’elle va accoucher ici cette nuit… Elle fait des projets pour se préparer, la fatigue s’empare d’elle et elle se rendort tout d’une masse pour se réveiller tout de suite. Son angoisse est une séquelle des mauvais rêves dont elle ne garde pas de souvenirs précis mais qui continuent d’habiter en elle quelques instants après son réveil, pareils à des fantômes…

Ses yeux s’ouvrent sur la nuit, encore une fois. Loubianina essaie de se redresser contre le tronc du saule. Cette fois, elle sent que c’est pour de bon. Baignant dans une mare poisseuse, Loubianina pousse un gémissement impératif et tout de suite la fillette bleue est contre elle. La nuit est presque totalement noire. La petite lune ocre au dernier croissant est si pâle qu’aucune lumière ne s’en dégage. Loubianina distingue l’ombre de son ventre, elle voit aussi les yeux de la fillette qui brillent. C’est tout. Une petite tristesse envahit ses pensées quelques instants: elle aurait aimé donner naissance dans sa propre hutte au village, en plein jour, aidée et entourée par les femmes de la tribu: Tibahé, Jeanne La Louve, Jeanne La Vieille, Mârala, toutes les autres aussi puisque toutes les femmes mariées auraient participé à l’évènement. Lakassaré et les hommes auraient attendu en cercle, accroupis en silence sur la place du village… Une pointe de douleur immense la secoue et sa main s’agrippe férocement à celle de la fillette. Loubianina gémit. Un râle lui sort des poumons. Son corps est convulsé, il ne lui appartient plus, il a retrouvé le rythme d’une danse primitive et violente, mais qu’elle, Loubianina, ne connaissait pas encore. Elle laisse aller. Se contente de se raidir sous les coups, de pousser du ventre puisque le ventre veut pousser.

La nuit est brûlante, noire et douloureuse. Pleine de gémissements retenus. Un feulement s’élève près du campement. Un animal, attiré par les bruits ou par les odeurs, s’est mis en maraude tout autour. La fillette devient fébrile, elle caresse le ventre de Loubianina en marmonnant des mots incompréhensibles. Elle est dépassée elle aussi. Mais sa sollicitude réconforte Loubianina.

La fillette met dans la bouche de Loubianina une boulette de pâtes d’herbes. Elle se met à la mâcher, surprise du goût qui est amer et sucré à la fois. Immédiatement la douleur s’atténue. Dans sa tête des images s’amoncellent comme les nuages d’un orage: le doux regard de Lakassaré, ses mains et son corps si chaud, puis son cadavre ouvert et décomposé, le peuple de la nuit des vieilles légendes du grand-père Lacho, son enfant qui naîtra la nuit, la nuit si chaude, si noire, pareille au corps de Lakassaré… Et la pensée de Loubianina se met à tourner en rond sur ces trois points comme s’ils étaient les axes d’une prophétie ancienne. Son corps travaille, son esprit délire doucement.

Les contractions sont continues. Ce n’est plus son bassin seul qui veut pousser, c’est tout son corps et Loubianina ahane en cadence. La douleur change de forme, elle se précise sur un travail en particulier et elle devient tout à coup supportable, localisée, d’une extrême précision. Loubianina met les mains sur son ventre pour pousser plus fort encore, la fillette l’imite aussitôt. De concert, elles forcent et gémissent et l’espace d’une seconde la lucidité de Loubianina bascule cul par-dessus tête quand la chair se déchire et que le ventre se libère en spasmes frénétiques. La fillette est maintenant placée entre ses jambes, tire délicatement sur le bébé. Il fait si sombre. Loubianina éclate en sanglots. Elle se sent exténuée et confuse, flouée, comme si elle n’avait qu’effleuré un évènement grandiose et unique. Les larmes coulent sur ses joues tandis que la douleur – spasmes et contractions – peu à peu l’abandonne.

Loubianina pleure parce que la nuit est sombre et la lune si minuscule que la lumière ne leur parvient pas, parce que son bébé jusqu’au matin lui sera étranger.

La fillette lui présente la masse fragile et gluante de son enfant. Loubianina le serre contre sa poitrine. Ses lèvres contre son front qu’elle lèche doucement, puis ses yeux, sa bouche. Elle débarrasse le bébé des restes du placenta. C’est un garçon. Un garçon en santé qui geint et pleure à son tour. D’un coup de dents, elle coupe le cordon. Tout est accompli. Un soulagement sans fin s’installe en elle: ses muscles se relâchent, la tension tombe, tout son corps se détend.

La nuit acquiert un peu de fraîcheur. Avec une poignée d’herbes qu’elle vient d’arracher et qui ont encore la bonne odeur de la terre, la fillette entreprend d’essuyer le corps de Loubianina. Elle travaille méthodiquement et frotte avec tendresse, et la nuit se fait encore plus douce. Ensuite elle s’occupe du bébé qu’elle nettoie sans que Loubianina ne le relâche.

Loubianina ressent de la fatigue. Elle se couche sur le côté, le bébé dans ses bras, contre sa poitrine. La fillette bleue se couche tout contre eux; son ventre et sa poitrine plate dans le dos de Loubianina qu’elle masse lentement. Après quelque temps, Loubianina plonge dans un sommeil tranquille.

 

La première à s’éveiller, c’est Loubianina. De petits nuages translucides s’étirent langoureusement dans le ciel. Loubianina respire la bonne odeur d’herbes qui lui est resté sur le corps. Elle pose ensuite ses yeux sur le bébé qui dort paisiblement, le nez dans son gros sein rond. Elle n’est nullement choquée par son apparence, elle s’attendait tellement à cela. Elle caresse doucement sa tête un peu oblongue, ses mains glissent sur les petits bras potelés, sur les jambes, sur les pieds. Le bébé ne s’éveille pas même quand elle lui extirpe la tête de la protection du sein maternel, il a un air sérieux et préoccupé qui angoisse Loubianina … Du pouce, elle lui soulève une paupière. L’oeil se découvre maladroitement, il y a une paupière interne.

Elle ne réfléchit pas. La décision a été prise hier ou avant-hier, sa main droite se saisit du bébé par les chevilles qu’elle élève jusqu’au bout de son bras. Le bébé se met subitement à crier. La plaine qui bruissait paisiblement dans le soleil du matin, se fige dans un silence irrévocable. Loubianina rabat au sol ce bébé qui n’est pas celui qu’elle et Lakassaré ont conçu. Le cou du bébé entre en collision avec une racine du saule. Loubianina a le temps de répéter une autre fois son geste avant que la fillette bleue ne s’éveille à son tour et ne se jette sur elle pour lui arracher l’enfant.

 

Prostrée, Loubianina gardera cette position toute la journée. Du matin jusqu’à la tombée de la nuit. Elle regardera d’un oeil fixe la fillette bleue enrober le cadavre du bébé d’une toile transparente pour ensuite déposer ce pauvre paquet dans le sac à tout faire. La fillette évitera consciencieusement de jeter le moindre coup d’oeil à Loubianina.

Plus tard, vers le midi, la fillette partira. Auparavant elle aura constitué près de Loubianina un petit tas de galettes, une dizaine peut-être. C’est à ce moment-là seulement qu’elle s’accroupira en face de sa compagne de voyage et braquera son regard droit dans ses yeux. Le regard d’une adulte, pas celui de l’enfant qu’elle devrait être, un regard intensément interrogateur et brûlant. Loubianina le soutiendra le plus longtemps possible, mais c’est elle qui lâchera la première. La femme noire n’osera pas relever les yeux vers la fillette, pour de longs instants elle se contentera de fixer le sol d’un air absent et confus. Jusqu’à ce que cette dernière lui touche une fois l’épaule. Un geste peut-être amical. Un sourire extraordinairement triste brisera les lignes fragiles de son visage; le visage de Loubianina prendra une expression ignorante, interrogatrice. La fillette se relèvera. Elle balancera le sac avec précaution sur ses épaules. Accroupie face à Loubianina, elle pointera tout d’abord vers le soleil, puis en direction des trois collines basses à l’est. Elle dira:

— Là. Le village.

À son tour, Loubianina la regardera intensément, trop lasse pour réagir. Elle ne la quittera plus des yeux jusqu’à ce que sa silhouette se fonde à l’horizon. Jamais la fillette ne se retournera.

 

Peu après l’avoir perdu de vue, son regard rivé dans le prolongement de la route de l’enfant bleue, Loubianina aperçoit deux éclairs argentés qui lui rappellent le miroitement du soleil sur les huttes du plateau. Dans une courbe fulgurante ils disparaissent derrière la ligne d’arbres barrant l’horizon. Un temps bref et les deux éclairs s’étirent du sol et montent dans le ciel très haut, très loin. Elle s’attache à ces éclairs et ne bouge plus du reste du jour dans l’attente d’un signe quelconque.

La nuit venue, elle s’endort malgré la présence toute proche de guépards et d’ocelots.

 

Elle rentre au village, fourbue et affamée. Une joie teintée d’amertume lui monte à la tête quand elle franchit les collines donnant sur le méplat et, plus loin, sur la clairière sablonneuse où sont dressées les huttes. La jungle ici est devenue forêt, elle a retrouvé son caractère paisible, pastoral, sans la moindre zone grise pour assombrir les pensées. Loubianina retrouve tout: les bonnes odeurs des arbres à corbeaux, le fumet des viandes que l’on fait cuire dans de grandes étuveuses puis sécher dans la saumure à l’ombre des cabanes, l’inclinaison de la lumière à cette heure du jour et en ce lieu… C’est le calme. Quelques bruits, des paroles échangées dans le lointain que le vent mène à ses oreilles.

C’est toujours par ici que les expéditions reviennent; les épaules des hommes chargées de viande fraîche, la tête pleine d’histoires, le coeur lourd des chasseurs perdus. Loubianina prend une longue inspiration. Le sentier descend en pente très douce, dans une grande courbe et aboutit au cimetière tribal. Du cimetière, il va en s’élargissant, à travers un champ de semailles, pour se fondre à la grande place du village où un feu brûle – pour appeler à lui l’âme des chasseurs morts et permettre aux dieux de reconnaître les leurs même au plus noir de la nuit.

L’âme de Loubianina s’échappe d’elle quand, tournant les yeux vers le cimetière, elle y dénote un tumulus nouveau. Elle hésite, puis s’approche. Le tumulus sent encore la terre retournée et autour ont été déposé une petite urne cérémoniale, une gourde d’eau et trois petits fruits, afin que le mort ait assez de vivres pour se rendre à l’orée de la forêt des dieux. Des objets appartenant au défunt décorent les pierres: un collier de pierres rose, quelques reliques des anciennes chasses dont une dent curieusement taillée en cristal. Cette dent… Le coeur de Loubianina lui manque, son corps appelle des sanglots qui sont longs à venir, et qui en fin de compte viennent un à un.

Grand-père Lacho…

Loubianina serre les bras sur sa poitrine douloureuse de lait. Elle fait le décompte mental des morts de sa vie, de tous les morts de sa vie, d’aussi loin qu’elle puisse faire reculer les souvenirs – une procession de visages et de noms, d’êtres plus ou moins connus, aimés et détestés et qui culmine avec Lakassaré, Lacho, le bébé…

Elle respire la bouche ouverte, lentement, avec une sorte d’application maladroite, pour ne pas penser aux fantômes ressurgis. Elle tourne le dos au cimetière.

Le chemin est large et doux, la terre, grasse d’humidité, fait sous les pieds un coussin moelleux. Il y a un coteau, puis le chemin s’élargit tant et tant que Loubianina est sur la place du village, tout juste à l’orée des huttes: ici celle de Lashagani, là celle de Ti-Louis et de Tibahé, plus loin les autres, si familières, et la sienne au fond. Deux jeunes enfants jouent à traîner dans la poussière une poule attachée après une courte ficelle; ils ne rient pas, c’est un jeu sérieux, la poule est affolée, elle boîte, elle caquète avec énergie quand les enfants lui donnent des coups de pied. Loubianina va d’abord à la hutte du grand-père Lacho. Cinq bâtons rompus peints en rouge gardent le pas de sa demeure: nul ne doit entrer dans la hutte du mort avant la deuxième pleine lune. Elle reste ainsi à chercher en elle un peu de sérénité pour dédier une ultime prière à son grand-père. La paix ne vient pas. Loubianina va à sa propre hutte.

Mârala est courbée au-dessus d’un mortier, à écraser du millet. À quel point elle est belle et noble dans sa propre douleur, pense Loubianina en s’approchant. Mârala relève la tête, sur ses lèvres glisse un sourire mélancolique qui s’évanouit aussitôt. Mârala et Loubianina s’étreignent longtemps: la paix revient un peu à Loubianina. Et d’un coup la digue d’indifférence se rompt, les larmes quittent son corps sans retenue, son coeur se vide et dans le confus mélange du souvenir de la douleur immédiate et de la douceur amicale, une ombre de sérénité s’installe en elle et l’esprit de Loubianina peut maintenant lancer aux dieux de la création une courte prière fervente pour la nuit éternelle du grand-père Lacho.

Mârala prend la tête de Loubianina entre ses mains, son regard volète sur ce gros visage triste.

— Où étais-tu? demande Mârala d’une petite voix. Nous t’avons cherchée, nous t’avons cru disparue à jamais.

— Je voulais voir Lakassaré…

Le regard de Mârala est interrogateur.

— Oui, je l’ai vu. Je les ai vus, Lakassaré et …

— Ne prononce pas son nom, murmure Mârala en posant un doigt sur les lèvres de Loubianina. Les larmes envahissent ses yeux. Pas tout de suite, je t’en prie. Mais j’irai te voir et tu me raconteras tout. Tu me raconteras tout, n’est-ce pas?

Loubianina hoche doucement de la tête.

— Oui, Mârala.

 

La hutte est fraîche. Elle décide qu’elle n’y couchera plus. Trop de choses ont changé. C’est après tout la hutte qu’elle et Lakassaré ont bâti de leurs mains, elle est encore trop riche de sa présence. Lakassaré. Celui qui était comme la pluie sur la terre assoiffée.

Loubianina prend dans une boîte des fruits séchés. Elle sort et traverse la place du village. Elle va à l’endroit où le grand-père Lacho passait ses journées.

Au pied de l’arbre à corbeaux, elle s’assoit. Ses grosses fesses débordent des petites cavités taillées par celles du vieillard, son dos est confortable car l’arbre est très large. Elle goûte à un fruit sucré et croquant.

C’est un bon endroit d’où l’on voit bien le village et les collines avoisinantes. Chauffées par le soleil, ses jambes luisent sous la lumière. Le fruit est bon dans sa bouche, elle laisse sa salive l’imbiber et lui redonner un peu de jus.

Autant la présence de Lakassaré a empreint la hutte dans laquelle ils avaient vécu, autant cet arbre à corbeaux est tout plein de la mystérieuse voix du grand-père Lacho. Loubianina jette des regards à gauche et à droite. Le vieux Lacho est lui aussi un fantôme désormais. Une présence dans la tête et dans les objets seulement. Comme tous les autres. Lakassaré. Le bébé.

La voix du grand-père lui murmure à l’oreille une histoire. Mais c’est peut-être le vent qui chuchote dans les feuilles de l’arbre à corbeaux.

Nous sommes le peuple de la douleur, dit-elle à voix basse. Nos coeurs jamais n’apprendront la paix. La nuit toujours sera notre refuge.

Loubianina ferme les yeux.

 

octobre 88 – janvier 91


Première publication : Solaris 98, 1991.